N°6 / Du Témoignage. Autour de Jean Norton Cru

Réflexions sur l’usage historien des témoignages

Bruno Védrines

Résumé

A partir du livre de Nicolas Mariot Tous unis dans la tranchée ? 1914-1918 les intellectuels rencontrent le peuple (Seuil, 2013).

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Le livre Tous unis dans la tranchée ? travail passionnant à plus d’un titre a déjà fait l’objet d’une recension de Bertrand Hamelin dans un précédent numéro d’En Jeu[1]. Je propose de poursuivre ce dialogue à partir d’un questionnement plus spécifique aux études littéraires.

Rappelons-le brièvement : l’objectif de Nicolas Mariot est de « rendre son épaisseur sociale à l’armée française de la Grande Guerre » (p. 373). Cette épaisseur porte en effet la trace du regard posé par les élites sur les soldats issus du peuple. Est ainsi battue en brèche l’image d’un conflit, creuset de l’union des classes (p. 377) qui apparaît au contraire comme « le lieu d’un maintien de la domination sociale » (p. 110) ; nous voici loin du mythe d’un amalgame égalitaire passant outre les antagonismes pour se mettre au service de la Nation. On l’aura compris, la réflexion de Mariot s’écarte explicitement d’une histoire culturelle qui, par ses positions théoriques, aboutit à la thèse du consentement patriotique et au laminage des différences sociales : « entre le citoyen et la nation, il n’y a plus rien ; entre l’individu et la culture de guerre, l’espace demeure vide. Les groupes sociaux, les rattachements professionnels ou politiques, les lieux de sociabilité ont brusquement disparu du paysage, rien ne semblant résister à l’emprise de la mobilisation » (p. 389). Mariot précise toutefois que s’il n’est pas question « de nier la possibilité d’une approche culturelle (la lecture des ouvrages permet au contraire de constater ce que peut avoir de séduisant et d’efficace le recours systématique aux représentations culturelles comme principe de gouvernement – et d’explication – des conduites) », il s’agit de « montrer que ses partisans outrepassent constamment les limites de ce qu’ils sont en état de démontrer. En se focalisant sur des"représentations", on ne peut pas prétendre analyser (encore moins expliquer) des comportements individuels. Y parvenir suppose de mobiliser des outils qui permettent de déconstruire les entités collectives pour retrouver les individus dans leur infinie diversité et mettre en lumière leurs interdépendances » (p. 154). Or, il me semble que le franchissement des limites et, pour ce qui concerne les sources écrites, la dérive interprétative, ne sont possibles que si l’on minimise la question des genres textuels.

Sans entrer dans les détails d’un débat théorique, le genre est envisagé dans le cadre de ce texte comme un outil linguistique et cognitif de production et de réception des textes[2] qui donne à voir le monde d’une certaine manière. Il préfigure en effet les actions langagières possibles ; « l'existence du roman, sa connaissance, sinon sa maîtrise au moins partielle est la condition nécessaire de l'action langagière "écrire un roman" tout comme la connaissance et la maîtrise de la hache est la condition nécessaire de l'action langagière "faire tomber l’arbre" » (Schneuwly, 1994, p. 161). Dès 1928, Medvedev avait souligné le lien du genre et de l’idéologie : « L’absorption d’un produit idéologique suppose des liens sociaux particuliers. […] Le processus est à la fois interne et social. Il se crée […] des formes singulières de communication sociale pour un collectif qui communique sur le plan idéologique. L’auditoire du poète, l’ensemble des lecteurs d’un roman, le public d’une salle de concert, tout cela correspond à des organisations collectives d’un type particulier, à la fois fondamentales et sociologiquement originales. Hors de ces formes originales de communication sociale, il n’est pas de poème ou d’ode, de roman, de symphonie. Des formes précises de communication sont constitutives des œuvres d’art elles-mêmes dans leur signification. » (2008, p. 97). Une poétique du témoignage a tout à gagner à s’inspirer d’une telle approche qui replace les acteurs dans un espace conflictuel où s’affrontent des positions idéologiques et qui contextualise ainsi la communication dans son historicité. La question porte alors sur les relations entre les locuteurs insérés dans des milieux sociaux divers, avec des positions d’hégémonie ou de subalternité.

