N°8 / Les usages problématiques des mots du mal

Introduction au dossier

Charles Heimberg

Résumé

Au cœur des sciences sociales, le rôle du langage est considéré avec toujours plus d’attention. Les mots désignant le mal au XXe siècle, c’est-à-dire les crimes de masse, les guerres, les dictatures, etc., sont l’objet d’usages divers, contradictoires, sans toujours produire de la clarté et de l’intelligibilité. Ce dossier évoque par conséquent ces usages et mésusages afin de proposer une réflexion sur les manières de mettre les mots au service d’une intelligibilité du passé plutôt qu’au service de sa manipulation et de son brouillage.

 

 

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Le rôle du langage et des manipulations sémantiques dans la perpétration des crimes de masse est l’objet d’une attention accrue depuis quelques années. Si tout le monde a en tête l’exemple de la novlangue présente dans le roman 1984 de George Orwell (« La guerre c’est la paix ; la liberté c’est l’esclavage ; l’ignorance c’est la force »), il ne faut pas oublier que la répétition persistante de ces formules ou de l’usage de certains mots finit par agir sur les comportements collectifs. Un travail de déconstruction et de mise en garde à ce propos a été initié en amont des horreurs de la criminalité du national-socialisme par Karl Kraus autour de la Première Guerre mondiale et après[1]. Il a été mené aussi par Victor Klemperer au cœur et tout au long de l’expérience du nazisme[2]. Bien plus tard, il a également été prolongé et approfondi dans des termes renouvelés par Pierre Bourdieu[3].

Ce dossier sur les problématiques des mots du mal entend par conséquent interroger en particulier les manières de désigner et de qualifier les maux les plus extrêmes du XXe siècle, soit aussi bien le concept de « totalitarisme » et ses différents usages plus ou moins élargis, plus ou moins circonscrits, que les notions de « crimes contre l’humanité », « génocides », « holocauste », « Shoah », etc. Les usages et mésusages de ces termes se trouvent pris dans une tension constante entre une volonté de bien distinguer les situations dans leurs spécificités et leurs différences et une quête d’éléments communs permettant d’associer, voire d’assimiler, certaines d’entre elles. Ils sont donc concernés par le double écueil de la sacralisation et, au contraire, de la banalisation de toutes ces formes de criminalité. Leur examen est au cœur d’un travail d’histoire pratiquant une comparaison qui mène au double inventaire des différences[4] et des éléments de continuité.

Les termes en question relèvent pour certains de catégories morales empruntées aux religions et, pour d’autres, d’une intention de rationalité scientifique. Toutefois, au-delà de cette première apparence, ils trouvent leurs sources dans des confrontations sociales et politiques, ce qui rend cette catégorisation d’autant plus problématique.

Il convient ici de bien distinguer, mais de prendre aussi en considération, la présence de ces termes à la fois dans la littérature savante, dans les usages du passé qui sont observables dans l’espace public, mais aussi dans les ressources et les contenus de l’histoire scolaire. La question se pose ainsi de savoir dans quelle mesure ces termes font l’objet d’usages différents dans chacun de ces contextes et si, par exemple, une notion utilisée avec prudence et nuances dans une littérature savante insistant sur son caractère problématique ne se transforme pas en une sorte de donnée naturalisée et réifiée dans les pratiques scolaires. Les mots du curriculum scolaire sont en effet le fruit parfois de choix dûment soupesés, parfois de coutumes insuffisamment interrogées. Programmes ou manuels véhiculent ainsi des manières de « dire le mal » qui leur sont propres et qui témoignent d’une patrimonialisation de certains concepts rendus parfois désuets dans le champ académique sans qu’ils soient empêchés pour autant de persister dans le champ scolaire. Il paraît donc intéressant d’interroger les enjeux qui sont identifiables derrière ces arbitrages et ces pratiques.

Dans le champ des sciences sociales, nous pouvons prendre l’exemple du concept de totalitarisme, qui est fondé sur une comparaison entre fascisme, nazisme et communisme stalinien, et qui peut passablement brouiller notre représentation du passé s’il aboutit à une simple assimilation de ces trois expériences politiques. Il permet par contre une comparaison utile qui peut produire du sens si elle est établie de manière scientifique, en considérant à la fois les éléments qui sont communs et les distinctions qui sont nécessaires. Malheureusement, l’air du temps ne favorise guère cette posture critique, tout ce qui s’oppose au libéralisme dominant tendant désormais à être regroupé dans cette même catégorie négative[5].

