N°8 / 2016

Les usages problématiques des mots du mal

Charles Heimberg

Résumé

Au cœur des sciences sociales, le rôle du langage est considéré avec toujours plus d’attention. L’analyse des pratiques sémantiques soulève des enjeux marquants lorsqu’il est question de l’histoire et des mémoires des faits traumatiques du passé. Les mots désignant le mal au XXe siècle, c’est-à-dire les crimes de masse, les guerres, les dictatures, etc., sont ainsi l’objet d’usages divers et parfois contradictoires qui ne parviennent pas toujours à produire de la clarté et de l’intelligibilité. Ce dossier évoque par conséquent ces usages et mésusages afin de proposer une réflexion sur les manières de mettre les mots au service d’une meilleure compréhension du passé plutôt qu’au service de sa manipulation et de son brouillage.

L’importante question de la qualification des crimes de masse est examinée dans l’introduction de ce dossier, qui est loin d’être exhaustif (Charles Heimberg). D’autres mots du mal, d’autres manières d’évoquer le mal, sont ensuite abordés. C’est d’abord le cas du recours à la notion de « Moyen Âge » pour désigner, en termes dépréciatifs, des phénomènes contemporains (Laurent Broche). Le terme « devoir de mémoire », censé contribuer à la prévention des retours du mal, se révèle fonctionner à la fois comme un remède et comme un poison (Sébastien Ledoux). L’usage des mots du mal est aussi affaire d’expériences et de points de vue. Ainsi en va-t-il des manières dont sont nommés les camps français subis par les républicains espagnols : qualifiés de camps de concentration, selon les termes de l’époque, dans la langue de leurs victimes et de camps d’internement du point de vue français, ce qui nécessite pour le moins des explications (Geneviève Dreyfus-Armand). Si le concept d’Hannah Arendt de « banalité du mal » a été forgé au moment du procès d’Adolf Eichmann, cette formule a été à la fois mal comprise dans l’espace public et pas suffisamment approfondie par son auteure. Elle ne fait pourtant plus partie des idées qui attirent le plus l’attention dans l’œuvre arendtienne (Rémi Baudouï). C’est d’ailleurs aussi le cas avec le « totalitarisme », qui n’a guère rendu possible une appréhension complète de ce qu’ont été la société est-allemande et son histoire (Carol-Ann Bellefeuille). Enfin, partant du paradoxe entre la quête d’une compréhension des mécanismes du mal des années 1940 par Germaine Tillion et Geneviève De Gaulle-Anthonioz et la manière dont l’une et l’autre ont été célébrées par François Hollande au moment de leur entrée au Panthéon, il y a lieu de s’interroger sur les effets contre-productifs de la sidération et de la sacralisation des maux du passé, en particulier de la Shoah (Cécile Vast).

Dans ce numéro, Jacques Aron revient également sur la publication récente des Journaux d’Alfred Rosenberg et l’examine d’un point de vue critique. Enfin, la chronique des enjeux d’histoire scolaire de Laurence De Cock et Charles Heimberg évoque des ouvrages d’histoire récents susceptibles d’inciter l’enseignement de l’histoire à retrouver les discontinuités du passé, défataliser l’histoire et dépasser les idées reçues.

Sommaire du numéro

Introduction au dossier

Charles Heimberg

Au cœur des sciences sociales, le rôle du langage est considéré avec toujours plus d’attention. Les mots désignant le mal au XXe siècle, c’est-à-dire les crimes de masse, les guerres, les dictatures, etc., sont l’objet d’usages divers, contradictoires, sans toujours produire de la clarté et de l’intelligibilité. Ce dossier évoque par conséquent ces usages et mésusages afin de proposer une réflexion sur les manières de mettre les mots au service d’une intelligibilité du passé plutôt qu’au service de sa manipulation...

