N°7 / Crimes de masse, génocides et perceptions de la souffrance des victimes

Pour une dimension citoyenne de l’École qui fasse questionner, apprendre, réfléchir…

Laurence De Cock, Charles Heimberg

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« Or […] toute prescription de critique, qui plus est normée, balisée par divers instruments et techniques, place immanquablement son utilisateur dans une situation de conformité avec un modèle dont il n’a pas la maîtrise ni fait lui-même l’analyse des fondements. Non pas que la pensée critique, telle que nous l’entendons, s’affranchisse de règles de pensée rigoureuses et précises, bien au contraire, mais parce qu’elle est par définition rétive à sa saisie par une quelconque démarche normalisatrice, d’où le "caractère ondoyant et divers" de ses manifestations au sein de la sphère rationnelle.. »

André D. Robert[1]

 

Lorsque surviennent des événements tragiques, comme avec les récents attentats en France et en Belgique, et au-delà de la gestion immédiate de l’émotion et des inquiétudes qu’ils suscitent, l’École est à la fois interpellée et encline à développer des stratégies relevant d’une volonté aussi bien de prévention que de prescription d’un « vivre-ensemble ». Or, celle-ci est davantage fondée sur des injonctions et des rituels que sur des apprentissages de sciences sociales susceptibles de contribuer, dans une perspective d’émancipation, à construire les possibles d’un lien social pour l’avenir.

Pourtant, le projet éducatif d’une École républicaine ou démocratique ne peut que se distinguer dans ses finalités de cette seule dynamique prescriptive au cœur de laquelle les controverses sur l’enseignement de l’histoire figurent en bonne place.

Le cas français de la morale républicaine

Depuis son institutionnalisation républicaine, l’histoire scolaire est indissociable d’une éducation civique[2] : une relation problématique et parfois paradoxale que l’on souligne peu en France au regard du « couple histoire-géographie » qui focalise davantage l’attention des historiens. Pourtant, l’histoire scolaire elle-même comporte une finalité civique, celle de « faire des petits républicains », susceptible de remplir pleinement le rôle d’une matière assez informelle comme l’éducation civique. Car, dès sa création, cette dernière a posé problème aux rédacteurs de programmes, ce qui explique sans doute ses aléas et les évitements de certains enseignants : relancée après la Seconde Guerre mondiale en termes de prévention des crimes contre l’humanité et de la barbarie, délaissée et abandonnée dans les années 1970, elle revient en force sous le ministère Chevènement en 1984 et s’étend même au lycée en 2000. On l'affuble alors de terminologies variables : « vivre ensemble » ou instruction morale et civique (à l'école primaire), éducation civique (au collège), éducation civique, juridique et sociale (lycée), jusqu'à la dernière harmonisation touchant tous les cycles et sections : l'enseignement moral et civique (ci-après EMC).

Les aléas de la terminologie traduisent sans doute à eux seuls le caractère très instable d’une matière conçue comme transversale, mais accolée à l’histoire et la géographie scolaires, sans référent académique (il n’existe pas de cursus universitaire d’éducation civique), aux contours plus que flous, et plutôt mal placée dans la hiérarchie disciplinaire si l’on en croit les multiples relégations dans les programmations des enseignants[3]. Pour autant, la constance de ses refondations et redéfinitions témoigne aussi d’un intérêt politique fort pour cette matière que les prescriptions chargent de vertus prospectives (la société rêvée), voire thérapeutique (la société guérie de ses maux). Les débats qui ont entouré la création de l’EMC dès 2012 en attestent. Déjà présents dans les objectifs du ministre Vincent Peillon en 2012, ils ont été les premiers programmes scolaires réécrits en 2014 et entrés en vigueur en 2015. Très inspirés des pédagogies actives, dont le responsable de la commission d’écriture (Pierre Kahn) est l’un des spécialistes, ils rompent avec une vision verticale et descendante de la prescription et optent pour des items plus souples comme « la sensibilité » ou l' « engagement » dans le cadre de la pédagogie de projets[4]. Tout cela semble nous éloigner à grands pas de l’enseignement de l’histoire. À première vue, en effet, l’EMC s’en démarque sciemment. Sa promotion publique ré-insiste sur le caractère transversal et incite à ne pas l’englober dans le temps de service des enseignants d’histoire-géographie.

