N°3 / XXe siècle : D’une guerre à l’autre ?

1914-1945 : La Grande Guerre est-elle la matrice du XXe siècle monstrueux ?

Arrêt sur une vulgate du troisième millénaire

Frédéric Rousseau

Résumé

Depuis une vingtaine d’années, en France, une nouvelle figure historique, « La Grande Guerre matrice du XXe siècle », s’est imposée à la fois dans l’espace savant et dans l’espace public. Cet article retrace tout d’abord la généalogie intellectuelle de cette idée avant d’en questionner sa validité. Enfin, il interroge quelques-unes des implications les plus immédiates de l’imposition de ce paradigme matriciel.

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Avant d’aborder la question posée dans le titre[1], indiquons d’emblée que personne ne conteste évidemment le fait que la Première Guerre mondiale entraîna de profonds bouleversements – géopolitiques, politiques, sociaux, économiques, culturels – tant en Europe que dans le reste du monde, et que son empreinte marqua non moins profondément la suite du XXe siècle ; il suffira de rappeler les 13 millions de morts générés par ce conflit, le deuil interminable de leurs veuves, de leurs orphelins et de leurs descendants jusqu’à aujourd’hui ; le fait aussi que 72 États, répartis sur toute la planète, se préoccupent des commémorations du centenaire de cette guerre témoigne encore de ce que, dans nombre de sociétés, l’histoire et les mémoires de cette guerre tiennent aujourd’hui une place centrale. Pour autant, que dit-on exactement quand on soutient que la Grande Guerre fut la matrice du XXe siècle monstrueux, quand on affirme qu’elle fut la matrice des totalitarismes, du communisme, du nazisme, du système concentrationnaire, et de la destruction des Juifs d’Europe ? Et plus encore, que ne dit-on pas ?

Les historiens les plus en vue et, à leur suite, la plupart des médias diffusent avec tant d’insistance cette interprétation du passé qu’elle finit par prendre les apparences de l’évidence, de la révélation – au sens quasi-religieux du terme –, bref, de la vérité incontestable ; en tout état de cause, ce qui caractérise celle-ci, c’est qu’elle s’insinue sur tous les supports, dans tous les espaces – savant, scolaire et public – et ne souffre aucune discussion. En ce sens, on peut soutenir qu’elle est devenue la vulgate de la fin du XXe siècle et du nouveau millénaire. J’ajouterai enfin que, comme toute interprétation du passé, elle s’inscrit dans un présent chargé d’une certaine conception de l’histoire et de l’homme ainsi que d’une vision du futur ; bref, d’une certaine idéologie.

Recenser toutes les manifestations de ce phénomène est impossible tant elles sont nombreuses et récurrentes[2]. Aussi n’en relèverai-je que quelques-unes parmi les plus récentes en France et en Belgique. L’une des plus significatives figure sur la toile. En l’occurrence, il s’agit d’un cours de faculté mis en ligne sur le site de Fun[3] intitulé « La Première Guerre mondiale étudiée à travers ses archives » et dispensé en partenariat avec la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (la BDIC) ; Annette Becker, professeure d’histoire contemporaine à l’université Paris X-Nanterre[4] anime en personne la vidéo d’introduction : sur des images de guerre et une musique de circonstance, les premiers mots donnent immédiatement le ton :

« La Grande Guerre est une tragédie dont est sorti le XXe siècle tout entier… »

Le site précise que le cours de l’historienne liera les deux génocides du XXe siècle : celui des Arméniens et celui des Juifs[5]. Sans préjuger outre mesure du contenu effectif du cours, clairement, 1914-1945 forme une séquence distincte centrée sur les violences génocidaires.

Dans l’avant-propos d’un dossier spécial intitulé « 14-18, la catastrophe » proposé à l’automne 2013 par le magazine L’Histoire, on peut lire :

« […] les cérémonies du centenaire […] redonnent à l’événement son ampleur. Car ce conflit fut bien un ébranlement du monde, entraînant les empires coloniaux, bouleversant les hiérarchies, précipitant la naissance des totalitarismes… »[6]

Dans le même temps, le Musée royal de l’armée et d’histoire militaire belge, à Bruxelles, propose aux visiteurs une exposition intitulée « Belgique 1914-1945, parcours de témoins au cœur de la tourmente ». Le panneau introductif précise :

« […] L’histoire en est le fonds auquel elle a été alimentée pour, à grands traits, reconstituer cette scène qui, de 1914 à 1945, fait subir à l’Europe deux guerres totales et, sous le signe de la terreur nazie, la destruction des Juifs d’Europe »[7].

Une nouvelle fois, les deux guerres sont nouées et forment une « scène », une même séquence de guerre. S’agissant de « l’internement des populations pendant la Grande Guerre », une phrase établit implicitement un lien généalogique entre les violences exercées à l’encontre des populations civiles durant les deux guerres mondiales :

« Déportations, camps et travail forcé : les camps d’internement de civils, nommés "camps de concentration", les barbelés, parfois électrifiés, les miradors, appartiennent au paysage de la Grande Guerre ».

Ne quittons pas la Belgique. Deux ans plus tôt, voici ce qu’une historienne belge écrivait dans une tribune publiée dans un grand quotidien du royaume :

« […] les historiens de la Grande Guerre ne cessent de souligner le caractère inaugural de ce conflit, véritable matrice du XXe siècle et de ses violences extrêmes. […] Le prix attaché à la vie humaine s’est effondré au sein de toutes les sociétés engagées dans le conflit, entraînant un processus de "brutalisation" auquel même les civils n’échapperont pas et dont les conséquences ont largement dépassé la fin du conflit… »[8]

Précisons tout de suite que le mot « brutalisation » doit s’entendre au sens de « rendre brutal », « ensauvagé », violent. Preuve de son installation durable dans le paysage intellectuel et médiatique, on retrouve ce terme dans le numéro spécial du Nouvel Observateur surfant sur la vague commémorative présente : l’hebdomadaire titre l’interview d’un historien spécialiste de la Grande Guerre : « La brutalisation du monde »[9]. Le terme de « brutalisation » est en effet très important, il est même au cœur de la vulgate consacrant la Grande Guerre « laboratoire du XXe siècle » monstrueux. C’est ce que dévoile la généalogie de cette figure matricielle que l’on peut essayer de reconstituer à partir des ouvrages qui ont marqué les deux dernières décennies et qui forment une communauté interprétative hégémonique.

