N°8 / Les usages problématiques des mots du mal

La formule "devoir de mémoire" comme "pharmakon"

Sébastien Ledoux

Résumé

L’expression « devoir de mémoire » est instituée en France en formule du discours au début des années 1990. Ce partage de plus en plus large des usages du terme traduit le pouvoir qui lui est accordé : remédier aux maux du passé comme à ceux du présent. Cet article analyse comment le devoir de mémoire est ainsi employé comme un pharmakon censé réguler le corps social et préserver la société de nouveaux maux, en n’omettant pas d’évoquer le caractère ambigu de ce nouveau mot d’ordre.

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Si l’expression devoir de mémoire apparaît en France dans les années 1970 comme une figure de style produite par une élite culturelle sans référence historique particulière, son imposition comme formule du discours intervient au cours des années 1990 dans le cadre de la mémorialisation du génocide des Juifs[1]. Devoir de mémoire est alors mobilisé dans l’espace public pour la reconnaissance politique d’un crime identifié depuis plusieurs années comme représentant le mal absolu, l’extermination des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette injonction ainsi formulée est perçue dans le même temps comme un remède agissant sur différents maux touchant la société française (amnésie collective, antisémitisme, négationnisme, montée du Front national). Publicisée dans une rhétorique de la dénonciation contre un ordre établi, le terme devoir de mémoire est situé comme un véritable pharmakon[2] susceptible de former des citoyens éclairés en leur instillant une conscience historique qui prémunirait de la répétition des crimes de masse.

Devoir de mémoire : remède pour une France malade de son passé

Les premiers emplois du devoir de mémoire relatifs au génocide des Juifs interviennent au milieu des années 1980. S’ils restent quantitativement très limités, ces usages indiquent le souci de lutter contre l’effacement des traces propre à l’entreprise génocidaire et à sa négation. La polarisation sur l’extermination des Juifs fait alors émerger la question de la responsabilité des auteurs d’un crime qualifié de mal absolu. Lancée du point vue historique par le livre de Robert Paxton paru en France en 1973, et juridiquement par les actions pénales de Serge Klarsfeld à partir de 1978, la question de la responsabilité propre du gouvernement de Vichy dans la persécution des Juifs en France se construit en problème public au début des années 1990. C’est à ce moment-là, et directement lié à ce contexte, que le devoir de mémoire entre en scène comme formule en réponse à un diagnostic sur la France porté par des médias, des historiens et des acteurs politiques. Le pays souffrirait d’un mal, l’amnésie collective à l’égard de la participation active de Vichy dans la déportation et l’extermination des Juifs. Les lenteurs de la justice pour juger des responsables français (Touvier, Bousquet, Papon), les ambigüités du président de la République François Mitterrand (ses pressions sur la chancellerie pour retarder ces procès, sa relation avec Bousquet, son passé vichyste), les actes antisémites (profanation du cimetière juif de Carpentras en mai 1990) et le discours négationniste porté par un parti politique en plein essor, le Front national, sont présentés comme les stigmates d’une France qui n’arrive toujours pas à faire face à son passé, cinquante ans après les faits. Le devoir de mémoire est alors mobilisé comme un remède urgent pour la collectivité nationale dans une rhétorique de la dénonciation portée contre les dogmes, contre les pouvoirs en place et contre l’occultation de l’histoire[3]. Les principaux locuteurs de la formule de cette période – Michel Noir, Jean Le Garrec, Jean-Marie Cavada – qui vont lui permettre sa publicisation partagent le sentiment de contester un ordre établi en dévoilant une vérité que l’on cherche toujours à occulter[4]. À côté de l’institution judiciaire et du pouvoir en place avec Mitterrand, l’institution scolaire est alors désignée comme appartenant à cet ordre établi en omettant toujours d’enseigner aux élèves le rôle actif de Vichy dans la persécution des Juifs. Au lendemain de la commémoration de la rafle du Vel' d’Hiv’ de juillet 1992, un débat télévisé sur TF1 intitulé « La mémoire du Vel' d’Hiv’ » met en scène six adolescents de 12 à 17 ans et différentes personnalités du monde politique, associatif et intellectuel. L’un des adolescents explique : « On nous a toujours dit que c’étaient les Allemands qui avaient fait le mal. On ne nous a jamais dit que les Français y étaient pour quelque chose. Pourquoi on nous a caché cette vérité ? »[5] Les réponses des invités adultes reprennent les mots employés souvent lors de cette période qui fabriquent un « contexte de sens »[6] : « Oui le statut des Juifs de 1940 restera “une tâche sur l’honneur” de notre pays. Indélébile. Oui, la France “ne sait pas assumer les pages noires de son histoire” ; […] C’est vrai, il arrive que les sociétés humaines soient atteintes de “pourrissement de la conscience”. Oui, il incombe à chacun, cinquante ans après, un “devoir de mémoire”. Un devoir individuel et collectif qui devrait comporter le procès de la collaboration. »[7]