Lire de cette manière les textes dits de témoignage, et donc le corpus sélectionné par Mariot, s’avère fécond, car sont alors expliquées les raisons de l’émergence à un moment historique donné de textes particuliers en fonction de besoins sociaux spécifiques. Notons encore que Mariot apporte un argument critique déterminant contre l’approche culturaliste, quand il écrit que « les témoignages ne sont guère rapportés aux caractéristiques de leurs auteurs », ce qui conduit à une confusion: « cousus ensemble par l’interprète [les témoignages composent] un texte générique [censé] retrouver le sens vécu de l’épreuve, un sens originel perdu ou oublié. […] Dès lors que le témoin est pensé en narrateur et ses écrits en récits, alors quelques-uns peuvent bien valoir pour les autres : c’est la narration elle-même qui devient objet d’analyse en tant que transcription de ce que fut “l’expérience de guerre” des soldats français » (p. 400). Mariot signale ici comment le nouveau texte écrit par le chercheur tend à recouvrir, remplacer les témoignages, en les coupant de leur situation de communication – et donc des enjeux de leur ancrage social et historique. Le genre adopté par l’historien (essai, monographie, etc.) en fonction de sa propre situation de communication, et puisant ici et là les citations nécessaires à la démonstration tend à composer un patchwork trop composite d’un point de vue méthodologique. Le risque consiste alors à niveler des différences essentielles dans la confrontation des acteurs à l’événement et de s’interdire une perspective plus complexe et nuancée. Dans le cas des textes de témoignage en effet, le lecteur a affaire à un genre prenant son origine dans un contexte sociohistorique précis, celui du traumatisme de la Première Guerre mondiale, qui va connaître un prolongement dans la deuxième et plus spécifiquement dans les textes de la déportation et ceux de l’extermination des Juifs d’Europe : « La naissance du témoignage comme genre coïncide avec l’avènement du meurtre de masse. La Grande Guerre, immense processus de destruction porté par des hommes déterminés à en pulvériser des millions d’autres placés en première ligne, malmena l’ordre social en place et le consensus idéologique qui le fondait. […] Le décalage croissant, constaté par tous ceux à qui l’on demandait de faire le sacrifice de leur vie, entre les discours que la société produisait et accréditait concernant les événements en cours, et ce qu’ils percevaient effectivement de la guerre qu’ils étaient en train de faire, explique que le témoignage, destiné à réfuter les contre-vérités ambiantes, soit apparu à ce moment-là de l’Histoire sur la scène éditoriale française » (Lacoste, 2011, p. 163).

