Témoignage et enseignement de la littérature
Affirmons-le d’emblée : Jean Norton Cru n’est ni un bluffeur, ni un faible d’esprit, ni un ignorant, encore moins un « pédant pédagogue américain » en matière littéraire[1]. Même si, depuis sa parution en 1929, Témoins n’a pas manqué de lui attirer régulièrement des considérations plus ou moins amènes concernant sa prétendue ignorance des arcanes de la création, nous espérons montrer au contraire à quel point la nature de son projet engage un questionnement passionnant pour une théorie de la littérature. Bien plus, aussi hasardeux que cela puisse paraître, si l’œuvre de Cru s’avère un instrument essentiel pour analyser les enjeux d’une définition du littéraire, elle permet également de manière pénétrante de comprendre l’idéologie de ce qui est enseigné comme tel dans les classes. Pour cela, il faut se pencher sur la façon dont l’école avec ses choix, ses valeurs, la promotion d’un patrimoine culturel se confronte aux grands traumatismes historiques qui ont bouleversé les sociétés du XXe siècle. Or, l’analyse des corpus de textes étudiés dans les cours de français révèle non pas l’occultation pure et simple des événements, mais l’importance hégémonique de la fiction pour les évoquer. Pourquoi préfère-t-on Céline, son Bardamu et son Général des Entrayes, plutôt que Pézard ou Lintier ? Pourquoi privilégier Barbusse, Dorgelès, deux témoins médiocres dans le classement de Témoins ? S’interroger sur la raison de ces choix amène à considérer la littérarité valorisée dans l’enseignement non pas comme un état de fait intemporel relevant uniquement de l’esthétique, mais comme un produit de l’histoire, objet d’une lutte idéologique[2]. Et, si l’on peut considérer qu’il est hasardeux, voire illusoire, de chercher une définition de la littérature[3], il n’en reste pas moins que dans le cadre institutionnel de l’école la question a du sens, car elle permet de mettre l’accent sur la construction sociale de la littérature enseignée. Ainsi, en nous fondant sur le constat que les œuvres des témoins figurent de manière très marginale dans les corpus étudiés tout au long de la scolarité et en considérant la manière dont elles sont abordées, nous pouvons avancer l’hypothèse qu’elles sont un outil précieux pour mieux comprendre les enjeux des savoirs scolaires.
« Empêtré dans des histoires »[4]
Cru aborde de manière passionnante les liens entre l’art et une théorie de l’action. Il relève en particulier la manière dont un individu peut s’aliéner dans une vision du monde ordonnée par l’esthétique – littéraire en l’occurrence. Dès les premiers jours de la guerre, il cherche à comprendre les raisons d’un traumatisme qui va radicalement changer le sens de sa vie. L’analyse qu’il en fait n’édulcore évidemment pas le déchaînement de violence causé par les techniques modernes de combat « le choc brutal des formidables réalités », mais, déjà, il pose la question de la sémiotisation de l’événement. Les mots utilisés dans l’incipit de Témoins expriment avec force l’ampleur du bouleversement qui réduit en miettes sa « conception livresque »[5] de la bataille. Bien plus que la pleine conscience de l’efficacité meurtrière du matériel, c’est la destruction des représentations qui retient son attention. Ces premiers jours le laissent hagard, en proie à un désarroi total. Cru parle « d’une initiation tragique » : « Sur le courage, le patriotisme, le sacrifice, la mort, on nous avait trompés, et aux premières balles nous reconnaissions tout à coup le mensonge de l’anecdote, de l’histoire, de la littérature, de l’art, des bavardages de vétérans et des discours officiels. Ce que nous voyions, ce que nous éprouvions n’avait rien de commun avec ce que nous attendions d’après tout ce que nous avions lu, tout ce qu’on nous avait dit »[6]. Il s’agit d’une rupture épistémologique qui subvertit des savoirs jusqu’alors porteurs de réponses intellectuelles cohérentes et rationnelles[7]. La mise en question de la connaissance livresque responsable de l’ignorance frappe particulièrement dans ce propos. L’effarement ne se traduit pas pour autant par le nihilisme ou la paralysie de toute pensée. Au contraire, très vite, dès que cela devient possible, Cru est pris d’une frénésie de lecture, d’un besoin de comprendre qui le préservent, dit-il, du cafard. Il étudie les techniques des armes, les questions d’histoire militaire, puis il découvre « vers la fin 1915, les premiers récits de guerre par [ses] propres frères d’armes […] ». Il écrit : « Dès lors […], je m’intéressai particulièrement aux témoignages de combattants […]. Quelle était la nature de leur expérience et les avait-elle amenés à des conclusions que j’entrevoyais après les avoir vainement cherchées dans les livres. […] Pendant notre attaque de fin juin 1916 à Verdun sur le versant est du ravin des Vignes, j’avais dans ma musette Sous Verdun de Genevoix et Ma Pièce de Paul Lintier »[8].