Comme l’illustre cet exemple, le devoir de mémoire est alors largement référé à la tenue de procès de criminels français qui apparaissent comme un vecteur essentiel du dévoilement nécessaire de la vérité historique, un dévoilement au nom des droits de l’homme qui contribuerait à l’instruction civique auprès des jeunes générations. C’est dans ce cadre que les témoins apparaissent dans l’espace public comme les dépositaires de la vérité d’un crime occulté et les transmetteurs d’une expérience humaine édifiante pour les jeunes dans une logique de prévention.

Témoigner contre le mal

Un détour par les notions d’« espace public » et du « règne de l’Anonyme » développées par Hannah Arendt éclairent davantage la fonction du devoir de mémoire dans le discours social à partir de 1992-1993. Hannah Arendt définit l’espace public comme un espace « où les hommes n’existent pas simplement comme d’autres objets vivants ou animés, mais font explicitement leur apparition »[8]. Par ailleurs, dans son texte Sur la violence[9] dans lequel elle traite de la violence d’État au XXe siècle, celle-ci évoque l’aspect bureaucratique du crime de masse opéré par le régime le plus tyrannique qui soit et qu’elle dénomme le « règne de l’Anonyme, puisqu’on ne voit personne en fin de compte qui soit susceptible de répondre de ce qui a été accompli. Cet état de choses qui rend impossible la localisation de la responsabilité et de l’identification de l’adversaire »[10]. Cet anonymat de ces « bourreaux de bureaux » fait pendant à l’anonymisation des victimes du génocide. Or, devoir de mémoire surgit dans le discours médiatique pour donner du sens à l’« apparition » dans l’espace public des témoins du génocide[11] : à la fois des expériences individuelles de victimes incarnées par des paroles singulières, et d’individus « identifiés », accusés, et pour certains condamnés, de crimes contre l’humanité : Klaus Barbie, René Bousquet et Paul Touvier[12]. Pour le journal Le Monde par exemple, les deux premières occurrences de devoir de mémoire datent de 1992 et concernent les poursuites à l’encontre de Paul Touvier et de René Bousquet pour crimes contre l’humanité[13]. Pour l’année 1993, sur douze occurrences relevées du terme dans le quotidien, huit concernent les témoignages publics de rescapés des camps de la mort (livre, films, émissions télévisées)[14]. Parmi ces occurrences, on retiendra plus particulièrement celle du dossier radio-télévision du Monde du 6 septembre 1993 consacré à la diffusion du film Le procès Barbie, justice pour la mémoire et l’Histoire, montrant des extraits du procès pour la première fois à la télévision. En grand titre sur la couverture, on peut lire « Le devoir de mémoire » avec une photographie en dessous de deux témoins du procès, prise en 1987, deux témoins qui sont nommés par le journal[15]. À l’intérieur du dossier, on trouve « Le devoir de mémoire » en titre couvrant une double page. En dessous, des photos de quatre témoins du procès avec leur nom indiqué en légende pour chacun d’entre eux : Ennat Léger, élie Nahmias, Sabine Zlatin et Marcel Stourdze. Les six témoins choisis par le quotidien qui apparaissent ainsi nommément sont tous des témoins victimes de la déportation de persécution à l’encontre des Juifs et non de la déportation de répression visant les résistants. Il s’agit de donner voix à l’expérience génocidaire[16]. Dans l’article qui relate le projet de ce film et sa mise en œuvre, on peut lire le commentaire du journaliste-réalisateur du film, Paul Lefèvre, justifiant ainsi son choix de montage : « Qu’y avait-il d’important ? Ce n’était pas Barbie lui-même. Toutes les victimes entendues lors du procès évoquaient un devoir de témoigner. J’ai choisi non de faire un résumé du procès ou un rappel des querelles juridiques, mais de rassembler quelques témoignages – ceux qui étaient les plus aptes à remplir la seconde mission, celle de témoigner à l’écran – racontant les arrestations, les tortures personnelles, le transfert vers Drancy, les souffrances du voyage et la vie dans les camps »[17]. Le soir de la diffusion du film, dans l’émission La marche du siècle, ce sont près de six millions de téléspectateurs qui voient « apparaître » les témoins chaque fois nommés, faisant le récit de leur expérience singulière de la déportation[18]. Notons que, du point de vue juridique, le procès intégralement filmé et enregistré à la demande Robert Badinter, alors Garde des Sceaux, en 1983, ne pouvait être diffusé que cinquante ans après[19]. Un amendement voté au Parlement le 29 juin 1990 modifia l’article 8 de la loi en permettant la diffusion d’images d’un procès pour crimes contre l’humanité, dès sa clôture, sous réserve de différentes garanties et après autorisation judiciaire. À la suite de la demande de diffusion par la société de production de La marche du siècle, une ordonnance du Tribunal de grande instance de Paris du 1er juillet 1993 autorise cette diffusion en soulignant « le caractère pédagogique que revêt la diffusion publique d’extraits de l’enregistrement d’un procès pour crimes contre l’humanité »[20]. Ce caractère pédagogique est mis en scène par un dispositif plaçant sur le plateau de télévision de jeunes français et européens de 18 à 25 ans face aux témoins qui répondent à leurs questions. Cette soirée télévisée est présentée au préalable par son producteur-présentateur Jean-Marie Cavada comme « un acte de pédagogie […] qui parlera de la nécessité de la justice et des témoins pour organiser la mémoire et établir l’histoire »[21].

