Témoins de Jean Norton Cru (1929) se caractérise par un projet – celui de dire la guerre pour empêcher son retour –, une réflexion sur l’écriture de l’Histoire, une méthode d’enquête et un corpus de textes qui parlent encore à l’historien et à bien d’autres chercheurs d’aujourd’hui[1]. Solidement adossé à une pratique de lectures critiques de près de quatorze années doublée d’une expérience in vivo de la guerre de plus de deux années, Cru a tout d’abord proposé une définition du témoin et du témoignage correspondant peu ou prou à l’acception aujourd’hui la plus courante. Selon celle-ci, les témoignages sont des traces écrites du passé, constituées et laissées par des acteurs de premier plan — les initiés ! —, pour être transmises aux contemporains non-initiés ainsi qu’aux générations suivantes, à dessein ou non, comme autant de buttes-témoins mémorielles. À de rares exceptions près[2], cette prétention à l’institution du témoignage comme document de première main pour l’historien, et plus encore, du témoin ordinaire comme initié légitime à dire et à transmettre son expérience, fit l’unanimité contre elle au moment de la parution du gros livre. Aussi étonnant que cela puisse paraître, aujourd’hui encore, l’œuvre de Cru fait l’objet de querelles aussi vilaines que dépourvues de sens ; mais tâchons de dépasser cela[3]. Plus de 85 ans se sont en effet écoulés depuis la première édition de Témoins ; le temps est peut-être venu de mettre en perspective ce travail demeuré inégalé et d’entrevoir comment il peut être prolongé, voire dépassé. Dans cette optique, deux dimensions seront ici abordées : dans un premier temps, il sera question de la composition du corpus des témoignages de la Grande Guerre disponible en ce moment si singulier du Centenaire ; puis dans un second, l’exploitation possible des témoignages selon une perspective plus large d’histoire sociale ; en l’occurrence, il s’agira alors d’essayer d’appréhender au plus près les comportements individuels et collectifs afin de mieux comprendre pourquoi et pour quoi les hommes et les femmes agissent de la manière dont ils agissent, dans une situation donnée ; dans cette optique, la Grande Guerre fournit le cadre d’investigation mais le questionnement vaut pour bon nombre de situations de crise et le programme d’enquête suggéré ouvre un certain nombre de pistes pour l’appréhension d’autres périodes de l’histoire, je pense particulièrement à la Seconde Guerre mondiale, à la Résistance, aux déportations ainsi qu’aux expériences concentrationnaires.
Un siècle de témoignages
Témoins, l’An I de la démocratie testimoniale
Tout à fait sciemment, Cru n’a considéré que les témoins ne dépassant pas le grade de commandant, autrement dit ceux qui ont eu, à l’instar des soldats du rang et des sous-officiers, les pieds dans la boue et la tête sous les obus et la mitraille. De fait, ce choix s’impose radicalement dès lors qu’il s’agit, effectivement, d’approcher, de dire et de transmettre l’expérience de guerre des combattants véritables, des hommes qui ont une connaissance intime de la guerre de l’avant. Or, jusque-là, l’entreprise de narration de la guerre était restée l’apanage des plus éminents personnages et autres grands chefs militaires dont l’une des caractéristiques, à quelques exceptions près, était précisément la grande distance les ayant séparés de la ligne de feu et du danger. À ce premier titre, la publication de Témoins en 1929 marque une vraie rupture et l’irruption dans le récit public de la guerre des soldats invisibles et inconnus, les combattants de base et autres hommes de terrain ; en somme, elle ouvre l’ère démocratique du témoin au sens où tout un chacun ayant vécu la guerre ou tout autre expérience traumatique est posé, institutionnalisé, comme un témoin potentiel et légitimé non plus par sa condition (de chef, de noble, etc.) mais par son expérience personnelle. Pour autant, si Témoins ouvre alors une brèche qui ne se refermera plus, nous ne sommes qu’au tout début d’un processus de démocratisation de la parole publique où l’on va voir que les choses sont un peu plus complexes et surtout plus lentes à se dessiner. Ainsi, et malgré la mutation que sa révélation entraîne de facto, le corpus composé par Cru présente-t-il un biais important du point de vue de la représentation sociale et culturelle des témoins : en effet, 98,4 % appartiennent aux classes supérieures et moyennes-supérieures lettrées[4]. Les classes intermédiaires ne sont guère représentées que par quelques commerçants et encore, très marginalement (1,6 %). Quant aux témoins issus des classes populaires, ouvriers et surtout paysans, ils sont tout simplement absents du corpus de Cru. Compte tenu du rôle éminent joué par la paysannerie dans l’infanterie qui tient les tranchées, ce biais constitue évidemment un problème majeur. L’auteur de Témoins était d’ailleurs tout à fait conscient de son existence et appelait vivement ses camarades poilus les plus modestes à sortir des armoires et des greniers les témoignages ensevelis[5]. Eh bien, un siècle après la fin de la guerre, on peut dire que son vœu a été en partie exaucé, en partie seulement.
