L’œuvre de Jean Norton Cru, qui élabora dans l’entre-deux-guerres une réflexion pionnière sur les témoignages issus des violences de masse, demeure largement méconnue du grand public et continue de diviser les chercheurs.
Né à Labatie-d’Andaure en 1879 dans une famille protestante, Jean Norton Cru passe son enfance entre l’Ardèche et la Nouvelle-Calédonie. Instituteur puis professeur d’anglais et de français, il enseigne dans le Kent (Angleterre), dans la Drôme (France), à Oran (Algérie) et dans le Massachusetts (États-Unis), où il se trouve en août 1914. À la mobilisation, Cru a 34 ans. Il rentre en France précipitamment, arrive au front le 15 octobre 1914 et est intégré comme caporal au 240e RI. Au total, il passe vingt-huit mois aux tranchées (dont celles de Verdun en juin 1916 et janvier 1917), dix mois à la liaison (comme interprète de l’armée) et dix mois à l’arrière-front.
Profondément éprouvé par son expérience du feu et soucieux de faire connaître la guerre pour ce qu’elle est, loin des récits mystificateurs qui l’enluminent depuis la nuit des temps, Jean Norton Cru entame, dans les années 20, une vaste étude portant sur les livres de combattants de la Grande Guerre, afin d’observer la manière dont ceux-ci ont rendu compte de l’événement. Le résultat de ses analyses paraît dans Témoins (1929)[1] , où se trouvent décrits et commentés trois cent quatre ouvrages relevant de cinq genres différents (journaux, souvenirs, réflexions, lettres, romans), sans égard particulier pour la renommée de leur auteur : seule compte, aux yeux de Jean Norton Cru, la valeur documentaire et littéraire – deux aspects indissociables pour ce professeur de lettres – des ouvrages analysés. La dimension critique de son entreprise est fondamentale : au seuil des années 30, une voix s’élève pour alerter l’opinion sur le fait que, parmi les écrits issus du premier conflit mondial, certains pérennisent une image fausse et enjôleuse de la guerre. Aux fictions complices, Cru oppose le projet testimonial de ceux qui ont cherché à rendre compte au plus juste de l’expérience endurée.
Témoins reçoit un accueil plutôt défavorable, surtout dans les milieux littéraires, qui ne pardonnent pas à Cru d’avoir, d’une part, déboulonné les idoles (Henri Barbusse et Roland Dorgelès notamment) et, d’autre part, mis « l’art d’écrire à la portée du premier venu »[2] . En 1930, le critique Pierre Humbourg remarque qu’« il n’est pas d’homme plus attaqué » que lui en France. Son projet est si mal compris que Cru entreprend de le réexpliquer dans un petit ouvrage intitulé Du Témoignage (1930)[3] , qui paraît en Allemagne en 1932 sous le titre Où se trouve la vérité sur la guerre ? Mais très vite, son œuvre sombre dans l’oubli. Les exemplaires en langue allemande de Du Témoignage, dont nous reproduisons ici la préface inédite en français (voir Annexe 2), furent brûlés par les nazis à leur arrivée au pouvoir. Témoins ne connut aucune réédition pendant plus de soixante ans. On oublia cette réflexion sur les récits de témoins comme on oublia les témoignages des poilus, condamnés à « se perdre et s’ensabler dans un désert d’indifférence »[4] .
L’œuvre de Jean Norton Cru n’est redécouverte qu’à la toute fin du XXe siècle, suite à la réédition de Témoins aux Presses universitaires de Nancy en 1993. Le débat reprend aussitôt et il n’est pas moins houleux qu’au début des années 30. C’est dans le milieu historiographique, cette fois, qu’a lieu la controverse, au point d’y faire apparaître des points de fracture profonds et durables. Frédéric Rousseau, auteur d’une réédition enrichie de Témoins en 2006, a consacré un essai à l’« Affaire Norton Cru » et à ses rebondissements contemporains[5] , qui ne sont pas terminés ; ce dossier en est la preuve ultime, en attendant la suivante.
Les articles proposés ici, issus d’un colloque international qui s’est tenu à l’Université de Genève en 2014[6] , mettent au jour la nécessité d’un triple chantier concernant l’œuvre de Jean Norton Cru. Il s’agit à la fois de prendre la mesure du renouvellement induit par ses travaux, tant dans les sciences humaines et sociales que dans les études littéraires, de tirer les leçons des polémiques que l’œuvre a suscitées et qu’elle suscite encore, et enfin de donner un second souffle aux intuitions les plus fécondes qu’elle contient.
En effet, une relecture sereine et dépassionnée de Témoins est aujourd’hui nécessaire afin de comprendre quel a été l’apport, dans les champs littéraire, historiographique et didactique, de cet ouvrage pionnier en matière de critique des témoignages – fût-ce pour en mesurer les limites sur d’autres bases que la calomnie. Il importe pour cela de ressaisir le sens de son projet en examinant la manière dont l’œuvre s’est élaborée, comme le fait ici
Marie-Françoise Attard-Maraninchi qui revient sur le travail préparatoire de Cru, et en resituant son œuvre dans l’histoire de la critique comme s’y emploie Benjamin Gilles, qui ressuscite dans son article les travaux précurseurs d’Albert Schinz et de Georges Duhamel. Charlotte Lacoste s’attache à rappeler les principes de la méthode d’évaluation des témoignages mise au point dans Témoins et insiste sur la dimension philologique des critères adoptés. Pour parfaire notre connaissance des dessous de cette méthode, Philippe Lejeune a enquêté quant à lui sur les liens privilégiés que Jean Norton Cru a noués avec deux témoins majeurs de son corpus, Paul Cazin et André Pézard. Ces liens se resserrent un peu plus aujourd’hui puisque André Pézard, que Cru tenait pour le meilleur auteur de la Grande Guerre après Maurice Genevoix, se trouve être le parrain de Philippe Lejeune lui-même, spécialiste de l’autobiographie et du journal – genres avec lesquels le témoignage entretient des rapports de proximité.
