« I. PRÉSENTATION DU TÉMOIN
Ces pages seront-elles jamais publiées ? Je ne sais. Il est probable, en tout cas, que, de longtemps, elles ne pourront être connues, sinon sous le manteau, en dehors de mon entourage immédiat. Je me suis cependant décidé à les écrire. L’effort sera rude : combien il me semblerait plus commode de céder aux conseils de la fatigue et du découragement ! Mais un témoignage ne vaut que fixé dans sa première fraîcheur et je ne puis me persuader que celui-ci doive être tout à fait inutile. […]
Je n’écris pas ici mes souvenirs. Les petites aventures personnelles d’un soldat, parmi beaucoup, importent en ce moment assez peu et nous avons d’autres soucis que de rechercher le chatouillement du pittoresque ou de l’humour. Mais un témoin a besoin d’un état-civil. Avant même de faire le point de ce que j’ai pu voir, il convient de dire avec quels yeux je l’ai vu. »
Marc Bloch, introduction de L’étrange Défaite[1]
Le rapport entre histoire et témoignages relève de l’interaction constante entre histoire et mémoires et soulève la question de l’usage public de l’histoire et du passé, qui est souvent un mésusage. Comment les spécialistes de ce passé appréhendent-ils toutes ces expressions qui ne viennent pas forcément de leur sérail et qui troublent parfois la bienséance qu’ils aimeraient préserver dans leur tour d’ivoire ? Si une doxa tyrannise à souhait le travail de l’histoire critique, elle ne concerne qu’une partie seulement des manifestations de l’usage public du passé, et les témoignages y tiennent une part sans doute modeste. D’ailleurs, parmi les postures problématiques les plus périlleuses, il en est aussi qui proviennent non pas de témoins, mais d’historiens. N’est-ce pas en effet un docteur en histoire de la Sorbonne particulièrement égaré qui a qualifié de « gangue mémorielle » la part des témoignages dans un ouvrage récent et déplorable consacré au maquis des Glières, ce haut-lieu de la Résistance situé non loin de Genève[2] ? Et que dire de ces attaques surprenantes, mais encore récentes, contre l’œuvre de Jean Norton Cru, par un autre auteur ? Non content de s’en prendre à une prétendue rigidité de la méthode critique de Cru, en confondant à dessein la critique des témoignages par un témoin de son temps avec la mise à distance qu’effectue potentiellement le travail d’histoire quelques décennies plus tard, il écrit par exemple que « tout se passe comme si Norton Cru anticipait les mécanismes propres au négationnisme né dans les années 1950 du constat avéré de contradictions et d’outrances inscrites dans certains témoignages d’anciens déportés. Il n’est [dès lors] guère surprenant de constater que Paul Rassinier s’est appuyé sur l’exemple de Cru » [3].
Le fait d’être revenu à nouveau, encore dans les années 2000, sur cette association inacceptable de Jean Norton Cru et du négationnisme ne mériterait pas la moindre attention de notre part si cela ne nous disait pas quelque chose de fort sur le travail de Cru et sur l’actualité de son travail de témoin agissant, de témoin-chercheur et participant, pour reprendre une belle formule de Marie-José Chombart de Lauwe[4]. En effet, tout cela n’est pas dû au hasard et s’inscrit bien dans un air du temps. L’intérêt de la méthode d’authentification développée dans Témoins, qui a sans doute un caractère scientifique sans être pour autant spécifiquement historienne, consiste justement à vouloir préserver une exigence de vérité, par fidélité aux camarades tombés au front, mais aussi pour ne pas laisser les traces de cette expérience traumatique collective en dénaturer le sens au fil du temps. La construction du corpus de témoignages et de sa critique constitue ainsi une expérience et une source d’une grande richesse.
Une question se pose toutefois : pourquoi tant de haine et tant de hargne ? Sans doute parce que l’actualité de Témoins consiste précisément, encore et toujours, à contrarier des discours contemporains sur les acteurs, sur leurs expériences et sur leurs sentiments qui s’inspirent davantage des productions culturelles de l’époque que de ce qu’ils nous ont laissé. À l’évidence, le témoin et le témoignage peuvent contrecarrer et déranger des points de vue historiographiques du présent ; et une œuvre comme celle de Cru contribue à prolonger ce phénomène bien au-delà de l’existence de ces acteurs et témoins.