De Témoins à 500 témoins[6]… La lente démocratisation de la prise de parole sur la guerre
Effectivement, force est de constater que, depuis 1929, le corpus des témoins de la Grande Guerre disponible et accessible tant aux lecteurs qu’aux chercheurs s’est non seulement accru mais profondément diversifié du point de vue de sa composition sociale. Un chiffre et trois pourcentages suffisent à prendre la mesure de la mutation : en effet, aux 250 témoins repérés par Cru se sont progressivement ajoutés 500 autres témoins dûment répertoriés et situés tant du point de vue civil, militaire que social par l’équipe de Rémy Cazals ; en outre, parmi ces 500 témoins, figurent de nombreux inédits et quelques témoignages de civil(e)s. Par ailleurs, et si l’on considère maintenant le corpus global (Cru + Cazals), celui-ci apparaît nettement plus équilibré dans sa représentation sociale des conditions et statuts : de 98,4 % chez Cru, la représentation des classes supérieures et moyennes supérieures lettrées tombe à 64,6 %. Les classes intermédiaires passent de 1,6 % à 7,9 %. Et surtout, les classes populaires représentent aujourd’hui 27,8 % du corpus global (42,1 % du corpus Cazals). Dans l’ensemble, le corpus global disponible a donc connu un net rééquilibrage même s’il n’équivaut toujours ni à la composition sociale de la population française de 1914, ni d’ailleurs à celle du peuple des tranchées où la paysannerie était surreprésentée, cause de la longueur effarante des listes de tués figurant sur les monuments aux morts de nos villages ruraux. En outre, la comparaison des deux corpus constitués laisse entrevoir une autre surprise : en effet, si dans celui de Cru on compte près de 99 % de bacheliers (et parmi eux beaucoup sont aussi gradés de l’université), le corpus Cazals rassemble encore près de 40 % de témoins ayant fait des études supérieures auxquels on peut ajouter les 5 % d’instituteurs. Ainsi, malgré un fléchissement sensible, la surreprésentation des témoins éduqués et même très lettrés demeure une donnée fortement présente aujourd’hui au point que si l’on ne considère plus que les témoignages édités depuis 1998 seulement, 47,9 % des récits émanent encore de représentants de grandes lignées et de familles bourgeoises[7]. Cette relative inertie de la composition sociale du corpus est notamment à mettre au compte d’une plus grande proximité de ces classes privilégiées avec l’écrit et l’édition, le livre y étant toujours considéré comme un bon vecteur d’estime de soi et des siens. Quoiqu’il en soit, la démocratisation de la prise de parole publique produit ses effets ; l’existence des nouveaux médias (internet) renforce le phénomène d’exposition croissante de la parole populaire ; au total, ce rééquilibrage encore relatif mais substantiel permet aux historiens de notre temps d’appréhender la guerre autrement qu’au travers des lunettes des représentants des seules classes supérieures, lettrées et… gradées[8]. D’ores et déjà, le discours souvent édifiant des élites sur la guerre se voit concurrencé – sinon contredit –, mais toujours nuancé, par la parole populaire[9]. La guerre des uns n’est décidément pas celle des autres[10]. Voilà le premier apport d’une lecture interclassiste des témoignages.