Peu à peu, une place essentielle va être accordée à la littérature dans cette critique de la méconnaissance de la guerre. Le terme « empêtré » que nous empruntons ici à Wilhelm Schapp cherche à mettre l’accent sur l’inadéquation du legs sémiotique reçu par chaque témoin pour comprendre et agir en des circonstances aussi exceptionnelles. Prendre une décision engage des actes en fonction d’un savoir sur la guerre qui a été considéré par les générations précédentes comme digne d’être retenu, raconté, parfois glorifié, mais qui en l’occurrence s’avère aberrant et funeste. L’expression « empêtrement » revient à indiquer que certains usages de la littérature ont joué un rôle décisif dans la déroute des repères, des certitudes, de la confiance. Les réalités de la guerre ont entraîné chez certains une profonde remise en cause de cet héritage et en conséquence un questionnement des pouvoirs de la littérature. Ils ont dû en somme s’en dépêtrer.
Rendre compte d’un événement
Le témoin ne se présente pas face aux faits, en sujet souverain n’ayant qu’à choisir son mode d’expression et à puiser ici et là dans une palette infinie les chatoiements de son style. Pour Jean-Paul Bronckart, les mondes représentés sont à la fois dépendants de la sémantique de la langue utilisée et orientés par les « sémantisations particulières » des « genres de textes en usage »[9]. Ils sont donc le résultat de la sédimentation des textes produits par les générations précédentes dans leur prise en compte de leur monde physique et social. Cet architexte et les modèles de genre disponibles déterminent les représentations d’un locuteur, ce qu’il est possible de dire et de penser de manière à s’adapter à une situation particulière. La dimension historique de ce phénomène se renforce encore si l’on ajoute que les genres sont des états de texte provisoirement adéquats et stables et qu’ils sont donc voués à se transformer, car leur efficacité sera remise en question en fonction de nouvelles activités humaines qui devront à leur tour être formulées.
L’héritage des genres de textes s’avère ainsi un facteur décisif pour apprécier l’amplitude des initiatives possibles d’un témoin de la Grande Guerre. En effet, avant même la manifestation du premier témoignage écrit, il est important de s’interroger sur les conditions de possibilité de ce genre de textes, genre encore absent en août 1914, mais qui allait progressivement se dégager des diverses manières de sémiotiser la guerre pour devenir à son tour l’héritage des témoins de la seconde partie du XXe siècle. Ajoutons encore que l’adéquation du genre avec le but visé, son caractère approprié ou inapproprié, peuvent faire l’objet de luttes idéologiques majeures, car il s’agit avant tout de la légitimation d’une vision du monde et de sa réalité. Par la suite, les rivalités et les transactions seront oubliées au profit de la position victorieuse et dominante, même si la mémoire tente de garder vivant le désaccord originel, même si l’histoire en fait un objet d’étude avec son épistémologie propre. Dans la configuration « des procédures qui permettent le contrôle des discours », Foucault signale celles qui permettent de « déterminer les conditions de leur mise en jeu, d’imposer aux individus qui les tiennent un certain nombre de règles et ainsi de ne pas permettre à tout le monde d’avoir accès à eux. Raréfaction […] des sujets parlants ; nul n’entrera dans l’ordre du discours s’il ne satisfait à certaines exigences ou s’il n’est, d’entrée de jeu, qualifié pour le faire. Plus précisément toutes les régions du discours ne sont pas également ouvertes et pénétrables ; certaines sont hautement défendues (différenciées et différenciantes) tandis que d’autres paraissent presque ouvertes à tout vent et mises sans restriction préalable à la disposition de chaque sujet parlant »[10]. La région du discours sur la guerre est une de celles où la lutte est la plus virulente de par ses implications politiques. De nombreuses voix en effet prétendent à l’expression de la vérité : témoins, politiciens, historiens, journalistes, associations d’anciens combattants. Cru y prend sa part quand il discrédite certains ouvrages