La désignation de la destruction des Juifs d’Europe pose également des problèmes complexes[6]. Il s’agit assurément d’un génocide, mais ce n’est pas le seul. La criminalité nazie n’a pas non plus produit seulement un génocide des Juifs, puisqu’elle a aussi perpétré un génocide des Tsiganes, même si l’un et l’autre relèvent d’espaces, de temporalités et d’un nombre de victimes qui sont très différents. Le terme de Shoah s’est imposé dans le monde francophone après le film du même nom, mais sa pertinence dans l’espace public et scolaire peut toutefois être discutée puisqu’il s’agit d’un terme étroitement relié à la culture de la communauté des victimes de ce crime de masse. Le mot « holocauste », totalement dominant dans le monde anglo-saxon, est également utilisé en français. Or, c’est un terme biblique dont l’usage est encore plus problématique. Le grand livre homonyme de Raul Hilberg a consacré le terme de « destruction des Juifs d’Europe »[7], qui a l’avantage de la clarté dans la désignation des faits. Saul Friedländer, pour sa part, a utilisé le terme d’extermination[8]. Dans ces deux cas, ces formules relèvent de la description et de l’analyse des faits. Quant à l’idée de génocide, qui a sa propre histoire avec Rafaël Lemkin[9] et qui revêt une dimension juridique qui la porte à être normative, elle nécessite tout un travail de comparaison qui ne pose pas de problème pour les génocides les plus largement reconnus comme tels (le génocide des Arméniens d’Anatolie, le génocide des Juifs et des Tsiganes, le génocide des Tutsis du Rwanda), mais qui en suscite dans les autres cas (comme par exemple pour les Hereros et Namas de Namibie, le Cambodge des Khmers rouges, le massacre de Srebrenica, voire des crimes de masse plus anciens), en soulignant d’emblée que l’éventuel questionnement sur leur qualification comme génocide ne devrait en aucun cas consister à minimiser l’ampleur et la gravité de ces crimes de masse qui ne font aucun doute, comme va de soi la nécessité d’une reconnaissance pleine et entière de la souffrance subie par leurs victimes.

Ces usages et mésusages des mots du mal ont donc à être examinés pour envisager les manières possibles de résoudre les dilemmes qui peuvent apparaître, notamment entre la nécessité de distinguer les faits traumatiques du passé en fonction de leurs caractéristiques les plus variées et celle de vraiment promouvoir une reconnaissance de la souffrance des victimes de tous les crimes de masse. Que faut-il faire quand des formes de concurrence des victimes opposent des groupes particuliers dans une lutte de reconnaissance de la gravité des souffrances de chacun d’entre eux ? Quand, comme à Srebrenica, des qualifications de justice règlent d’une manière tranchée des nuances propres aux travaux historiens pour la désignation de la nature de tel ou tel crime ? Que faire face à des surenchères consistant à « labelliser » le crime dont son propre groupe a été victime par le terme de génocide, ressenti comme le plus fort, comme le seul qui soit vraiment susceptible de faire reconnaître les souffrances endurées ? Face aussi à d’autres manipulations qui s’inscrivent parfois dans des logiques négationnistes ? Faut-il en fin de compte faire en sorte que le langage public s’adapte aux critères scientifiques de l’histoire ? Ou accepter au contraire de s’adapter aux usages sémantiques dominants dans la société, quitte à en établir ultérieurement la critique ?

Le présent dossier n’a pas de caractère exhaustif et n’aborde que quelques cas parmi ceux, bien plus nombreux, qui se posent au cœur de cette problématique. Cette introduction entend toutefois poser les premiers jalons d’une réflexion autour de la qualification d’un thème majeur et central de la criminalité de masse, et des crimes contre l’humanité, entre massacres et génocides.