L’un des grands mérites du livre de Mariot est précisément de donner une assise sociale à l’acte de communiquer pratiqué par des acteurs sociaux – il faut signaler ici le chapitre intitulé « Échafaudages » qui s’avère particulièrement riche d’enseignements. Pour être tout à fait juste cependant, relevons un certain flottement dans la terminologie. Si le concept de récit employé à plusieurs reprises et dans une acception très large était défini à l’aide de catégories narratologiques (Revaz, 2009), il serait alors possible de mieux comprendre la spécificité des témoignages, de voir que la mise en intrigue trait définitoire du récit s’applique fort mal aux textes de Genevoix, Lintier, Pézard par exemple. De même, pour les besoins de son enquête Mariot recense 733 témoignages, dont il extrait 42 textes qui deviendront son corpus de travail. Or, pour qualifier les témoins, il parle de « diaristes » et pour évoquer les textes de « récits » (p. 33). Le diariste, au sens propre du terme, est l’auteur d’un journal intime, pourtant il suffit de se reporter à la page 473 où sont répertoriés les « écrits des 42 témoins » (encore une appellation !) pour constater à quel point il est délicat de les regrouper sous un même vocable : Apollinaire, Barbusse, Cru, Dorgelès, Hertz, etc. (correspondance), Bloch, Bridoux, Alain, etc. (souvenirs), Decressac, Mairet, Pergaud, etc. (carnets). Le problème ici rencontré, me semble-
t-il, est que l’analyse de Mariot s’appuie sur des catégories génériques comme la correspondance, les journaux, etc., et ne prend pas assez en compte l’émergence du témoignage comme genre à part entière. De ce point de vue, Jean Norton Cru, dans Témoins, a bien tenté de classer les textes qu’il souhaitait recenser (2006, p. 61), mais il montre les limites des genres alors en usage, car les classifications traditionnelles ne rendent pas précisément compte de ce qui pour lui est essentiel, à savoir la valeur documentaire. Or, c’est là une caractéristique fondamentale, car elle entraîne des conséquences sur les plans thématiques, stylistiques, narratologiques. Si l’on adhère à l’idée que le genre est un facteur déterminant de sémiotisation et donc de vision du monde, on conviendra qu’il ne s’agit pas d’un pointillisme sourcilleux de « pédant pédagogue », comme on a pu à l’occasion qualifier Cru (Barbusse, dans Cru, 2006, p. S72). On comprend à quel point, il est important de savoir avec exactitude ce que recouvre le texte dit de témoignage : celui de Barbusse ou celui de Dorgelès ne l’est absolument pas au même titre que celui de Genevoix. Sa valeur selon Cru s’évalue en particulier à la capacité du témoin à se placer dans une réflexion critique sur l’acceptation ou pas de certaines actions discursives en lien direct avec la vérité de l’attestation. La guerre oblige les acteurs à dépasser une tradition livresque pour exprimer le caractère hors norme de l’événement qui va devenir la Grande Guerre. L’émergence du témoignage comme genre apparaît ainsi comme un signe intéressant du basculement d’une époque à une autre. Bronckart (1996, p. 211) explique que la stabilité des formes textuelles garantit une adaptation des textes aux activités qu’ils commentent. Mais cette phase n’est que provisoire et les formes textuelles entrent dans une relation dialectique permanente de stabilisation, déstabilisation, adaptation à des situations sociales en évolution, prises dans le mouvement de l’histoire. La Grande Guerre marque donc une césure particulièrement éclairante pour observer les contraintes qui, jouant sur les genres, les font tomber en désuétude, vieillissent un instrument ne répondant plus adéquatement à la demande sociale confrontée à des contextes nouveaux. Par sa conflagration, elle concentre, en un laps de temps très court, une évolution qui, d’ordinaire, peut prendre des décennies. Dans le cas plus spécifique de Tous unis dans la tranchée ?, Mariot rappelle avec justesse que le premier conflit mondial est une des rares situations historique et sociale où la rencontre et la promiscuité entre les intellectuels et le peuple a été provoquée et imposée (p. 15). Cette rencontre et ce choc vont nécessairement avoir des conséquences dans l’acte de vivre et de transcrire l’expérience et donc tout ce qui touche à sa sémiotisation. La démarche historienne de Mariot, par son attention à l’entour social, doit donc permettre de prendre en compte la portée critique radicale de certains témoignages, ce qu’à l’inverse ne facilite pas la narration « œcuménique » à laquelle se livre, par exemple, un historien comme N. Beaupré[3]. Des expressions telles que « littérature de guerre », fourretout commode et « écrire la guerre » par son caractère généralisant a-générique, entraînent un flou méthodologique préjudiciable et sont révélatrices de ce qu’une certaine histoire peut aller chercher dans une certaine littérature. La lecture de Témoins et son incompréhension de la démarche de Cru en particulier sont à cet égard significatives.

