Dans son texte L’illusion biographique publié en 1986, Pierre Bourdieu fait observer que tout « récit propose des événements qui […] tendent ou prétendent à s’organiser en séquences ordonnées selon des relations intelligibles ». Le sociologue ajoute que « le récit autobiographique s’inspire toujours, au moins pour une part, du souci de donner sens, de rendre raison, de dégager une logique à la fois rétrospective et prospective, une consistance et une constance, en établissant des relations intelligibles, comme celle de l’effet à la cause efficiente, entre les états successifs, ainsi constitués en étapes d’un développement nécessaire »[1].
L’analyse du procédé d’écriture de l’histoire de la mémoire de la Shoah fait écho à cette observation et soulève la question d’une « illusion » historiographique élaborée en France à partir de la fin des années 1980. Les thèmes du « silence » et de « l’oubli » de la mémoire de la Shoah apparaissent au cours de ces années dans le discours scientifique, et en particulier historique, pour qualifier l’évolution des mémoires du génocide avant cette date. Ces deux notions structurent dès lors l’historiographie du sujet. Pourtant, au regard de l’exemple d’une association et de ses actions, l’Amicale des anciens déportés juifs de France (AADJF), ces deux notions de « silence » et d’« oubli » n’apparaissent pas opérantes pour appréhender l’histoire de cette période des années 1950-1970.
Le « silence » est généralement défini par la négative ou l’absence, opposé à la parole (« fait de ne pas parler, de rester sans parler ; de ne pas exprimer son opinion, de ne pas répondre », etc.) ou au bruit (« absence de bruit, d’agitation ; interruption de son », etc.[2]). Si l’on suit cette définition du silence, on peut avancer, à l’appui des sources disponibles de l’AADJF, que le silence ne saurait constituer une notion opératoire pour restituer l’histoire de la mémoire de la Shoah, compte tenu des prises de paroles publiques effectuées au cours des années 1950-1970, dans le cadre de cérémonies commémorant l’expérience de la déportation et de l’extermination des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.
Concernant le thème de l’ « oubli » qui apparaît dans les années 1980 comme un incontournable de toute évocation de la mémoire de la Shoah, il est impérieux de signaler comme préalable général son « statut incertain […] dès lors que celui-ci est également considéré en tant qu’il serait “collectif” ou “social” »[3]. L’oubli induirait ainsi du « “refoulé” parfois, de l’“occulté”, de l’“interdit”, de l’“ignoré”, de ce qui es “tu”, “dénié, bref de ce qui est absent, de ce qui n’“est pas en mémoire”, entendue comme “mémoire publique”, publicisée littéralement, socialement partagée, souvenirs évoqués et donc objet de communication »[4]. À l’appui de cette typologie, les traces des archives de l’AADJF viennent au contraire signaler la présence de souvenirs évoqués publiquement lors des commémorations organisées par l’association.
L’exemple de cette amicale et de son rôle permet de revenir sur la fixation de l’historiographie autour de ces deux notions de « silence » et d’« oubli », pour mieux les interroger et questionner les « niveaux de mémoire » du génocide.
Les actions mémorielles de l’Amicale des Anciens Déportés Juifs de France (AADJF)
L’amicale
Fondée en septembre 1945, dirigée par Nahum Fansten jusqu’en 1967 puis par Henry Bulawko, l’Amicale des anciens déportés juifs de France (AADJF) situe ses actions exclusivement auprès des rescapés juifs, des familles juives des disparus et de l’hommage aux Juifs vivant en France, victimes de la politique d’extermination[5]. Dès 1945, elle organise l’aide aux familles des disparus et aux « rescapés » sous de multiples formes. En 1965, l’AADJF rappelait ainsi ses objectifs : « resserrer les liens de tous les anciens déportés juifs, combattants des Ghettos, internés, familles de disparus, et victimes du nazisme de tous les pays d’Europe occupés et vivant en France depuis la fin de la guerre, de défendre les droits des victimes du nazisme, de lutter contre le retour du fascisme pour qu’il n’y ait JAMAIS PLUS D’AUSCHWITZ, de perpétuer le souvenir de nos martyrs »[6]. Ses responsables revendiquent à maintes occasions la nécessité de « faire ressortir le caractère exceptionnel du martyrologe juif. Des déportés de toutes origines ont été acheminés sur Auschwitz, mais (à l’exception des tsiganes) seuls les juifs devaient y être voués à la destruction totale. Des familles, des communautés entières y périrent dans les chambres à gaz et dans les fours crématoires. Le seul crime de ces innocentes victimes était d’appartenir au peuple juif »[7] .
Dans le but de maintenir ce souvenir du martyrologe juif, l’amicale entreprend à partir des années 1950 des actions, non seulement pour conserver la mémoire du génocide en France, mais aussi pour le faire reconnaître publiquement dans l’espace national. Pour cela, elle organise de très nombreuses commémorations relatives à l’expérience de la déportation et de l’extermination des Juifs. Au cours des années 1950-1970, l’association va ainsi progressivement prendre en charge diverses commémorations liées à des événements ou à des lieux spécifiques des persécutions antisémites de la Seconde Guerre mondiale en France : au Vel’ d’Hiv’, à Beaune-la-Rolande et à Pithiviers, à Drancy d’où partirent la plupart des Juifs pour Auschwitz. Développons l’action de l’Amicale pour le premier de ces lieux.
La commémoration du Vel’ d’Hiv’
Même si elle n’est pas le fait de l’AADJF, une cérémonie commémorative pour les arrestations massives de Juifs à Paris, parqués au Vélodrome d’Hiver les 16 et 17 juillet 1942, eut lieu dès juillet 1946 pour l’inauguration d’une plaque à la mémoire des « trente mille hommes, femmes et enfants juifs victimes des persécutions raciales » qui « furent parqués en ce lieu sur l’ordre de l’occupant nazi. Puis, séparés les uns des autres, ils furent déportés en Allemagne dans les camps d’extermination ». Le nombre des arrestations mis en avant au sein du mouvement associatif restera pendant très longtemps celui de « 30 000 », correspondant à l’objectif fixé au départ par les autorités allemandes, et non celui effectif de 12 884 arrestations[8]. Au cours de cette cérémonie officielle d’inauguration de la plaque, l’État français est présent par l’intermédiaire de Laurent Casanova, alors ministre communiste des Anciens Combattants du gouvernement provisoire. Celui-ci prononce à cette occasion un discours dans lequel « il dénonce la propagande de Vichy qui sous l’Occupation, disait au peuple : “Donnez-leur des Juifs et nous aurons la paix”. Il termine en criant : “Honte aux traîtres et aux assassins qui ont servi l’ennemi” »[9]. La spécificité du crime antisémite est bien reconnue et le rôle de Vichy dans ce qui représente l’arrestation la plus importante de Juifs en France pendant la Seconde Guerre mondiale n’est absolument pas occulté, ni même « euphémisé ».