pourtant célèbres comme ceux de Barbusse, Dorgelès et Remarque. Il s’agit de faire pièce à une représentation de la guerre, renforcée par le prestige symbolique de l’institution littéraire, en lui opposant une autre voix – et un nouveau genre. La lutte pour la définition du genre est décisive, il est capital de préciser le cadre de sa pertinence pour en préserver toute la force et l’efficacité. Le classement opéré par Cru participe ainsi d’une stratégie argumentative, car certains textes ne doivent pas pouvoir prétendre au statut de témoignage. Renoncer à la rigueur et à la qualité de l’attestation compromet gravement l’engagement politique et éthique, c’est-à-dire le fondement de l’utilité sociale du témoignage, son essence même.
L’âpreté du combat pour la vérité tient en grande partie à l’importance symbolique accordée à la parole du témoin. La transmission du savoir repose sur un présupposé de loyauté, car une suspicion permanente rendrait insupportable la vie en société. C’est bien là que se situe le point nodal entre le genre et une pratique sociale, ce qui explique pourquoi Cru se montre si tenace : il ne s’agit pas de relever de simples erreurs factuelles par plaisir maniaque, mais d’essayer de donner une teneur à l’intertexte qui aura des conséquences éthiques, philosophiques et politiques pour les futures générations. Il choisit en ce sens un extrait du témoignage de Galtier-Boissière : « non pas la scène glorieuse des récits menteurs, mais la scène atroce où une belle troupe, lancée à corps perdu par des chefs nourris de légendes, finissait par s’écrouler à cinquante mètres de l’ennemi sous les feux croisés des mitrailleuses. Cette description est la plus complète, la plus vraie qu’on ait jamais faite d’un assaut à la baïonnette : elle est poignante, elle est cruelle, elle fait mal à lire. Elle devrait être lue par tous les Français pour les garder des illusions »[11]. C’est là la volonté d’un pacifiste qui ira jusqu’à dénoncer ceux qui font du mauvais pacifisme avec de bons sentiments. Cru reproche par exemple à Barbusse d’avoir galvaudé son témoignage en insérant des types de discours présumés littéraires dont, pour de multiples raisons, il n’a pas su ou voulu se détacher et qui vont à l’encontre d’une dénonciation efficace de la guerre. La qualité du témoignage selon Cru s’évalue donc à la capacité d’engager une réflexion critique sur l’acceptation ou le refus de certaines actions discursives. Il s’agit d’une sorte d’ascèse intellectuelle qui vise à se libérer d’un legs encombrant et inadéquat. Il faut en effet prendre acte de la distorsion qu’il y avait entre les réalités d’un conflit inédit et la représentation de la guerre que se faisaient les militaires avant le début des hostilités – et qui, perdurant encore longtemps, causa d’innombrables morts. Cru insiste sur la tension entre les modalités traditionnelles de narrer, celles qui ont fait leurs preuves dans un temps désormais révolu et l’expérience fondatrice et traumatisante du présent et il se lance dans un éloge appuyé des poilus lucides sur leur héritage. C’est, dit-il, « un miracle de probité » « ou plutôt c’en serait un si l’on ignorait l’action d’un agent contraire à la tradition, et qui a fait prévaloir la vérité. L’horreur inspirée par la guerre a eu pour effet d’éveiller chez quelques combattants un désir passionné de crier la vérité, malgré tout et malgré tous, afin de démentir la tradition qu’ils avaient honte d’avoir jadis acceptée avant leur arrivée au feu […]. Mais la retenue de leur style, la probe simplicité de leurs récits, nuisit à la reconnaissance de leur mérite, et leur voix discrète se trouva étouffée dans le tumulte des vantardises héroïques ou des dénonciations sensationnelles » [12]. Certains témoins se trouvent donc plus avancés dans le processus de formation d’un nouveau genre lié à une nouvelle situation historique. Dans Témoins, il s’agit de ceux classés dans le groupe I, les plus éloignés étant ceux du groupe VI. On constate que ces derniers (ainsi que ceux des groupes IV et V) « bonifient » leurs œuvres de ces signes conventionnels qui déterminent le degré de littérarité perçue par le lecteur.