Les apports et les incertitudes de la recherche

Alors que, dans son acception juridique, le concept de génocide devrait être précisément circonscrit à une définition lisible et applicable aux situations de violence extrême, force est de constater qu’il donne lieu à des usages variés parmi les chercheurs de sciences sociales. Certes, il est normal en histoire que des interprétations diverses coexistent parmi les chercheurs. Mais dans ce cas, ces enjeux de qualification et ces usages sémantiques sont largement déterminés par des nécessités de reconnaissance brouillant les débats scientifiques qui produisent habituellement les savoirs.

Là encore, nous ne pourrons pas proposer une vision d’ensemble tant est vaste la littérature scientifique et testimoniale en la matière. Nous prendrons donc seulement quelques exemples récents de l’espace francophone pour poser le problème et présenter les tendances générales qui sont observables.

Mais d’abord, il nous faut souligner combien ces questions de la langue et des mots de l’expérience traumatique se sont posées en premier lieu pour les rescapés et les témoins, à l’image de ce qu’en a écrit Charlotte Delbo dans ses réflexions sur la mémoire :

« Parce que, lorsque je vous parle d’Auschwitz, ce n’est pas de la mémoire profonde que viennent mes paroles. Les paroles viennent de la mémoire externe, si je puis dire, la mémoire intellectuelle, la mémoire de la pensée. La mémoire profonde garde les sensations, les empreintes physiques. C’est la mémoire des sens. Car ce ne sont pas les mots qui sont gonflés de charge émotionnelle. Sinon, quelqu’un qui a été torturé par la soif pendant des semaines ne pourrait plus jamais dire : "J’ai soif. Faisons une tasse de thé." Le mot aussi s’est dédoublé. Soif est redevenu un mot d’usage courant. Par contre, si je rêve de la soif dont j’ai souffert à Birkenau, je revois celle que j’étais, hagarde, perdant la raison, titubante ; je ressens physiquement cette vraie soif et c’est un cauchemar atroce. Mais, si vous voulez que je vous en parle…

C’est pourquoi je dis aujourd’hui que, tout en sachant très bien que c’est véridique, je ne sais plus si c’est vrai. »[10]

S’il est difficile de trouver les mots pour dire vraiment la souffrance, c’est aussi parce que les mésusages de la langue sont directement partie prenante des crimes contre l’humanité et de la criminalité de masse. Ainsi, pour Régine Waintrater, « un génocide se prépare d’abord dans la langue » :

« Entreprise massive de désymbolisation de l’humain, le génocide attaque les mots, les détourne, les dénature. Mais cette entreprise ne cesse pas avec le massacre. Elle continue longtemps après, pour les victimes et leurs descendants mais aussi pour les bourreaux tant qu’ils n’ont pas opéré le retour au langage d’avant, celui dont ils se sont emparés pour commettre leur crime. »[11]

Nous allons toutefois nous centrer ici non pas sur des mots de victimes ou de bourreaux, mais sur ceux par lesquels la recherche s’efforce de désigner les faits les plus terribles du passé de l’humanité pour en souligner l’horreur comme pour en rendre possible une approche interprétative et critique. Pour cela, partons tout d’abord du point de vue très général de l’ouvrage du sociologue Abram de Swaan, dont le sous-titre évoque des « régimes génocidaires »[12]. Il interroge d’un point de vue aussi macrohistorique que possible les conditions de l’émergence de la frénésie meurtrière en mettant en évidence la préparation qui est préalablement nécessaire pour qu’un crime de masse soit possible et en associant cette possibilité à une nécessaire asymétrie et à des conditions d’organisation d’une envergure suffisante. Il évoque à ce propos quatre modes d’extermination de masse : celui qui est caractérisé par la frénésie de vainqueurs, celui qui l’est par une domination par la terreur, celui du triomphe contre les vaincus et celui dit des méga-pogromes. Sa typologie englobe ainsi un grand nombre de massacres ou de crimes de masse, en réalité l’ensemble des exterminations de masse du XXe siècle, dans le concept de régime génocidaire.