Au-delà de la Grande Guerre : documenter le fonctionnement du corps social en crise
Le témoignage comme expérience sociale
En soi, le maintien de cette distorsion par rapport à la composition sociale de la société signale à quel point le témoignage – ici l’acte consistant à restituer et à exposer dans l’espace public une expérience individuelle et collective – était et demeure une expérience sociale. Non seulement les témoins, et aujourd’hui leurs descendant(e)s, s’affirment en tant que personnages singuliers de l’Histoire ; ils ont estimé que leur expérience ou celle de leur plus ou moins lointain parent valait la peine d’être transmise à d’autres, au-delà du cercle familial. Et clairement, effectuer cette démarche d’exposition ne va pas de soi pour tout un chacun. Un siècle après, l’édition du témoignage de son ancêtre demeure un acte socialement très marqué. Dans un certain nombre de cas, cela peut soulever des questions de représentation et de réputation. Par ailleurs, la publication d’un témoignage suppose la prise en compte des attentes des lecteurs potentiels, que ceux-ci soient clairement envisagés ou non. Cette anticipation pèse plus ou moins sur l’écriture, l’expression, le choix des thèmes et des termes eux-mêmes, sur la présentation de l’ouvrage, le choix de la maison d’édition, de l’iconographie, du préfacier. Le témoin écrit pour être lu. Et dans une large mesure, un témoin qui ne tiendrait aucun compte des représentations des lecteurs potentiels prendrait le risque de ne pas être compris et de rompre le lien ténu qu’il cherche à nouer avec ses confidents. C’est dire si tout témoignage exige d’être resitué dans son contexte d’écriture (guerre, censure, autocensure, etc.), d’édition et de réception. Il ne faut pas sous-estimer les effets de mode. En outre, tout témoignage s’inscrit dans une durée ; par nature, il s’agit d’un objet processuel, mouvant, instable, tout particulièrement en ce qui concerne les sentiments exprimés. C’est la raison pour laquelle tant de témoins peuvent paraître contradictoires à quelques heures d’intervalle. Aussi le chercheur préfère-t-il exploiter des témoignages constitués en corpus : de lettres (correspondances) ou de notations journalières (carnets, journaux) possédant une fréquence élevée sur une durée de plusieurs mois ou années. À rebours d’un usage fort répandu chez les historiens pressés, il ne s’agit plus d’extraire telle ou telle citation censée illustrer telle ou telle thèse plus ou moins préconçue que de reconstituer des carrières comportementales analysées dans leur plus ou moins longue durée. Ces analyses longitudinales des témoignages sont en définitive les plus à même de révéler les véritables motivations de leurs auteurs et plus encore d’en éclairer les fluctuations au-delà de telle ou telle exclamation qui, prise isolément, nous renseigne fort peu.
Quelles sont précisément les motivations des acteurs ?