Intoxication
Le témoin se trouve ainsi pris dans un environnement sémiotique saturé de textes réputés littéraires, au point que Charlotte Lacoste d’une formule évocatrice parle d’une véritable « intoxication »[13]. Pour s’en prémunir, Cru édifie une poétique que l’on peut tenter de synthétiser. Si l’on procède à une recherche automatique du morphème « littéra » dans Témoins, de manière à trouver les références explicites à « littérature, littéraire, littérateur » (environ 400), et si l’on y ajoute les occurrences des témoins souvent cités pour leur exemplarité (125 concernent Maurice Genevoix, 114 Paul Lintier, 90 André Pézard, 68 Roland Dorgelès, 162 Henri Barbusse, 52 Jean des Vignes Rouges[14]), on obtient une tendance certes sommaire, mais malgré tout significative des composantes d’un art testimonial. En voici quelques exemples : l’écriture du bon témoignage se distingue par sa concision et sa sobriété (p. 99), son exactitude attestée par les dates et les noms propres (pp. 85, 145, 224, 287), par sa simplicité (pp. 99, 105) qui, loin d’être le résultat d’une pauvreté de moyens intellectuels, est considérée par Cru comme étant la manifestation la plus élaborée, la plus artiste de l’écriture testimoniale (pp. 207, 364). Dans la même veine, l’authenticité est liée au réalisme rendu par le parler des soldats préservant la vérité essentielle de leur vocabulaire (p. 146) et garantie par l’usage des carnets (Pézard, Delvert, p. 123), dans lesquels sont consignées des notations prises sur le vif (p. 94) . Alors que les mauvais témoins apparaissent bien souvent obsédés par les Muses ou dame Littérature (p. 342), la forme littéraire ne doit être qu’un moyen pour rendre sensible aux non-combattants la vérité psychologique (p. 147), particulièrement celle ayant trait à la hantise de la mort (p. 181) ; il est alors possible d’espérer un chef d’œuvre de reconstitution (p. 153), éloigné de tout sensationnel, de tout suspense narratif, de toute héroïsation au sens cornélien du terme (p. 315).
À l’inverse, la « littérature à effet » (pp. 85, 110) se caractérise avant tout par sa démagogie : elle cherche à séduire au détriment de la valeur documentaire (p. 155). L’art testimonial ne peut que pâtir du « sens du métier des littérateurs » (p. 89), dont le but prioritaire est de plaire en sacrifiant tout à la littérature (p. 588), c’est-à-dire en privilégiant sans discernement les multiples procédés de l’art quitte à tirer un trait sur l’essentielle dimension éthique du témoignage. Cru épingle au fil des pages l’usage des procédés hyperboliques, les phrases à effet (p. 99), grandiloquentes (p. 287), le brio (p. 265), les formules pleines d’esprit (p. 265), le vague intentionnel qui interdit toute vérification tant topographique que chronologique (p. 591), la littérature purement verbale (p. 650), les dialogues alertes et pittoresques (p. 315), savoureux (p. 554), l’usage abusif de l’argot (p. 564), les trouvailles de style (p. 431) relevant des registres apocalyptique ou épique (pp. 101/562), souvent associés à une mystique de la guerre (p. 652). Une autre dérive de la recherche du sensationnel (p. 117) se manifeste avec la prédilection pour le morbide (p. 117), la description de l’horreur anatomique (p. 161), les tableaux détaillés jusqu’au sadisme, macabres et psychologiquement faux (pp. 559, 425). Ajoutons l’imagination débridée, les anecdotes diverses, le piquant des récits (pp. 265, 360), l’influence de la tradition littéraire, et enfin, adaptées au goût du jour, les techniques de tension narrative propres aux romans à succès : aventures, procès des embusqués, exécutions capitales, histoires d’espions (p. 360).