Partie prenante du courant des Genocide Studies, l’auteur argentin Daniel Feierstein, lui aussi sociologue, va encore plus loin dans cette extension du champ d’application de la notion de génocide. Dans un ouvrage qui associe le nazisme à l’expérience argentine[13], il rompt la distinction, qui peut certes être discutée, mais qui n’est pas dénuée pour autant de toute pertinence, entre le fait d’être tué pour ce que l’on est et le fait de l’être pour ce que l’on est accusé d’avoir fait. Certes, le régime de terreur et les disparitions forcées qui ont touché des enfants enlevés à leurs parents en Argentine montrent bien que les distinctions sont relativement poreuses, remarque qui vaut de même pour la criminalité franquiste, marquée elle aussi par des enlèvements d’enfants. La récente traduction du grand livre de Paul Preston, The Spanish Holocaust[14], montre bien à nouveau cette difficulté de vocabulaire, le terme d’Holocauste n’ayant pas été repris dans le titre de la version française, où il est question de guerre d’extermination.

Dans son dernier ouvrage, Un siècle de génocides. Des Hereros au Darfour (1904-2004)[15], Bernard Bruneteau ne va pas tout à fait aussi loin dans l’extension de l’usage du terme de génocide. Il pose d’intéressantes questions dans une solide introduction qui évoque notamment les conditions du consentement au massacre et débouche sur la question de l’origine de cette posture génocidaire qui a caractérisé le XXe siècle. La mention des Hereros et du Darfour dans son sous-titre illustre toutefois une extension qui pose encore une fois la question des spécificités et des différences ; et celle de la mesure dans laquelle cette posture englobante permet de construire une intelligibilité de l’histoire de ces situations d’extermination dans une perspective comparatiste. On retrouve là le problème posé par un certain usage du concept de totalitarisme : la comparaison sans distinction, et sans prise en compte des différences, ne nous aide pas forcément à comprendre les dynamiques propres aux processus étudiés ; même si elle n’en demeure pas moins utile pour examiner les ressemblances et les continuités éventuelles.

Yves Ternon, pour sa part, étudie depuis longtemps les génocides dans une perspective comparatiste en principe limitée aux génocides des Arméniens, des Juifs d’Europe et des Tutsis du Rwanda. Il se fonde pour cela sur une définition qui tient certes compte des données juridiques, mais qui demeure historienne :

« Un génocide est la destruction physique d’une part substantielle d’un groupe humain dont les membres sont tués en raison de leur appartenance à ce groupe, destruction perpétrée selon un plan concerté. »

Il ajoute plus loin que cinq critères encore permettent d’identifier un génocide : la destruction est physique ; il s’agit d’un groupe humain ; l’étendue de la destruction est significative ; les victimes le sont « comme telles », pour ce qu’elles sont ; enfin, il y a eu intention criminelle et plan concerté[16].

Dans le fond, parmi tout ce qui distingue les postures respectives du juge et de l’historien, qui ont été fort bien mises en évidence par Carlo Ginzburg à propos d’un tout autre sujet[17], il y a, au-delà d’une recherche commune de la vérité, cette liberté de la recherche en sciences sociales de ne pas devoir trancher et de ne pas devoir mesurer sur une improbable échelle le degré de responsabilité de chacun des acteurs. Il y a surtout cette possibilité de répondre aux questions posées par de nouvelles questions, ou d’y répondre avec des précautions d’usage et des avertissements multiples.

Cependant, cette situation apparemment confortable ne l’est pas complètement sous l’effet de toutes sortes d’usages politiques de l’histoire et compte tenu du fait que les qualifications que nous avons évoquées, en particulier celle de génocide, sont intensément présentes dans l’espace public. Ainsi, quand des mots se répandent et s’imposent, il est certes toujours possible de les interroger et de les déconstruire, mais il n’est pas possible de les éviter dans le langage courant. Aussi le recours à un concept comme celui de génocide mérite-t-il d’être mis à distance et suscite-t-il deux types d’approche assurément contradictoires :

– d’un côté, pour aller dans le sens d’une reconnaissance de toutes les victimes, se garder de faire trop de hiérarchies (et surtout de hiérarchies des souffrances) et en accepter par conséquent un usage plutôt élargi ;

– de l’autre, pour ne pas écraser le sens du travail d’histoire et ne pas tout mettre sur un même plan, restreindre cet usage aux quelques situations auxquelles il correspond pleinement afin de ne pas perdre de vue les spécificités des crimes de masse du passé, en particulier du point de vue de leur nature et de celle de l’action effective des bourreaux.