Les historiens discutent beaucoup des motivations des acteurs de l’Histoire. Ils ont d’ailleurs tendance à être abusivement péremptoires sur le sujet. Ainsi, les engagements résistants d’hier font-ils aujourd’hui l’objet de relectures plus que surprenantes tendant à minorer et à démonétiser le rôle historique de la Résistance[11]. S’agissant de la Première Guerre mondiale, une vive controverse anime depuis plusieurs années le microcosme des « spécialistes » ; pour certains, l’union sacrée et le patriotisme seraient l’explication déterminante, non seulement de la durée mais aussi des formes et de la violence de la guerre. Pour l’essentiel, cette explication qui se veut définitive repose sur deux arguments : l’absence tout d’abord, exception faite de la Russie, de véritables oppositions à la guerre ; la faiblesse et le caractère tardif des mutineries françaises sont ainsi singulièrement mis en avant. Par ailleurs, l’étude des représentations de la guerre et de l’ennemi produites durant la guerre elle-même viendrait confirmer le profond investissement des sociétés dans la guerre. Plusieurs fortes objections peuvent être opposées à cette thèse : en effet, quand on parle de « sociétés », de qui parle-t-on exactement ? Et depuis quand une société forme-t-elle un corps homogène ? De fait, s’il n’est pas rare que la production culturelle (c’est-à-dire les discours, les images, les œuvres d’art, etc.) témoigne d’un certain « consentement » et parfois même de « haine de l’ennemi », il s’avère néanmoins que ces représentations sont pour l’essentiel celles des élites, produites et reproduites par elles, à des fins auto-légitimatrices et d’édification des masses, bref, à des fins de propagande de guerre ; sauf à considérer que ces représentations des élites valent pour l’ensemble du corps social, et ceci nonobstant les différences de conditions, de statuts, de fortunes, bref en niant l’existence des classes sociales et des rapports de domination, ces représentations n’éclairent guère que l’investissement dans la guerre d’un grand nombre des représentants des couches supérieures de la nation ; rien n’autorise à déduire de cette observation socialement fort circonscrite les sentiments et motivations des autres classes sociales constituant le vaste peuple des invisibles et des inaudibles de la société. Faut-il répéter que si la guerre n’est pas réductible à ses dimensions proprement militaires, stratégiques ou diplomatiques, elle ne l’est pas non plus aux seules représentations des élites ou de l’arrière ? Force est de reconnaître que les déclamations martiales répétées d’un Maurice Barrès, d’un Clemenceau ou les péroraisons racistes de tel ou tel homme de sciences n’éclairent pas beaucoup le comportement des paysans arrachés brutalement à leurs moissons un bel après-midi d’août, ni la promptitude qu’ils ont mise à rejoindre leur régiments respectifs et encore moins leur grande patience de quatre ans et demi. Une fois encore, dire cela ne revient pas à soutenir que les poilus des classes populaires n’éprouvaient aucun sentiment patriotique car bien que l’historien se trouve fort démuni pour le mesurer, le patriotisme des uns et des autres n’est pas en cause. D’ailleurs, pourquoi en douter ? En réalité le problème est ailleurs et réside dans le fait que, quelles que soient son intensité et ses variations, ce sentiment ne saurait suffire à expliquer ni le succès de la mobilisation, ni la durée de la guerre, ni les formes que celle-ci a prises. Et pour atteindre le cœur et l’âme de l’ensemble du peuple appelé aux armes en août 1914, il faut tenter de l’approcher autrement qu’à partir des seuls discours des élites de l’époque. Précisément, les témoignages, de par leur nombre, de par leur diversité également, permettent aujourd’hui d’envisager un autre récit de la guerre qui tienne mieux compte de la multiplicité des situations en fonction des conditions sociales, des statuts, de l’âge, et… du genre ; bref, un autre récit de la guerre comme expérience sociale est possible ; certes, il paraîtra beaucoup moins unanimiste, mais il restituera l’extrême complexité et sinuosité des processus qui conduisent tel ou tel individu à agir dans tel ou tel sens ; sans jamais perdre de vue que ce même individu, à de très rares exceptions près, doit toujours être considéré comme une fraction indissociable d’un collectif, groupe, famille, communauté, agissant en étroite interaction avec ces différents cercles de connaissance.