Rappelons aussi que Jean Norton Cru n’entendait pas écrire l’histoire, mais la préparer par des matériaux. C’est là une précision importante qui nous ramène à cette interaction constructive possible et souhaitable entre histoire et mémoires, loin des tours d’ivoire historiennes : « Nous croyons donc, écrit-il en effet[5], que notre époque est la meilleure pour entreprendre la préparation des matériaux. L’avenir, trouvant des matériaux abondants, divers et prêts à servir, aura sur nous un avantage incontestable pour travailler à l’histoire proprement dite. »
À partir notamment des réflexions de deux témoins de la Grande Guerre, Marc Bloch et Jean Norton Cru, la question se pose alors de savoir dans quelle mesure les fausses nouvelles et les innombrables bobards de la guerre présentent un intérêt pour l'apprentissage de l'histoire. Et lequel. Cette thématique porte en elle toute la question du rapport à la vérité en histoire et des possibilités de l'examiner à l'échelle des acteurs dans le passé comme dans le présent. Elle est donc centrale pour l’apprentissage de l’histoire.
« Présentation du témoin »
Quand Marc Bloch ouvre L’étrange défaite en se présentant d’emblée comme un témoin, il fait valoir au moins deux idées fondamentales. La première, c’est que l’histoire relève bien d’une interrogation du passé à partir de questions du présent, ce qui vaut d’abord dans ses études sur la période médiévale, mais aussi pour des essais sur un passé très proche auquel il applique des méthodes d’analyse de même nature. La seconde, c’est que la parole testimoniale, qui doit évidemment être dûment identifiée, remise dans son contexte et soumise à la critique historienne, n’en constitue pas moins de fait une source qui est potentiellement intéressante.
Or, telle est bien là la question fondamentalement posée en premier lieu au travail d’histoire : par quel moyen, par quel support, par quel intermédiaire est-il le mieux possible de percevoir la réalité d’un passé dans son présent ? Une question qui, sur le plan scolaire, se pose en d’autres termes, mais en fin de compte pour la même finalité. Comment permettre en effet aux élèves, non sans avoir préalablement éveillé leur curiosité, d’imaginer et de comprendre autant que possible des situations du passé dans lesquelles des acteurs et actrices ont eu à agir, à faire des choix ? Les réponses à cette question vont tellement peu de soi qu’elles suscitent parfois des réponses qui peuvent se révéler à la fois généreuses, sans doute bien intentionnées, mais non moins problématiques.
Parmi celles-ci, il y a par exemple cette expérience de la construction d’une tranchée de la Première Guerre mondiale dans la cour d’une école secondaire[6]. « Ceux qui se trouveront dans la tranchée devront garder l’œil bien ouvert ! Les filles sont sûres que “Les profs vont nous attaquer !” Un brancard est d’ailleurs prévu, au cas où. Un garçon s’inquiète : “On ne va quand même pas nous envoyer du gaz moutarde !” » Au-delà de toutes les bonnes intentions qui se manifestent ici, est-il vraiment pertinent et utile de faire passer une nuit dehors en pleine saison froide à des élèves pour qu’ils comprennent vraiment, ou autant que faire se peut, ce qui s’est passé pendant la Grande Guerre, et surtout ce qu’y ont vécu les poilus ? Ici, la grande leçon de Marc Bloch, reprise par Carlo Ginzburg[7], s’impose sans doute : « […] au grand désespoir des historiens, les hommes n’ont pas coutume, chaque fois qu’ils changent de mœurs, de changer de vocabulaire » [8]. Le chemin tortueux reliant notre présent à ceux du passé n’est parcourable qu’au prix de pas de côté, de mises à distance, d’un processus intellectuel que le même Ginzburg a qualifié d’« estrangement », cet « antidote efficace à un risque qui nous guette tous : celui de tenir la réalité (nous compris) pour sûre » [9]. La perception du passé, pour qu’elle soit aussi authentique que possible, implique ainsi de prendre vraiment conscience de l’inévitable décalage qui la caractérise forcément. Ce qui ne plaide pas vraiment pour des activités avec la classe qui suggéreraient avec trop d’insistance l’illusion d’un contact réel avec ce passé, comme c’est le cas dans l’exemple susmentionné. Mais ce qui n’empêche pas pour autant qu’un travail de comparaison distinguant et inventoriant ressemblances et dissemblances à travers le temps soit bien effectué dans un autre cadre, à partir d’une documentation adéquate, avec une certaine « attention au répétitif », pour reprendre la formule de Nicole Loraux dans son « Éloge de l’anachronisme en histoire » [10]. Ou au moins une attention à l’écho potentiel du passé dans le présent, comme Carlo Ginzburg, encore lui, le met en évidence dans un fort bel ouvrage qui compare, en interrogeant leurs ressemblances, les méthodes et les procès en sorcellerie de l’Inquisition aux XVIe et XVIIe siècles et celles que les autorités policières et judiciaires italiennes ont réservées il y a quelques années à son ami Adriano Sofri [11].