Quelques jalons pour une généalogie française d’une vulgate occidentale

Partons à rebours et ouvrons tout d’abord le très emblématique Manuel d’histoire franco-allemand publié en 2008, ce manuel qui fut salué en grande pompe par les plus hautes autorités politiques des républiques française et allemande comme le symbole éclatant de l’achèvement de la réconciliation[10]. Au chapitre 11 de ce manuel (intitulé : « 1914-1918 : de la guerre européenne à la guerre mondiale »), une courte introduction mettait en exergue l’idée structurante de ce chapitre et des suivants :

« [...] le conflit est alors nommé "la Grande Guerre". Sa violence inouïe est pourtant acceptée par les sociétés en guerre et intégrée dans l’expérience individuelle. Événement fondateur du XXe siècle, la Première Guerre mondiale ouvre ainsi une ère marquée par la radicalisation des nationalismes et des idéologies et le temps des massacres de masse. »[11]

Ainsi, les « sociétés en guerre » auraient « accepté » sa « violence inouïe ». Bien qu’il ne soit aucunement justifié, le raisonnement est le suivant : par leur acceptation, ce sont les sociétés qui sont comptables de l’ouverture de cette « ère »… En fait, on retrouve ici une autre formulation du prétendu « consentement » des populations à la guerre et à sa violence.

Poursuivons. La deuxième leçon du chapitre 12 (intitulé « Sortir de la guerre »), qui a pour titre « 1917 : les révolutions russes », est abordée par la phrase introductive suivante :

« Pourquoi la Grande Guerre a-t-elle été le creuset des deux révolutions russes de 1917 et de la guerre civile qui s’ensuit ? »[12]

Notons ici l’artifice rhétorique : en dépit de sa forme interrogative, cette phrase impose clairement aux élèves un cadre interprétatif. Pourquoi en effet ne pas demander aux élèves si la Grande Guerre a été (et si oui, dans quelle mesure) le « creuset des deux révolutions russes et de la guerre civile qui s’ensuit » ? Ouvrons maintenant l’ouvrage Europe, Une passion génocidaire, publié en 2006 par l’historien Georges Bensoussan[13] ; dans le chapitre intitulé « La Grande Guerre et la mort de masse »[14], on peut y lire ce qui suit :

« La place de la Shoah dans l’histoire ne peut s’entendre qu’à la condition de souligner l’impact de la Première Guerre mondiale sur deux générations d’Européens au moins, la génération du feu et celle de ses enfants. La Grande Guerre, dit-on, aurait ouvert le chemin du meurtre de masse, voire de la "tuerie industrielle". "Auschwitz était-il pensable sans Verdun ?" s’interrogeaient dans un livre récent Antoine Prost et Jay Winter[15]. Réfléchir à la matrice intellectuelle du crime de masse, c’est questionner un conflit dont l’importance a longtemps été recouverte rétrospectivement par l’ombre portée de la Seconde Guerre mondiale. »[16]

Dans un essai à peine plus ancien, La Violence nazie. Une généalogie européenne d’Enzo Traverso, publié en 2002, le lecteur retrouve, à quelques nuances près, le même discours :

« Première véritable "guerre totale" de l’âge démocratique et de la société de masse, dans laquelle trouvèrent la mort treize millions d’hommes, la Grande Guerre fut l’acte fondateur du XXe siècle. [...] La Première Guerre mondiale apparaît donc rétrospectivement comme le laboratoire des violences totalitaires… [...] La Première Guerre mondiale fut donc une étape décisive dans l’accouchement du fascisme. [...] Essayons de résumer. Tournant historique majeur qui marque l’avènement du XXe siècle, la Grande Guerre a été à la fois un moment de condensation des métamorphoses de la violence du siècle précédent et une ouverture cataclysmique de l’"âge des extrêmes"[17], avec ses nouvelles pratiques exterminatrices. »[18]

Ainsi, l’affaire semble désormais entendue. Si l’on cherche à identifier les principaux initiateurs et promoteurs de cette thèse en France, il apparaît nettement au travers de leurs références bibliographiques que Traverso et Bensoussan se sont très largement inspirés des travaux des deux historiens culturalistes et spécialistes de la Grande Guerre que sont Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker[19] ; tous deux reprennent, sans aucune discussion ni prise de distance, les thèses notamment développées dans leur ouvrage 14-18, retrouver la guerre[20]. Enfin, signe d’une large et durable influence exercée par ces deux historiens dans le champ académique et scolaire, une remarque identique peut être formulée à l’endroit d’Anne Duménil[21], l’auteure des chapitres cités du manuel franco-allemand (chapitres 11 et 12) ainsi que de plusieurs dossiers attachés à ces derniers. La confrontation des textes est tout à fait éclairante, particulièrement pour ce qui concerne la violence de guerre et l’idée qu’un seuil décisif aurait été franchi en cette matière durant la Grande Guerre[22].

Au total, ces quelques exemples emblématiques témoignent tous de la très large domination exercée par ce courant historiographique et donc, fort logiquement, c’est de ce côté-là qu’il faut aller voir afin de découvrir le moment et le lieu de cristallisation de ce qui est peu à peu devenu, au sens historiographique du terme, le « champ 1914-1945 ». Alors, reprenons 14-18, retrouver la guerre en commençant par retourner le livre, car la quatrième de couverture présente non seulement son objet mais annonce aussi comme une… filiation :

« Tandis que disparaissent les derniers combattants, la Grande Guerre nous revient, dans une tout autre lumière, comme la matrice d’où sont sortis tous les désastres du XXe siècle.

[...] Il s’opère aujourd’hui sur la guerre de 14 le même type de subversion du regard que sur la Révolution française dix ans plus tôt. Le phénomène mérite attention : en peu d’années, deux des plus gros massifs de l’histoire nationale auront connu ainsi un basculement comparable et, dans des conditions différentes, un renouvellement du même ordre. »[23]

Comme on va le voir ci-dessous, l’allusion transparente aux travaux de François Furet – l’un des historiens les plus renommés de la Révolution française – n’a rien d’accidentelle. Mais auparavant, entrons au cœur du livre pour y retrouver ce que les auteurs énoncent comme la nouveauté radicale de la Grande Guerre, à savoir : un franchissement de seuil inédit en matière de violence, de combattants à combattants, et plus encore de combattants à civils. Selon les deux auteurs :

« […] jusqu’aux "batailles" de la Grande Guerre, la déshumanisation de l’affrontement n’avait jamais été totale »[24].

« [...] une longue tradition de "guerre réglée" reste encore bien vivante lors de la guerre franco-prussienne de 1870-1871. De même, plusieurs limitations de la violence sont restées opérantes pendant la guerre de Sécession… [...] C’est précisément cette tradition d’"autocontention" de la violence de guerre qui s’effondre d’un coup, et définitivement, en 1914-1918 »[25].

Et encore,

« [...] un très ancien système de limitation des violences guerrières s’est effondré d’un coup »[26].