À l’évidence, la situation de guerre bouleverse à l’instar d’autres crises majeures les vies de millions de personnes des deux sexes. Dès l’annonce de la mobilisation, c’est la routine de la vie quotidienne qui explose. Subitement, s’ouvre un nouvel espace d’actions, de réactions et d’interactions, particulièrement fluide et mouvant ; en somme, la guerre propose une scène sociale entendue ici au sens le plus théâtral du terme, une scène composée d’acteurs et d’actrices évoluant au cœur d’une succession de véritables plateaux scéniques (par exemple, celui de l’annonce de la mobilisation, celui des préparatifs, celui du départ et de la séparation, celui de l’arrivée au dépôt régimentaire puis au front, celui du premier assaut, du premier bombardement subi, etc.) ; depuis l’annonce de la mobilisation jusqu’à l’éventuel retour à la fin de la guerre, chaque mouvement du corps et de l’âme prépare le suivant ; en ce sens, chacun des plateaux scéniques constitue un maillon de la chaîne qui structure le comportement des hommes et des femmes concernés ; malgré les apparences, tout maillon isolé de cette chaîne demeure muet face aux sollicitations de l’historien. Durant une crise majeure, de multiples situations surgissent et s’imposent aux individus et aux groupes auxquels ils sont rattachés affectivement, socialement et statutairement ; des décisions non anticipées, souvent inédites, doivent être prises. Prenons le cas de la mobilisation et du départ d’août 1914. Formidable et imprévu succès du point de vue des autorités : plus de 2,5 millions de Français rejoignent leurs régiments et le front en deux semaines ; véritable tour de force logistique en effet. Mais cette réussite observable prouve-t-elle l’intensité du sentiment patriotique des Français ?
Encore une fois, répétons-le, il ne s’agit pas de douter du patriotisme des Français ou des Européens de l’époque ; plus simplement, il s’agit de suggérer que l’invocation de ce sentiment ne suffit pas à appréhender ce qui s’est véritablement passé en août 1914. En premier lieu, il convient de considérer que l’annonce elle-même de la mobilisation est un événement éminemment collectif ne laissant que bien peu d’espace à l’individu pensant, autonome et rationnel. Contrairement aux apparences, et cela vaut évidemment encore plus pour les hommes et femmes ordinaires, ce que l’on qualifie souvent abusivement de décisions ne sont généralement pas le produit d’une délibération personnelle et solitaire et relèvent fort peu de la spontanéité individuelle ; elles découlent au contraire d’un certain nombre d’héritages et d’apprentissages normatifs plus ou moins longs ; elles s’inscrivent en outre dans un intense processus interactionnel au cours duquel différents acteurs (parents, épouse, camarades, témoins, etc.) exercent une pression sociale sur le mobilisé. C’est l’occasion de redire combien l’emploi du terme de « consentement » est inapproprié pour rendre compte des actes de la plupart des acteurs ordinaires concernés. Ce terme suppose en effet un individu parfaitement autonome et rationnel, en mesure de délibérer et d’effectuer des choix et, donc, pleinement responsable. Or, cet homme est dans une très large mesure introuvable en août 1914, particulièrement dans les classes populaires. Qui, en effet, a véritablement le choix de (se) refuser (à) la guerre ? En réalité, tous les membres de la communauté nationale, riches et pauvres, grands et petits, partants et restants, sont également touchés par l’annonce battue par le tocsin et le tambour. Ils le sont tous, et ils le sont ensemble. Ce fait est très important dès lors qu’il s’agit de qualifier la mobilisation et le départ d’individus.