Ce problème surgit tout autant dans la classe lorsqu’un témoin y est invité à s’exprimer auprès des élèves. Le contact direct et son potentiel émotionnel n’invitent pas spontanément à la mise à distance, mais ils induisent plutôt un effet de vérité qu’il n’est pas évident, lorsque c’est nécessaire, de déconstruire après coup. Ainsi, la dimension de témoignage, spécialement dans les cas de contact direct, comprend à la fois la possibilité d’avoir accès à des informations inédites et inaccessibles par d’autres voies et le risque d’une illusion relative à cette accessibilité. « Bien entendu, écrit Laurent Douzou, au-delà de l’illusion d’immédiateté que l’on a souvent en face d’un témoin, son propos n’est vraiment intelligible que si un travail approfondi a été effectué au préalable avec les élèves. L’émotion vive qu’on rechercherait en ne préparant pas les élèves exposerait à un déficit total d’émotion et de compréhension. Il faut avoir bien travaillé avec les élèves pour que le témoignage porte, pour qu’il donne tous les fruits qu’on peut en attendre. » [12] Du coup, l’usage des témoins et des témoignages dans l’histoire scolaire nécessite une mise à distance à l’égard d’émotions qui ne devraient pas prendre toute la place, même s’il ne s’agit pas non plus de tout refroidir et de tout neutraliser de ce qui est transmis.
« L’autre enseignement troublant de la confrontation avec les témoins, écrit encore Laurent Douzou, c’est le constat que, passée la première impression de proximité, le témoin et l’historien puisent dans des horizons extrêmement différents, que les mots qu’ils emploient en croyant spontanément les comprendre parce qu’ils leur sont communs, renvoient à des représentations très différentes. Par là, c’est l’accès à un passé enfoui qui est rendu partiellement possible. » [13] Dans cette perspective, la pédagogie testimoniale se révèle aussi dans toute sa potentialité historienne comme une quête de la différence et de l’étrangeté du témoin dans le présent du passé qu’il évoque. Elle se situe alors au cœur de la grammaire du questionnement de l’histoire scolaire pour sa capacité potentielle à mobiliser aussi bien l’étrangeté du passé que la reconstruction des présents du passé, manière d’être dans leur présent, et leurs incertitudes, avec les acteurs du passé, dans une perspective de contextualisation et d’intelligibilité[14].
Deux petits ouvrages qui pourraient être étudiés en classe
Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre, de Marc Bloch[15] ; Du témoignage, de Jean Norton Cru[16] : ces deux textes écrits par deux anciens combattants de la Grande Guerre ont en commun d’appliquer une méthode critique, fondée sur les compétences respectives des deux auteurs, pour mettre à distance l’expérience de guerre, en proposer une analyse critique et fournir des critères d’évaluation de la véracité des faits et des récits.
Dans une certaine mesure, la posture critique et scientifique adoptée par ces témoins rappelle celle d’une Germaine Tillion, qui tentait déjà sur place d’expliquer le projet économique de Ravensbrück à ses camarades de déportation, et qui s’est affirmée ensuite comme une témoin-chercheuse[17], à l’instar de l’exemple déjà cité de Marie-José Chombart de Lauwe. Ainsi, cette posture brise la séparation entre les témoins et les chercheurs par la nécessité, du point de vue des survivants, de rendre compte des faits traumatiques qu’ils ont connus au nom de la mémoire de celles et ceux de leurs camarades qui ont disparu. Elle introduit dès lors une forme de porosité bienvenue qui remet en cause les lieux communs confinant en fin de compte les chercheurs dans leur tour d’ivoire. Elle nourrit aussi utilement la réflexion sur les usages et les mésusages du passé dans l’espace public.