Mais poursuivons le dialogue en nous demandant si la vigueur de la démonstration n’entraîne pas Mariot dans une sorte de mouvement de balancier trop ferme, vers une ségrégation irrémédiable entre les intellectuels et le peuple. Mariot, au terme de son travail, tire une conclusion qui pourrait le laisser penser : « Écrire l’histoire du conflit à partir de l’échantillon des 30 à 100 témoignages les plus souvent mobilisés, c’est écrire une histoire vue par les classes supérieures. Cela n’invalide nullement le principe de ces travaux, cette enquête en est d’ailleurs l’illustration. En revanche, il me semble que cela invalide largement la prétention à tenir à partir de ce corpus un propos général sur la guerre, comme si les textes laissés par les dominants pouvaient valoir, sans autre questionnement quant à leur éventuelle spécificité, pour tous les combattants et sur tous les sujets. Garder à l’esprit ce tropisme intellectuel, c’est simplement savoir ce que l’on fait en utilisant ce type de matériau. […] Écrire l’histoire de la Grande Guerre à partir de ses témoins les plus illustres, c’est se faire le ventriloque du récit des fractions lettrées des classes dominantes » (p. 417). Mariot, s’opposant à l’idée d’un consentement collectif, parle de manière très explicite d’un « ethnocentrisme de classe » (p. 26). Si cette thèse indéniablement forte pose la question politique de la lutte des classes, si elle montre avec conviction la violence entre autres symbolique qu’un groupe social hégémonique peut exercer sur les autres, prend-elle assez en compte chez les témoins les problèmes posés par la sémiotisation de l’expérience de guerre ?

C’est ici que la réflexion de Pierre Bourdieu sur l’espace des possibles peut apporter un éclairage utile. Bourdieu note que le changement, l’innovation dépendent « de l’état du système des possibilités (conceptuelles, stylistiques, etc.) héritées de l’histoire : ce sont elles qui définissent ce qu’il est possible et impossible de penser ou de faire à un moment donné dans un champ déterminé » et l’intertexte est une pièce essentielle du système. Il précise en ce qui concerne le champ littéraire que « les stratégies des agents et des institutions qui sont engagées dans les luttes littéraires ou artistiques ne se définissent pas dans la confrontation pure avec des possibles purs ; elles dépendent de la position que ces agents occupent dans la structure du champ, c’est-à-dire dans la structure de la distribution du capital spécifique, de la reconnaissance institutionnalisée ou non, qui leur est accordée par leurs pairs-concurrents et par le grand public et qui oriente leur perception des possibles offerts par le champ et leur “choix” de ceux qu’ils s’efforceront d’actualiser et de produire » (1998, p. 340). C’est pourquoi si l’on veut comprendre le choix des genres avec leurs différences formelles et leurs caractéristiques stylistiques, il est nécessaire de tenir compte du positionnement de chaque témoin par rapport au champ littéraire en particulier. Mariot (p. 54) pose par exemple une question tout à fait intéressante qui mériterait à elle seule un long développement : « que fait la parole romanesque à la parole portée sur le peuple ? » Le champ littéraire, en effet, par son prestige et son poids culturel a un pouvoir d’attraction important pour qui cherche à légitimer sa parole. Cependant, le positionnement est différent chez Dorgelès et Barbusse, déjà bien avancés dans la carrière des lettres, en regard d’un Genevoix, d’un Werth encore inconnus ou d’un Astier totalement étranger à ce champ – tant par sa formation scolaire que par ses origines sociale et géographique. Mariot relève que « [Dorgelès, Barbusse] illustrent, chacun à leur manière, un véritable déploiement de parisianisme culturel aux tranchées » (p. 149). Il est significatif sur ce point de comparer les notes du carnet de Barbusse, les lettres écrites à sa femme et son roman Le Feu, trois genres différents. Or, seul Le Feu est publié en 1916 et la liste du tribut que Barbusse paie au champ littéraire afin d’être reconnu est fort longue : style épique, procédés naturalistes (argot, descriptions macabres dans la lignée de La Débâcle de Zola), recours à la tension narrative (histoire d’amour), etc. Ces gages littéraires absents du carnet et des lettres sont déterminants dans l’analyse de Cru, quand il s’agit de montrer le caractère médiocre du témoignage de Barbusse.

Bourdieu insiste à plusieurs reprises sur le fait que le champ est un lieu incessant de luttes où s’exercent des rapports de force. C’est pourquoi Cru suscitera de si violentes polémiques, car son travail critique consiste en somme à soutenir que le champ littéraire n’a pas grand-chose à dire en matière de témoignage sur la Première Guerre mondiale – en tout cas que ses productions légitimées ne peuvent prétendre à la fidélité de l’attestation et à la valeur documentaire. C’est pourquoi également, il est absurde d’affirmer que Cru est un antilittéraire ; il est tout au plus contre le champ littéraire tel qu’il s’est constitué pendant la guerre et l’entre-deux-guerres et sa prétention à apporter un regard authentique sur les combattants. Il s’en prend à un état du champ et à son idéologie et non à la littérature.