L’« apparition » à vocation pédagogique des témoins dans l’espace public est encadrée dans le champ sémantique par le devoir de mémoire. La formule devient alors un tiers langagier « convoyeur de sens »[22] qui légitime les actions produites pour mettre fin au « règne de l’Anonyme » décrit par Hannah Arendt. La formule est en effet mobilisée autour de trois référents constitutifs de ce règne : la poursuite d’individus « identifiés » comme responsables de crimes contre l’humanité ; la prise de parole publique des témoins évoquant leur propre expérience dans une finalité pédagogique, et enfin la dette des contemporains envers ces morts qui ne doivent plus rester anonymes.

L’École, dépositaire du devoir de mémoire

Au-delà du prétoire et des plateaux télévisés, cette configuration du témoignage à caractère pédagogique encadrée par le terme devoir de mémoire se déploie à partir du milieu des années 1990 au sein de l’institution scolaire soupçonnée d’avoir elle aussi participé à l’occultation de la vérité historique. En mars 1994, le magazine télévisé Envoyé spécial consacre par exemple une émission sur la déportation des Juifs de France pendant la Seconde Guerre mondiale intitulée « Devoirs de mémoire »[23]. En guise d’introduction, le journaliste Bernard Benyamin s’adresse aux téléspectateurs en ces termes :

« Depuis plusieurs semaines, vous l’avez sans doute remarqué, c’est toute une époque de l’histoire de France qui semble resurgir, une histoire marquée par l’Holocauste, avec le film de Steven Spielberg, et la Collaboration, avec le procès Touvier. Une histoire qui a été trop longtemps cachée et que découvrent, parfois avec horreur, des millions de jeunes. Le reportage que vous allez voir, ce sont eux qui l’ont provoqué. Ils nous ont écrit à Envoyé spécial, par centaines, avec des questions comme “à quoi sert l’histoire ? À quoi a servi l’Holocauste si on laisse faire les choses aujourd’hui en Yougoslavie ? Qui sont les gens qui ont caché l’histoire ou qui s’amusent à la réécrire ?” Nous sommes donc allés voir ces jeunes, eux et quelques historiens, pour tenter de répondre à ces questions. En commençant notre enquête par un lycée parisien, le lycée Jean-Baptiste Say où des élèves avaient déjà entrepris ce devoir de mémoire. »