Le 16 juillet 1952, c’est l’AADJF qui organise la commémoration du dixième anniversaire « des rafles monstrueuses du 16 juillet 1942 dont furent victimes 30 000 juifs de Paris et des environs »[10], devant la plaque apposée en 1946 sur l’enceinte du Vélodrome d’Hiver. Le comité de patronage de la cérémonie, constitué par l’amicale, rassemble des responsables d’associations juives (Fédération des associations des anciens combattants et volontaires juifs, UJRE, USJF, Hachomer Hatzair, CRIF), des responsables de la communauté religieuse (le grand rabbin de France, le grand rabbin de Paris), de déportés politiques (FNDIRP), des responsables des droits de l’Homme (MRAP), des intellectuels (André Spire, Pierre Paraf, Henri Hertz), et des avocats. En revanche, aucun représentant du gouvernement n’est présent dans ce comité. Alors qu’au lendemain de la guerre l’État français y a participé, ces commémorations publiques du Vel’ d’Hiv’, organisées dès lors par l’Amicale, rassemblent presque exclusivement des membres de la communauté juive. En juillet 1955, l’AADJF organise, avec deux autres associations (Les Anciens de la résistance juive et l’Association indépendante des anciens déportés juifs), « la grande commémoration solennelle en souvenir des 30 000 Juifs, victimes des rafles monstrueuses du 16 juillet 1942 »[11].
Au début des années 1950, la remémoration de l’événement devient ainsi « l’affaire des Juifs » et non de la nation française, ce que l’éditorial de la revue du Monde juif déplore en 1950, en dénonçant la « solitude juive »[12]. Or, l’AADJF va tenter d’attirer les pouvoirs publics à « sa » commémoration, afin aussi d’obtenir une plus grande légitimité au sein de la communauté juive. En voulant décloisonner ce cadre communautaire, elle cherche à conserver le leadership sur le plan des pratiques commémoratives. Les commémorations du génocide apparaissent alors « comme l’un des lieux où s’expriment avec force les divisions internes à “la” communauté juive »[13]. En effet, à partir de 1957, une deuxième cérémonie commémorant la rafle a lieu le même jour, au Mémorial du martyr juif inconnu qui vient de se créer rue Geoffroy-l’Asnier, à l’initiative d’Isaac Schneersohn qui a eu pour cela le soutien des pouvoirs publics. Le risque pour les dirigeants de l’AADJF est alors de voir cette cérémonie supplanter celle organisée depuis quelques années au Vélodrome par leur association.
Cette volonté de décloisonner la commémoration du cadre strictement communautaire et religieux est également en cohérence avec la position politique de ses dirigeants. Henry Bulawko est l’un des fondateurs, en 1954, du cercle Bernard Lazare, mouvement sioniste de gauche engagé dans la lutte contre l’antisémitisme avec d’autres mouvements antiracistes non-juifs. L’amicale sollicite ainsi régulièrement le patronage du MRAP pour la cérémonie du Vel’ d’Hiv’[14]. Ses responsables sont aussi politiquement proches de la FNDIRP, la principale fédération d’anciens résistants et déportés politiques au sein de laquelle le PCF avait une représentativité importante. Les représentants de cette dernière sont régulièrement invités à prendre la parole au cours de ces cérémonies commémoratives. Loin d’imposer une dilution de la spécificité de la déportation des Juifs, ils évoquent alors également les persécutions antisémites dont les Juifs ont eu à souffrir.
Les sollicitations de l’amicale auprès des pouvoirs publics trouvent des réponses. À partir du début des années 1960, l’association obtient ainsi systématiquement la présence de l’État français à la commémoration du Vel’ d’Hiv’, en sollicitant le ministère des Anciens Combattants et Victimes de Guerre. Chaque année, ce ministère accepte sa participation en accordant son « haut patronage » et en envoyant, selon les années, un représentant à la journée commémorative[15]. En 1963, le ministre des Anciens Combattants, Jean Sainteny, accepte de placer la commémoration du Vel’ d’Hiv’ sous sa présidence[16].
Dans cette intention de sortir la mémoire de l’événement des cadres de la communauté juive et de le faire connaître dans l’espace public, l’AADJF sollicite également, à partir des années 1960, les médias, la presse écrite et la télévision. Son président, Nahum Fansten, écrit ainsi en 1963 au directeur du journal télévisé, Raymond Marcillac, pour qu’il accepte de « consacrer une séquence du journal télévisé à cette cérémonie qui groupe régulièrement plusieurs milliers de personnes »[17]. En fait, le journal télévisé consacre un court reportage à la commémoration du Vel’ d’Hiv’ lors de son édition du soir chaque année depuis 1954[18]. On y voit la plupart du temps la plaque commémorative filmée en gros plan avec l’inscription « trente mille hommes, femmes et enfants juifs victimes des persécutions raciales », puis un rassemblement de plusieurs dizaines de personnes devant, avec gerbe de fleurs. Si le reportage se situe à la fin du journal télévisé et dure environ trente secondes, la commémoration est malgré tout évoquée publiquement chaque année. Le premier long reportage consacré à l’événement par la télévision date de juillet 1972, à l’occasion du 30e anniversaire de la rafle[19]. Dans un nouveau contexte qui fait suite au retentissement du film Le Chagrin et la Pitié (1971) et au scandale soulevé par la grâce de Touvier par Pompidou (mai-juin 1972), on y entend un témoin de la rafle, Lazare Pitkowicz, évoquer les arrestations effectuées « uniquement par des policiers français », puis Henry Bulawko qui insiste sur l’arrestation, ce jour-là, de 4 000 enfants, presque tous exterminés dans les chambres à gaz, et enfin Vladimir Jankélévitch qui affirme la nécessité de ne pas oublier car « trente ans après, la blessure fait toujours aussi mal »[20].
Cet exemple de la commémoration du Vel’ d’Hiv’ le montre, au cours des années 1950-1960, la mémoire du génocide a donc été portée très activement par l’AADJF avec l’organisation de cérémonies publiques, soutenues par l’État français, pour témoigner de l’expérience de la déportation et de l’extermination des Juifs de France. Non seulement cette expérience n’est pas éludée ou englobée dans la déportation résistante et « politique », mais elle constitue le cœur de discours commémoratifs résolus à transmettre l’événement. Ces cérémonies, qui donnent lieu à des échanges d’expériences individuelles dans un cadre collectif créé pour l’occasion, peuvent être ainsi considérées, suivant l’historien Marc Bloch commentant le sociologue Halbwachs, comme des « faits de communication entre individus » [21] construisant une mémoire collective de l’événement.