La courte réflexion de Marc Bloch est d’une grande richesse et d’une originalité qui annoncent de belles études ultérieures, que ce soit par exemple sa thèse sur Les Rois thaumaturges[18], centrée sur l’étude d’une croyance, ou le désormais classique La Grande Peur, de Georges Lefebvre[19], qui ouvre la voie à l’étude d’une histoire des rumeurs. Ce texte testimonial et critique du cofondateur des Annales décrypte les mécanismes de la circulation des fausses nouvelles, car, « parmi toutes les questions de psychologie sociale que les événements de ces derniers temps peuvent aider à élucider, celles qui se rattachent à la fausse nouvelle sont au premier plan. Les fausses nouvelles ! pendant quatre ans et plus, partout, dans tous les pays, au front comme à l’arrière, on les vit naître et pulluler ; elles troublaient les esprits, tantôt surexcitant et tantôt abattant les courages : leur variété, leur bizarrerie, leur force étonnent quiconque sait se souvenir et se souvient d’avoir cru. Le vieux proverbe allemand a raison : Kommt der Krieg ins Land, Dann gibt’s Lügen wie Sand. » [20]
Plus loin, après avoir développé une série d’exemples, l’auteur précise sa pensée et les enjeux de cette surenchère de représentations :
« Étudier l’action des différents milieux, aux différentes époques de la guerre, sur la naissance, la diffusion, les transformations des récits paraît une des tâches les plus importantes qui s’offrent aujourd’hui aux personnes curieuses de psychologie collective. La guerre de position a eu ses fausses nouvelles ; la guerre de mouvement a eu les siennes qui n’étaient sans doute pas du même type. Les erreurs de l’arrière et celles du front ne furent point pareilles. Dans chacune des armées alliées ou ennemies un folklore particulier s’épanouit. » [21]
L’historien insiste ici à juste titre sur la diversité des situations, des espaces et des temporalités qui ont marqué cette si longue guerre. Il avait d’ailleurs pris soin auparavant de souligner combien « les raisons pour lesquelles la guerre a été si féconde en fausses nouvelles sont pour la plupart trop évidentes pour qu’il vaille la peine d’y insister. On ne dira jamais assez à quel point l’émotion et la fatigue détruisent le sens critique. […] Le doute méthodique est d’ordinaire le signe d’une bonne santé mentale ; c’est pourquoi des soldats harassés, au cœur troublé, ne pouvaient le pratiquer. » [22]
De son côté, Jean Norton Cru dénonce « la guerre vue d’en haut » et fustige les points de vue des états-majors dans une perspective de critique des sources tout à fait pertinente :
« Cela veut dire que les états-majors, voyant par les yeux des autres, voient parfois ce qui n’est pas, car ils interprètent les rapports, déjà arrangés pour leur plaire, à la lumière des idées préconçues et des pures théories d’avant la guerre. Les états-majors, n’étant pas témoins des faits, ne peuvent pas bien les connaître. […] Les militaires qui ne vivent pas avec la troupe ont cette faculté étrange de croire à une science militaire a priori qui, suivant un mot délicieux, "n’a jamais été démentie que par les faits". » [23]
Il dénonce aussi « la fascination exercée par les grandes batailles sur les historiens militaires et sur leurs lecteurs » [24]. Au contraire, s’exclame-t-il, « qu’on n’aille donc pas reprocher aux souvenirs de guerre d’être pauvres en faits militaires, parce que c’est justement ce qui recommande leur sincérité, et la fidélité de l’image qu’ils peignent de la guerre »[25].
Dans cette perspective critique, Jean Norton Cru propose alors une typologie des bobards et des lieux communs qu’il entend fustiger dans les témoignages qu’il soumet à son impitoyable critique des mauvais récits de la Grande Guerre. On y retrouve notamment :
– l’idée de la lutte (l’homme au combat devrait avoir du goût pour la lutte) ;
– celle de charge, de choc (la ruée en nombre et en masse) ;
– les attaques en rangs serrés ;
– les monceaux de morts ;
– les flots de sang ;
– la baïonnette, arme favorite du poilu ;
– le courage des bons, la peur des mauvais soldats ;
– l’expression "Debout les morts !" (qui auraient défendu la tranchée) ;
– la tranchée des baïonnettes.
C’est donc en particulier à partir de ces critères que Jean Norton Cru en arrive à mal noter un Henri Barbusse alors qu’il plébiscite un Maurice Genevoix, ce qui démontre, soit dit en passant, qu’il n’a pas fustigé sans discernement les œuvres littéraires. La relecture de l’œuvre de Genevoix nous montre d’ailleurs fort bien ce qui a joué dans cette appréciation : il y avait suffisamment d’horreur comme cela dans cette guerre, il n’y avait vraiment pas besoin d’en rajouter…
Ces deux petits ouvrages méritent en fin de compte un traitement scolaire parce qu’ils soulèvent des questions fondamentales pour l’histoire comme science sociale et pour la transmission d’une intelligibilité du passé. Ils interrogent en effet le rapport de cette science sociale à la vérité, ou à sa quête constamment nécessaire, en montrant l’un et l’autre, chacun à leur manière, combien cette vérité est complexe et nécessite forcément un renouvellement des questions de recherche.