Le reportage débute par un plan sur des lycéens dans l’amphithéâtre de leur établissement. En fond sonore, on entend les premières notes particulièrement dramatiques de La jeune fille et la mort de Frantz Schubert et, en voix off, la phrase d’une élève : « Oublier, c’est la pire des choses, parce que si on oublie ce qui s’est passé, c’est le meilleur moyen pour recommencer après. » Puis le téléspectateur voit différentes photographies de déportés dans un camp – corps brûlés, enfants squelettiques, femmes nues – avec la musique toujours présente. La lycéenne parle de nouveau, cette fois face caméra : « On n’a pas à supprimer l’histoire ; elle a existé, on n’a pas le droit de couper comme ça. Chaque pays a, plus ou moins, une partie un petit peu sombre, un peu honteuse ; c’est pas une raison pour la cacher ; il faut que cela serve d’exemple pour les générations futures. » D’autres photographies de déportés sont présentées, avant qu’une autre lycéenne, en gros plan, déclare : « Il y a une névrose véritablement à propos de cette époque de Vichy, et tout ça, et cette affaire Touvier, c’est comme un peu une psychanalyse : faire resurgir à la surface pour pouvoir mettre après au clair notre histoire. » La musique s’estompe ensuite progressivement, tandis qu’une photographie de l’entrée du camp d’Auschwitz avec les rails apparaît en zoom avant, accompagnée du son de plus en plus fort d’une locomotive. Le téléspectateur voit alors une nouvelle image sur fond blanc sur laquelle s’imprime en lettres noires capitales : « DEVOIRS DE MÉMOIRE ».

On retrouve dans ces prises de parole de lycéens l’emprunt de notions psychanalytiques utilisées par Henry Rousso[24] qui se sont diffusées pour identifier la situation-problème de la France face à ce passé. Une telle séquence télévisée illustre également les réflexions du sociologue Patrick Pharo sur les scènes de sollicitation publique dans les médias. Ce n’est pas directement la victime du crime passé qui sollicite l’écoute, la compassion du destinataire, mais la présentation qui est faite du malheur de la victime dans l’image et le commentaire. Patrick Pharo insiste ainsi sur le fait que « dans le spectacle médiatique de l’injustice et du malheur, le rôle des images et des intermédiaires sémantiques est en effet crucial, car c’est essentiellement le sens des descriptions ou des présentations qui entraîne la compassion du sujet pour les injustices et les misères et influe ainsi sur ses capacités d’engagement »[25]. En ce sens, la formule devoir de mémoire fait alors fonction d’intermédiaire sémantique censée favoriser la compassion des téléspectateurs et influer sur leurs capacités d’engagement concernant la (re)connaissance du génocide des Juifs en tant que crime commis avec la participation active du régime de Vichy.