Comment le « silence » se fixa : l’historiographie de la mémoire du génocide à la lumière de l’exemple de la commémoration du Vel’ d’Hiv’
L’historiographie française de la mémoire du génocide
Pour comprendre le moment de fixation de cette historiographie, la notion des cadres sociaux de la mémoire, élaborée par Halbwachs, se révèle pertinente[22]. Au cours des années 1980, le souvenir du génocide s’énonce ainsi publiquement dans des conditions sociales, c’est-à-dire « des “idées”, des “conventions”, des “croyances”, des “notions” »[23] dans et par lesquels une multiplicité d’acteurs interviennent : acteurs politiques, médiatiques, judiciaires, scientifiques et culturels. Le discours des historiens est donc formulé au sein d’un « moment discursif »[24] précis, mobilisé pour répondre en urgence à un fait érigé en « problème public » : la lutte contre le négationnisme, reliée alors à la montée du Front national en France[25]. Ce problème public « se joue dans une dynamique de production et de réception de récits descriptifs et interprétatifs ainsi que de propositions de solutions »[26]. Il semble ainsi que le discours scientifique a servi à construire ces « récits descriptifs et interprétatifs » en proposant comme solution la publicisation de la mémoire de la Shoah, et conséquemment, en attirant l’attention sur l’oubli collectif de cette mémoire dans les années précédentes.
Dans un livre publié en 2012, François Azouvi revient sur l’imposition de cette chronologie de la mémoire du génocide, établie par différents chercheurs dans ces années 1980[27]. Il évoque le rôle d’auteurs comme Shmuel Trigano, Annie Kriegel ou Annette Wieviorka, ainsi que le numéro spécial de la revue Pardès, paru en 1989, intitulé « Penser Auschwitz », dirigé par Shmuel Trigano, et auquel participent ces trois auteurs. Schmuel Trigano parle ainsi du « silence de la conscience juive » après la Shoah, « puis au silence succéda la clameur, dès la fin des années 1970, en partie venue des États-Unis, en partie née ici et ravivée par la manifestation agressive du révisionnisme »[28].
Si l’on peut mettre en doute que le numéro de cette revue ait pu constituer un « moment capital »[29] dans la construction de l’historiographie de la mémoire de la Shoah, il convient de signaler que cette historiographie s’est bien construite à ce moment précis d’une forte présence de la mémoire de la Shoah dans l’espace public. Cela intervient par le biais de processus interdiscursifs mêlant sans cesse, à partir du milieu des années 1980, discours scientifiques, politiques, médiatiques, judiciaires et culturels[30].
Pour en rester au discours scientifique, les travaux de l’historienne Annette Wieviorka se sont rapidement imposés comme une référence sur la mémoire de la Shoah, bien au-delà de la communauté historienne. Sa thèse en particulier, publiée en 1992, a servi immédiatement de point d’appui scientifique dans le discours des médias pour dénoncer l’amnésie française relative aux crimes antisémites de Vichy[31]. Intitulée de façon significative lors de sa publication Déportation et génocide. Entre mémoire et oubli [32], la thèse d’Annette Wieviorka est consacrée à l’histoire de la déportation en France à la fin de la guerre et à la prise de conscience du génocide des Juifs dans la période de l’après-guerre (1945-1947) au sein de la communauté juive et nationale. L’un des axes de ce travail est de démontrer que la spécificité du génocide des Juifs a été rapidement englobée dans la mémoire communiste de la déportation, particulièrement au sein des associations d’anciens déportés, pour y être finalement diluée rapidement, dès la fin des années 1940. « La mémoire d’Auschwitz devient ainsi une composante de la mémoire communiste » remarque-t-elle, en analysant par exemple l’inauguration, en juin 1949, du monument d’Auschwitz au Père Lachaise, avant d’ajouter : « Il a fallu pour cela faire silence sur le fait que les seuls enfants de France qui y moururent, et dont le souvenir est rappelé par la plaque, étaient juifs »[33].
Le travail considérable d’Annette Wieviorka à partir d’archives des années 1944-1949 lui permet de signaler l’importance des témoignages concernant la déportation des Juifs dans l’immédiat après-guerre, ce qui allait à l’encontre d’une idée reçue dans les années 1980. Dans le même temps, sa périodisation de la mémoire du génocide pour les années suivantes la conduit à affirmer que « le génocide sort de l’oubli » après le procès Eichmann en 1961, avec les voix des déportés qui, à nouveau, rédigent et publient des récits après une éclipse d’une dizaine d’années[34].
Un an plus tard paraît un article consacré entièrement à la périodisation de la mémoire de la Shoah en France[35]. L’historienne distingue quatre temps : le temps de sa perception pendant la guerre, puis celui, très court, de la découverte de l’univers concentrationnaire et de l’ampleur du génocide (1945-1947), le temps de la guerre froide, « un temps contrasté ou coexistent reflux de la parole et mise sur pied de nouveaux vecteurs de la mémoire »[36], enfin la quatrième phase où « émerge la mémoire juive » à partir du début de la coexistence pacifique.
À l’intérieur de la troisième phase ainsi définie, directement rattachée aux débats de la guerre froide dans lesquels « le génocide des Juifs ne tient aucune place »[37], Annette Wieviorka distingue différentes périodes : la coexistence pacifique, après 1958, qui marque le début de la construction de la mémoire juive, puis la crise de 1967-1968, avec en particulier « la guerre des Six jours qui marque la rupture »[38]. À partir de là, le sentiment d’un divorce entre les Juifs de France et la politique française cristallise la construction d’une mémoire proprement juive de la déportation et de l’extermination. L’auteur inscrit la périodisation de la mémoire de la Shoah en France la référant essentiellement à un contexte i nternational.
Les travaux d’Annette Wieviorka ont marqué de leur empreinte l’historiographie de la mémoire de la Shoah jusqu’à nos jours, le cadre chronologique proposé étant ensuite très souvent repris.
Le livre de la sociologue Nicole Lapierre, publié en 1989, concernant un travail de recherches sur les traces des Juifs de Plock, grosse bourgade du centre de la Pologne qui comptait une importante communauté juive, illustre de manière significative ce fait[39]. Comme elle l’écrit elle-même, ce travail a pour origine une dimension très personnelle (son père est né à Plock), liée à la découverte de son histoire familiale et d’un questionnement sur sa judéité[40]. En souhaitant dépasser ce caractère intime, elle définit l’enjeu de son entreprise scientifique en ces termes : « accepter le silence, c’est permettre l’ultime et pervers prolongement de l’entreprise d’anéantissement »[41]. La sociologue évoque à cet égard « le silence impressionnant et dense » des parents qui ne livrent pas leurs récits à leurs enfants, « convaincus de ne jamais pouvoir être compris, tant ce qu’ils auraient à dire est difficile à exprimer, dans le silence général de la société »[42]. Dans l’introduction de la réédition du livre en 2001, Nicole Lapierre développera encore le thème du silence : « Il y a eu le temps du silence des victimes, qui était surtout celui de la surdité embarrassée du monde, du lendemain de la Libération au milieu des années 1970 »[43].