Pour revenir à la remarque si opportune de savoir ce que l’on fait avec ce type de matériau, il me semble qu’elle doit également attirer l’attention sur la formation scolaire des témoins et donc la question des genres de textes qui sont valorisés dans l’éducation des élites à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Sur ce point, Mariot se livre à une féconde analyse et l’on pourrait multiplier les citations extraites du chapitre « Les élus d’école », p. 42 ou des pp. 430 à 432. Il nous offre donc des clés essentielles pour comprendre la manière dont les textes des témoins se trouvent à la jonction d’un habitus de classe fortement influencé par l’institution scolaire et le champ littéraire. Les études longues couronnées par le baccalauréat ne concernent qu’une petite minorité d’élèves (2 %) fortunés et bien nés qui peuvent à loisir se consacrer à l’acquisition d’une culture générale et des activités intellectuelles qui ne sont pas en prise directe avec les exigences du monde professionnel. De fait, quand A. Prost (1968, p. 326) aborde l’institution scolaire pour la période 1880-1930, il souligne à quel point la stratification sociale se projette dans le système éducatif, et à quel point l’inégalité dans la formation prodiguée dans les filières se calque sur l’inégalité des classes sociales. Prost (p. 330) ajoute que le nombre d’élèves du secondaire reste remarquablement stable des années 1870 à 1930. Il indique que ce n’est pas faute d’une demande, mais plutôt le résultat d’une politique « malthusienne » qui vise à protéger un entre-soi, car il s’agit là pour la bourgeoisie de préserver son hégémonie et les privilèges qui l’accompagnent. Et cette conséquence se reflète dans la composition des organes de commandement à l’œuvre au cours de la Grande Guerre. Mariot note que le grade dans l’armée est un attribut des classes dominantes : « Les qualités scolaires deviennent prépondérantes par rapport aux compétences militaires dans l’accession à un grade : William Serman montre ainsi que le pourcentage de bacheliers parmi les élèves à l’école de sous-officiers et officiers de Saint-Maixent passe de 21 % en 1892 à 62 % en 1909 avant de retomber à 40 % en 1912. » Reprenant les travaux de J. Maurin sur les conscrits de Mende et de Béziers, il ajoute : « les données montrent bien le poids de la “promotion par l’instruction” en vigueur sous la IIIe République : c’est à cette époque, précise l’auteur [Maurin], que la démocratisation des corps des sous-officiers et des officiers entamée après 1848 s’achève avec le durcissement scolaire des concours. "La promotion militaire prend le même chemin que la promotion sociale", conclut-il » (p. 68). Le résultat, c’est que de jeunes étudiants peuvent passer devant des soldats de métier moins ou pas diplômés. Mariot cite l’exemple du normalien Jean Etévé, simple soldat en août 1914, caporal en octobre, sergent fin novembre, sous-lieutenant en janvier 1915. Or, cette promotion s’accompagne d’avantages matériels et symboliques considérables. La solde d’un sous-lieutenant est 147 fois plus élevée que celle d’un simple soldat, celle d’un chef de bataillon 354 fois (p. 429). Notons encore que l’accession au grade d’officier donne droit à l’emploi d’une ordonnance, homme à tout faire affecté au service personnel de son supérieur hiérarchique. Ajoutons enfin que « Jules Maurin montre que les plus diplômés des soldats de Béziers (les titulaires du brevet ou plus) sont sous-représentés parmi les tués (9,8 % des mobilisés pour 5,4 % des morts), alors que c’est l’inverse pour les soldats dont le niveau d’instruction est bas (12,3 % et 18 %) » (p. 396).

