N°8 / Les usages problématiques des mots du mal

Retrouver les discontinuités du passé, défataliser l’histoire, dépasser les idées reçues

Laurence De Cock, Charles Heimberg

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« En effet, aussitôt accompli, le moment singulier, éphémère, est interprété en fonction d’un parallélisme artificiel ou d’une analogie entre différents événements. Après disparition de l’empreinte de l’immédiatement visible, on reconstruit les causes à partir de conséquences advenues. La linéarité de l’ensemble est donnée à voir comme une évidence, sans plus tenir compte des rapports de force dont elle est issue. On valorise ce qui advient après coup, au détriment des possibles dont les traces se perdent dans le dédale des rationalités dominantes. Les historiens, ensuite, se chargeront de classer ce moment de l’histoire sur une échelle du temps qu’ils édifient selon des critères divers […].Ainsi, à l’issue d’une fabrique de l’histoire par les contemporains, la singularité du moment historique qui façonne le moment de l’histoire tombe très vite dans l’oubli. À ne retenir qu’une forme de rationalité, le foisonnement des idées et des pratiques conflictuelles, au centre de ce mouvement, perd son intelligibilité et échappe à l’historien. […] Mon projet a donc consisté à penser l’historicité des moments singuliers ayant marqué de leur empreinte toute l’histoire et façonné son mouvement. Imperceptibles dans la continuité historique ainsi construite, ils se dérobent à la représentation linéaire, que celle-ci soit conceptuelle, factuelle ou idéologique. Une permanence cependant demeure : l’idée que contient un mot dont le sens évolue constamment, indéfiniment […]. La rencontre fulgurante du passé oublié avec l’actualité repensée donne à comprendre, simultanément, la modernité de l’idée. Au-delà de toute continuité ; contre toute attente, le devenir de l’événement passé devient alors passablement intelligible. »

Michèle Riot-Sarcey, Le procès de la liberté. Une histoire souterraine
du XIXe siècle en France, Paris, La Découverte, 2016, pp. 298-302

« La maîtrise du raisonnement contrefactuel et de ses rouages permet enfin d’intervenir dans les débats publics où des devenirs historiques alternatifs sont fréquemment mobilisés en raison de leur efficacité rhétorique ou de leur capacité à porter des jugements moraux. Elle aide à déjouer plus sûrement les pièges d’un jugement rétrospectif nourri des valeurs du présent. Surtout, en dégageant les possibles non advenus du passé, en nombre limité, le chercheur défatalise l’histoire. Il se soustrait ainsi à l’enfermement dans des trajectoires présentées comme irrésistibles et enrichit la compréhension des sociétés contemporaines en pointant les discontinuités dont elles sont le fruit. Par la mise à jour d’autres issues du passé, l’historien peut offrir des moyens d’action dans le présent. En ce sens, le contrefactuel permet d’ouvrir notre perception du présent historique. »

Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles,
Paris, Seuil, 2016, p. 348.

 

« Le colloque de Rennes avait pour ambition d’étudier les constructions mémorielles et les représentations des comportements collectifs en pays occupé entre 1940 et 1945. Cet objectif visait principalement le ”cas français”, puisque s’y sont imposés, à divers niveaux, dans le domaine historique, dans les médias, dans l’enseignement, des affirmations inlassablement répétées, trop facilement admises comme des évidences et qui nous paraissaient donc devoir être réexaminées. Ambition mesurée, en pleine conscience des obstacles : les comportements collectifs sont un objet difficile à cerner, a fortiori quand il s’agit de ceux du passé. Leurs représentations sont floues, grossières, changeantes, fragiles, elles sont particulièrement malléables et, donc, facilement sous influence. Autant de traits qui rendent leur transmission d’autant plus malaisée que, pour une période aussi controversée, la tentation est grande d’abord de les juger, et ensuite de les décrire à partir d’une grille de lecture anachronique. Dès lors, pour essayer de dépasser les idées reçues par une analyse critique respectueuse des exigences de l’histoire, il faut revenir à la chronologie et à des sources solidement contextualisées. […] On conçoit que, sur des sujets aussi complexes et aussi idéologiques que les comportements collectifs pendant la guerre, la transmission des savoirs en milieu scolaire ne soit pas simple. Elle se révèle parfois contradictoire […]. Que la transmission des savoirs ne soit pas statique, mais qu’elle soit insérée dans son temps, n’est en rien étonnant et relève de l’évolution des questionnements et des savoirs. Ou plutôt ne devrait qu’en relever et non reproduire les croyances du moment. »

Jean-Marie Guillon, Pierre Laborie et Jacqueline Sainclivier, Images
des comportements collectifs sous l’Occupation. Mémoires, transmission, idées reçues,
Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, pp. 243, 247.