La parution de ce livre donne lieu à divers comptes rendus dans des revues scientifiques. Celui de l’anthropologue Françoise Zonabend, paru dans la revue L’Homme, est très symptomatique des éléments sémantiques de ce « moment discursif » :
« Il y a peu de temps encore, tous les témoins faisaient silence à propos du génocide juif. Dans les familles dont de nombreux membres avaient disparu, ceux qui avaient échappé à la déportation, tout comme ceux qui, par miracle, étaient revenus des camps de la mort, se taisaient. Au niveau des communautés nationales, une même amnésie flottait. Il aura fallu attendre le film de Claude Lanzmann, Shoah, pour que soit répercutée dans le présent, clamée en quelque sorte, montrée à travers des témoignages actuels et non plus par le truchement d’archives, la cruauté du génocide. C’est à braver cette volonté d’oubli, à tenter de forcer les trous de mémoire que présentent tous les adultes juifs de l’après-guerre, à faire en sorte que le passé éclaire le présent, que s’attache ici Nicole Lapierre. »[44]
L’auteur termine son compte rendu en ces termes :
« Pour ranimer cette mémoire trouée, tenter de briser le silence d’une génération et lutter contre l’amnésie du génocide, il convient de rétablir la parole interrompue, sonder les mémoires amnésiques, d’interroger sans cesse les gardiens du silence. »[45]
Contenant tous les énoncés de la configuration sémantique autour du « silence » (« amnésie », « oubli », « trous de mémoire »), le texte vient affirmer une généralité concernant à la fois les Juifs et des communautés nationales, à partir d’une étude de cas.
On peut observer par ailleurs que les processus interdiscursifs ont été déterminants pour l’imposition d’une historiographie de la mémoire de la Shoah dans l’espace public. Ainsi, en 1991, le journaliste à L’Express, Éric Conan, publie un livre : Sans oublier les enfants. Les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande, 19 juillet 1942-16 septembre 1942 [46]. L’ouvrage fait suite à un article écrit dans L’Express qui (re)découvre le drame des enfants arrêtés pendant la rafle du 16 juillet 1942 et envoyés aux camps de Beaune-la-Rolande et de Pithiviers avant leur déportation à Auschwitz[47]. L’auteur explique dans son avant-propos qu’il s’est rendu sur les lieux des camps d’internement et de transit, à Pithiviers et Beaune-la-Rolande, pour retrouver les traces de cet événement dramatique :
« À Pithiviers, rien, strictement rien, ne rappelle ce qui s’est produit au cours de cet été 1942. Un petit monument, caché derrière une haie, indique simplement que des juifs furent internés tout près, sur le site de l’actuel terrain de sport. À Beaune-la-Rolande, un monument plus visible fut érigé en 1963 à l’entrée de l’ancien camp, aujourd’hui remplacé par un lycée technique. Sur le marbre sont gravés des noms. Noms de femmes, noms d’enfants. Mais aucune précision permettant de comprendre. Au cimetière, il y a une tombe commune pour quelques enfants “victimes de la barbarie hitlérienne”. Morts dans quelles circonstances ? Mystère. La mémoire des habitants semblait aussi lisse. »[48]
Pourtant, là encore, la trace des diverses actions commémoratives de l’AADJF relate une situation différente. En effet, celle-ci a fait ériger un monument commémoratif à Pithiviers dès 1951, avec la mention : « N’oublions jamais. En ce lieu furent internés par les occupants hitlériens le 14 mai 1941 plusieurs milliers de juifs. Déportés par la suite dans les camps en Allemagne où la majorité y trouva la mort ». Pour Beaune-la-Rolande, l’Amicale a lutté auprès des pouvoirs publics (municipalité, ministère de l’Agriculture[49]) au début des années 1960, lors de la disparition du camp, pour faire élever un monument commémoratif, réalisé en 1965. Surtout, l’association organise, depuis les années 1950, des pèlerinages au mois de mai de chaque année pour les anciens déportés juifs, au départ de Paris jusqu’aux camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande. À l’occasion des commémorations publiques qui ont alors lieu, il est rappelé le sort des internés juifs de ces camps, y compris celui des enfants. Les discours sont prononcés par des responsables associatifs (AADJF, FNDIRP), mais aussi par des représentants des autorités locales (maires) ou dès les années 1960, par les préfets et, au début des années 1980, par un membre du gouvernement (message de Jean Laurain, ministre des Anciens Combattants et Victimes de Guerre, à la cérémonie du 13 mai 1984).
Plus largement, quelle est la place de l’AADJF dans cette historiographie ?
Le rôle de l’AADJF et l’analyse de la commémoration du Vel’ d’Hiv’[50]
Dans la thèse d’Annette Wieviorka, quelques lignes seulement sont consacrées à la fondation de l’AADJF en 1945, pour signaler que sa direction réunit communistes, sionistes de gauche et bundistes[51].
Dans le chapitre « Commémorer » de cette thèse, l’auteure présente les « lieux de mémoire » de la déportation des Juifs. Alors que le cœur de la thèse est consacré aux années d’après-guerre, ce chapitre sur la mémoire de la Shoah se prolonge jusqu’aux années 1970. Or, l’historienne ne mentionne pas les commémorations de la rafle du Vel’ d’Hiv’, organisées pourtant à partir du début des années 1950 par l’AADJF, et qui a vu la participation de l’État français à partir des années 1960. Une commémoration où l’évocation de l’expérience de la déportation et de l’extermination des Juifs a été partagée sans aucune ambiguïté par ceux qui étaient présents.