Toutefois, il arrive que l’urgence du drame rattrape la temporalité plus lente de la politique éducative, ce qui eut lieu dès janvier 2015 avec le surgissement des attentats de Paris, puis avec leur répétition en novembre. Saisis par l’immédiateté des événements, les responsables politiques sont intervenus pour informer de mesures de premiers secours au cœur desquels l’école a tenu une place de choix et les enseignants d’histoire-géographie occupé la tribune des honneurs. Il n’est pas très original que l’on affuble à l’histoire et à la géographie la lourde gageure d’explicitation du présent. Certains enseignants s’en accommodent d’ailleurs fort bien[5] quand d’autres réclament plutôt une bouteille d’oxygène[6].

Mais la mission s’est encore alourdie d’injonctions tout à fait incompatibles avec les nouveaux paradigmes de l’école d’un gouvernement qui se prévalait jusque-là d’une valorisation de la pédagogie et du respect du débat. C’est ainsi qu’il fut déclaré à l’Assemblée nationale que trop de questions avaient été posées dans les classes, que le basculement de jeunes vers la violence meurtrière djihadiste fut attribué à une défaillance de la laïcité et que fut rappelée, voire assénée, la nécessité de promouvoir les « valeurs de la République » à l’école. Depuis janvier 2015 se sont succédé dans l’institution scolaire : l’organisation de stages académiques sur les « valeurs de la République », la création d’une « réserve citoyenne »[7], la nomination dans chaque établissement d’un « référent laïcité », l’obligation d’une formation à l’« enseignement laïc du fait religieux » dans les Écoles supérieures du Professorat et de l’Éducation (ÉSPÉ) et en formation continue, ainsi que, depuis quelques mois, la décision de proclamer l’année 2016 comme « année de La Marseillaise »[8]. L’EMC, matière si campée dans les idéaux de l’Éducation nouvelle, est alors devenue la matrice d’une pédagogie verticale et autoritaire des valeurs républicaines, lesquelles sont désormais affichées comme non discutables. Exit le doute, exit la prise de paroles critique et le débat, et surtout exit l’histoire.

En effet, dans ces déclarations politiques tonitruantes, il n’est fait place ni à ce qui définit la pluralité des républiques dans l’histoire ni à l’histoire des combats inhérents à la mise en place de la laïcité. Les injonctions qui s’adressent aux enseignants sont donc paradoxales, puisqu’elles relèvent de l’empêchement. Dans ce détournement manifeste du paradigme de l’éducation à la citoyenneté, toute forme d’expérimentation politique disparaît puisque n’est attendu que le consentement conforme à un modèle prédéfini. À cette confiscation de l’historicité de l’idée même de République correspond en outre une véritable négation de l’enseignant d’histoire, alors qu’il serait en mesure de contextualiser, de rendre un peu plus intelligibles et, en fin de compte, de mettre à distance par une certaine réflexion des « hyper-événements » comme les attentats islamistes.

C’est donc plus que d’une maladresse dont il s’agit. Dans cette confusion des discours sont en effet niées d’une part la qualité du pédagogue d’histoire, mais aussi d’autre part, et surtout, la finalité émancipatrice d’une école désindexée de tout catéchisme moral et civique.

Un enjeu de part et d’autre des frontières

Si l’enjeu de la construction scolaire d’une pensée autonome, raisonnée et critique paraît particulièrement malmené dans le contexte français, il ne se pose pas moins à une échelle beaucoup plus vaste.

C’est pourtant bien un penseur de l’École républicaine française comme Ferdinand Buisson qui a stipulé que :

« l’État se refuse à toute ingérence dans le for intérieur, à toute intervention indiscrète, à toute tentation de jeter le poids de son influence dans la lutte des idées. Il donne ou il fait donner : à l’enfant, le minimum des moyens de relation avec ses semblables ; à l’adolescent, les méthodes et les habitudes d’esprit qui lui permettront de penser et d’agir en homme. D’une façon générale et par une discipline, comme on dit ailleurs, toute propédeutique, il les prépare à être les hommes de leur temps et de leur pays, rien de plus. Quant à les obliger ou à les empêcher d’être un jour catholiques ou libres penseurs, conservateurs, radicaux ou socialistes, c’est une tâche dont l’école nationale ne se charge pas. Le plus grand service que la société d’aujourd’hui puisse rendre à celle de demain, c’est de ne pas vouloir la façonner par avance. »[9]