Du côté de l’Éducation nationale, la transmission du génocide des Juifs aux élèves de l’école de la République est alors perçue comme une priorité par différents acteurs. Dominique Borne publie l’article « Faire connaître la Shoah à l’école » dans Les Cahiers de la Shoah en 1994. Il est alors le doyen du groupe histoire-géographie de l’Inspection générale et responsable de la rédaction des programmes d’histoire entre 1994 et 1998. Cette priorité se traduit dans les nouveaux programmes scolaires de lycée de 1995[26]. L’événement dénommé Shoah est porteur d’enjeux civiques dépassant largement le contenu d’un savoir historique. Parmi les outils pédagogiques mobilisés par les personnels de l’institution scolaire pour favoriser la transmission de la Shoah aux élèves, les visites des camps d’extermination se développent au cours de ces années. Ces visites sont perçues à la fois par les enseignants, les politiques et les médias comme des actions éducatives propres à former l’élève comme un citoyen éclairé. À partir du milieu des années 1990, ces actions éducatives sont régulièrement dénommées – et justifiées – par la formule devoir de mémoire. Rappelons que le moment de naissance du devoir de mémoire en tant que formule s’est produit lors d’émissions télévisées mettant en scène des rencontres entre des témoins déportés et des jeunes. Le sujet de philosophie du baccalauréat donné en juin 1993, « Pourquoi y a-t-il un devoir de mémoire ? », a également légitimé a posteriori de telles pratiques pédagogiques. Des usages du terme sont donc venus ensuite prolonger ces scènes inaugurales en qualifiant ces actions éducatives en plein essor du nom de devoir de mémoire. Les visites des camps par les élèves accompagnés des témoins ont par conséquent élargi le champ sémantique de la formule. Le corpus de l’INA mentionne plusieurs occurrences de devoir de mémoire directement associées à ces pratiques scolaires à partir de 1996. Le traitement médiatique de la visite du camp d’Auschwitz par Jacques Chirac accompagné de lycéens, en septembre 1996, semble avoir apporté un cadre référentiel d’ordre sémantique à cette pratique sociale. Employé par le président de la République lors de son discours à Cracovie le 13 septembre 1996, le terme devoir de mémoire est diffusé par les rédactions des journaux télévisés le soir même pour présenter cette visite d’Auschwitz comme une action éducative. En reprenant la formule, les médias audiovisuels semblent avoir ainsi initié cette référence en septembre 1996. Dans les années qui suivent, ces usages du terme proviennent souvent des médias eux-mêmes. Les visites des camps d’extermination qualifiées de devoir de mémoire sont présentées à la télévision non seulement comme le moment privilégié pour les élèves d’une éducation citoyenne, mais également comme l’occasion de leur forger une conscience historique autour d’un rituel commémoratif au cours duquel on crée une communauté éducative pour l’avenir. Le magazine intitulé « Le devoir de mémoire »[27], diffusé au journal télévisé de France 3 Haute-Normandie, le 4 octobre 1997, illustre cette dimension. Les journalistes de la chaîne, Thierry Bercault et Frédéric Gatineau, consacrent un reportage de trente minutes à une ancienne rescapée d’Auschwitz, Denise Holstein, accompagnant des élèves de troisième au camp d’extermination. Le journaliste commence par indiquer dans son reportage que « l’Éducation nationale a longtemps ignoré cette page sombre de l’histoire de France. Il a fallu beaucoup de courage et d’obstination aux combattants de la mémoire pour dire la vérité sur la Collaboration et l’Holocauste ». Le reportage se conclut par une scène montrant les élèves et Denise Holstein sur les rails, à l’entrée du camp. On leur distribue des roses alors que l’image est diffusée au ralenti. Entourée des collégiens, Denise Holstein prononce gravement ces mots : « 76000 personnes ont été déportées de France. Sur les 76000, il y avait 11000 enfants. Sur les 76000, nous sommes revenus à 2500 ; et à l’heure actuelle, nous sommes à peu près 300 survivants [on voit des collégiens en larmes]. Je vais vous demander de vous recueillir quelques instants en pensant à toutes ces personnes qui ont fini ici. Vous savez que d’habitude, quand on a perdu quelqu’un, on va au cimetière. Moi, je ne sais pas où aller. » L’image montre au ralenti les élèves qui déposent leur rose à tour de rôle sur les rails, et en off la voix de Denise Holstein : « Je voudrais aussi que chacun dépose une rose. Je voudrais que toute votre vie, vous pensiez, que vous en parliez autour de vous. Vous savez que malheureusement, à l’heure actuelle, [findu off, retour gros plan sur Denise Holstein] il y a des gens qui disent que ça n’a jamais existé, que c’était de l’invention. Je pense que quand on est ici il est difficile de penser que c’est de l’invention [plan sur les visages graves et tristes des collégiens]. Vous lutterez toute votre vie contre ces gens et… vous n’oublierez pas tous ces gens qui ont disparu. Vous voyez, c’est la troisième fois que je viens, mais c’est pas plus facile. » Le film se termine sur l’image des roses sur les rails au premier plan, de Denise Holstein entourée des collégiens debout, tête baissée, le regard porté vers les roses. Sur cette image précise, le titre du reportage apparaît au centre de l’écran en surimpression : « Le devoir de mémoire ». La formule désigne d’une part la nécessaire connaissance pour les élèves d’une vérité historique longtemps occultée et toujours niée par les négationnistes. Elle est aussi le signe sémantique d’un « pacte testimonial »[28] contracté lors de la visite du camp qui crée une communauté éducative entre le témoin oculaire et les élèves, des élèves devenus par ce rituel sacré effectué sous le sceau du serment les « témoins de témoins » à même de lutter à leur tour, à l’avenir, contre le mal.

Ces pratiques scolaires reçoivent le soutien du ministère de l’Éducation nationale qui emploie lui aussi devoir de mémoire à cette occasion. En 2001, une coopération pédagogique entre le ministère de l’Éducation nationale et le ministère de la Défense est mise en place pour « réaliser des actions pédagogiques liées aux conflits contemporains et au devoir de mémoire »[29]. Parmi les actions pédagogiques promues se trouvent en bonne place les « voyages » ou « sorties scolaires ». Le pouvoir exécutif s’inspire lui aussi de la formule pour mener sa politique éducative dans un contexte de mondialisation de la mémoire de la Shoah. La politique éducative relative à la connaissance de la Shoah prend en effet une dimension internationale à la fin des années 1990. En 1998, un « Groupe d’action international » se constitue. Il s’agit de la « Task Force for International Cooperation on Holocaust Education, Remembrance and Research » (« Groupe d’action pour la coopération sur l’éducation, la mémoire et la recherche sur l’Holocauste »), créé à l’initiative du Premier ministre suédois Göran Persson. Ce groupe organise en janvier 2000 un forum à Stockholm, réunissant les représentants des quarante-cinq pays dont huit chefs d’État et quatorze chefs de gouvernement. Présent à ce forum pour représenter la France, le Premier ministre Lionel Jospin y prononce un discours le 26 janvier 2000. Si les politiques éducatives relatives à la Shoah s’inscrivent désormais dans un cadre international, le chef du gouvernement français nomme celle de la France par la formule devoir de mémoire :