Dans un nouvel article publié dans la revue des Annales ESC en 1993[52], l’historienne revient sur les commémorations qui viennent de se dérouler, principalement celle du 50e anniversaire de la rafle du Vel’ d’Hiv’. Elle signale le « contraste […] saisissant » entre les commémorations de l’après-guerre et celle de 1992 : « Celles de l’après-guerre marquent pour les Juifs de France le désir de réintégrer la communauté nationale, réintégration d’ailleurs extrêmement réussie ; celles de 1992, toutes centrées autour des responsabilités de la France dans la destruction des Juifs, ravivent une plaie non cicatrisée »[53]. Dans ce texte, l’auteure distingue deux niveaux d’expression de la mémoire du génocide. En se positionnant à rebours du sens commun (« contrairement à ce qui a été dit ici ou là »), Annette Wieviorka signale que « la communauté juive organisée n’a pas oublié de commémorer ses morts tant par la célébration publique que par l’érection des monuments »[54]. La chercheuse cite au passage les commémorations de Drancy, du Vel’ d’Hiv, et du soulèvement du ghetto de Varsovie, ajoutant que « les monuments de pierre destinés à garder le souvenir du génocide sont multiples et n’ont jamais été recensés », avant de qualifier ces lieux comme « discrets, hors de la vie publique », dans lesquels chaque année se déroulent des cérémonies[55]. Si les deux mémoriaux de la synagogue de la rue de la Victoire, inaugurés en 1949, et celui du mémorial de la rue Geoffroy-L’Asnier, inauguré quant à lui en 1956, ont eu une « portée plus large », ils sont surtout, selon l’historienne, le « signe évident d’une acculturation de la mémoire à la France », cette mémoire du génocide « empruntant massivement ses éléments au “culte républicain des morts” »[56]. En conclusion de sa démonstration domine l’idée que si l’on trouve la trace d’actions publiques mémorielles, celles-ci viennent signaler surtout une occultation de la spécificité de la mémoire de la Shoah.
L’historienne revient rapidement, à la fin des années 1990, sur la mémoire du Vel’ d’Hiv’ en précisant que l’événement « a été, dès la fin de la guerre, commémoré année après année et que les commémorations ont été très vite le fait de la Commission du souvenir du CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France) qui avait instauré une sorte de rituel »[57]. Pourtant, les archives de l’AADJF signalent l’intervention du CRIF dans l’organisation de la commémoration seulement au début des années 1980, lorsque la mémoire de la Shoah devient un « problème public »[58]. Non seulement, le CRIF ne participe pas à l’organisation de la commémoration du Vel’ d’Hiv’ auparavant, mais, dans un contexte de concurrence entre différentes associations de la communauté juive, l’AADJF lui reproche, au début des années 1960, l’absence de tout représentant à cette cérémonie, comme l’indique un courrier du président de l’amicale adressé au président du CRIF en 1963 :
« Le comité directeur de l’Amicale des anciens déportés juifs de France m’a chargé de vous exprimer sa protestation contre l’absence systématique d’un représentant du CRIF aux cérémonies commémoratives que notre association organise régulièrement. […] De même étiez-vous absent de la cérémonie du 16 juillet, devant l’ancien Vélodrome d’Hiver, au cours de laquelle a été inauguré le très important monument, abritant désormais définitivement la plaque commémorative, rappelant le martyrologe de 30 000 Juifs de Paris sous l’Occupation. Constatant que cette absence est permanente depuis plusieurs années, nous ne pouvons l’attribuer au simple hasard. Elle reflète plutôt une tactique désobligeante, blessante pour les familles des victimes, et un manquement au devoir de la fonction que vous assumez. C’est contre ceci que nous exprimons notre indignation. »[59]
Un tel hiatus entre la construction d’une historiographie centrée sur le silence ou l’oubli de l’événement et les souvenirs énoncés et partagés publiquement au cours des années 1950-1970 par des témoins a été relevé par certains de ces derniers au début des années 1980. Ainsi, lors du XXe colloque des intellectuels juifs, organisé à Paris en décembre 1984, rassemblant Claude Lanzmann, Yosef Hayim Yerushalmi, Emmanuel Lévinas entre autres, Henry Bulawko, président de l’AADJF, s’insurge contre un discours rétrospectif sur le « silence » empruntant alors de plus en plus au vocabulaire de la psychanalyse :
« On dit que certains rescapés ont refoulé leurs souvenirs en eux, qu’ils n’ont pas voulu parler à leur enfant quand ils eurent remis les pieds dans une vie dite normale. Ce n’est pas le cas de tous. Beaucoup ont tenu à parler, ils l’ont fait jusqu’à s’enrouer ! […] il devint évident que notre parole se heurtait à l’incompréhension ; qu’elle était en fait incapable de transmettre notre vécu. Quelques-uns d’entre nous s’obstinent, ils savent qu’ils sont les derniers des Mohicans et ils continuent d’élever la voix, de raconter, d’écrire. »[60]
Et l’ancien déporté de rappeler ce fait le concernant personnellement :
« La charge que l’on m’a confiée est apparemment aisée : témoigner ! Voilà quarante ans que je le fais par la parole et par la plume. »[61]
Dans ce nouveau « moment discursif », centré sur l’oubli de la mémoire de la Shoah, son témoignage sur ces années 1950-1970 devient paradoxalement inaudible.
Autre témoin porteur de la mémoire de l’extermination dans la même période, Vladimir Jankélévitch. Le philosophe s’est engagé depuis la fin des années 1940 à la reconnaissance du génocide[62]. Il se rend régulièrement, à partir des années 1950, aux différentes commémorations liées au martyr juif, notamment celles pour la rafle du Vel’ d’Hiv’ organisées par l’AADJF. Une correspondance régulière existe entre lui et les dirigeants successifs de l’Amicale. Ainsi le 5 juillet 1956, il écrit au président de l’AADJF :
« Monsieur, je n’ai pas besoin de vous dire que mon adhésion vous ait, comme les années précédentes, toute acquise. Nous ne serons jamais trop fidèles au souvenir des martyrs du 16 juillet 1942. Bien cordialement à vous. Vl. Jankélévitch. »[63]
L’engagement de Jankélévitch pour la reconnaissance de la mémoire du génocide n’est pas resté cantonné dans une sphère privée ou communautaire. À l’occasion du vote par le Parlement français, le 26 décembre 1964, d’une loi reconnaissant l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité, vingt ans après la fin de la guerre, Jankélévitch publie dans les
colonnes du journal Le Monde une tribune intitulée « L’imprescriptible »[64]. Le professeur à la faculté des lettres et sciences humaines de Paris interpelle l’opinion publique sur la nécessité de ne pas oublier les victimes juives de l’extermination au nom de l’imprescriptibilité des crimes commis par les nazis. Tout le texte est un appel contre l’oubli du « massacre méthodique, scientifique, administratif de six millions de Juifs »[65], qualifié par l’auteur de crime « infini », « insondable », « inexpiable », qui « n’est pas un crime à l’échelle humaine »[66].
Dans une version légèrement modifiée, le texte est publié un mois plus tard dans la Revue administrative sous le titre « L’imprescriptible »[67].
En 1980, le philosophe revient sur son engagement dans les actions pour la reconnaissance de la mémoire du génocide des Juifs, dans la préface de la réédition du livre de témoignage de son ami Henry Bulawko :
« Il y a trente-cinq ans aujourd’hui que nous nous retrouvons avec Bulawko aux mêmes tribunes, dans les mêmes cérémonies, les mêmes commémorations qui, infatigablement, attestent la même tragédie. […] Henry Bulawko est présent à tous les rendez-vous qui jalonnent les annales de l’effroyable martyrologe. »[68]
On comprend, dès lors, pourquoi le philosophe réagit vivement dans un entretien au Nouvel Observateur en 1980, alors que de nouveaux acteurs, tel Bernard-Henri Lévy, s’impliquent dans la reconnaissance de la mémoire du génocide[69] :
Le Nouvel Observateur : « Pour vous, la guerre, la Résistance, c’est donc l’événement décisif ?