Cette relecture de l’œuvre devra toutefois s’accompagner d’une réflexion sur sa réception chaotique. Les attaques virulentes dont Jean Norton Cru a été l’objet jadis et naguère ont fini par imposer à son sujet des évidences qui sont autant de contre-vérités : Cru serait un dogmatique, un censeur, un précurseur du négationnisme… Cette dernière accusation a censément porté un coup violent à son œuvre et contribué à la rendre quasi illisible. S’il convient de revenir à plus de raison, il faut prendre au sérieux ces assauts diffamatoires, qui en disent long sur les soubassements théoriques et idéologiques des disciplines concernées. Pour Frédérik Detue, le scandale qu’a déclenché Témoins dans les milieux littéraires vient de ce que Jean Norton Cru a mis en cause le dogme de l’autonomie de l’art hérité du romantisme. Le fait que « les fossoyeurs de cette œuvre so[ie]nt toujours au travail » prouve, s’il était besoin, que ce dogme est toujours en vigueur.
Enfin, nous insistons dans ces pages sur la fécondité du travail de Jean Norton Cru, en qui Philippe Lejeune voit un « précurseur de la critique génétique en littérature », Charlotte Lacoste un devancier de la sémantique textuelle et Frédéric Rousseau l’instigateur de la première insurrection de papier des hommes ordinaires contre une historiographie partielle et partiale, déconnectée des pratiques sociales et politiques. Bruno Védrines pour sa part s’intéresse à la manière dont Témoins, en posant le problème des liens entre certaines formes de littérarité et l’expression d’idéologies politiques, permet de réfléchir à des enjeux passés et actuels propres à une didactique de la littérature. Le fait est, en tout cas, que son œuvre, qui s’est récemment enrichie d’un nouvel opus[7] , constitue une référence fondatrice pour la recherche sur le témoignage, au carrefour des différentes disciplines qui le prennent pour objet.
Précisément : l’un des mérites de ce dossier tient à sa pluridisciplinarité et au fait qu’il redonne en particulier la parole aux littéraires, qui sont restés discrets lors de la redécouverte du dossier Cru dans les années 90, comme si l’affaire ne les concernait pas. Nous faisons quant à nous l’hypothèse qu’elle les concerne au premier chef, et que l’on ne saisira pas pleinement les enjeux de l’œuvre de Jean Norton Cru (qui n’était pas historien, comme on le lit souvent, mais professeur de lettres) tant que l’on ne reliera pas son entreprise critique à la question générique, qui lui donne son sens et sa portée : dans Témoins, Cru promeut des ouvrages porteurs d’un projet spécifique, proprement testimonial, et montre comment ce projet détermine les caractéristiques des textes qui y souscrivent. Ce faisant, il contribue à faire advenir un genre littéraire, le témoignage, qui trouvera des prolongements, à l’issue du second conflit mondial, dans les ouvrages publiés par les survivants des camps nazis.
Il est plus que temps de prendre acte, en littérature comme en histoire, de l’existence de ce genre, que Cru entreprit d’aider à penser de manière précoce et visionnaire.
[1] Jean Norton Cru, Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, préface et postface de Frédéric Rousseau, Nancy, PUN, coll. « Témoins et témoignages », 2006, 727 p. [1re éd., Paris, Les Étincelles, 1929].
[2] Ernest Florian-Parmentier, « CONTRE MONSIEUR CRU, contempteur de l’Art », L’Esprit Français, 14 février 1930. Pour un aperçu des réactions suscitées par Témoins, on se reportera au « Dossier de presse » proposé par Frédéric Rousseau dans sa réédition du livre de Jean Norton Cru (Témoins, 2006, p. S53-S195).
[3] Jean Norton Cru, Du Témoignage, Paris, Gallimard, coll. « Les Documents bleus », Notre Temps, n° 30, 1930.
[4] Maurice Genevoix, préface à Vie et Mort des Français 1914-1918 d’André Ducasse, Jacques Meyer et Gabriel Perreux, Paris, Hachette, 1959, p. 9.
[5] Le Procès des témoins de la Grande Guerre. L’Affaire Norton Cru, Paris, Seuil, 2003.
[6] « Autour de Jean Norton Cru. Enjeux contemporains du témoignage en histoire, littérature et didactiques », colloque international organisé par Charles Heimberg, Charlotte Lacoste, Frédéric Rousseau et Bruno Védrines, Université de Genève, 12-13 décembre 2014.
[7] Jean Norton Cru, Lettres du front et d’Amérique 1914-1919, éditées par M.-F. Attard-Maraninchi et R. Caty, préface de J.-M. Guillon, Aix, Publication de l’Université de Provence, coll. « Le temps de l’histoire », 2007, 398 p.