N°9 / L’Europe et « ses » juifs. Une première approche

Contrer les idées reçues pour que l’histoire scolaire soit vraiment de l’histoire

Charles Heimberg, Laurence De Cock

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« Dans la manière de penser l’histoire, il y a très grossièrement une ligne de partage entre deux positions, en simplifiant à l’extrême. Il y a ceux qui pensent l’histoire comme un monde en soi, c’est-à-dire comme une sorte d’absolu, presque comme une métaphysique, une histoire dont les acteurs sociaux sont absents ou ne sont que des figurants. Dans ce cadre, on peut penser que la place donnée à l’événement peut se limiter à une fonction de maillon dans un enchaînement de causalités avec ses logiques propres, dans une mécanique raisonnée qui peut expliquer “la marche” du temps. C’est une histoire qui se déroule en dehors, ou du moins à distance des acteurs sociaux. Au contraire, dans celle que j’essaie d’écrire, et qui découle nécessairement de mes préoccupations, je m’oblige à penser comment les acteurs sociaux pouvaient vivre l’histoire au moment où ils la vivaient, avec ce qu’ils croyaient en voir, ce qu’ils pouvaient percevoir, avoir et comprendre. Je ne dis pas qu’ils font l’histoire mais en tout cas, ils sont là, spectateurs passifs ou non. Et c’est parce qu’il est impossible de faire abstraction des acteurs sociaux que se pose le problème : est-ce qu’un événement ressemble à ce qu’il montre, à ce qu’il dit qu’il est ? »

« L’événement, c’est ce qui advient à ce qui est advenu... »
Entretien avec Pierre Laborie, Sociétés & Représentations, 2011[1]

 

L’historien Pierre Laborie, qui nous a quittés récemment, a fort bien mis en évidence l’une des lignes de séparation majeures observables dans les manières de faire de l’histoire et, ajoutons-nous, de la transmettre au niveau scolaire. Cette ligne de partage concerne la place que l’historien accorde aux acteurs sociaux comme moteurs de l’histoire, le souci de leur restituer une historicité qui leur soit propre et partant de substituer à une histoire en surplomb et trop facilement causale une approche plus immanente aux temporalités et échelles multiples. La question posée par l’expression de cette ligne de partage est effectivement fondamentale et bien présente dans l’espace public à travers les usages ou mésusages du passé.

L’histoire est une discipline scolaire particulière qui fait sans cesse parler d’elle et suscite constamment l’expression d’une doxa tyrannique[2] jetant quelque doute sur ses finalités réelles. L’exemple le plus récent est le premier entretien[3] au journal Le Monde du 20 mai 2017 qu’accorde le nouveau ministre français de l’éducation nationale, M. Jean-Michel Blanquer. Il y évoque d’emblée l’histoire scolaire pour souhaiter qu’elle soit enseignée de manière surtout chronologique : « Ce qui est important est la structuration de l’enseignement et pour cela une approche chronologique est nécessaire, au moins jusqu’à la fin du collège. Nous allons renforcer cette dimension chronologique. » Une telle affirmation n’est pourtant ni originale ni surtout susceptible de changer quoi que ce soit à ce qui se pratique déjà forcément, mais elle révèle une certaine idée de l’histoire et de son enseignement. La commande d’un retour à la chronologie dit bien autre chose en creux. Elle existe dès les années 1930 lorsque la revue des Annales réclamait la possibilité, à l’école, de procéder à des « échantillonnages », comme l’écrivait Marc Bloch, plus thématiques. Ce à quoi les Inspecteurs généraux de l’époque, dont le célèbre Jules Isaac, s’étaient opposés. Cette obsession de la chronologie est surtout celle critiquée par Pierre Laborie, à savoir une histoire lisse, linéaire, vue d’en haut selon un temps événementiel et politique quasiment préinscrit dans la frise. Elle est l’exact opposé aussi de ce que le regretté Henri Moniot qualifiait de « besoin de datation » qu’il définissait comme  une datation naturellement appelée par l’analyse de l’objet sans laquelle l’objet devient incompréhensible, et non une date fétichisée[4]. Le rappel à la chronologie, dans les mots du pouvoir, est donc toujours, et dans tous les sens du terme, un rappel à l’ordre.

Dans la même interview, le ministre a ensuite affirmé que les enfants avaient d’abord besoin de repères historiques, en citant les rois de France, quitte à ce qu’ils apprennent plus tard que c’est un peu plus compliqué : « Les enfants ont besoin de points de repère historiques. Le fait de connaître les rois de France, ce n’est pas du passéisme. Que l’on apprenne ensuite que tel ou tel point est plus compliqué qu’on ne l’avait d’abord appris, c’est l’affaire de l’enseignement à l’adolescence et à l’âge adulte. » Or, ce postulat qui prive les plus jeunes enfants du droit à des apprentissages d’histoire qui aient du sens est tout à fait discutable. Et on ne voit pas pourquoi, sauf à s’accrocher à des lieux communs désuets, il serait plus adéquat de camper un décor royal d’abord pour y inscrire plus tard l’arrière-plan économique et social plutôt que l’inverse…

Dans les pratiques, il est certes difficile d’opposer ces deux manières d’envisager l’histoire et son enseignement ; la question est donc moins celle de leur concurrence que de leur articulation dans une perspective épistémologique et non en réponse à des injonctions politiques souvent ignorantes de la réalité des faits (et notamment de ce fait indéniable qu’à chaque appel de retour à la chronologie, cette dernière n’avait jamais disparu).