Discutable à bien des égards, cette affirmation semble conduire (inéluctablement ?) à la conclusion suivante, amorcée – encore ! – par une fausse question immédiatement et irrémédiablement refermée, tout en ouvrant cependant, sur une perspective complémentaire : l’interprétation de la révolution russe et des violences de la guerre civile :

« Il faut ici poser clairement la question : l’expérience de la Première Guerre mondiale a-t-elle été la matrice des totalitarismes du XXe siècle ?

Cette violence de la Grande Guerre, c’est en Russie qu’elle fut captée tout d’abord, tant il est vrai que les atrocités de la révolution et de la guerre civile ne peuvent être comprises sans référence à elle : la brutalité du conflit ouvert en 1914 s’est ensuite "réfractée" – plus : démultipliée – dans une expérience radicale de guerre civile et d’oppression politique ; l’historiographie a trop souvent relié 1905 à 1917 en oubliant ce legs des années de guerre. Pourtant, la désagrégation accélérée d’une immense armée de paysans brutalisés par trois années de conflit et désertant en masse vers l’arrière est une des clés de compréhension de la révolution de 1917 et de ce que fut l’État bolchevique qui en procéda.

Pour les nazis, dans une moindre mesure pour les fascistes italiens, la violence politique s’inscrivit comme la condition préalable d’une nouvelle violence de guerre, plus systématique, plus efficace que celle du conflit précédent. De tout ce qui pouvait faire obstacle à la surrection de l’énergie guerrière, il fallut tout d’abord épurer la nation. Dès lors, dans cette escalade vertigineuse, quelle part ont joué les arguments biologiques cristallisés pendant la Première Guerre mondiale ? Comment s’est fait le passage d’une violence ouverte, centrée d’abord sur les champs de bataille, à la violence cachée, "administrative" celle-ci, des fichiers d’assassinables… »[27]

Passons outre le fait que ces historiens paraissent supposer que les soldats-déserteurs de 1917 seraient ceux partis en 1914. Le chiffre effroyable des pertes enregistrées par l’armée tsariste dément catégoriquement cette assertion. Visiblement, ce n’est pas l’exactitude qui importe, mais l’image… Quant au nazisme, déjà dans un livre précédent consacré aux populations occupées, aux civils déportés et aux prisonniers de guerre, Annette Becker avait ouvert la voie ; dans son introduction tout d’abord :

« [...] Au cœur de ce livre se trouve la "victimisation" des prisonniers de guerre et des habitants des territoires occupés entre 1914 et 1918. L’ensemble de leurs drames permet de placer ces groupes dans le premier cercle de ce siècle d’assassinats »[28].

La conclusion sous-titrée « [...] Vers le système de mise à mort nazi… »[29] établissait quant à elle un lien causal direct entre la Grande Guerre et le judéocide, un lien réaffirmé, on l’a vu, dans 14-18, retrouver la guerre. Entre ces deux publications, s’est aussi insérée l’édition française d’un ouvrage de George L. Mosse préfacé par Stéphane Audoin-Rouzeau, dont le titre original Fallen Soldiers. Reshaping the Memory of the World Wars fut fallacieusement traduit, pour les besoins de la cause, en De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes… Au passage, relevons le fait que cette terminologie non seulement disqualifie la parole politique des anciens combattants mais attribue la responsabilité de la guerre de 14 et de ses suites totalitaires aux sociétés censées y avoir « consenti » ! Toutefois – si l’on reste dans le cadre français –, il semble que l’on puisse attribuer sinon la paternité, au moins l’antériorité de l’invention de cette figure matricielle à l’historien, auquel, on l’a vu, les deux spécialistes de la Grande Guerre se comparent et s’identifient volontiers : François Furet. Celui-ci dans son dernier ouvrage écrivait en effet :

« La guerre de 1914 a pour l’histoire du XXe siècle le même caractère matriciel que la Révolution française pour le XIXe siècle. D’elle sont directement sortis les événements et les mouvements qui sont à l’origine des trois "tyrannies" dont parle en 1936 Élie Halévy. La chronologie le dit à sa manière, puisque Lénine prend le pouvoir en 1917, Mussolini en 1922, et que Hitler échoue en 1923 pour réussir dix ans plus tard. [...] Par là s’ouvre à l’historien un autre chemin vers la comparaison des dictatures du XXe siècle… »[30]

Événement fondateur du XXe siècle ? Matrice intellectuelle du crime de masse ? Laboratoire des violences totalitaires ? Premier cercle d’un siècle d’assassinats ? Matrice des totalitarismes ? Sans doute cette généalogie souffre-t-elle d’être encore trop rapide, mais elle situe le contexte intellectuel actuellement dominant en France ; progressivement, d’ouvrage en ouvrage, de glissement en dérapage, la figure de la Grande Guerre en tant qu’événement matriciel est devenue omniprésente et le fait qu’elle soit dorénavant reprise sans examen par de nombreux historiens[31], chercheurs, enseignants, et de plus en plus de journalistes, contribue à asseoir son apparente autorité.

Les principaux problèmes posés par la vulgate

Ils sont nombreux, on va le voir. Mais avant de les énumérer, il convient de noter combien cette présentation est neuve et intervient en totale rupture avec les récits historiques antérieurs[32]. C’est ce que veut d’ailleurs signifier le titre « retrouver la guerre ». À sa manière, cette interprétation signe même le retour au récit des origines, à « l’obsession embryogénique » dont se moquait à juste titre le regretté Marc Bloch, fusillé pour faits de Résistance[33]. Ajoutons que le récit « nouveau » émerge et s’impose, en France et au-delà, dans un double contexte bien spécifique : politique tout d’abord, celui de la fin de la Guerre froide marquée à la fois par l’implosion de l’Empire soviétique et ce qui apparaît – à tort ? – comme la conclusion d’une longue lutte idéologique « remportée » par le modèle libéral et capitaliste ; historiographique d’autre part, avec le renouvellement des études portant sur 14-18 sous l’impulsion décisive du Centre international de recherche rattaché à l’Historial de Péronne qui, ainsi qu’on l’a vu, a su tisser un réseau intellectuel aux multiples ramifications tant académiques que médiatiques, assurant aujourd’hui le succès de la vulgate.

Ceci étant rappelé, voyons quels sont les principaux problèmes posés par ce prêt à (ne plus) penser.

Matrice ? Bien sûr, tout historien cherche à comprendre, et donc à établir des liens de causalité, à dévoiler des dynamiques parmi des successions d’événements. Le problème, c’est que, dans la vulgate, le mot matrice ne renvoie nullement aux origines comme un commencement qui explique, mais devient l’explication elle-même. D’ailleurs, les historiens culturalistes sont coutumiers de cette pratique puisque, pour eux, la « culture de guerre » explique et la durée et la violence du conflit, alors qu’il conviendrait d’expliquer cette culture censée jaillir et se cristalliser durant les premières semaines de la guerre[34].