Mariot en vient à écrire que les élites intellectuelles mobilisées et donc ceux qui deviendront témoins se font les porte-voix de l’État et de ses logiques, devenant ses intellectuels organiques (2013, p. 385). Mais il ne cite pas Gramsci, à qui l’on doit ce concept. Or, si l’on se reporte aux Cahiers de prison, on peut lire que « Les intellectuels sont les “commis” du groupe dominant pour l'exercice des fonctions subalternes de l'hégémonie sociale et du gouvernement politique, c'est-à-dire : 1. de l'accord “spontané” donné par les grandes masses de la population à l'orientation imprimée à la vie sociale par le groupe fondamental dominant, accord qui naît “historiquement” du prestige qu'a le groupe dominant (et de la confiance qu'il inspire) du fait de sa fonction dans le monde de la production ; 2. de l'appareil de coercition d'État qui assure “légalement” la discipline des groupes qui refusent leur “accord” tant actif que passif ; mais cet appareil est constitué pour l'ensemble de la société en prévision des moments de crise dans le commandement et dans la direction, lorsque l'accord spontané vient à faire défaut » (1978, p. 315). La fonction de l’intellectuel est donc de susciter une prise de conscience, de provoquer au sein de sa classe sociale une conception homogène. Mais pour Gramsci, il n’est pas le reflet de cette classe. En effet, il peut même aller jusqu’à contester radicalement cette homogénéité, sinon comment les œuvres de Marx ou Lénine – pour ne citer que deux exemples – seraient-elles possibles ? Or, la guerre de 14 pose un défi énorme à une homogénéisation qui devient très problématique, sinon impossible pour certains témoins comme Pézard, Delvert, Bernier et… Cru lui-même. Certes, Cru n’est évidemment pas indemne des préjugés de classes propres à son temps (et Mariot en donne des exemples[4]), mais son projet et sa méthode l’entraînent vers une critique radicale d’une certaine littérature au service de l’hégémonie d’une classe sociale. C’est cette lutte intime, paradoxale, parfois contradictoire qui garde à son œuvre son actualité. Il est donc important de prendre en compte les questions de sémiotisation, car elles permettent de voir à l’œuvre chez les témoins la tension entre un éthos de classe et l’écriture d’un témoignage dont une des caractéristiques est la dette à l’égard des morts (Rastier, 2005, Lacoste, 2011) et tout particulièrement en l’occurrence des classes populaires.

S’il est possible de dire que les intellectuels parlent pour le peuple, à sa place – du moins dans les témoignages recensés par Cru –, il serait abusif de soutenir qu’ils contribuent au même degré à son aliénation. La démarche de Cru, la hiérarchisation des témoins montrent le contraire, certains (les meilleurs) étant allés jusqu’à une remise en question des valeurs contribuant à l’homogénéité de leur classe. Ainsi, à propos du patriotisme, Cru oppose les témoins qui, par leur filiation à une tradition générique inadéquate, particulièrement en l’occurrence l’épopée, ont pu contribuer au mensonge et faire allégeance aux « fétiches du patriotisme » (2006, p. 451), à ceux qui, au contraire, ont dénoncé comme Louis Mairet une conception propre aux dominants, hautement intellectualisée de l’amour du pays, comparée à celle des soldats issue des classes populaires : « Prenez ces hommes du peuple, parlez-leur de la patrie : la moitié vous rira au nez, de stupeur et d’incompréhension. Vingt-cinq autres nous diront qu’il leur indiffère d’être Allemands ou Français, que le nom ne change rien à la chose, que dans tous les pays les forts vivent sur les faibles, qu’ils ne connaissent pas cette patrie au nom de laquelle on tue, et on meurt, et que la patrie, s’il y en a une, c’est là où l’on vit bien. […] Eh bien non, le soldat de 1916 ne se bat ni pour l'Alsace, ni pour ruiner l’Allemagne, ni pour la patrie. Il se bat par honnêteté, par habitude et par force. Il se bat parce qu'il ne peut faire autrement. Il se bat ensuite parce que, après les premiers enthousiasmes, après le découragement du premier hiver, est venue, avec le second, la résignation » (Mairet cité par Cru, 2006, p. 192). Concluons en soulignant que cette dénonciation est bien le fait d’un intellectuel. Pour les classes populaires, les représentations et les abstractions idéalistes de la France n’existent tout simplement pas. C’est déjà ce que l’on pouvait lire dans Le Manifeste du parti communiste : « Les ouvriers n’ont pas de patrie. On ne peut leur prendre ce qu’ils n’ont pas » (1975, p. 52).

