« La mémoire et la destruction de la mémoire sont
des éléments récurrents dans l’histoire. »
Carlo Ginzburg, Un seul témoin, Paris, Bayard, 2007, p. 68.
Début 2018, pour les 70 ans de l’entrée en vigueur de la Constitution italienne, fondée sur les valeurs de l’antifascisme, la commune martyre de Sant’Anna di Stazzema, au nord de la Toscane, a lancé une déclaration à laquelle d’autres communes ou toute personne peuvent adhérer par le biais d’un registre virtuel. Elle y affirme notamment « le droit de chacun et en particulier des enfants à vivre en sécurité en disposant des instruments nécessaires pour connaître le passé et se construire un avenir »[1]. Parmi ces instruments, il y a bien sûr l’apprentissage de l’histoire. La proposition est belle, son application est hélas menacée.
L’analyse des usages et mésusages publics de l’histoire est désormais entrée parmi les thématiques abordées par les historiennes et les historiens. Elle met en évidence, outre leur ampleur et leur grande diversité, le fait que ces usages peuvent produire le pire beaucoup plus souvent que le meilleur. Ce constat est d’autant plus vrai que nous traversons une crise latente du rapport à la vérité, manifestée de la manière la plus criante par les fake news qui caractérisent l’environnement médiatique contemporain, constituant elles-mêmes une amplification de discours développés antérieurement autour de la notion de post-vérité, ce qui mène trop souvent à des postures relativistes, au côtoiement indistinct de travaux scientifiques et de propos manipulateurs et idéologiques sur tel ou tel aspect du passé allant parfois jusqu’au n’importe quoi.
Prenons un seul exemple, survenu sur une grande chaîne radiophonique de service public, dans une émission matinale qui connaît une forte audience. Le 21 novembre 2017, sur France Inter, Patrick Buisson, directeur d’une chaîne de télévision consacrée à l’histoire, a ainsi déclaré qu’il y avait à ses yeux « un rapport évident entre la Terreur et le terrorisme d’aujourd’hui dans la mesure où ce fut, d’ailleurs Lénine s’y réfère constamment, la matrice de toutes les idéologies totalitaires. D’une certaine manière, l’islamisme est une idéologie totalitaire qui reprend ces méthodes qui sont celles de toutes les inquisitions et de tous les fanatismes. Et notre démocratie est née dans ce contexte-là, il ne faut pas l’oublier. Et le rapport me paraît aujourd’hui évident. »
Terreur, matrice, Lénine, totalitarisme, terrorisme, islamisme : ni plus, ni moins. Ces termes mis bout à bout et assimilés à des processus analogues relèvent d’un extraordinaire enfumage du passé qui rend impossible la moindre compréhension scientifique de l’histoire. Mais cette personnalité d’une droite de plus en plus extrême[2] est aussi l’auteur d’un ouvrage récent sur La grande histoire des guerres de Vendée, préfacé par l’inévitable Philippe de Villiers, dont le propos essentiel consiste à affirmer l’existence d’un génocide perpétré par la Révolution française contre les Vendéens[3]. La promotion de cette thèse sans aucun fondement scientifique a encore été tout récemment assurée par un numéro du Figaro Magazine (30 décembre 2017) à la couverture tapageuse : « Histoire de France. Arrêtons les mensonges », qui annoncent un dossier de Jean Sévillia comprenant d’autres troublantes « vérités » à propos de Marie-Antoinette, Colbert, la Vendée, les mutins de 1917, l’Algérie : ni plus, ni moins.
Cette banalisation du n’importe quoi et ce relativisme qui met côte à côte dans les offres éditoriales de vrais ouvrages d’histoire et des pamphlets idéologiques s’observent malheureusement dans de nombreux autres pays. Cela fait longtemps, par exemple, que des librairies espagnoles tout à fait sérieuses exposent les médiocres récits d’occultation des crimes du franquisme d’un Pio Moa à côté des plus sérieux livres d’histoire de la guerre civile et de la dictature. Des ouvrages insensés niant totalement les problèmes posés par l’attitude des autorités et des élites économiques suisses vis-à-vis de l’Allemagne nazie, à propos des réfugiés et des relations économiques, n’ont jamais manqué non plus dans les rayons des librairies helvétiques, à la suite notamment des travaux critiques de la Commission d’experts Suisse-Seconde Guerre mondiale présidée par Jean-François Bergier. En Grande-Bretagne, l’émergence des History Wars, ces recompositions de l’histoire contemporaine développées dans le cadre très actuel de la légitimation du Brexit[4], sème aussi le trouble entre l’histoire scientifique et ses usages politiques. Et nous pourrions citer encore bien d’autres innombrables exemples.