Franchissement de seuil en matière de violence ? Evidemment, il serait ridicule de nier qu’à la guerre, il arrive que des soldats tuent leur vis-à-vis en ayant pleinement conscience de leur geste. Et même si l’on sait que l’artillerie est responsable de près de huit tués sur dix, il arrive qu’effectivement les soldats soient des acteurs directs et actifs au sein de la tuerie globale[35] ; ils ne sont donc pas tous, ni tout le temps, de pures et simples victimes, c’est une évidence, et personne ne prétend le contraire. Mais, à l’inverse, rappelons tout de même que cette guerre produisit environ neuf millions de prisonniers qui ne furent donc pas… assassinés. Faire cette remarque ne revient pas à nier l’existence des nettoyeurs de tranchée mais à souligner qu’au cours de leur mission principale consistant à sécuriser les arrières des troupes d’assaut, elles n’ont pas systématiquement exterminé les ennemis leur tombant entre les mains. De même serait-il tout aussi stupide, tant les preuves du contraire abondent, de négliger l’existence de « dérapages », voire d’atrocités, et de crimes de guerre individuels et/ou de masse[36]. Outre la destruction des Arméniens de l’Empire ottoman, de nombreuses populations, de la Belgique aux Balkans, des Balkans à l’Europe orientale, ont connu massacres et atrocités[37]. Mais cela constitue-t-il vraiment une nouveauté[38] ? Une rupture ? Si l’on se replace un instant dans le temps long, ne serait-on pas plutôt, hélas, enclin à reconnaître en ce domaine davantage de continuités ? Dans le même ordre d’idées, pourquoi passer sous silence ou minimiser systématiquement les nombreuses stratégies d’évitement ou de limitations de la violence de guerre mises en œuvre par les combattants eux-mêmes durant la guerre. Fraternisations[39], trêves tacites[40], recueil de prisonniers, soins apportés aux blessés ennemis, moins exceptionnels que le soutiennent les promoteurs de la vulgate, témoignent pourtant de la persistance de pratiques humanistes et de paix dans et durant la guerre. Ces pratiques illustrent également le fait que les combattants ne sauraient être uniquement pensés comme « coupables » ou « victimes », mais doivent être reconnus comme des acteurs doués de raison et capables d’exploiter toutes les fractions d’autonomie passant à leur portée et leur donnant l’opportunité d’abaisser le niveau de violence interpersonnelle (trêves tacites, ententes locales et ponctuelles, etc.). S’il y a franchissement de seuil en matière de violence, il doit avant tout être recherché du côté des techniques de destruction de plus en plus perfectionnées et puissantes ; jamais, avant 14-18, le nombre d’hommes engagés dans un conflit n’avait atteint de tels sommets ; jamais la violence n’avait été distribuée de façon aussi massive, aussi industrielle. Et d’aussi loin.

Pourtant, en dépit des objections effectuées par de nombreux historiens[41], cette idée que la Grande Guerre aurait introduit un franchissement de seuil en matière de violence de guerre assure les fondations de la figure matricielle imposée. Or, une telle présentation occulte ou escamote totalement les liens que cette violence de guerre et dans la guerre peut avoir avec les expériences d’un passé relativement récent par rapport à 1914. Car à plus d’un titre, la Grande Guerre connaît effectivement une transposition de nombres de pratiques anciennes : les agressions contre Louvain, Reims, ont à juste titre scandalisé les contemporains ; mais pourquoi oublier qu’attaques et destructions systématiques de villes sans défense étaient loin d’être inédites ?

Ainsi, en 1866, les Espagnols bombardèrent Valparaiso ; en 1882, les Britanniques, Alexandrie… Peu soupçonnés d’avoir été « brutalisés » par la Première Guerre mondiale qu’ils regardèrent en spectateurs, les Espagnols ont déployé à bien des égards une orgie de violence durant leur guerre civile (1936-1939). Comment l’expliquer ? Déjà, le 17 décembre 1913, ces mêmes Espagnols utilisaient des bombes à fragmentation pour « punir » des villages « rebelles » marocains, une pratique bientôt reprise dans la répression de l’insurrection du Rif. Et puis, effectivement, l’usage de la mitrailleuse et de l’artillerie se généralise durant la Première Guerre mondiale : mais, avant cela, comme le 2 septembre 1898 à Omdurman, par exemple, sous les yeux du jeune reporter Winston Churchill, ces armes avaient déjà « fait merveille » dans nombre de batailles asymétriques de l’ère coloniale. Quant aux atrocités contre les populations civiles, celles perpétrées contre les populations belges et françaises lors de l’invasion de 1914, celles exercées contre les Serbes ou contre les Grecs et les Arméniens de l’Empire ottoman sont aujourd’hui bien connues. Mais là encore, où est la nouveauté ? La liste est pourtant longue ; avant la guerre, les Arméniens avaient déjà subi des massacres de masse à plusieurs reprises. Il suffit aussi de rappeler les crimes perpétrés en Algérie par la France républicaine depuis 1830, au Congo de Leopold II entre 1880 et 1890… L’invention des camps de concentration[42] ? Si l’on veut bien les entendre au sens du premier conflit mondial – fort différent de celui qu’il prendra après –, on peut là encore, et sans remonter aux guerres indiennes, renvoyer à de nombreux précédents dramatiques : espagnol à Cuba, britannique en Afrique du Sud.

Enfin, la Grande Guerre laboratoire des pratiques génocidaires ? On sait que le génocide des Arméniens est souvent labellisé comme le premier génocide du XXe siècle[43]. N’insistons pas sur le fait que l’enjeu du label si recherché a bien peu à voir avec l’histoire comme science… Comparer les deux génocides n’est pas interdit et peut même s’avérer instructif à condition de véritablement s’attacher à cette tâche d’élucidation : on risque alors d’y découvrir que la situation des Juifs d’Europe est sur nombre de points décisifs radicalement différente de celle des Arméniens de l’Empire ottoman ; que je sache, les Juifs d’Europe n’avaient pas le projet de bâtir leur État en Europe et ne menaçaient donc en rien la sécurité ni de l’Allemagne ni d’ailleurs des autres pays dans lesquels ils vivaient ; que je sache encore, contrairement au régime jeune turc qui a converti de force une fraction de la population arménienne à l’Islam pour en quelque sorte la dissoudre, le régime nazi ne s’est jamais donné pour objectif de convertir au christianisme une partie notable des Juifs d’Europe, ni d’en laisser survivre des groupes affaiblis et épars en dépit de l’existence de l’éphémère plan Madagascar[44]. Rappelons encore que les pratiques génocidaires ne sont pas nouvelles en 1915 ; et ainsi qu’en témoigne le génocide des Hereros de Namibie (1904-1906)…[45] il n’est nul besoin de remonter au débarquement de Christophe Colomb aux Amériques pour le démontrer… Si l’on cherche un camp de concentration plus annonciateur du système nazi, c’est également vers la Namibie et son fameux camp de Shark Island qu’il faut se tourner…[46]