Il est temps à présent de redire à quel point la lecture de Tous unis dans la tranchée ?, ouvrage d’une grande originalité et d’une grande richesse, fut passionnante, tant elle offre de perspectives novatrices sur les textes des témoins. Il ne reste qu’à espérer que ce livre soit le premier tome d’un chantier si prometteur.

 

Bibliographie

Beaupré, N. (2006), Écrire en guerre, écrire la guerre. France, Allemagne 1914-1920, Paris, CNRS Éditions

Bourdieu, P. (1998) [1992], Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », n° 370

Bronckart, J.-P. (1996), Activité langagière, textes et discours, Delachaux et Niestlé

Cru, J.-N. (2006), Témoins : essai d’analyse et de critique des souvenirs des combattants édités en français de 1915 à 1928, Préface et postface de Frédéric Rousseau, Presses universitaires de Nancy [1re édition, 1929, Éd. Les Etincelles]

Cru, J.-N. (2007), Lettres du front et d’Amérique 1914-1919, Lettres éditées par Attard-Maraninchi, M.-F. & Caty, R., Publications de l’Université de Provence

Dolz, J. & Schneuwly, B. (1998), Pour un enseignement de l’oral. Initiation aux genres formels à l’école, Paris, ESF Éditeur

Gramsci, A. (1978), Cahiers de prison. Cahiers 10, 11, 12 et 13, Paris, Gallimard

Lacoste, C. (2011), Le témoignage comme genre littéraire en France de 1914 à nos jours, thèse de doctorat, Université Paris Ouest Nanterre La Défense

Maingueneau, D. (2010), Manuel de linguistique pour les textes littéraires, Paris, Armand Colin

Marx, K. & Engels, F. (1975), Manifeste du parti communiste, Paris, Éditions sociales

Medevedev, P. (2008), La Méthode formelle en littérature, Trad. B. Vauthier et R. Comtet, Toulouse, Presses universitaires du Mirail

Prost, A. (1968), Histoire de l’enseignement en France 1800-1967, Paris, Librairie Armand Colin

Rastier, F. (2001 ), Arts et sciences du texte, Paris, PUF

Rastier, F. (2005), Ulysse à Auschwitz, Primo Levi le survivant, Paris, Cerf

Revaz, F. (2009), Introduction à la narratologie. Action et narration, Bruxelles, De Boeck Duculot

Schneuwly, B. (1994), « Genres et types de discours : considérations psychologiques et ontogénétiques », dans Y. Reuter (éd.), Les Interactions lecture-écriture, Berne, Peter Lang

 


[1] Décembre 2014, n° 4, pp. 129-134.

[2] Indiquons simplement que le terme de genre est ici pris dans la perspective des travaux de Medvedev ([1928], 2008), et pour une période plus contemporaine : Schneuwly (1994), Bronckart (1996), Dolz & Schneuwly (1998), Rastier (2001, 2005), Maingueneau (2010), Lacoste (2011).

[3] Voir Beaupré (2006).

[4] Avec parfois quelques raccourcis. Mariot est sensible à une remarque de Cru parlant des soldats qui l’entourent : « J’ai une conscience, eux semblent s’en passer » (p. 11, p. 305), citation reprise plus longuement (p. 299). Après avoir écrit que « Ce peuple est bien le même qui jadis fut taillable et corvéable à merci », Cru se demande : « quelles sont ses forces morales ? Ma réponse : le peuple est dans son dix-huitième siècle » et la citation est ici coupée. On imagine aussitôt une représentation condescendante de gens soumis, voire analphabètes et très frustes. Cependant, la partie de la phrase qui manque apporte une précision utile : « il est voltairien, parfois rousseauiste, toujours un peu jacobin et sans culotte, surtout quand il a le cafard et que son égoïsme se trouve confronté avec le sacrifice, celui de tous les jours qui est réel et le suprême qui est possible, le roi des épouvantements » (2007, p. 158). En l’occurrence, ce qui gêne le plus Cru, c’est l’absence de conscience religieuse. À ses yeux de protestant rigoureux, les poilus ont sans doute un peu trop tendance à blasphémer et à être réfractaires à ses éventuelles velléités prosélytes...

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