Ces deux perspectives, qui sont aussi deux écueils chaque fois que l’une s’impose trop fortement à l’autre, correspondent au dilemme général qui caractérise toute comparaison en histoire, avec son double lot de ressemblances et de différences, de continuités et de changements. Nous en tirons alors, provisoirement, deux conséquences :

– tout d’abord, de ne pas oublier la leçon de Marc Bloch qui a défini l’histoire, avec une grande efficacité, comme « la science d’un changement, une science des différences »[18], ce qui incite à réfléchir à deux fois avant d’associer trop vite deux phénomènes du passé, ou du présent, dans une même catégorie figée ;

– mais aussi de tendre, dans la mesure du possible, à toujours expliciter les problèmes posés par cette catégorisation, et les difficultés qui lui incombent, en montrant qu’ils ne sont peut-être pas complètement résolus et que les hésitations qui persistent rendent compte de la complexité des faits et contribuent aussi bien à la nécessaire reconnaissance de ce qu’ont subi les victimes qu’à la possibilité d’une intelligibilité du passé et du présent.

En examinant tous ces problèmes, il est évidemment tentant de se demander dans quelle mesure l’usage du concept de génocide est vraiment pertinent pour la recherche en histoire. Mais il paraît pourtant difficile de s’en passer compte tenu de son importance dans les usages et mésusages publics du passé.

Les certitudes induites par et dans les pratiques scolaires

Toutes ces questions, malheureusement, se posent d’une manière encore accentuée dans et pour le contexte scolaire. En effet, au sein de la classe, ce qui correspond éventuellement à une hypothèse de recherche, utile à la réflexion pour les sciences sociales, a de bonnes chances de se transformer au contraire, et rapidement, en une affirmation forte et difficilement discutable.

Ainsi en va-t-il par exemple du concept de génocide dans une documentation pédagogique publiée il y a quelques années par le Mémorial de la Shoah :

« Génocide : mot forgé en 1944 par Raphaël Lemkin, un juriste américain d’origine polonaise, à partir du grec genos ("race") et du suffixe latin cidere (tuer). Ce terme définit la décision d’un État de détruire de manière méthodique et systématique un groupe-cible. L’histoire du XXe siècle retient le génocide des Hereros en Namibie (1904), des Arméniens (1915), des Juifs (1942) et des Tutsis du Rwanda (1994). » [19]

Bien sûr, la forme scolaire et les impératifs rédactionnels d’un matériau destiné aux enseignants ou aux élèves exigent de la clarté et sans doute une part de simplification. Mais ils n’interdisent pas pour autant de la nuance et de la transparence sur les incertitudes du savoir historien. Ainsi, cette référence à quatre génocides ne manque certes pas de pertinence. Mais elle pose quand même des problèmes. Comme dans toute comparaison historienne, des éléments de différenciation pourraient en effet être mis en évidence, en relation par exemple avec les spécificités d’un contexte colonial ou post-colonial, ou par rapport à l’usage postérieur d’un concept né à partir d’une comparaison entre ce qu’ont subi les Arméniens d’Anatolie et les Juifs d’Europe, etc. Et bien sûr, et surtout, les crimes de masse et contre l’humanité qui ne sont pas inclus dans cette liste de génocides mènent à d’autres questions encore, notamment sur la pertinence de ne pas les avoir considérés et, de facto, sur les différences et les spécificités qui pourraient le justifier. Nous n’allons pas dresser ici une liste de tous les massacres qui pourraient être évoqués à ce propos, mais rappeler simplement deux éléments parmi d’autres : tout d’abord, la force et l’intérêt de l’œuvre poignante d’un Rithy Panh sur son Cambodge natal qui interroge fortement un mécanisme de destruction de masse, un processus d’élimination auquel il a lui-même échappé et dont le caractère génocidaire peut au moins être interrogé[20] ; mais aussi la juridiction du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) qui, dès 2004, a qualifié de « génocide » les crimes contre l’humanité commis à Srebrenica contre des milliers de musulmans, ce qui peut poser question, mais sans doute pas être passé sous silence[21].