En définitive, ce dont témoigne surtout le départ massif et quasi unanime de millions d’hommes, c’est des valeurs dominantes dans une société et à un moment donné, des valeurs partagées au sein des différents cercles de connaissance auxquels chaque mobilisé se sent attaché. Or, ces valeurs constituent un bouquet évidemment non réductible au seul patriotisme, quelle que fût par ailleurs son intensité lors de la mobilisation. Aussi, est-ce en portant une attention particulière aux gestes les plus fugaces, aux attitudes, aux différents mouvements du corps et plus encore, aux contextes sociaux précis dans lesquels ceux-ci surviennent que l’on peut éclairer et mieux percevoir ce bouquet de valeurs qui habite et fait agir tout individu. En tant que saynètes sociales successives, l’annonce de la mobilisation, les préparatifs du départ et le départ lui-même s’effectuent sous le regard enveloppant, attentif, affectueux et néanmoins fortement normatif des siens et des plus ou moins proches. Cette situation impose à chacun-chacune des manières d’être, des attitudes, des mouvements du corps ; bref, des devoirs. Comment faire le lâche quand tout le monde fait montre du courage qui sied non seulement à tout citoyen, mais aussi à tout homme bien constitué ? Grâce aux témoignages, l’observation, la décomposition, puis l’analyse de ces scènes sociales cruciales qui engagent des millions d’individus dans une guerre longue sont propices à une meilleure appréhension du fonctionnement du monde social confronté à une crise majeure de cette espèce. L’enquête est fondamentalement transposable à d’autres séquences du même type où les questions de la vie, de la survie et/ou de la mort violente sont brutalement posées.
Au lieu de considérer et de prendre pour argent comptant l’opinion exprimée par tel ou tel témoin au moment où sonne le tocsin et de monter en généralité à partir de tel ou tel cas pris isolément comme simple illustration décontextualisée, il est plus intéressant de décomposer la scène sociale qui en définitive voit et montre chaque témoin non seulement se mobiliser mais être mobilisé. Et ce que disent encore les témoignages de la mobilisation, c’est que celle des hommes en âge d’être appelés constitue un moment-clé, éminemment complexe, un moment décisif aussi où l’individu ne s’appartient pas mais interagit avec ceux qui l’entourent ; chacun est et demeure en effet tout à la fois membre d’une communauté, d’une famille, d’une classe d’âge, d’une classe sociale, d’un genre. Chacun est et demeure fermement attaché et relié à ses différents cercles de connaissances et d’affection par une multitude de liens qui pour être souvent invisibles n’en sont pas moins très efficaces en terme d’orientation de toute conduite sociale. En fait, dès le retentissement des cloches ou du tambour, tout mobilisable est immédiatement sommé de réagir et d’agir sous le regard de ses camarades, de ses parents, de tous ceux qui comptent à ses yeux, de tous ceux pour lesquels il compte, en adéquation avec les normes dominantes en vigueur. Chacun doit alors faire face et montrer sa face aux regards des autres. Cela concerne les jeunes comme les vieux, les hommes comme les femmes, ceux qui partent comme ceux qui restent. Et si cela ne suffisait pas, l’État et ses divers relais locaux (municipalités, gendarmes, instituteurs et curés, auxquels se joignent de nombreux notables) quadrillent littéralement la scène sociale de la mobilisation. L’intense émotion collective générée par l’annonce soudaine de la mobilisation générale, et dans le cas de la France, de l’invasion du pays, achève la fermeture des possibles disponibles. Comment dès lors refuser de partir ? Au moment où tout le monde est mobilisé et se mobilise, comment se distraire, individuellement, d’un courant aussi collectif, d’apparence aussi unanime ? Une fois ceci considéré, il devient particulièrement spécieux de parler de consentement à la guerre des sociétés en guerre. Sauf dans certains cercles bien circonscrits, on ne consent pas à la guerre ; et si l’homme et la femme ordinaires n’y consentent pas, c’est tout simplement parce que pour eux la question ne se pose pas en termes de choix. Pour des raisons légales, civiques et plus encore, psychologiques et sociales, à de très rares exceptions près, ils ne peuvent faire autrement que de rejoindre le flot des millions de mobilisés fermement canalisés vers les gares d’embarquement et de subir.