« L’enseignement de la Shoah, la compréhension des causes qui l’ont permise, l’hommage rendu à ceux qui l’ont combattue, constitue un devoir. En France, nous souscrivons désormais pleinement à ce devoir de mémoire et d’éducation. »[30]

Les États membres rédigent lors de ce forum une déclaration dans laquelle ils s’engagent à promouvoir l’enseignement de l’Holocauste et à instituer une Journée internationale de commémoration. En France, le ministère de l’Éducation nationale honore les engagements de Stockholm notamment par l’envoi en 2002 d’un livre à destination de tous les élèves de troisième et de terminale sur l’histoire de la Shoah intitulé Dites-le à vos enfants[31]. Le livre est préfacé par Serge Klarsfeld et l’on peut trouver, dans certaines académies, l’ajout d’une introduction rédigée par des représentants de l’Éducation nationale et des élus des collectivités territoriales. Dans le livre distribué aux élèves du département de l’Essonne par exemple, l’inspecteur d’académie et le président du Conseil général s’adressent aux élèves de troisième en faisant référence au terme devoir de mémoire[32]. L’enseignement de la Shoah est ainsi présenté comme une propédeutique à la formation du citoyen éclairé, ainsi mieux armé pour lutter contre l’intolérance.

Les ministres européens de l’Éducation nationale, réunis au Conseil de l’Europe à Strasbourg en octobre 2002, adoptent le principe d’une journée de commémoration de l’Holocauste. Celle-ci est mise en place en France par une circulaire de décembre 2003 instituant dans les écoles une « Journée de la mémoire de l’Holocauste et de la prévention des crimes contre l’humanité »[33]. La date de la journée est fixée au 27 janvier, « anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz ». La dimension civique d’une telle commémoration est clairement affirmée dans la circulaire[34]. L’occasion offerte par la journée n’est pas d’apprendre un fait historique, mais de favoriser l’adhésion aux valeurs des droits de l’homme pour mieux les défendre au présent. Les enseignants partagent alors, depuis plusieurs années, la même lecture de ce savoir scolaire perçu par eux comme « l’exact envers des droits de l’homme » qu’il faut transmettre pour « prémunir contre une barbarie à venir et éduquer les élèves à un regard et un esprit critique, citoyen »[35]. Comme les autres acteurs institutionnels, les enseignants font, eux aussi, usage de la formule devoir de mémoire pour marquer leur adhésion aux valeurs des droits de l’homme et signifier leur vocation à les transmettre à leurs élèves par ce biais historique[36].

Le consensus autour de cette dénomination partagée devoir de mémoire, censée favoriser la transmission d’une conscience historique référée aux valeurs des droits de l’homme et l’évitement de la répétition des crimes de masse cesse dès la fin des années 1990. Victime de son succès et de ses usages institutionnels exponentiels, le devoir de mémoire connaît des critiques de plus en plus vives qui entraîneront sa mise à distance progressive par les institutions, notamment le ministère de l’Éducation nationale, au cours des années 2000. C’est sa fonction pédagogique et la croyance en ses effets sur la prévention des crimes qui sont mises en cause[37]. Cependant, le devoir de mémoire n’est pas seulement qualifié d’inopérant. On lui attribue des effets négatifs. Il est accusé d’opacifier l’histoire et son enseignement, d’instrumentaliser la parole des victimes, de tomber dans un conformisme moralisant et/ou de générer une concurrence des mémoires victimaires. Le statut de pharmakon acquis par la formule pour dévoiler le crime absolu, ses auteurs et ses victimes, et pour se prémunir par sa transmission de sa possible répétition, se confirme ainsi en recouvrant cette fois l’autre sens du terme grec, le poison, renvoyant le devoir de mémoire à son ambiguïté irréductible[38].

 


[1] Pour l’histoire du terme devoir de mémoire, nous renvoyons à notre étude : Le devoir de mémoire. Une formule et son histoire, Paris, CNRS Éditions, 2016.