Il n’est pas souhaitable que ce qui fait débat, ou controverse, dans les sciences sociales se retrouve complètement occulté dans les contenus scolaires, écrasé par un récit rendu apparemment limpide par des silences. Mais il ne serait pas non plus acceptable de ne pas proposer des définitions, et des qualifications, en disant leur imperfection et en explicitant de quels choix elles découlent. En effet, il n’y a pas lieu d’ouvrir une boîte de Pandore et d’associer la version scolaire de la problématique des génocides à tous les discours possibles. Les mêmes tensions et les mêmes écueils, entre sacralisation et banalisation, entre mise en exergue des spécificités et associations abusives d’événements du passé à distinguer, s’y retrouvent en effet et peuvent même se trouver amplifiés. Cependant, il ne s’agit pas non plus que des usages de mots se laissent figer dans le contexte scolaire[22]. Enfin, et surtout, de nombreuses thématiques exigent de garantir le caractère scientifique des contenus scolaires. Par exemple, l’affirmation caricaturale et douteuse de la prétendue existence d’un génocide vendéen a été très clairement démentie par l’historiographie[23]. Aussi l’institution scolaire devrait-elle demeurer préservée de cette légende qui relève d’une manipulation idéologique.

La réflexion critique sur les usages et mésusages des mots du mal est manifestement porteuse d’enjeux d’intelligibilité et de déontologie qui touchent particulièrement les contenus scolaires et leurs effets sur la formation des nouvelles générations en termes de citoyenneté et de responsabilité sociale. C’est une raison de plus pour y réfléchir.

Un premier dossier

Le dossier que nous présentons dans ce numéro d’En Jeu. Histoire et mémoires vivantes ne traite que quelques aspects partiels de la problématique des mots du mal et de leurs usages. Il constitue sans doute une première étape. Par exemple, il ne développe pas la question complexe de la qualification des crimes contre l’humanité, en particulier les génocides, telle qu’elle est brièvement esquissée ci-dessus. Il n’examine pas non plus des termes qui évoquent tous le domaine des crimes de masse, et des crimes contre l’humanité, comme « massacre », « anéantissement » ou « extermination ». Il propose toutefois un premier aperçu de la question, une première série de ces mots, en reprenant certains des problèmes évoqués précédemment comme le totalitarisme, ou en abordant d’autres termes qui posent à leur manière des problèmes singuliers autour de ces mots du mal et de leurs usages.

Dans la contribution qui ouvre ce dossier, Laurent Broche évoque les recours récurrents aux formules « nouveau Moyen Âge » et « retour au/du Moyen Âge » qui tendent généralement à déprécier cette période du passé, qui servent parfois à nier les droits de ceux qui en sont la cible dans le présent et qui relèvent de ces mythes historiques qui finissent par s’imposer indépendamment des faits. L’usage du terme « devoir de mémoire », étudié par Sébastien Ledoux, fonctionne quant à lui comme un remède et comme un poison. Il s’est même révélé, petit à petit, comme un obstacle dans la relation complexe qui se joue entre un passé traumatique et le présent, avec des crimes de masse dont il s’agit d’empêcher le retour.

S’agissant des mots de la souffrance, Geneviève Dreyfus-Armand examine le cas des vaincus de la guerre civile espagnole et les conditions de leur exil en France, autour de la qualification des camps d’internement français qui, du côté espagnol, sont toujours appelés des camps de concentration, le terme officiel de l’époque, même par ceux qui ont ensuite connu les camps nazis. Elle plaide pour que ces usages sémantiques différents d’une culture à l’autre soient inscrits dans l’histoire des mémoires de l’exil et bien expliqués par les historiens.

Le concept d’Hannah Arendt de « banalité du mal » a été forgé au moment du procès d’Adolf Eichmann. Rémi Baudouï montre toutefois que cette formule a été à la fois mal comprise dans l’espace public et pas suffisamment approfondie par son auteure. Il constate qu’à l’instar de la notion de « totalitarisme », fondée pour sa part sur l’idée de radicalité du mal, cette notion ne fait plus partie des idées qui attirent le plus l’attention dans l’œuvre arendtienne. De son côté, Carol-Ann Bellefeuille examine l’usage récemment réaffirmé du concept de totalitarisme dans le contexte de la réunification allemande. Elle montre qu’il n’a guère rendu possible une appréhension complète de ce qu’ont été la société est-allemande et son histoire.