Jankélévitch : Comment aurait-il pu en être autrement ? Il s’est passé quelque chose d’innommable, d’irréparable, ce qui m’a touché au plus profond. C’est un miracle si je n’ai pas été anéanti. Et j’ai eu le sentiment que ce miracle m’obligeait à témoigner ; c’est pourquoi je suis intervenu chaque fois que l’antisémitisme montrait sa hure. Voilà bien longtemps maintenant que je m’égosille à la Mutualité, que je proteste dans les cortèges et les manifestes.
Le Nouvel Observateur : Mais il y a, ces derniers temps, quelques raisons d’être inquiet…
Jankélévitch : Les raisons d’être anxieux, hélas !, n’ont pas manqué. Quand je vois des gens découvrir aujourd’hui que l’antisémitisme ça existe, je me dis bien sûr, mieux vaut tard que jamais. Je suis content que des jeunes hommes comme Bernard-Henri Lévy prennent la relève. Il est plus frais que moi, il a encore des réserves, d’éloquence et d’énergie. Moi, je dois être économe de mes colères maintenant. Mais l’on arrive aussi à être un peu agacé par les nouveaux croisés qui, dans le grand public, découvrent aujourd’hui que les juifs ont été persécutés. Cette sollicitude à retardement est un peu dérisoire. »[70]
Ces deux porteurs de mémoire qu’ont été Henry Bulawko et Vladimir Jankélévitch dans les années 1950-1970, utilisent le même vocabulaire (« s’enrouer, « s’égosiller ») pour attester d’une prise de parole énoncée publiquement à de multiples reprises pendant ces années. Pourtant, le rappel de ces témoignages devient inaudible dans cette mise en récit centrée sur l’oubli de la mémoire de la Shoah qui les place, en quelque sorte, en porte à faux.
Questionner les « niveaux de mémoire » du génocide
Le discours sur le silence est produit dans le contexte des années 1980 qui donne au statut de la mémoire de la Shoah une place et des enjeux qu’elle n’avait pas auparavant. Dans le domaine scientifique, la question de la mémoire de la Shoah a été aimantée par la question de son oubli, posée comme « problème public », en lien direct avec les thèses négationnistes portées publiquement et la mobilisation de différents acteurs pour y répondre. Pourtant, le couple antinomique mémoire/oubli qui devient alors un leitmotiv de tout discours sur le sujet n’apparaît pas comme une catégorie opérante. La notion des « niveaux de mémoires »[71] ou d’« échelles de mémoires »[72] apparaît beaucoup plus pertinente pour analyser la contradiction entre le « silence » évoqué systématiquement et la parole des archives. L’« on omet ainsi de différencier les niveaux d’expression de mémoire – privés ou publics, individuels ou collectifs, spontanés ou stratégiques, nés de la volonté des acteurs ou hérités des cadres sociaux. »[73]
C’est à travers ce souci de différencier les niveaux d’expressions mémorielles que le chercheur Simon Perego explique cette périodisation de la mémoire de la Shoah : « Ainsi, c’est parce que l’on place la focale au niveau national, en cherchant à voir pourquoi la “mémoire” du génocide des Juifs peine à s’imposer sur la scène publique, que l’on considère souvent les années 1950 et 1960 comme “le temps du silence”. Le constat, tout à fait valide, d’une absence de la “mémoire” du génocide dans l’espace public ne préjuge pourtant en rien de l’existence, “en interne”, d’une “mémoire juive”. »[74]
Pourtant, en se référant une nouvelle fois aux actions mémorielles de l’AADJF, il semble difficile de cantonner « en interne » l’évocation et le partage des souvenirs relatifs au génocide et d’attester d’une absence de cette mémoire dans l’espace public lors de cette période. L’AADJF a organisé des commémorations, mobilisant ainsi, suivant la définition de Robert Frank, « une remémoration collective autour d’un événement ou d’un personnage, tendant à rassembler une communauté à l’occasion de l’anniversaire de cet événement ou de ce personnage »[75]. Elle a ainsi chaque année cherché à rassembler une communauté au-delà de la communauté juive, tout en gardant intact l’évocation de l’expérience de la déportation et de l’extermination des Juifs. Les responsables de l’amicale, comme acteurs de la société civile portant la mémoire du génocide, ont créé une instance de médiation entre leur groupe associatif et l’espace public, à travers l’organisation de ces commémorations publiques pour lesquelles ils ont régulièrement sollicité différents acteurs associatifs, politiques (ministère des Anciens Combattants, représentants de l’État, élus locaux) et médiatiques (presse, télévision).
La question est alors de savoir si ces sollicitations sont restées « inaudibles ». Or, les acteurs publics et médiatiques ne restent pas silencieux face aux demandes de Nahum Fansten puis d’Henry Bulawko. Ils répondent aux sollicitations de l’amicale par le biais de courriers, de la délégation de représentants associatifs ou des pouvoirs publics, de discours prononcés à l’occasion des commémorations, de reportages rendant compte des commémorations dans les médias. La mémoire du génocide des Juifs ne se manifeste pas seulement « en interne », à l’intérieur de la communauté juive, mais bien dans l’espace public suscitant des « faits de communication » entre différents acteurs pour rappeler le souvenir du génocide. C’est d’ailleurs la volonté de sortir du cadre strictement communautaire qui a guidé les responsables de l’Amicale et qui a provoqué des réponses des pouvoirs publics à l’échelle locale et nationale.
Les thèmes du silence et de l’oubli tendent pourtant à s’imposer finalement chez les historiens dans les années 1980, un fait qui s’explique par ce qui constitue « l’ambivalence constitutive »[76] de leur métier : ils se sont engagés à « faire l’histoire » de la mémoire de la Shoah en investissant aussi une « fonction sociale – la construction d’un rapport spécifique au présent et au passé, au passé à partir du présent, voire du futur que nous anticipons »[77]. Aussi, à ce stade de l’historiographie de la mémoire de la Shoah, actuellement en plein renouvellement, il paraît indispensable de différencier deux faits.
Tout d’abord, que « la mémoire du génocide des Juifs peine à s’imposer sur la scène publique »[78] dans les années 1950-1960, même si un tel constat doit lui aussi être nuancé[79], les archives de l’Amicale en portent la trace. Nous rappellerons le faible niveau de représentation du pouvoir exécutif pour les commémorations de la rafle du Vel’ d’Hiv’, signe qu’elles ne sont pas un objet central des politiques mémorielles lors de cette période. Le constat est le même pour les médias, autre acteur majeur de mémorialisation dans l’espace public. L’article du journaliste du Monde du 27 décembre 1958, consacré à la démolition du Vélodrome d’Hiver, n’évoquant pas une seule fois les arrestations de juillet 1942, va dans le même sens[80].