Ainsi donc, au-delà de l’œuvre de Jean Norton Cru et de son projet pacifiste né dans les tranchées bouleversées de Verdun, les témoignages peuvent aujourd’hui tenir un rôle crucial dans notre appréhension du fonctionnement du monde social en crise, et au-delà du monde social tout court, même s’il est vrai que toute crise génère une prise de parole particulière et exceptionnelle que la vie paisible et routinière ne sait pas susciter. Gageons en tout cas que les historiens, parmi d’autres chercheurs en sciences sociales, se saisiront de ce magnifique gisement disponible que sut nous révéler le poilu Jean Norton Cru.
[1] Renaud Dulong, Le Témoin oculaire. Les conditions sociales de l’attestation personnelle, Paris, Éditions de l’EHESS, 1998 ; Carole Dornier, Renaud Dulong (dir.), Esthétique du témoignage, Caen, Maison des Sciences de l’Homme, 2005 ; Christian Jouhaud, Dinah Ribard et Nicolas Schapira, Histoire, Littérature, Témoignage, Paris, Gallimard, Folio histoire, 2009, p. 337-344 ; Charlotte Lacoste, Le Témoignage comme genre littéraire en France de 1914 à nos jours, Thèse Sciences du langage et Littérature comparée, Universités Paris X et Paris VIII, sous la direction de Tiphaine Samoyault et François Rastier, 2 décembre 2011 ; de la même auteure Séductions du bourreau. Négation des victimes, Paris, PUF, 2010.
[2] Citons Jules Isaac, Lucien Febvre ou encore Marc Bloch.
[3] Il en est fortement question dans le livre collectif consacré aux Témoins & témoignages. Figures et objets dans l'histoire du XXe siècle, sous la direction de Charles Heimberg, Frédéric Rousseau et Yannis Thanassekos, à paraître début 2016 aux éditions L'Harmattan, env. 400 p.
[4] Officiers de carrière (21,2 %), de membres du clergé (9,5 %), de médecins (8,5 %), de professeurs, savants, érudits (15,9 %), d’hommes de lettres (28 %), ou encore de juristes (9 %). Artistes (3,7 %), propriétaires (0,5 %) et quelques ingénieurs (2,1 %) complètent le panel.
[5] Jean Norton Cru, Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, préface et postface de Frédéric Rousseau, Presses universitaires de Nancy, coll. « Témoins et témoignages », 2006 [1re éd. Paris, Les Étincelles, 1929], p. 492.
[6] Rémy Cazals (dir.), 500 témoins de la Grande Guerre, Éditions Midi-Pyrénéennes-EDHISTO, 2013.
[7] De quoi rassurer un historien qui paraît s’en inquiéter, Jean-Noël Grandhomme, « Introduction. Pierre Waline. Des tranchées au Bureau international du travail », in Pierre Waline, Avec les crapouillots. Souvenirs d’un officier d’artillerie de tranchée, 1914-1919, texte présenté par Jean-Noël Grandhomme, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2009, p. 11.
[8] Nicolas Mariot, Tous unis dans la tranchée ? 1914-1918, les intellectuels rencontrent le peuple, Paris, Seuil, 2013.
[9] Rémy Cazals, André Loez, Dans les tranchées de 1914-1918, Pau, Éditions Cairn, 2008.
[10] Nicolas Mariot, Tous unis dans la tranchée ? 1914-1918, les intellectuels rencontrent le peuple, op. cit.
[11] Se reporter aux deux recensions suivantes : Frédéric Rousseau, Une histoire de la Résistance en minuscule, recension d’Olivier Wieviorka, Histoire de la résistance, 1940-1945, Paris, Perrin, 2013 ; Charles Heimberg, Résistance et Libération en Haute-Savoie, un relativisme et un brouillage mémoriel à géométrie variable, recension de Claude Barbier, Le Maquis de Glières. Mythe et réalité, Paris, Perrin, 2014 ; et id., Crimes de guerre à Habère-Lullin, Saint-Julien-en-Genevois, la Salévienne, 2013, in Revue En Jeu. Histoire et Mémoires vivantes, Revue de la Fondation pour la mémoire de la déportation, n° 3, juin 2014, pp. 153-180.