À mon sens, s’il y a franchissement de seuil, il s’agit surtout d’un franchissement de seuil géographique. La Grande Guerre a été l’occasion d’un transfert ou, si l’on préfère, d’un rapatriement en Europe des pratiques violentes inhérentes aux entreprises coloniales et impérialistes ; pratiques déjà fort anciennes et fort riches en matière de franchissement de seuil qualitatif. À tout le moins, outre qu’elle permet aux spécialistes autoproclamés de l’histoire culturelle de la Grande Guerre d’empocher un certain capital symbolique – en apparaissant notamment comme les historiens détenteurs de l’explication de toutes les horreurs du siècle, ce dont raffolent justement les journalistes pressés –, cette idée d’un franchissement de seuil qualitatif en matière de violence peut apparaître comme une énième manifestation d’un européo-centrisme incurable. Mais il y a plus derrière cette figure, car faire de la guerre le seul et unique responsable de tous les malheurs du XXe siècle, cela permet aussi de ne pas poser une question pourtant essentielle que se posaient pourtant les historiens de l’entre-deux-guerres : celle des responsabilités sinon celle des responsables du grand carnage. L’histoire culturelle porteuse de cette interprétation ne s’intéresse aucunement à la vie politique, ni au fonctionnement institutionnel, ni aux mises en guerre des États et des sociétés. Les sociétés belligérantes elles-mêmes sont présentées comme autant de corps homogènes, sans hiérarchie, sans distinction, sans diversité, sans classes ; ce que contredisent pourtant de nombreux travaux de socio-histoire[47]. En définitive, la Grande Guerre est aujourd’hui décrite comme une catastrophe… naturelle, un peu à la façon dont le désastre nucléaire japonais de Fukushima est réduit aux effets malheureux d’un tsunami…

Accouchement des totalitarismes ? Cette affirmation est particulièrement séduisante en ce qu’elle semble, enfin, pouvoir tout expliquer ; elle vient d’être à nouveau consacrée dans l’entretien accordé au Nouvel Observateur par Stéphane Audoin-Rouzeau ; il a été fait allusion à ce dernier au commencement de ce papier ; à la question : « Pourquoi ces forçats des tranchées ont-ils tenu si longtemps, des deux côtés, malgré quelques trous d’air, par exemple en 1917 ? », l’historien répond :

« La contrainte de l’appareil militaire ne peut expliquer, à elle seule, que les poilus aient supporté si longtemps de telles souffrances. […] Les soldats comprennent et acceptent les objectifs de guerre de leurs gouvernements. »

Stop ! Saluons comme il se doit ce cas unique dans l’histoire, où des « forçats » comprirent et acceptèrent les objectifs de ceux qui les asservissent ! Autant dire qu’avec de tels raisonnements l’histoire de la traite, celle de l’esclavage, de la colonisation, celle encore de la domination sociale, sexuelle comprise, voient s’ouvrir de belles perspectives de révision. Mais poursuivons :

« […] l’expérience des tranchées, avec ses souffrances et ses violences, va en retour durcir les comportements politiques. On a décrit ce durcissement des comportements comme un processus de "brutalisation", une forme de transposition dans la vie politique d’après-guerre des représentations et des pratiques acquises au combat : le culte du chef, de l’obéissance, de la force et de l’action violence, par exemple. Le fascisme, le nazisme et d’une certaine manière aussi le bolchevisme, sont autant d’héritiers de la violence de guerre »[48]

Le raisonnement semble implacable de rigueur : si la Grande Guerre a fait naître une « violence inouïe », celle-ci aurait accouché à son tour des « totalitarismes », autrement dit – selon la chronologie impeccable de Furet – de la révolution russe, du fascisme, du nazisme et… du génocide. Problème encore ; car relever une succession chronologique ne suffit pas à nouer un enchaînement causal et il est facile de sombrer dans les amalgames douteux, comme l’a illustré il y a quelques années la thèse de l’historien allemand Ernst Nolte, soutenant que la violence nazie n’était en définitive qu’une réponse par anticipation à la violence stalinienne redoutée[49] ; s’intéresser aux « victimes » et aux « bourreaux » est légitime ; mais l’historien ne doit-il pas aussi chercher – et peut-être est-elle là l’urgence – à expliquer pourquoi, précisément, certains deviennent victimes et d’autres bourreaux ? Il est sans doute plaisant d’écrire des phrases-choc du type de celle-ci : « Dachau et les Solovki sont aussi des "enfants" des tranchées »[50], cela ne nous apprend hélas rien sur aucun des deux systèmes concentrationnaires, ni sur leurs ressemblances, ni sur leurs différences fondamentales. Par là, la vulgate est un exemple achevé de ce que les historiens appellent la lecture téléologique des faits historiques consistant à interpréter le passé en fonction de ce que nous savons qu’il est arrivé postérieurement à ces faits.

Mais restons un instant sur le cas de « la » révolution russe ; dans le manuel franco-allemand, la Grande Guerre est présentée, on l’a vu, comme le « creuset des deux révolutions russes de 1917 ». Bien sûr, il ne s’agit pas de minimiser l’impact de la guerre mondiale sur l’évolution politique et sociale russe ; cependant, ainsi (im)posée, la mobilisation de la figure matricielle déconnecte, de fait, les révolutions russes des réalités économiques, politiques et sociales de 1917, d’une part, et surtout, d’autre part, d’un long continuum de mouvements sociaux et politiques très actifs au XIXe siècle et au début du XXe siècle ; ce faisant, et en rupture avec l’enseignement de l’histoire des Annales, ce récit ignore les longues durées, les rythmes lents de l’économie, du social et des mentalités. On ne peut qu’être étonné d’apprendre que « l’historiographie a trop souvent relié 1905 à 1917 en oubliant ce legs des années de guerre »[51]. Ainsi appelle-t-on à évacuer, et la lutte séculaire contre l’autocratie – pour la démocratie, le partage des terres et des richesses –, et le caractère polymorphe et pluriel de ce que l’on appelle paresseusement « la révolution russe »[52]. La question éminemment complexe du surgissement d’un tel mouvement populaire est littéralement escamotée ; lui est opposée une réponse simple et, disons-le, simpliste, sous forme d’une nouvelle chaîne explicative conçue pour signifier que la guerre mondiale accouche de la révolution bolchevique et de la guerre civile[53]… De ce point de vue, on peut d’ailleurs noter un durcissement, sinon une caricature de la position – somme toute plus riche – développée initialement par François Furet :