[2] En Grèce ancienne, le terme de pharmakon désigne à la fois le remède et le poison, un danger et ce qui sauve. Voir la lecture qu’en fait Derrida à partir du Phèdre de Platon dans La dissémination et le commentaire de Paul Ricœur dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, rééd., Paris, Seuil, 2003, pp. 175-180.

[3] Pour Luc Boltanski, la dénonciation d’une injustice s’accompagne d’une rhétorique de dévoilement pour convaincre et mobiliser d’autres personnes et les associer à la protestation, Luc Boltanski, « La dénonciation », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 51, mars 1984, pp. 3-44.

[4] Nous renvoyons aux entretiens menés avec ces acteurs cités dans Le devoir de mémoire. Une formule et son histoire, op.cit.

[5] Propos cité par Alain Rollat, « La commémoration de la rafle du Vel’ d’Hiv’ sur TF1. “Devoir de mémoire” », Le Monde, 21 juillet 1992. Voir notre analyse sur la question de l’absence de l’enseignement de ce fait à l’école comme topos de la rhétorique de la dénonciation dans Le devoir de mémoire. Une formule et son histoire, op.cit., pp. 106-107.

[6] Nous renvoyons aux travaux sur l’action collective de Nina Eliasoph qui insiste sur l’importance des mots dans toute action recherchant une mobilisation. La forme verbale devoir de mémoire employée dans l’espace public a des conséquences sur la définition de la situation et fait émerger un contexte de sens ; Nina Eliasoph, L’évitement du politique, Paris, Economica, coll. études sociologiques, 2010.

[7] Cité par le journaliste Alain Rollat dans son article intitulé « La commémoration de la rafle du Vel' d’Hiv’ sur TF1. “Devoir de mémoire” », Le Monde, 21 juillet 1992.

[8] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, rééd., Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. 256.

[9] Hannah Arendt, « Sur la violence », repris dans Du mensonge à la violence, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Agora », 1972, pp. 105-187.

[10] Ibid., p. 138.

[11] Pour l’apparition du témoin dans l’espace public, voir Renaud Dulong, Le témoin oculaire. Les conditions sociales de l’attestation personnelle, Paris, EHESS, 1998.

[12] Klaus Barbie est condamné pour crimes contre l’humanité en 1987, Paul Touvier en 1994. Quant à René Bousquet, inculpé pour crimes contre l’humanité en 1991, il est assassiné en 1993 avant la tenue d’un éventuel procès.

[13] « Après le non-lieu en sa faveur. L’affaire Touvier. Une cérémonie à l’île de la Cité. Le devoir de mémoire », Le Monde du 16 avril 1992, p. 8 ; « La commémoration de la rafle du Vel’d’Hiv’ sur TF1. Devoir de mémoire », Le Monde, 21 juillet, p. 8.

[14] Le Monde : 19 février 1993; 29 mars 1993, p. 19; 3 juillet 1993, p.2; 11 juillet 1993; 6 septembre, pp.16-17 ;  10 septembre 1993, p. 28 ; 18 novembre 1993, p. 61.

[15] Il s’agit de Rosa Halaumbrenner et de Fortunée Benguigui, mères d’enfants de la maison d’Izieu déportés et gazés à Auschwitz-Birkenau en 1944.

[16] Lors de l’extradition de Barbie en France en 1983, ce sont exclusivement les victimes résistantes qui sont évoquées dans les discours médiatiques et universitaires concernant la figure de Jean Moulin. Dix ans plus tard, le procès Barbie porte en priorité la mémoire de la déportation des Juifs. Voir Sébastien Ledoux, « Les témoins du procès Barbie, acteurs de mémorialisation », dans Charles Heimberg, Frédéric Rousseau et Yannis Thanassekos (dir.), Témoins et témoignages. Figures et objets dans l’histoire du XXe siècle, Paris, L’Harmattan, 2016, p. 67-75.

[17] Le Monde, 5-6 septembre 1993, p. 17.

[18] Outre les témoins du procès Barbie (Simone Lagrange, Sabine Zlatin, Marcel Stourdze, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, élie Wiesel), Pierre Truche, Alain Jacubowicz et Paul Lefèvre participent à l’émission.

[19] Loi « tendant à la constitution d’archives audiovisuelles de la justice » promulguée le 11 juillet 1985.

[20] Cité dans Le Monde, 5-6 septembre 1993, p. 17.