Enfin, partant du paradoxe entre d’une part la quête d’une compréhension des mécanismes du mal des années 1940 qui a caractérisé Germaine Tillion et Geneviève De Gaulle, d’autre part la manière dont elles ont été célébrées par François Hollande au moment de leur entrée au Panthéon, Cécile Vast s’interroge sur les effets contre-productifs de la sidération et de la sacralisation des maux du passé, en particulier de la Shoah.

Au-delà de ces contributions, au-delà de la question des génocides et des crimes contre l’humanité qui mériterait bien des approfondissements, d’autres questions encore, d’autres mots du mal, ne sont pas traités dans ce dossier. Et pourraient l’être dans un prochain prolongement.

C’est le cas par exemple de la notion de « populisme », qui se donne constamment à lire et à entendre dans le monde contemporain, mais qui désigne des phénomènes tellement différents les uns des autres qu’elle finit peut-être par engendrer plus de confusions que d’éclaircissements[24].

Le « communautarisme » correspond aussi à un terme récemment forgé pour désigner un « mal » d’une autre nature, c’est-à-dire discutable, voire chimérique, utilisé en tout cas dans un sens bien précis, et tout sauf neutre, dans l’espace public français[25].

Enfin, dernier exemple, et sans doute pas le moins complexe, le concept de « fascisme » donne lieu depuis longtemps à des usages multiples postulant des associations entre des situations qui sont à la fois diverses et marquées par des éléments communs. L’usage récurrent de ce terme est sans doute suggéré, et à juste titre, par la fameuse formule de Bertolt Brecht comme quoi « Le ventre est encore fécond, d'où a surgi la bête immonde. »[26] Il exprime en quelque sorte le sentiment de la menace constante d’un retour possible de la barbarie. Dans l’actualité française la plus récente, c’est précisément le propos d’un auteur, Gérard Mordillat, qui vient de rééditer un texte de Benito Mussolini définissant le fascisme en 1933 et de le commenter dans un livre portant comme sous-titre « Le retour du fascisme dans la France contemporaine »[27] . La question se pose en effet, même si elle n’appelle pas pour autant des réponses simples et définitives, de la nature des menaces qui pèsent aujourd’hui sur les droits de tous et de chacun. Mais sans nous dispenser non plus de cette quête du changement et des différences qui caractérise le travail d’histoire.

Entre les crimes de masse du passé et les atteintes aux droits humains du présent, entre les états d’exception et les manifestations contemporaines de l’autoritarisme, entre la montée et la banalisation de l’extrême droite, se profilent en tout cas une interrogation et une préoccupation centrales pour En Jeu. Histoire et mémoires vivantes.

 


[1] Voir à ce propos Jacques Bouveresse, Satire et prophétie : les voix de Karl Kraus, Marseille, Agone, 2007.

[2] LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Pocket, 2003 (1947).

[3] Langage et pouvoir symbolique, Paris, Points-Seuil, 2001.

[4] Selon l’heureuse expression de Paul Veyne, L’inventaire des différences, Paris, Seuil, 1976 (leçon inaugurale au Collège de France).

[5] Voir à ce propos Enzo Traverso (dir.), Le totalitarisme. Le XXe siècle en débat, Paris, Seuil, 2001 ; Stéfanie Prezioso & al. (dir.), Le totalitarisme en question, Paris, L’Harmattan, 2008.

[6] Ce qui est discuté dans Monique Eckmann et Charles Heimberg, Mémoire et pédagogie. Autour de la transmission de la destruction des Juifs d’Europe, pp. 25-27, où il est notamment expliqué pourquoi le terme « Holocauste » n’est pas utilisé.

[7] Publié en trois volumes : Paris, Gallimard-FolioHistoire, 2006 (1961).