« Fils de la guerre, bolchevisme et fascisme tiennent d’elle ce qu’ils ont d’élémentaire. Ils transportent dans la politique l’apprentissage reçu dans les tranchées : l’habitude de la violence, la simplicité des passions extrêmes, la soumission de l’individu au collectif, enfin l’amertume des sacrifices inutiles ou trahis. Car c’est dans les pays vaincus sur le champ de bataille ou frustrés par les négociations de paix que ces sentiments trouvent par excellence leur terreau… »[54]

Qu’importe le fait que les chefs bolcheviques n’aient pas connu les tranchées! De la guerre à la révolution, et de la révolution à la guerre, la boucle est bien bouclée ; et la violence de la guerre est proposée comme la principale clé d’explication dans une présentation étonnamment et gravement réductrice des révolutions russes. Ultime mais sans doute pas le dernier avatar de la vulgate, ce récent article paru dans la Jüdische Allgemeine, qui est l’organe du Conseil central des Juifs en Allemagne ; sous le titre « La catastrophe originelle. Histoire », on peut lire ce bel exemple d’histoire contrefactuelle à rebours :

« Sans la Première Guerre mondiale, aucune des horreurs à venir n’aurait été possible – et certainement pas la Shoah. […] La Première Guerre fut la catastrophe originelle, la condition sine qua non, sans laquelle rien de ce qui s’ensuivit n’aurait été possible. […] Cette guerre ne fut pas aussi effroyable que celle qui suivit. Mais c’est dans ses tranchées que naquirent les nazis et les communistes. […] Et il ne faudrait pas l’oublier : c’est à l’ombre de la Première Guerre que les Jeunes Turcs commirent le génocide des Arméniens.

Avant la Première Guerre, le marxisme était en bonne voie de s’embourgeoiser – grâce à quelques grands intellectuels comme Édouard Bernstein, qui plaidait pour une croissance lente du socialisme, sans effusion de sang, sans révolution, sans violence ni terreur… »[55]

Ces différents raccourcis littéralement fascinants confirment l’emprise croissante de la vulgate dans le monde occidental. Deux mille ans d’antisémitisme et de persécutions, des siècles de luttes sociales sont ainsi balayés, évacués. Sur le nazisme prétendument né dans les tranchées, un ouvrage récent vient pourtant d’apporter un démenti cinglant. Chacun peut s’y rapporter[56]. Et pour le fascisme, Giovanna Procacci a révélé à quel point l’État libéral italien avait, dans les années précédant la guerre et pendant la guerre elle-même, fait le lit du fascisme en Italie. Ici, l’état d’exception n’a pas attendu Mussolini pour être théorisé (plan de défense de 1904) et fut pratiqué à plusieurs reprises avant la guerre pour mâter le péril intérieur[57]. Faire ces rappels ne fait pas oublier que bien des faisceaux italiens étaient effectivement constitués d’anciens combattants de 14-18 ; mais ni plus ni moins que les autres composantes de la société italienne d’après-guerre. Mais s’agissant du « communisme », cette lecture borgne de l’histoire témoigne aussi d’une régression cognitive préoccupante où se mêlent inculture historique et préceptes normatifs valant avertissement pour le présent et le futur. Quant à l’embourgeoisement du « marxisme », l’auteur a de bonnes raisons d’espérer ; malgré les horreurs du XXe siècle, il est plutôt en bonne voie. Pour autant, la naissance de la Troisième Internationale n’a-t-elle donc vraiment rien à voir avec l’incapacité patente des socialistes « bourgeois » européens, type Bernstein, d’empêcher l’éclatement de la guerre, précisément ? Lénine a certes profité de l’opportunité offerte par la guerre et les Allemands ; mais il a aussi tiré les conséquences de l’échec de la Deuxième Internationale. Et s’est souvenu du châtiment infligé aux communards parisiens[58].

Au total, on peut légitimement douter qu’un tel choix narratif sélectif nous aide à comprendre le XXe siècle et ce qu’il a recelé de monstruosités. Et pour qui s’intéresse aux liens de causalité, il a été rappelé que cette interprétation fait son apparition et s’impose au moment où s’effondre l’Empire soviétique, prélude au triomphe du camp « démocratique » et « libéral »[59] ; prélude aussi à l’effondrement des partis communistes d’Europe occidentale et, plus largement, d’une alternative à gauche. Dans une certaine mesure, l’établissement d’un tel lien mécanique entre révolution et violence, entre révolution et guerre civile, entre révolution et totalitarisme, entraîne aussi, de facto, la déligitimation implicite des mouvements politiques et sociaux pour hier, et de tout questionnement de « l’ordre » libéral et capitaliste pour aujourd’hui et demain. Pour le présent et le futur proche, cela revient à clore définitivement le champ des possibles. À cet égard, une autre observation peut d’ailleurs être faite : en règle générale, la violence stigmatisée par les historiens de Cour est toujours celle des classes dangereuses, des gens d’en bas, des dominés, des opprimés… Quelques-uns en sont même aujourd’hui à « criminaliser » la résistance au nazisme[60]

Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, ce paradigme matriciel qui structure et corsète fermement le récit historique dominant sécrète une crise de l’intelligibilité, une crise du sens. Agissant comme un fixateur interprétatif, la vulgate 14-18/39-45 provoque ce que Tony Judt appelait le « rétrécissement idéologique de notre champ visuel »[61]. Nul doute que l’on aurait pu espérer autre chose du premier centenaire de la Grande Guerre.

 


[1] Ce texte constitue une seconde version remaniée et actualisée de mon article : « "1914-1918, matrice du XXe siècle" : une nouvelle figure historique ou un prêt à ne plus penser ? », in Frédéric Rousseau, Jean-François Thomas (dir.), La Fabrique de l’événement, Paris, Michel Houdiard, 2009, pp. 295-310.

[2] Pour des exemples relevés entre 1998 et 2008 dans la presse, Ibid., p. 296, note 4.

[3] Fun (www.france-universite-numerique.fr) est une plateforme de MOOCs (Massive Open Online Courses : cours en ligne ouverts à tous) ouverte par le ministère français de l’Enseignement supérieur et de la recherche en octobre 2013.

[4] Annette Becker est aussi vice-présidente du Centre international de recherche rattaché à l’Historial de Péronne.

[5] https://www.france-universite-numerique-mooc.fr/courses/Paris10/10001/Trimestre_1_2014/about, consulté le 18 janvier 2014.