 

L'enseignement de l’histoire, ses contenus et sa forme se distinguent de l’histoire académique par un processus de déconstruction, reconstruction et insertion dans un récit scolaire qui mène à transformer les savoirs scientifiques en des savoirs à enseigner. Ce postulat, qui constitue un fondement de la réflexion sur l’histoire scolaire, est généralement qualifié de transposition didactique. Il décrit une interaction dynamique, et non pas une relation surplombante, entre une discipline relevant des sciences sociales et sa scolarisation. Cette interaction évolue en fonction des transformations de l’enseignement de l’histoire depuis plus d’un siècle. C’est donc à la fois en termes de diachronie et de synchronie que se pose la question du rapport entre l’histoire et son enseignement, celle de savoir dans quelle mesure, dans quel délai et comment des références scientifiques interviennent ou non dans la fabrication de ce que les élèves sont invités à apprendre.

Combien de temps faut-il, et selon quelles modalités, pour qu’une nouvelle connaissance scientifique devienne un objet d’enseignement ? La question est complexe car dépendante de nombreux facteurs. Certes, il nous arrive à nous, historiennes et historiens, d’espérer que la prise en compte des renouvellements historiographiques soit rapide, d’autant que les contenus scolaires sont volontiers soumis à des résistances, à des conservatismes, qui les cantonnent à des visions stéréotypées, y compris à des « stéréotypes savants » forgés il y a très longtemps dans le monde académique[1]. Mais il faut aussi se méfier de l’entrée très/trop rapide dans les contenus scolaires de thèses novatrices et très en vogue, qui, alors qu’elles sont débattues de manière contradictoire parmi les chercheurs, en viennent à être trop rapidement présentées comme des faits bien établis dans les classes[2].

Les enseignants et les didacticiens d’histoire s’intéressent aux travaux d’histoire en se demandant lesquels, et dans quelle mesure, sont susceptibles d’offrir les meilleures pistes pour renouveler et améliorer les contenus scolaires d’histoire, et surtout nourrir la conception de l’histoire et de l’enseignement qui les anime. De ce point de vue, et dans ce but, ils sont un peu amenés à faire leur marché dans l’actualité éditoriale de l’historiographie.

Cette année 2016 a ainsi été notamment marquée, dans l’espace francophone, par trois ouvrages dont de longues citations ouvrent cette chronique. Nous n’en proposons pas ici une recension, mais nous les évoquons pour les quelques idées-forces qui nous paraissent pouvoir inspirer avec profit l’histoire scolaire et son renouvellement. Michèle Riot-Sarcey, dans son Procès de la liberté, revisite ainsi le XIXe siècle politique et social en France dans ses expressions les plus profondes pour remettre en cause les continuités et les successions ultérieurement lissées qui caractérisent le regard dominant sur cette période. Elle appelle dès lors à retrouver des discontinuités qui mettent à jour des possibles non advenus et à singulariser les moments historiques. C’est la même perspective qui motive L’histoire des possibles de Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou en montrant l’intérêt d’un recours à une histoire contrefactuelle, une histoire avec des « si » qui s’interroge sur ce qui aurait pu arriver si des événements antérieurs ne s’étaient pas produits. Ce qui n’est pas advenu, mais qui aurait pu l’être, nous permet ainsi, en fin de compte, de mieux saisir le caractère singulier et non anodin de ce qui a eu lieu. Il y a un intérêt commun qui se dégage de ces deux ouvrages, celui de nous inciter, de nous aider, à défataliser l’histoire, à montrer aux élèves combien elle est le fruit de constructions humaines, de prises d’initiative et d’actions au sein des collectivités humaines et non un enchaînement ou enchâssement de faits unis par une causalité artificielle.