[8] Saul Friedländer, Les années d’extermination. L’Allemagne nazie et les Juifs. 1939-1945, Paris, Seuil, 2008 (2007). Voir aussi Ivan Jablonka, « Langue des bourreaux, langue des victimes. Rencontre avec Saul Friedländer et Pierre-Emmanuel Dauzat », La vie des idées, 2008 http://www.laviedesidees.fr/Langue-des-bourreaux-langue-des.html (consulté le 30 décembre 2016).

[9] Rafaël Lemkin, Qu’est-ce qu’un génocide ?, Paris, Éditions du Rocher, 2008 (1944).

[10] Charlotte Delbo, La mémoire et les jours, Paris, Berg International, 1985, rééd. 2013, pp. 11-14.

[11] « Sur les ruines de la langue », in David Collin et Régine Waintrater (dir.), Les mots du génocide, Genève, MétisPresses, 2011, p. 153.

[12] Diviser pour tuer. Les régimes génocidaires et leurs hommes de main, Paris, Seuil, 2016 (2014).

[13] Le génocide comme pratique sociale. Du nazisme à l’expérience argentine, Genève, MétisPresses, 2013 (2011).

[14] Paul Preston, Une guerre d’extermination. Espagne 1936-1945, Paris, Belin, 2016 (2012).

[15] Paris, Armand Colin, 2016.

[16] Yves Ternon, Génocide. Autonomie d’un crime, Paris, Armand Colin, 2016, pp. 95 et 98.

[17] Carlo Ginzburg, Le juge et l’historien. Considérations en marge du procès Sofri, Lagrasse, Verdier, 1997 (1991).

[18] Marc Bloch, « Que demander à l’histoire ? » (1937), in L’Histoire, la Guerre, la Résistance, Paris, Gallimard, 2006, p 475.

[19] Tiré du glossaire du « Livret du professeur » in Joël Kotek & Iannis Roder, Enseigner la Shoah au collège et au lycée. De la parole antisémite à la destruction des Juifs d’Europe, Paris, Mémorial de la Shoah, 2009, p. 59.

[20] Voir en particulier ses films S21, la machine de mort khmère rouge (2002) et Duch, le Maître des forges de l’enfer (2011) ; ainsi que son livre, écrit avec Christophe Bataille, L’élimination, Paris, Grasset. 2011.

[21] Voir notamment cette déclaration commémorative du TPIY : http://www.icty.org/specials/srebrenica20/index-fr.html, ainsi que cette liste de ses jugements : http://www.icty.org/fr/cases/liste-des-jugements (consulté le 30 décembre 2016) ; voir aussi les arguments de Louise L. Lambrichs dans « Comment parler de ce qui s’est passé en Bosnie ? Ou de l’emploi, juste ou abusif, du mot « génocide », in David Collin et Régine Waintrater (dir.), Les mots du génocide, op. cit., pp. 99-115.

[22] Voir par exemple une tribune au Monde de Claude Lanzmann, le 30 août 2011, intitulée « Contre le bannissement du mot “Shoah” des manuels scolaires ».

[23] Notamment par Jean-Clément Martin dans « À propos du “génocide vendéen”. Du recours à la légitimité de l’historien », Sociétés contemporaines, vol. 39, n° 1, 2000, pp. 23-38. Voir aussi cette recension critique : « Reynald Secher, Vendée. Du Génocide au mémoricide. Mécanique dun crime légal », Annales historiques de la Révolution française, n° 368, 2012, pp. 194-196.

[24] À ce propos, voir par exemple Ernesto Laclau, La raison populiste, Paris, Seuil, 2008 (2005) ; Catherine Colliot-Thélène et Florent Guénard (dir.), Peuples et populisme, Paris, Presses universitaires de France, Coll. La vie des idées, 2014 ; Jan-Werner Müller, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, Paris, Premier Parallèle, 2016.

[25] Voir Fabrice Dhume-Sonzogni, Communautarisme. Enquête sur une chimère du nationalisme français, Paris, Demopolis, 2016.

[26] Elle se trouve dans l’épilogue de L’irrésistible ascension d’Arturo Ui, une pièce écrite en 1941.

[27] Gérard Mordillat présente Le fascisme de Mussolini, Paris, Demopolis, 2016.

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