[6] Les Collections de l’Histoire, « 14-18, la catastrophe », n° 61, octobre 2013, p. 3. Dossier coordonné par l’historien Bruno Cabanes, membre du comité scientifique de Péronne. C'est moi qui souligne.

[7] Mots soulignés par les auteurs de l’exposition dont le commissaire n’est autre que Philippe Mesnard, actuel directeur de la Fondation Auschwitz de Bruxelles. Annette Becker et Laurence Van Ypersele, toutes deux membres par ailleurs du comité directeur du Centre de recherche de l’Historial sont membres du comité scientifique de l’exposition.

[8] Laurence Van Ypersele, « La Grande Guerre, laboratoire du XXe siècle », La Libre Belgique, 10 novembre 2011 ; consultable en ligne.

[9] Le Nouvel Observateur, « 1914, l’année où tout a basculé », spécial 52 pages, 19 décembre 2013-1er janvier 2014, p. 132. Tous mes remerciements à Roger Bordage qui m’a signalé ce numéro.

[10] Voir l’article de Pierre Monnet, l’un des artisans de cet ouvrage, « Un manuel d’histoire à deux voix. France-Allemagne : un passé enfin passé ? », in Le Nouvel Observateur, hors-série, octobre-novembre 2008, pp. 26-29.

[11] Peter Geiss, Daniel Henri et Guillaume Le Quintrec (dir.), Manuel d’histoire franco-allemand. Premières L/ES/S, L’Europe et le monde du Congrès de Vienne à 1945, Klette/Nathan, 2008, p. 188. C'est moi qui souligne.

[12] Peter Geiss, Daniel Henri et Guillaume Le Quintrec (dir.), Manuel d’histoire franco-allemand, op. cit., p. 214. C’est moi qui souligne.

[13] Cet historien est par ailleurs rédacteur en chef de la Revue d’histoire de la Shoah et responsable des éditions du Mémorial de la Shoah.

[14] 2006, Chapitre 2 : « La Grande Guerre et la mort de masse », p. 45 et ss. Font aujourd’hui partie de cette « communauté interprétative » les auteurs rassemblés dans la Revue d’histoire de la Shoah. Violences. Violences de guerre, violences coloniales, violences extrêmes avant la Shoah, n° 189, juillet-décembre 2008. Sur la quatrième de couverture de cet ouvrage collectif, on peut notamment lire ceci : « […] Ainsi, c’est dans la guerre de 1914-1918 (en particulier sur le front oriental) comme dans les déportations de civils que se sont préparées les déportations des années quarante. De même que les pogromes de 1918-1921 avaient une allure pré-génocidaire qui annonçait Babi Yar »…

[15] Antoine Prost et Jay Winter, Penser la Grande Guerre. Un essai d’historiographie, Paris, Seuil, « Points histoire », 2004, pp. 285-286 particulièrement. Ce qui est remarquable, c’est que là où Georges Bensoussan s’approprie la formule, les deux historiens se contentaient de relever en tant qu’observateurs l’une des caractéristiques de la troisième configuration historiographique repérée.

[16] Georges Bensoussan, Europe, une passion génocidaire, op.cit., p. 46. C’est moi qui souligne.

[17] Allusion au titre du livre d’Eric J. Hobsbawm, L’Âge des extrêmes. Histoire du court XXe siècle, Bruxelles, Complexe/Le Monde diplomatique, 1999 [1994].

[18] Enzo Traverso, La Violence nazie. Une généalogie européenne, Paris, La Fabrique, 2002, pp. 87, 102, 108, et 111. C’est moi qui souligne.

[19] Annette Becker appartient aussi au comité scientifique du Mémorial de la Shoah

[20] Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, 14-18, retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000. Chez E. Traverso, S. Audoin-Rouzeau est cité à 3 reprises et A. Becker à 8 reprises. Chez G. Bensoussan, S. Audoin-Rouzeau est cité à 5 reprises, A. Becker à 22 reprises, notamment pour son ouvrage Oubliés de la Grande Guerre, Paris, Noésis, 1998.

[21] Anne Duménil a soutenu à l’université d’Amiens un doctorat d’histoire préparé sous la direction de Stéphane Audoin-Rouzeau.

[22] Peter Geiss, Daniel Henri et Guillaume Le Quintrec (dir.), Manuel d’histoire franco-allemand, op. cit., p. 198.

[23] C’est moi qui souligne.

[24] Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, 14-18, retrouver la guerre, op. cit., p. 38.

[25] Ibid., p. 42.

[26] Ibid., p. 44.

[27] Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, 14-18, retrouver la guerre, op. cit., p. 269

[28] Annette Becker, Oubliés de la Grande Guerre, op. cit., p. 11.

[29] Ibid., p. 377.

[30] François Furet, Le Passé d’une illusion, essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Paris, Robert Laffont/Calmann-Lévy, 1995, p. 194. On notera que Stéphane Courtois n’adhère pas totalement à cet enchaînement causal pour la Russie, Voir S. Courtois, « La guerre et la pensée de Lénine », in S. Courtois (dir.), Quand la nuit tombe. Origines et émergence des régimes totalitaires en Europe, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2001, pp. 89-90 : « Il est vrai que ces dernières années, plusieurs ouvrages d’auteurs reconnus, depuis Mosse jusqu’au Passé d’une illusion de François Furet ont souligné l’impact fondamental de la guerre sur l’évolution des mentalités et sur la brutalisation des sociétés après 1914. Le constat est incontestable, mais il ne doit à aucun moment occulter ce fait décisif : la guerre nationale et la guerre civile sont deux phénomènes de nature différente, voire opposée, répondant à des objectifs et des modes de fonctionnement distincts, et reposant sur des types d’hommes contraires ». Courtois renverse aussi le raisonnement tenu par S. Audoin-Rouzeau et A. Becker : « Il est d’ailleurs important de souligner que, à la différence des mouvements fasciste et nazi postérieurs à l’avènement du bolchevisme, celui-ci a été porté par des chefs dont aucun n’a combattu au front, n’a connu les réalités concrètes de la guerre, et dont la perception de la violence n’est pas issue d’une expérience directe mais demeure théorique. Ce qui explique sans doute en partie leur caractère impitoyable. Car si la guerre a contribué à une brutalisation générale, elle a aussi été chez ceux qui l’ont expérimentée un puissant facteur de prise de conscience de la valeur de la vie humaine. Réaction psychologique que les bolcheviks ne connaissaient pas, eux qui étaient animés par la haine de classe et le ressentiment social. »

[31] Par exemple, Joël Kotek, Pierre Rigoulot, Le Siècle des camps. Détention, concentration, extermination. Cent ans de mal radical, Paris, Jean-Claude Lattès, 2000, pp. 31-33. Cependant, dans le chapitre consacré au génocide des Hereros, ils nuancent quelque peu leur propos en rappelant : « La brousse annonce les horreurs de la guerre de 14-18 et du génocide nazi. Hannah Arendt tient "les massacres terribles" et "les meurtres sauvages" des puissances impérialistes européennes pour responsable de l’introduction triomphante de moyens de pacification menant au totalitarisme et au génocide... », in Ibid., p. 91.