Cette même posture s’exprime à sa manière dans d’autres contextes ultérieurs, comme dans cette déclaration de Robert Hari, directeur du Cycle d’orientation (les écoles moyennes de fin de scolarité obligatoire dans le canton de Genève), en 1973 :

« Qu’on me comprenne bien ; s’il s’agit de refuser de fabriquer de futurs adultes conformes (c’est-à-dire qui voteront bien, qui obéiront bien, qui consommeront bien), il ne s’agit pas inversement de créer des nihilistes. L’esprit critique n’a pas de téléologie dogmatique : il est la sauvegarde, dans une société de plus en plus collectivisée, de l’individualité, de la prise de conscience personnelle. »[10]

Nous pourrions ainsi multiplier les exemples pour illustrer ce fait parfois négligé : invoquer l’École d’hier et ses acteurs ne nourrit pas forcément, et ne légitime pas davantage, les propos profondément conservateurs qui sont si souvent exprimés sur l’École d’aujourd’hui ; et encore moins les injonctions prescriptives qui lui sont assignées.

 


[1] Tiré de son introduction à André D. Robert & Bruno Garnier, La Pensée critique des enseignants. Éléments d’histoire et de théorisation, Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2016, p. 8.  L’auteur évoque ici, pour s’en distancier, un Mini-guide de la pensée critique. Concepts et instruments, facilement repérable sur internet.

[2] Voir Frédéric Mole, L’école laïque pour une République sociale. Controverses pédagogiques et politiques (1900-1914), Rennes & Lyon, Presses universitaires de Rennes & INRP, 2010, pour le chapitre « L’enseignement de l’histoire : les idéaux républicains en tension », pp. 133-148 ; Jean Leduc, « Pourquoi enseigner l'histoire ? La réponse d'Ernest Lavisse », Histoire@Politique, 3/2013 (n° 21), pp.  9-52, www.cairn.info/revue-histoire-politique-2013-3-page-39.htm consulté le 4 juin 2016, comme toutes les références sur internet ci-après.

[3] Sur les hiérarchies entre disciplines, voir les travaux de sociologie du curriculum, notamment ceux, pionniers, de Franck Musgrove, « The contribution of sociology to study of the curriculum », in John-F. Kerr, Changing the curriculum, Londres, University of London Press, 1968.

[4] Voir http://eduscol.education.fr/cid92403/l-emc-principes-et-objectifs.html.

[5] Voir https://www.aphg.fr/Communique-Unis-et-Debout-contre-la-barbarie : « Dès lundi et comme après les attentats du mois de janvier, les Professeurs d’Histoire-Géographie et d’Enseignement Moral et Civique seront là pour entourer leurs élèves, les écouter, et répondre à leurs questions. L’Histoire, la Géographie, ces matières si précieuses pour la construction de l’autonomie politique et citoyenne, sont toujours présentes lorsqu’il s’agit d’expliquer et de contextualiser les désordres géopolitiques du monde et transmettre les valeurs républicaines qui sont notre socle commun : la tolérance, la liberté, l’égalité, la fraternité et la laïcité. » Les caractères en gras proviennent de la référence citée.

[6] « Nous ne sommes pas des urgentistes », in https://aggiornamento.hypotheses.org/2538.

[7] Au lendemain des attentats de janvier, un appel est fait par le ministère de l’Éducation nationale à la société civile. On propose, à qui le souhaite, de rejoindre une « réserve citoyenne » susceptible d’être appelée pour travailler avec les enseignants dans le cadre de projets.

[8] Voir par exemple http://eduscol.education.fr/cid55237/enseigner-la-marsellaise-a-l-ecole-primaire.html. De la même manière, des partis de droite et d’extrême-droite ont fait passer des motions parlementaires pour l’obligation d’apprendre et de chanter l’hymne national à l’École primaire dans les cantons suisses de Genève et du Tessin.

[9] Ferdinand Buisson, L’École et la nation en France, extrait de L’année pédagogique, 2e année, 1913, p. 15, disponible sur http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5599042t/f17.image.

[10] Robert Hari, La critique de l’information au Cycle d’orientation, Commission d’étude permanente du CO, cahier n° 4, 1973, p. 8. Cité par Chantal Berthoud, Le Cycle d’orientation genevois. Une école secondaire pour démocratiser l’accès à la culture. 1927-1977, Gollion, Infoglio, 2016, p. 438.

 

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