Cependant, les archives de l’AADJF montrent qu’on peut difficilement parler d’oubli ou de silence de cette mémoire dans l’espace public, à moins de circonscrire l’espace public aux plus hauts responsables de l’État ou aux grands médias, et de réduire au silence l’action et la voix de ces hommes qui l’ont portée publiquement afin qu’elle soit partagée par le plus grand nombre des Français. Que ce partage soit resté limité peut signifier davantage qu’une intention d’occulter la Solution finale, que ce passé n’ait pas alors été institué par suffisamment de sens, ni porteur d’enjeux, comme il le sera dans les années 1980, dans un contexte historique très différent de celui des années 1950-1960.
Enfin, là comme ailleurs, il paraît indispensable de distinguer l’intention de transmission du souvenir d’un événement, et l’effet réel produit sur les mémoires à l’échelle individuelle et collective, donc de « ne pas confondre les mises en récit du passé, trop souvent appelées “mémoire officielle”, et les représentations partagées, trop souvent pensées a priori comme “mémoire collective” »[81]. Ce n’est pas parce que la « mémoire nationale » semble intégrer progressivement la mémoire de la Shoah en France dans les années 1980-1990 par le biais de ses institutions politiques, médiatiques et judiciaires – encore faudrait-il là aussi pouvoir préciser le degré de cette
appropriation au niveau individuel – que l’on peut parler d’oubli de cette même mémoire auparavant, tant au niveau individuel que collectif. De surcroît, la qualification d’une période d’oubli pour la mémoire de la Shoah, exprimée sans cesse à partir des années 1980, appelle une observation générale sur la notion d’oubli qui « ne peut par définition se manifester, être revendiquée que quand l’oubli n’est pas installé »[82]. Les différentes manifestations de la mémoire de la Shoah, mobilisée dès lors par une pluralité d’acteurs déterminants de la mémorialisation (politiques, médiatiques, judiciaires), attestent ainsi en creux l’absence de son oubli pour la période précédente.
[1] Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, Paris, Seuil (Points Essais), 1996 [1986], p. 82.
[2] Le Petit Robert, 1982, p. 1 814.
[3] Marie-Claire Lavabre, « De l’oubli dans les réflexions sur la mémoire “collective” », in Denis Peschanski (éd.), Mémoire et mémorialisation. De l’absence à la représentation, vol.1, Paris, Hermann, 2013, p. 12.
[4] Ibid., p. 16.
[5] Nous avons pu exploiter le fonds d’archives de l’association, sous le nom AADJF, qui se trouve au Centre de documentation juive contemporaine (Mémorial de la Shoah), constitué d’une cinquantaine de cartons qui n’étaient pas classés lors de leur dépouillement en 2009.
[6] Extrait du « Rapport d’activité de 1965 » de l’association, archives AADJF.
[7] Extrait d’une lettre du président de l’amicale, Nahum Fansten, adressée le 4 décembre 1963 aux membres du Comité international d’Auschwitz qui doivent alors créer un monument à Auschwitz-Birkenau, archives AADJF.
[8] Des 12 884 Juifs arrêtés lors de cette rafle, seuls 811 personnes reviendront après la guerre. Maurice Rajfus, La Rafle du Vel’ d’Hiv’, Paris, PUF, 2002 ; Laurent Joly, Vichy dans la « solution finale ». Histoire du Commissariat général aux questions juives. 1941-1944, Paris, Grasset, 2006.
[9] Cette source provient en fait du service des renseignements du ministère de l’Intérieur, archives du cabinet du ministre de l’Intérieur, carton AN_F1a_3369, « La Palestine et la question juive », 1946.
[10] Affiche de l’association annonçant la commémoration, archives AADJF.
[11] Carton d’invitation de l’AADJF pour la cérémonie commémorative du 12 juillet 1955, archives AADJF.
[12] Éditorial, Le Monde juif, n° 33, juillet 1950, p. 1.
[13] Simon Perego, « Les commémorations de la destruction des Juifs d’Europe au Mémorial du martyr juif inconnu du milieu des années 1950 à la fin des années 1960 », Revue d’histoire de la Shoah, n° 193, 2010, p. 506.
[14] Lettre de Pierre Paraf, président du MRAP, 2 juin 1964, archives AADJF.
[15] Voir par exemple le courrier du 4 juillet 1961 du capitaine Varo (ministère des Anciens Combattants et Victimes de Guerre) adressé à N. Fansten, archives AADJF.
[16] Lettre du 28 juin 1963 du commandant Hochart (ministère des ACVG) adressé à N. Fansten, archives AADJF.
[17] Lettre du 1er juillet 1963, archives AADJF.
[18] Archives INA.
[19] Reportage de sept minutes au journal télévisé du 16 juillet 1972, ORTF, archives INA.
[20] Ibid.
[21] Marc Bloch, « Mémoire collective : tradition, coutume. À propos d’un livre récent », Revue de synthèse historique (40), 1925, p. 79.
[22] Maurice Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994 [1925], et La Mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997 [1950].
[23] M.-C. Lavabre, « De l’oubli dans les réflexions sur la mémoire “collective” », op.cit., p. 20.
[24] « Le terme désigne le surgissement dans les médias d’une production discursive intense et diversifiée à propos d’un même fait », Sophie Moirand, « L’impossible clôture des corpus médiatiques. La mise au jour des observables entre contextualisation et catégorisation », in « Approche critique des discours : constitution des corpus et construction des observables », Tranel (40), 2004, p. 73.
[25] Voir Valérie Igounet, Histoire du négationnisme en France, Paris, Seuil, 2000.
[26] Daniel Céfaï, « La construction des problèmes publics. Définitions de situations dans des arènes publiques », Réseaux, vol.14, n° 75, 1996, p. 47.
[27] François Azouvi, Le Mythe du grand silence. Auschwitz, les Français, la mémoire, Paris, Fayard, 2012, pp. 372-378.
[28] Shmuel Trigano, « Un non monument pour Auschwitz », in « Penser Auschwitz », Pardès, nos 9-10, 1989, pp. 13-14.
[29] F. Azouvi, Le Mythe du grand silence, op.cit., p. 374.
[30] Voir Sébastien Ledoux, « Le procès Barbie. Construction d’un objet de transmission du génocide juif en France », in Catalina Sagarra et Murielle Paradelle (éd.), Génocides : la transmission des mémoires, 2014, à paraître.