Une autre question est au cœur de la complexité du passé : celle de l’opinion publique, qui nous contraint d’intégrer des facteurs de différenciation géographiques, sociaux, genrés ou chronologiques au sein des périodes examinées. Le dernier des ouvrages cités en ouverture de cette chronique porte ainsi sur le thème de l’image des comportements collectifs sous l’Occupation en France[3]. Il est le seul des trois qui concerne une thématique directement reliée aux préoccupations d’En Jeu. Histoire et mémoires vivantes. Mais il suggère, comme les autres, des réflexions générales sur les manières de construire l’histoire et d’en transmettre une connaissance qui donne accès à une intelligibilité du passé.

Autour de ces représentations des comportements collectifs, la problématique des mémoires et de leur histoire provoque, pour une période du passé qui demeure sensible, une contradiction entre les savoirs critiques et les idées reçues. Elle s’exprime notamment par la persistance d’une vulgate « résistancialiste » dominante non seulement dans l’espace public, malgré le démenti des travaux d’historiens dont plusieurs ont contribué à cet ouvrage sur les images des comportements collectifs, mais tout autant dans le contexte scolaire. Cette vulgate a notamment été décrite avec précision par Pierre Laborie, qui l’associe à l’affirmation de l’idée d’une « représentation rassurante des années noires : minoration de l’emprise de Vichy sur la société et vision complaisante de la résistance, assimilée à la nation, alors qu’elle [n’aurait été] qu’un phénomène très minoritaire »[4]. Ce à quoi il ajoute que :

« Sans chercher à nier les lâchetés et les complicités du temps de l’Occupation, on peut s’interroger sur les raisons qui ont fait d’une hypothèse plausible, mais discutable, une vulgate inlassablement reprise comme une certitude et, antienne inusable, le miroir d’une nation qui serait incapable d’affronter lucidement son histoire ? Faut-il à ce point charger de signification le seul désir supposé de masquer la part d’ombre du passé ? »

Ici, la vulgate fait l’économie de la complexité des situations, mais surtout de celle des manières dont tous les protagonistes du passé, dans un présent, leur présent, qui se situe dans notre passé, ont été amenés à effectuer des choix, parfois successivement contradictoires, parfois contradictoires dans le même temps, dans un contexte d’extrême tension et d’extrême danger. Ces idées reçues mènent aussi et surtout à une minorisation du rôle, à cette époque, de la Résistance, au double sens de la Résistance-organisation et de la Résistance-mouvement social tel que le décrit François Marcot[5], et relèvent de ce que Pierre Laborie a qualifié de « doxa de la France glauque »[6].

Retrouver les discontinuités du passé, défataliser l’histoire, dépasser les allants de soi en intégrant des questions non consensuelles : ce sont bien là trois objectifs dune grande importance qui peuvent orienter les réflexions daujourdhui pour un renouvellement souhaitable de lenseignement et apprentissage de lhistoire.

 


[1] La notion de stéréotypes savants a été proposée par Antonio Brusa, par exemple à propos du Moyen Âge (« Un recueil de stéréotypes autour du Moyen Âge », Le cartable de Clio, Le Mont-sur-Lausanne, LEP, 2004, n° 4, pp. 119-129, à propos notamment des représentations de la société féodale par des pyramides) ou de la Préhistoire (« David et l’Homme de Néandertal. Les stéréotypes savants sur la Préhistoire, Le cartable de Clio, Lausanne, Antipodes, n° 10, 2010, pp. 103-112).

[2] Par exemple, à propos de l’histoire de la Grande Guerre, lorsque les concepts de « culture de guerre » ou de « brutalisation », sont apparus très vite dans les contenus scolaires alors qu’ils étaient discutables et discutés par les historiens. Voir notamment Rémy Cazals, « 1914-1918 : oser penser, oser écrire », Genèses, Paris, Belin, 1/2002 (no46), pp. 26-43 ;  François Buton & al., « 1914-1918 : retrouver la controverse », La Vie des idées, 2008, http://www.laviedesidees.fr/1914-1918-retrouver-la-controverse.html, consulté le 30 décembre 2016.

[3] Cécile Vast, qui a contribué à cet ouvrage, en a proposé une très bonne synthèse in https://ecoleclio.hypotheses.org/652, consulté le 30 décembre 2016.

[4] Pierre Laborie, Les mots de 39-45, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2006, p. 103.

[5] François Marcot, « Comment écrire l’histoire de la Résistance ? », Le Débat, Paris, Gallimard, n° 177, 2013, pp. 173-185.

[6] Le chagrin et le venin, Occupations. Résistance. Idées reçues, Paris, Bayard, 2011, p. 53 de la réédition Folio Histoire, 2014.

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