Ces deux manières reflètent les tensions de finalités qui caractérisent l’institution scolaire, comme toutes les institutions sociales ou éducatives, entre reproduction et émancipation sociales, entre une mise sous contrôle et une autonomisation des publics scolaires. 

Pour une histoire enseignée demeurant reliée à ce qu’elle peut tirer de la recherche en histoire

Quelle est la nature réelle de ce sens critique et de cette mise à distance des faits immédiatement observables que l’on associe si volontiers à l’apprentissage de l’histoire ? Et à quelles conditions les élèves pratiquent-ils, mobilisent-ils, apprennent-ils vraiment de l’histoire au fil de leurs activités scolaires ?

Pour répondre à ces questions si importantes, l’établissement et le maintien d’une étroite interaction entre les mondes de la recherche en histoire et de la recherche en didactique de l’histoire paraissent indispensables. Toutefois, une telle inter-action n’implique pas pour autant que les savoirs de la recherche en histoire se déversent et s’imposent comme tels dans le domaine de l’histoire scolaire et de sa didactique. Cette vision descendante aurait d’autant moins de sens que les travaux des historien-ne-s sont divers, souvent contradictoires, voire parfois discutables. En outre, ils n’ont pas tous la même pertinence en termes de transposition didactique, ils ne présentent pas tous le même potentiel de transformation en des savoirs à enseigner, ni de contribution à l’exercice d’un aspect fondamental de la pensée historienne.

Cette question du lien entre recherche en histoire et didactique de l’histoire est assurément cruciale pour poursuivre pleinement les objectifs assignés à l’histoire scolaire qui relèvent de l’autonomie, de la faculté de discernement ou de l’action dans la société, comme l’a bien exprimé l’historien Étienne Anheim :

« L’histoire, c’est l’un des outils que les sociétés contemporaines se sont données pour favoriser la construction de l’autonomie chez les enfants, et chez les adolescents, la capacité à agir dans le monde, et c’est cela qui compte. Et c’est là où la recherche, si vous voulez, peut servir. Parce que la recherche, c’est le lieu du savoir ouvert, c’est le lieu du savoir en construction par rapport à un savoir fermé, ou à un savoir construit et déjà fait.»[5]

Il est sans doute nécessaire de montrer aux élèves en quoi ce que nous connaissons de l’histoire relève d’une construction et est en constante évolution. Il est utile de leur faire connaître les échafaudages de nos savoirs sur le passé. Mais il ne s’agit pas non plus de tout confondre et de mettre les savoirs d’histoire et les savoirs d’histoire à enseigner sur le même plan. Ils sont développés dans des contextes, pour des publics, selon des finalités et en s’inscrivant dans des formats différents. Mais leur point commun demeure, celui d’un rapport étroit au regard particulier sur le monde que l’histoire comme science sociale exerce au cœur de sa fonction critique et de mise à distance. En effet, l’entrée dans les modes de pensée de l’histoire et l’idée de l’ouverture des savoirs concernent cette « capacité à agir dans le monde » qu’Étienne Anheim a bien raison de mettre en exergue s’agissant de l’histoire scolaire.

Dès lors, les portes qui nous sont ouvertes ici par Pierre Laborie offrent quelques pistes. Retrouver l’ordinaire, les causalités accidentelles, l’ouverture des possibles, c’est aussi apprendre que le cours des choses n’est jamais écrit et défataliser l’histoire. La capacité à agir dans un monde de plus en plus incertain s’en trouverait confortée par la certitude de la possibilité de le transformer.


[1] Pascale Goetschel & Christophe Granger, « L’événement, c’est ce qui advient à ce qui est advenu...», entretien avec Pierre Laborie, Sociétés & Représentations, 2011/2 (n° 32), pp. 167-181, disponible sur https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2011-2-page-167.htm, consulté le 8 juin 2017.

[2] La notion de doxa est utilisée ici comme une idée de sens commun qui a la particularité de se faire valoir comme une évidence dans l’espace public alors qu’elle est une production de l’idéologie dominante. Voir Pierre Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994, p. 129. Pour l’histoire scolaire, voir Charles Heimberg & al., « L’intelligibilité du passé face à la tyrannie de la doxa : un problème majeur pour l’histoire à l’école », in Jean-Luc Dorier, Francia Leutenegger & Bernard Schneuwly (Éds), Didactique en construction, construction des didactiques, Raisons éducatives, Bruxelles, De Boeck, 2013, pp. 147-162.

[3] Disponible sur http://abonnes.lemonde.fr/education/article/2017/05/20/jean-michel-blanquer-il-nous-faut-depasser-le-clivage-gauche-droite-sur-l-ecole_5130829_1473685.html?xtmc=blanquer&xtcr=1, consulté le 8 juin 2017.

[4] Henri Moniot et Maciej Serwanski (dir), L’Histoire et ses fonctions, une pensée et des pratiques au présent, Paris, L’Harmattan, 2000.

[5] Étienne Anheim, dans La Fabrique de l’Histoire, France Culture, 25 mai 2015, disponible sur https://ecoleclio.hypotheses.org/156, consulté le 8 juin 2017. Voir aussi Étienne Anheim & Bénédicte Girault (coord.), dossier « Recherche historique et enseignement secondaire », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 70e année, 2015, n° 1, pp. 141-214.

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