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Investigations sur quelques formules pour dire les maux présents, passés ou futurs : « nouveau Moyen Âge » et « retour au/du Moyen Âge »

Laurent Broche

Dans les années 1920 et 1930, de nombreuses plumes ont usé et abusé des formules « nouveau Moyen Âge » et « retour au/du Moyen âge » pour décrire et dénoncer des faits du présent ou un avenir inquiétant. Dans le même temps, d’autres recouraient à ces expressions pour s’opposer à la modernité, cause d’une décadence toujours plus profonde, et appeler à des valeurs inspirées d’un passé dit médiéval. L’ambivalence de ces formules a continué pendant la Seconde Guerre mondiale....

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La formule "devoir de mémoire" comme "pharmakon"

Sébastien Ledoux

L’expression « devoir de mémoire » est instituée en France en formule du discours au début des années 1990. Ce partage de plus en plus large des usages du terme traduit le pouvoir qui lui est accordé : remédier aux maux du passé comme à ceux du présent. Cet article analyse comment le devoir de mémoire est ainsi employé comme un pharmakon censé réguler le corps social et préserver la société de nouveaux maux, en n’omettant pas d’évoquer le caractère...

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Les mots de la souffrance. Les camps français dans la mémoire des républicains espagnols

Geneviève Dreyfus-Armand

La mémoire des républicains, vaincus de la guerre civile espagnole et européenne de 1936-1939, est encore aujourd’hui mal cicatrisée. Réfugiés en France en 1939 pour sauver leur vie et leur liberté, ils sont considérés comme des « étrangers indésirables » et, à ce titre, internés dans des camps par les autorités alors qu’ils ont été les premiers à se battre contre les fascismes. Le texte analyse les terminologies utilisées par les pouvoirs publics et par les historiens, notamment français, puis la...

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La banalité du mal arendtien : controverses et limites d’usage d’une formule

Rémi Baudouï

Dans son analyse du totalitarisme, la philosophe Hannah Arendt fait du concept kantien de mal radical le modèle de référence pour décrire la violence étatique des régimes autoritaires. Avec le procès Eichmann, le concept de mal radical cède la place à celui de banalité du mal. Ce nouveau concept engage rapidement une polémique aux États-Unis et en Europe. Le refus de la philosophe de s’expliquer sur ce qu’elle nomme « une simple formule » explique l’inachèvement de cette polémique et...

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De l’usage d’une Allemagne de l’Est « totalitaire » : politique et historiographie après la réunification allemande

Carol-Ann Bellefeuille

  Alors que la grille d’explication totalitaire, jugée trop statique, avait été mise de côté par les historiens des années 1970 s’intéressant à l’étude des États socialistes, l’ouverture du mur de Berlin et la réunification allemande ravivent l’intérêt de chercheurs allemands et, surtout, de la sphère politique pour ce paradigme. En analysant le discours public et historiographique qui a été produit sur la RDA dans les premières années de l’Allemagne réunifiée, cet article montre que l’approche totalitaire a alors été...

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Le mal paradoxal : usages, non-dits et dénis dans les discours de François Hollande sur la Seconde Guerre mondiale

Cécile Vast

« Elle est la voix du savoir et de la connaissance […]. Pour expliquer l’inexplicable, pour comprendre l’incompréhensible, pour nommer l’innommable […]. Son courage, il est dans sa capacité à s’affranchir du mal en le défiant. » Prononcés au Panthéon le 27 mai 2015, ces mots édifiants du président de la République voulaient indiquer le sens et la cohérence des engagements qui ont jalonné la longue vie de Germaine Tillion (1907-2008). Une étude plus précise du vocabulaire des discours de François...

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Chronique didactique

Retrouver les discontinuités du passé, défataliser l’histoire, dépasser les idées reçues

Laurence De Cock, Charles Heimberg

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Varia

Le national-socialisme a-t-il produit une pensée, est-il le produit d’une pensée ?

Jacques Aron

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Coordination

Charles Heimberg

Professeur des universités
IUFE, FPSE
University of Geneva