Ce constat peut inquiéter les protagonistes de la transmission scolaire d’une intelligibilité du passé si l’on tient compte du fait que, désormais, et sans doute de plus en plus, les connaissances des élèves et des nouvelles générations en matière d’histoire ne s’acquièrent plus seulement dans la classe. Certes, et encore une fois, il ne s’agit pas de l’évoquer dans une posture de déploration un peu trop convenue, dans le sens d’une forme de sanctuarisation de l’école qui n’a pas lieu d’être, tant ces apports peuvent se révéler variés et parfois positifs. Une enquête récente auprès de plusieurs milliers d’élèves appelés à rédiger librement leur version de l’histoire de leur pays[5] a ainsi mis en évidence que leurs sources d’information se situaient grosso modo pour moitié en dehors de la classe[6]. C’est là un fait qu’il nous faut enregistrer, accepter, mais qu’il nous faut aussi prendre en considération compte tenu des relativismes exprimés dans l’espace public. Il est d’autant moins rassurant que les réflexions éclairantes de Sarah Gensburger et Sandrine Lefranc portant sur l’efficience limitée des politiques de mémoire[7] pourraient s’étendre à cette problématique : une école qui diffuserait des savoirs rigoureux et développerait en même temps un sens critique et une capacité de discernement ne verrait pas moins son action être bridée dans l’espace social si ces éléments ne sont pas suffisamment valorisés et relayés dans les autres strates de la société, mondes sociaux et espaces familiaux[8].
Ce constat devient particulièrement alarmant si l’on songe au succès actuel des scénarios du complot chez les élèves[9], véritable stratégie de résistance à ce que certains considèrent comme des « vérités officielles » orchestrées par l’État et les médias. Le glissement du relativisme au négationnisme n’est pas un risque négligeable, et même si nous manquons de données objectives sur ce sujet, force est de considérer que les conditions de possibilité sont en partie construites par la banalisation d’un relativisme quand il ne s’agit pas de sa promotion par quelques élites. Dans ce contexte on voit mal comment, à sa petite échelle, l’école pourrait s’interposer pour contrer cette lame de fond ; mais au moins aurait-elle sa place dans la redéfinition d’un registre de vérité reposant sur la méthode rigoureuse d’administration de la preuve et, à ce propos, la méthode historique peut trouver là toute sa raison d’être.
Les enjeux sans cesse renouvelés de la transmission scolaire de l’histoire et des mémoires rendent encore plus nécessaire le développement d’une école qui sache faire accéder les élèves à des savoirs rigoureux, savoureux[10], mais en même temps discutables parce que soumis à la critique. Il est ainsi indispensable que les élèves apprennent à se poser des questions sur les faits comme sur les possibles, ce que l’emprise de relativismes mettant toutes les souffrances et toutes les luttes du passé sur un même plan, en dehors de toute interprétation historienne sérieuse, ne permet pas. De fait, les enjeux d’intelligibilité de notre temps rendent toujours plus indispensable de proposer aux élèves non plus de l’histoire édifiante, mais l’exercice raisonné d’une pensée propre à l’histoire comme science sociale ; ou autrement dit, pour faire écho à la déclaration toscane susmentionnée, de leur proposer des « instruments nécessaires pour connaître le passé ».
[1] Voir http://www.globalist.it/politics/articolo/2017/12/28/stazzema-crea-una-anagrafe-antifascista-aperta-a-tutti-2017032.html. Le 12 août 1944, des Waffen-SS y ont massacré 560 civils, hommes, femmes et enfants.
[2] Dont les thèses constituent une version exacerbée d’un relativisme conservateur notoire déjà engagé depuis longtemps par des historiens de métier comme François Furet ou Ernst Nolte.
[3] L’historien Jean-Clément Martin a notamment réfuté cette thèse dans L’Obs du 26 novembre 2017 ; voir https://www.nouvelobs.com/histoire/20171124.OBS7800/guerre-de-vendee-il-n-est-pas-possible-de-parler-de-genocide.html.
[4] Clarisse Berthezène, « History Wars : les débats sur le récit de l’histoire nationale en Grande-Bretagne », Écrire l’histoire, Paris, Éd. CNRS, n° 17, 2017, pp. 223-227.
[5] Voir Françoise Lantheaume et Jocelyn Létourneau (dir.), Le Récit du commun. L’histoire nationale racontée par les élèves, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2016.
[6] Vincent Chambarlhac, « D’où viennent les savoirs des élèves ? », in ibid., pp. 39-47.
[7] Sarah Gensburger et Sandrine Lefranc, À quoi servent les politiques de mémoire ?, Paris, Les Presses de SciencesPo/FNSP, 2017.
[8] Voir à ce propos les enquêtes présentés dans Solène Billaud et al., Histoires de famille. Les récits du passé dans la parenté contemporaine, Paris, Éd. Rue d’Ulm, 2015 ; notamment la contribution d’Alexandra Oeser sur « Le Mur dans la famille. Émotions et appropriations historiques dans la fratrie entre RDA et RFA », pp. 121-139.
[9] Nous préférons la formule « scénario du complot » à « théorie du complot », laquelle appelle une adhésion systémique qui n’est souvent pas celle des élèves. Voir Servane Marzin, « l’enjeu du complotisme » in Laurence De Cock (dir), La Fabrique scolaire de l’histoire II, Marseille, Agone, 2017.
[10] Jean-Pierre Astolfi, La Saveur des savoirs. Disciplines et plaisir d’apprendre, Issy-les-Moulineaux, ESF, 2008.