Pour conclure
Parmi toutes les publications historiographiques et mémorielles, ce qui se produit et se publie ne présente pas toujours la même qualité, ni le même intérêt, dans une perspective didactique. Il nous semble par contre que ces deux petits textes de Marc Bloch et Jean Norton Cru sont à la fois accessibles et susceptibles de nourrir chez les élèves une réflexion sur le rôle de l’histoire dans la société. Et qu’il serait donc intéressant de les faire entrer dans la classe d’histoire.
La question de l’examen, de la distinction et de la désignation des genres de textes, ou de la nature des textes, revêt par ailleurs une dimension fondamentalement critique, au cœur de l’enseignement des sciences sociales et de l’histoire. Elle concerne en effet tout autant des enjeux comme ceux qui tournent autour des légendes, des mythes, des rumeurs, de la propagande, de la manipulation, etc. Il s’agit toutefois de les traiter dans une posture de quête de vérité qui tourne le dos à tout relativisme et n’induise pas non plus, en même temps, un doute permanent qui fasse perdre aux élèves le contact avec la quête du réel. Chez Marc Bloch, c’est l’éventail amplifié des questionnements possibles sur des faits vécus, mais c’est aussi la densité de leur mise à distance réflexive, qui incite à aller dans cette direction ; chez Jean Norton Cru, c’est la lecture critique d’un corpus de récits pour interroger leur degré de véridicité en relation avec une expérience testimoniale.
Ce que montrent en particulier ces deux ouvrages, c’est que cette quête de vérité passe non seulement par une critique rigoureuse des sources, y compris des sources orales et testimoniales, mais aussi par un élargissement, un renouvellement des questions à poser aux situations et aux acteurs d’hier et aujourd’hui. Dès lors, il y a sans doute quelque chose à en tirer pour apprendre à des élèves, ou pour les y rendre sensibles, ce que sont les questionnements spécifiques et les apports potentiels de l’histoire à la compréhension du monde.
[1] Reproduit dans Marc Bloch, L’Histoire, La Guerre, la Résistance, Paris, Quarto Gallimard, 2006, p. 525. Ce texte a été rédigé en 1940 et publié après la guerre et l’exécution de l’auteur par les Allemands.
[2] Claude Barbier, Le Maquis de Glières. Mythe et réalité, Paris, Perrin, 2014, p. 19.
[3] Christophe Prochasson, « Les mots pour le dire : Jean-Norton Cru, du témoignage à l’histoire. », Revue d’histoire moderne et contemporaine 4/2001 (no 48-4), pp. 160-189 (163 pour la citation). URL : www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2001-4-page-160.htm, consulté le 20 octobre 2015.
[4] Notamment dans son intervention au colloque de la Fondation pour la mémoire de la déportation de 2012 qui portait sur les témoins. Voir l’enregistrement vidéo, en particulier tout à la fin : https ://www.youtube.com/watch?v=3REy_F83Sxc, consulté le 20 octobre 2015. Voir aussi Marie-José Chombart de Lauwe, Résister toujours. Mémoires, Paris, Flammarion, 2015, notamment le chapitre VII, « Mon combat pour l’enfance », pp. 257-277.
[5] Jean Norton Cru, Témoins, préface et postface de Frédéric Rousseau, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2006 (1929), p. 26.
[6] Une expérience qui a été effectuée au Collège expérimental Anne-Frank, au Mans, en novembre 2014. Voir à ce propos https ://www.youtube.com/watch?v=PNVouZwBGxM et http://www.20minutes.fr/insolite/1495787-20141206-video-mans-collegiens-creusent-tranchee-revivre-grande-guerre, consulté le 20 octobre 2015.
[7] En ouverture de Carlo Ginzburg, « Nos mots et les leurs. Une réflexion sur le métier d’historien aujourd’hui », in L’estrangement : Retour sur un thème de Carlo Ginzburg, Essais. Revue interdisciplinaire d’Humanités. Bordeaux, École doctorale Montaigne-Humanités, hors-série, 2013, pp. 191-210.