Ce rapide résumé montre de manière explicite que les modalités de la transmission du savoir combattant intéressent au plus haut point l’auteur de Témoins. Il l’affirme d’ailleurs sans ambiguïté : « Si nous, combattants, nous pouvions peindre notre guerre avec assez de vérité et d’art pour que les hommes de demain, nous lisant, éprouvent mentalement des souffrances assez identiques à celles que nous avons éprouvées réellement, alors le problème de la paix permanente serait résolu, la guerre deviendrait impossible, non pas matériellement, bien mieux : impossible à concevoir, à accepter dans l’esprit »[15]. Cette citation, parlant de vérité et d’art, convient de la nécessité d’un travail d’écriture. Cru ne cède pas à l’illusion d’une transparence du langage qui permettrait d’accéder au fait brut et l’expression « assez identiques » est de ce point de vue, significative, car elle prend en compte la différence existentielle entre ceux qui ont réellement risqué leur vie au front et les autres. Le témoignage donne forcément un point de vue sur les faits. La réflexion sur la possibilité même de partager l’expérience et sur la meilleure façon de le faire sont donc constitutives de la nature scripturaire du témoignage. On trouve d’ailleurs trace de cette préoccupation dans une conférence prononcée par Cru le 16 novembre 1930 au siège parisien de l’Union pour la vérité. Le document évoquant l’exposé de Cru et l’entretien qui l’a suivi présente l’avantage de synthétiser sa pensée [16] ; le point VII nous intéresse particulièrement puisqu’il traite des artifices littéraires. Leur absence est une condition pour la véracité du témoignage. Or on constate, conviction confirmée par les occurrences relevées dans Témoins, que les artifices pour Cru ne renvoient pas à la littérarité en général[17]. Ses réserves concernent exclusivement une littérarité ostentatoire qui recherche le sensationnel propre à captiver le lecteur : scènes à forte tension narrative (péripéties rocambolesques, chutes à effet), couleur locale (pittoresque du macabre, du langage argotique), lieux communs sur le soldat, volonté de tracer un portrait haut en couleur[18], virtuosité stylistique, mais dans le sens de l’emphase, de l’hyperbole, de la métaphore au service d’images au fort pouvoir émotionnel.
Or, un genre étant quasiment toujours composé de plusieurs types de discours, Bronckart avance l’idée que l’on puisse distinguer « dans les textes relevant d’un même genre, d’une part un type de discours dominant ou majeur, et d’autre part des types de discours dominés ou mineurs »[19]. Dans le cas des témoignages, cela signifie que la visée du genre prédominante (global) peut être tributaire des types de discours (local) qui peuvent parasiter ou au contraire servir les promesses documentaires et éthiques. En fonction de l’intentionnalité du genre, on peut comme le fait Cru décider que certaines œuvres s’approchent ou s’éloignent d’un idéal type. La volonté affichée n’est en effet pas une garantie, ainsi Le Feu est présenté dans l’édition originale comme un roman, avec une indication entre parenthèses « Journal d’une escouade », or l’intention de Barbusse étant bien de témoigner, les deux genres par leurs finalités sont antinomiques. À la lecture des qualités que Cru trouve au genre du journal, on comprend mieux pourquoi la prétention de Barbusse consistant à présenter son livre comme tel a pu l’irriter : « [Les] journaux […] constituent les documents les plus intéressants, les plus caractéristiques, les plus utiles. Sans faire tort aux pensées ni à la psychologie, un bon journal contient plus de précisions et moins de littérature à effet. […] Par définition le journal possède une exactitude fondamentale : celle des dates. Elle entraîne d’autres précisions : quand on situe le fait ou le sentiment dans le temps on est amené à le situer dans le lieu (topographie), puis dans le milieu (noms d’unités, de chefs, de camarades). En théorie le journal est esclave des dates ; en fait cet esclavage est la meilleure des disciplines. Les dates constituent un cadre, un plan, elles empêchent l’adoption d’un plan artificiel et fantaisiste » [20]. De ce point de vue, la mention « journal » sur la page de titre du livre de Barbusse relève bien de l’abus, voire de l’imposture.