[31] Voir par exemple l’éditorial du journaliste Edwy Plenel, à la suite du non-lieu en faveur de Touvier, qui cite la thèse d’A. Wieviorka, Le Monde, 22 avril 1992, p. 1.
[32] Annette Wieviorka, Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, Paris, Hachette (Pluriel), 2008 [1992].
[33] Ibid., p. 140.
[34] Ibid., p. 439.
[35] A. Wieviorka, « La construction de la mémoire du génocide en France », Le Monde juif, n° 149, septembre-décembre 1993, pp. 23-38.
[36] Ibid., p. 24.
[37] Ibid., p. 29.
[38] Ibid., p. 32.
[39] Nicole Lapierre, Le Silence de la mémoire. À la recherche des Juifs de Plock, Paris, Le Livre de poche, 2001 [1989].
[40] Ibid., p. 27-38.
[41] Ibid., p. 38.
[42] Ibid., p. 30
[43] Ibid., p. 17.
[44] Françoise Zonabend, « Compte-rendu », L’Homme, vol. 30, n° 114, p. 177.
[45] Ibid., p. 179.
[46] Éric Conan, Sans oublier les enfants. Les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande, 19 juillet 1942-
16 septembre 1942, Paris, Le Livre de Poche, 2006 [1991].
[47] L’Express, n° 2025, 27 avril 1990.
[48] Ibid., p. 12.
[49] « Courrier de N. Fansten au ministère de l’agriculture », 15 février 1961, archives AADJF.
[50] Pour le rôle particulier d’Henry Bulawko, secrétaire général, puis président de l’AADJF à partir de 1967, dans l’histoire de la commémoration du Vel’d’hiv’. S. Ledoux, « Henry Bulawko, témoin oublié d’un évènement consacré : la rafle du Vel’ d’Hiv’ », in Jacques Walter et Béatrice Fleury (éd.), Le Témoin consacré, le témoin oublié, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2014, à paraître.
[51] A. Wieviorka, Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, op.cit., p. 129.
[52] A. Wieviorka, « 1992. Réflexions sur une commémoration », Annales ESC, n° 3, mai-juin 1993, pp. 703-714.
[53] Ibid., p. 714.
[54] Ibid., p. 704.
[55] Ibid., p. 704.
[56] Ibid., p. 709.
[57] A. Wieviorka, « Le Vel’ d’Hiv’ : histoire d’une commémoration », in Travail de mémoire 1914-1998. Une nécessité dans un siècle de violence, Paris, Autrement, 1999, p. 162.
[58] S. Ledoux, « Le procès Barbie. Construction d’un objet de transmission du génocide juif en France », op.cit.
[59] « Courrier du président de l’AADJF au président du CRIF, 7 janvier 1963 », archives AADJF. Cette absence du CRIF à la commémoration organisée au Vélodrome d’Hiver par l’amicale s’explique vraisemblablement par le fait qu’une autre commémoration a lieu le même jour au Mémorial du martyr du juif inconnu, organisée depuis 1957.
[60] Henry Bulawko, 1986. « Intervention de Henry Bulawko, président de l’amicale des anciens déportés et résistants juifs de France », in Mémoire et Histoire, XXe colloque des intellectuels juifs de langue française, Paris, Denoël, 1986, pp. 77-78.
[61] Ibid., p. 76.
[62] Voir F. Azouvi, Le Mythe du grand silence, op.cit.
[63] Lettre de Vladimir Jankélévitch à Nahum Fansten, 5 juillet 1956, archives AADJF.
[64] Vladimir Jankélévitch, « L’imprescriptible », Le Monde, 3-4 janvier 1965, p. 3.
[65] Vladimir Jankélévitch, « L’imprescriptible », Le Monde, 3-4 janvier 1965, p. 3.
[66] Vladimir Jankélévitch, « L’imprescriptible », Le Monde, 3-4 janvier 1965, p. 3.
[67] Vladimir Jankélévitch, « L’imprescriptible », Revue administrative, n° 103, 1965, pp. 37-42. Le texte est également publié dans Pardonner ? aux éditions Le Pavillon en 1971, puis au Seuil, en 1986, sous le titre L’Imprescriptible.
[68] V. Jankélévitch, « Préface », in Henry Bulawko, Les Jeux de la mort et de l’espoir, Clamecy, Encres, 1980, pp. 7-8.
[69] Bernard-Henri Lévy prononce un discours quelques mois auparavant au Mémorial du martyr juif inconnu pour commémorer le souvenir des victimes juives de la déportation : B.-H. Lévy, « Discours au Mémorial », Tel Quel (82), hiver 1979, pp. 95-99.
[70] « La Vérité par hasard », entretien avec Vladimir Jankélévitch dans Le Nouvel Observateur, n° 792, semaine du 14-20 janvier 1980, pp. 77-78.
[71] Voir Sarah Gensburger et M.-C. Lavabre, « Entre “devoir de mémoire” et “abus de mémoire”. La sociologie de la mémoire en tierce position » in Bertrand Müller (éd.), L’Histoire entre mémoire et épistémologie. Autour de Paul Ricœur, Lausanne, Payot, 2004, pp. 75-96.
[72] Voir Maryline Crivello (éd.), Les Échelles de la mémoire en Méditerranée, Paris, Actes Sud, 2010.
[73] S. Gensburger et M.-C. Lavabre, « Entre “devoir de mémoire” et “abus de mémoire”. La sociologie de la mémoire en tierce position », op.cit., p. 87.
[74] S. Perego, « Les commémorations de la destruction des Juifs d’Europe au Mémorial du martyr juif inconnu du milieu des années 1950 à la fin des années 1960 », op.cit., p. 474.
[75] Robert Frank, « La mémoire empoisonnée », in Jean-Pierre Azéma et François Bédarida (éd.), La France des années noires, t. 2, Paris, Seuil, « Points histoire », 2000, p. 506.
[76] Jacques Revel, Un parcours critique. Douze exercices d’histoire sociale, Paris, Galaade, 2006, p. 6.
[77] Ibid., p. 12.
[78] S. Perego, « Les commémorations de la destruction des Juifs d’Europe au Mémorial du martyr juif inconnu du milieu des années 1950 à la fin des années 1960 », op.cit., p. 474.
[79] Voir F. Azouvi, Le Mythe du grand silence, op.cit.
[80] Guy Muller, « La démolition du Vel’ d’Hiv », Le Monde, 27 décembre 1958.
[81] M.-C. Lavabre et Dimitri Nicolaïdis, « Peut-on agir sur la mémoire… en Méditerranée ? Le cas algérien », in Maryline Crivello (éd.), Les Échelles de la mémoire en Méditerranée. Paris, Actes Sud, 2010, p. 416.
[82] M.-C. Lavabre, « De l’oubli dans les réflexions sur la mémoire “collective” », op.cit., p. 18.