[8] Marc Bloch, L’Histoire…, op. cit., p. 872 [tiré d’Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, écrit en 1942]. Il écrit aussi que « la chimie [a] le grand avantage de s’adresser à des réalités incapables de se nommer elles-mêmes. Le langage de la perception confuse, qu’elle a rejeté, n’[est] pas moins extérieur aux choses et, en ce sens, moins arbitraire que celui de l’observation classée et contrôlée qu’elle lui a substitué : qu’on dise vitriol ou acide sulfurique, le corps n’y est jamais pour rien. Il en va tout autrement d’une science de l’humanité » (ibid., p 959).
[9] Carlo Ginzburg, À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, Paris, Gallimard, 2001 (éd. or. 1998), p. 36.
[10] Nicole Loraux, « Éloge de l’anachronisme en histoire », in La tragédie d’Athènes. La politique. Entre l’ombre et l’utopie, Paris, Seuil, 2005, pp. 173-190, 240-242 pour les notes, 188 pour la citation. La première édition de ce texte remonte à 1993, dans L’Ancien et le Nouveau. Le genre humain, n° 27, Paris, Seuil, pp. 23-29.
[11] Carlo Ginzburg, Le Juge et l’historien. Considérations en marge du procès Sofri, Lagrasse, Verdier, 1997 (rééd., 2007 ; édition originale, 1991). L’historien s’exprime également sur cette question dans une vidéo disponible sur le site de son éditeur français : http://editions-verdier.fr/livre/le-juge-et-lhistorien/, consulté le 8 novembre 2015 ; ainsi que dans le film de Jean-Louis Comolli, L’Affaire Sofri, 2001.
[12] Laurent Douzou, « Des témoins mille fois entendus ? », Le cartable de Clio, Lausanne, Antipodes, n° 8, 2008, pp. 99-104, 99 pour la citation.
[13] Ibid., p. 103.
[14] La grammaire du questionnement de l’histoire scolaire est présentée sur le site de l’Équipe de didactique de l’histoire et de la citoyenneté (ÉDHICE) de l’Université de Genève : https ://www.unige.ch/fapse/edhice/docref/grammaire/, consulté le 7 novembre 2015. Voir aussi Charles Heimberg & Valérie Opériol, « La didactique de l’histoire. Actions scolaires et apprentissages entre l’intelligibilité du passé et la problématicité du monde et de son devenir », in Marie-Laure Elalouf & al. (dir.), Les Didactiques en questions. État des lieux et perspectives pour la recherche et la formation, Bruxelles, De Boeck, 2012,
pp. 78-88.
[15] Nous parlons ici de l’édition Paris, Allia, 1999, 57 pages. La première publication de ce texte remonte à 1921 dans la Revue de synthèse historique. Il est aussi disponible dans Marc Bloch, L’Histoire…, op. cit., pp. 293-316.
[16] Édition Paris, Allia, 1997, 153 pages. Une édition antérieure, Jean Norton Cru, Paris, Allia, 1989, de 222 pages, comprenait la bibliographie, avec une mise à jour, pour 1930, des ouvrages pris en considération dans Témoins, ainsi qu’un texte biographique, Jean Norton Cru, rédigé par Hélène Vogel. L’édition originale de 1930 comprenait une version remaniée de l’introduction de Témoins (1929), reprise en 1997, ainsi qu’une « Esquisse de la guerre d’après quelques bons témoins » et une bibliographie qui ne sont pas reproduits dans cette réédition de 1997.
[17] Bernhard Strebel, « Une page encore ouverte : Germaine Tillion et la recherche sur les camps de concentration », in Les Armes de l’esprit. Germaine Tillion, 1939-1954, Besançon, Musée de la Résistance et de la Déportation, 2015, pp. 97-102 (publication dans le cadre de l’exposition de la Citadelle de Besançon, mai-septembre 2015).
[18] Marc Bloch, Les Rois thaumaturges. Étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale, particulièrement en France et en Angleterre, Paris, Gallimard, 1983 (édition originale, 1924).
[19] Georges Lefebvre, La Grande Peur de 1789, Paris, Armand Colin, 2014 (édition originale, 1934).
[20] « Quand la guerre survient, Pullulent les mensonges comme du sable ». Pour la citation de Marc Bloch : Réflexions…, op. cit., p. 20.
[21] Ibid., p. 54.
[22] Ibid., pp. 49-50.
[23] Jean Norton Cru, Du témoignage, op. cit., pp. 36-37.
[24] Ibid., p. 39.
[25] Ibid., p. 39.