Cru soutient qu’une certaine esthétique littéraire (qui ne se résume pas à la littérature) a servi concrètement à justifier la guerre, sa conduite, sa nécessité, le fait que des hommes aient accepté de sacrifier leurs vies, le fait que d’autres soient légitimés à sacrifier celle d’autrui. L’esthétique n’est pas un jeu gratuit, elle n’engage certes que ceux qui y croient, mais Témoins montre que nombreux ont été ceux qui lui ont accordé du crédit au même titre qu’à des idéologies politiques ou religieuses. Il n’est donc pas inutile de la confronter à ses responsabilités, et une telle réflexion, grâce aux témoignages, pourrait avoir du sens dans les cours de littérature de l’enseignement secondaire. Comment mieux conclure sur ce point qu’en citant les propos de Daniel Mornet, combattant des tranchées lui aussi ? « On fait de l’épopée avec ce qui fut simplement la volonté sombre et résignée de ne pas s’abandonner et de vivre […]. La vraie guerre, M. Cru a bien montré ce qu’elle fut pour la plupart de ceux qui l’ont gagnée, quand on s’en tient aux témoins vrais. Il l’a ramené, dans son chapitre V [21], à son image petitement hideuse et mesquinement féroce, à son aspect de machine sans âme, à la chose subie, à tout ce qui est l’opposé du vertige ardent. Je ne sais rien de plus fort et, dans leur sobriété, de plus émouvant que ces quelques articles où M. Cru déchire les oripeaux et fait taire les fanfares. Et il est vrai que si partout, toujours […], on enseignait, d’après M. Cru, ce que fut cette guerre, il n’y aurait jamais personne pour songer à faire une autre guerre. » [22]
[1] L’expression est d’Henri Barbusse, ulcéré par les critiques de Cru. Voir Jean Norton Cru, Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, préface et postface de Frédéric Rousseau, Presses universitaires de Nancy, coll. « Témoins et témoignages », 2006 [1re éd. Paris, Les Étincelles, 1929], p. S72.
[2] Cet article s’intéresse plus particulièrement à l’élaboration et à la justification de ces savoirs. Il faut toutefois se garder d’une vision faussée de la transposition didactique pour laquelle l’enseignement de la littérature hérite des corpus de textes comme on hérite d’un bien enrichi au fil des siècles par des auteurs, patrimoine commenté par la recherche académique et enfin sélectionné et rendu présentable pour les élèves. Cette vision applicationniste a été critiquée (Voir Jean-Paul Bronckart et Bernard Schneuwly, La Didactique du français langue maternelle. L’émergence d’une utopie indispensable. Éducation et Recherche, 13, 1991, pp. 8-26 et Yves Chevallard, Les savoirs enseignés et leurs formes scolaires de transmission. Un point de vue didactique, 1997, URL : http://yves.chevallard.free.fr/spip/spip/article.php3?id_article=30, consulté le 15 juin 2015). À une conception de l’héritage mécanique et subie, on peut opposer la puissance créatrice de l’école et la manière dont elle transpose une organisation praxéologique caractéristique d’un champ littéraire extérieur à elle, consacre des œuvres, sélectionne des extraits pour les transformer en objets à enseigner et enseignés. Donner tout son poids à l’institution scolaire n’est pas seulement un déplacement de point de vue sur un même objet ; c’est adopter une stratégie argumentative différente qui modifie radicalement sa perception, en l’occurrence ce qu’il est convenu de considérer comme étant de la littérature. Les réflexions théoriques propres au littéraire en sont inévitablement affectées. Pour la dimension proprement didactique de l’usage de témoignages dans les classes, on peut se reporter à Christophe Ronveaux et Bruno Védrines, « Mémoires en concurrence. Témoignages et chef d’œuvre patrimonial », in Marie-France Bishop et Anissa Belhadjin (dir.), Les Patrimoines littéraires à l’école, Paris, Honoré Champion, 2015 ; Christophe Ronveaux et Bruno Védrines, « S’impliquer dans la fiction ou comprendre l’anéantissement ? », in Jean- Louis Dumortier, Veronica Granata, Philippe Raxhon et Julien Van Beveren (dir.), Devoir de mémoire et pouvoir des fictions, Dyptique/Presses universitaires de Namur, 2015. Pour la formation intellectuelle des témoins, voir Bruno Védrines, « Littérature et erreur historiographique » (URL : http://ecoleclio.hypotheses.org/244) et Bruno Védrines, « La formation scolaire et littéraire des témoins de la Grande Guerre » (à paraître, URL : http://ecoleclio.hypotheses.org).