[21] Interview de Jean-Marie Cavada dans le Journal du dimanche, 5 septembre 1993.

[22] Nicole Lapierre, « Échos », dans « À propos de “Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie. Un génocide aux déserts de l’inconscient” de Janine Altounian », Les Papiers du Collège international de Philosophie, n° 32, p. 28.

[23] « Devoirs de mémoire », Envoyé spécial, France 2, 31 mars 1994, INA.

[24] Dans Le syndrome de Vichy, qui paraît en 1987, l’historien présente l’histoire de la mémoire de Vichy par une grille freudienne : cette mémoire est diagnostiquée comme relevant d’une « névrose » qui voit une « phase de deuil » (1944-1954), puis une phase de « refoulement » (1954-1971) avant de connaitre un « retour du refoulé » (1971-1974) qui conduit, à partir de 1974, à l’« obsession » de ce passé. Si Henry Rousso prend bien soin de préciser que « les emprunts à la psychanalyse [n’ont] valeur que de métaphore, non d’explication » (Le syndrome de Vichy, rééd., Seuil, coll. « Points Histoire », 1990, p. 19), la théorie freudienne apparaît bien nourrir sa lecture et son analyse des temporalités de la mémoire.

[25] Patrick Pharo, « Sollicitation et déréalisation du malheur. Problèmes de sensibilisation », L’année sociologique, n° 44, 1994, p. 61.

[26] Voir Patricia Legris, Qui écrit les programmes ?, Grenoble, PUG, 2014.

[27] « Le devoir de mémoire », journal télévisé de France 3 Haute-Normandie, 4 octobre 1997, INA.

[28] Notion de la psychanalyste Régine Waintrater pour qui « le témoignage est une cocréation fondée sur un contrat entre le témoin et celui qui recueille son témoignage, désigné sous le terme de “témoignaire", Régine Waintrater, « Le pacte testimonial, une idéologie qui fait lien ? », Revue française de psychanalyse, n° 64, janvier-mars 2000, p. 206.

[29] « Coopération pédagogique entre le ministère de l’éducation nationale et le ministère de la défense », 2001, en accès libre sur le site de l’Éducation nationale éduscol, eduscol.education.fr/D0090/memoire.htm., consulté le 20 février 2008.

[30] Discours du Premier ministre Lionel Jospin le 26 janvier 2000 au Forum de Stockholm sur la Shoah, l’éducation et la mémoire.

[31] Stéphane Bruchfeld et Paul Levine, « Dites-le à vos enfants ». Histoire de la Shoah en Europe, 1933-1945, Paris, Ramsay, 2002.

[32] Roger Chudeau, inspecteur d’Académie de l’Essonne, et Michel Berson, président du Conseil général de l’Essonne, « Aux élèves de troisième de l’Essonne », Ibid., p. 2.

[33] Note de service n° 2003-211 du ministère de l'éducation nationale, 3 décembre 2003.

[34] « Cette journée n’a pas pour but de perpétuer la mémoire de l’horreur, mais d’apprendre aux élèves à être vigilants, à défendre les valeurs démocratiques et à combattre l‘intolérance », ibid.

[35] Laurence Corbel et Benoît Falaize, Entre mémoire et savoir : l’enseignement de la Shoah et des guerres de décolonisation, rapport de recherche INRP/IUFM de Versailles, 2003, p. 63. Des éléments du rapport ont fait l’objet d’une publication par les deux auteurs : « L’enseignement de l’histoire et les mémoires douloureuses du XXe siècle. Enquête sur les représentations enseignantes », Revue française de pédagogie, n° 147, 2004, pp. 43-55.

[36] Voir le n° 379 de la revue des Cahiers pédagogiques de décembre 1999.

[37] En 1996, Antoine Prost conclut ses leçons d’histoire ainsi : « On fait valoir sans cesse le devoir de mémoire : mais rappeler un événement ne sert à rien, même pas à éviter qu’il ne se reproduise, si on ne l’explique pas […]. Si nous voulons être les acteurs responsables de notre propre avenir, nous avons d’abord un devoir d’histoire », Douze leçons sur l’histoire, rééd., Paris, Seuil, coll. « Points histoire », 2007 [1996], p. 306.

[38] En ce sens, rappelons que, pour Ricœur, « le devoir de mémoire constitue à la fois le comble du bon usage et celui de l’abus dans l’exercice de la mémoire », Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op.cit., p. 106.

 

 

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