[3] Voir Gérard Genette, Fiction et diction, Paris, Seuil, 2004.
[4] Le terme « empêtré » du titre de cet article renvoie au philosophe Wilhelm Schapp et à son ouvrage Empêtré dans des histoires. L’être de l’homme et de la chose, Paris, Cerf, 1992). Pour une analyse de sa pensée en dialogue avec celle de Ricœur, on peut lire un article de son traducteur Jean Greisch (Jean Greisch, Empêtrement et intrigue. Une phénoménologie pure de la narrativité est-elle concevable ? 1992, URL : http://www.vox-poetica.org/t/pas/greisch.html, consulté le 15 juin 2015). Sans entrer dans les détails et la discussion d’une approche phénoménologique, il est intéressant de noter que la singularité de la thèse de Schapp tient au fait qu’on ne peut concevoir l’être hors d’un empêtrement originaire dans des histoires (terme pris dans un sens très large) et qu’il pose comme principe leur prééminence dans notre compréhension du monde. La conséquence en est que chaque individu incarne cet héritage, en est formé, avant de le transmettre ou de s’y opposer.
[5] Témoins, op.cit., p. 2.
[6] Ibid., p. 14.
[7] Il n’est pas le seul. Voir, dans Témoins, la notice sur Galtier-Boissière (Ibid., p. 139).
[8] Témoins, op. cit., p. 3.
[9] Jean-Paul Bronckart, Activité langagière, textes et discours, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1996, p. 37.
[10] Michel Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 38.
[11] Témoins, op. cit., p. 140.
[12] Jean Norton Cru, Du témoignage, Edition Jean-Jacques Pauvert, [Première édition en 1930, Paris, Gallimard], p. 129.
[13] Charlotte Lacoste, Le témoignage comme genre littéraire en France de 1914 à nos jours, Thèse de Doctorat, Université Paris Ouest Nanterre La Défense et Université Paris VII Vincennes Saint-Denis, 2011, p. 89.
[14] Cette liste, échantillon très restreint parmi les quelque 250 auteurs recensés, n’est pas totalement arbitraire dans la mesure où les témoins retenus rassemblent les principales caractéristiques du modèle pour les trois premiers (classés I) et de l’anti-modèle pour les trois derniers (classés IV et V).
[15] Témoins, op. cit., p. 366.
[16] Témoins, op. cit.,p. S171.
[17] Ibid., p. 180 et p. S174.
[18] Ces caractéristiques s’appliquent au Feu et à sa recherche systématique du trait original, de la difformité, de l’exception. Ce souci de maintenir une tension narrative est en contradiction avec ce qu’écrit Lintier sur la nécessité d’évoquer la « fastidieuse uniformité » comme garantie d’un bon témoignage. Voir Paul Lintier, Le Tube 1233, Paris, Librairie Plon, 1917, p. 277.
[19] Jean-Paul Bronckart, Activité langagière..., op.cit., p. 86.
[20] Témoins, op. cit., p. 85.
[21] Ibid., p. 27.
[22] Ibid., p. S93.