[32] Voir Lucien Genet, René Rémond, Pierre Chaunu, Alice Marcet, Le Monde contemporain. Classes terminales, Programme août 1965, Paris, Hatier, 1966. Jacques Aldebert, Charles Olivier Carbonell, Bernard Phan, Jean Rives, Histoire. Première. 1880-1945, naissance du monde contemporain, Paris, Delagrave, 1988. Collection GREGH, Histoire de 1890 à 1945. Classes de Premières, Paris, Hachette, 1988. Ou encore le livre de Jean-Baptiste Duroselle, Europe : histoire de ses peuples, Paris, Librairie académique Perrin, 1990. La version allemande, Europa : Eine Geschichte seiner Volker, est parue la même année chez Bertelsmann Lexikon Verlag.

[33] Marc Bloch, Apologie pour l’histoire, Paris, Armand Colin, 1974, p. 38. Le retour des origines était d’ailleurs déjà perceptible chez François Furet, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978, p. 109. Voir Paul Ricœur, Temps et récit, t. 1. L’intrigue et le récit historique, Paris, Points-Seuil, 1983, p. 394.

[34] Pour une première critique de la notion de « culture de guerre », Nicolas Offenstadt, Philippe Olivera, Emmanuelle Picard, Frédéric Rousseau, « À propos d’une notion récente : "la culture de guerre" », in F. Rousseau (dir.), Guerres, paix et sociétés, 1911-1946, Neuilly, Atlande, 2004, pp. 667-674.

[35] Antoine Prost, « Les limites de la brutalisation. Tuer sur le front occidental, 1914-1918 », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 81, janvier-mars 2004, pp. 5-20. Frédéric Rousseau, « Abordages. Réflexions sur la cruauté et l’humanité au cœur de la bataille », in Nicolas Offenstadt (dir.), Le Chemin des Dames. De l’événement  à la mémoire, Paris, Stock, 2004, pp. 188-193.

[36] Burghart Schmidt, Frédéric Rousseau (dir.), Les Dérapages de la guerre du XVIe siècle à nos jours, Hambourg, Dobu Verlag, 2009 ; Bruna Bianchi (éd.), La Violenza contro la popolazione civile nella Grande Guerra. Deportati, profughi, internati, Milan, Edizioni Unicopli, 2006.

[37] John Horne, Alan Kramer, 1914. Les Atrocités allemandes, traduit de l’anglais par Hervé-Marie Benoît, Paris, Tallandier, 2005 [2001].

[38] Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Lévy, 1962, p. 335.

[39] Malcom Brown, Shirley Seaton, Christmas Truce, The Western Front, December 1914, Londres, Pan Books, 2001 [1984] ; Stanley Weintraub, Silent Night. The Story of the World War I Christmas Truce, Londres, Simon & Shuster, 2001 [1997] ; Marc Ferro, Malcolm Brown, Rémy Cazals, Olaf Mueller, Frères de tranchées, Paris, Perrin, 2006.

[40] Tony Ashworth, Trench Warfare. 1914-1918 The Live and Let Live System, Londres, Pan Books, 2000 [1980].

[41] Je renvoie ici à la bibliographie mise en ligne sur le site du CRID 14-18 (Collectif de recherche international et de débat sur la Guerre de 14-18) : www.crid1418.org

[42] Joël Kotek, Pierre Rigoulot, Le Siècle des camps, op. cit. ; Annette Becker, « La genèse des camps de concentration : Cuba, la guerre des Boers, la grande guerre de 1896 aux années vingt », in Revue d’histoire de la Shoah. Violences. Violences de guerre, violences coloniales, violences extrêmes avant la Shoah, n° 189, juillet-décembre 2008, pp. 101-129.

[43] Peter Geiss, Daniel Henri et Guillaume Le Quintrec (dir.), Manuel d’histoire franco-allemand, op. cit., p. 201.

[44] Je renvoie notamment aux travaux du grand spécialiste du génocide arménien, Donald Bloxham, « The Armenian Genocide of 1915-1916 : Cumulative Radicalization and the Development of a Destruction Policy », in Past and Present, n° 181, novembre 2003, pp. 141-192.

[45] Se reporter au livre essentiel d’Isabel V. Hull, Absolute Destruction. Military Culture and the Practices of War in Imperial Germany, Ithaca et Londres, Cornell University Press, 2005.

[46] David Olusoga et Casper W. Erichsen, The Kaiser’s Holocaust. Germany’s Forgotten Genocide and the Colonial Roots of Nazism, Londres, Faber & Faber, 2010.

[47] André Loez, 14-18. Les Refus de guerre. Une histoire des mutins, Paris, Gallimard, « Folio histoire », 2010 ; Nicolas Mariot, Tous unis dans la tranchée? 1914-1918, les intellectuels rencontrent le peuple, Paris, Seuil, 2013.

[48] Le Nouvel Observateur, « La brutalisation du monde », art. cit., propos de Stéphane Audoin-Rouzeau recueillis par André Burguière, p. 134. C’est moi qui souligne.

[49] Ernst Nolte, La Guerre civile européenne, 1917-1945, traduit de l’allemand par Jean-Marie Argelès, préface de Stéphane Courtois, Paris, Éditions des Syrtes, 2000 (1997). Citons aussi la correspondance échangée entre Nolte et Furet qui avait d’ailleurs été initialement pressenti pour préfacer cet ouvrage : Fascisme et communisme, Paris, Commentaire/Plon, 1998.

[50] Joël Kotek, Pierre Rigoulot, Le Siècle des camps, op.cit., pp. 31-33.

[51] Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, 14-18, retrouver la guerre, op. cit., p. 269.

[52] Voir Michel Dreyfus, Bruno Groppo, Claudio Ingerflom, Roland Lew, Claude Pennetier, Bernard Pudal, Serge Wolikow (dir.), Le Siècle des communismes, Paris, L’Atelier, 2000.

[53] Reprise de l’interprétation de François Furet présentée dans Le Passé d’une illusion, op.cit., p. 197.

[54] François Furet, Ibid., p. 197.

[55] Hannes Stein, Jüdische Allgemeine, 2 janvier 2014. Je remercie Jacques Aron pour m’avoir signalé et traduit ce document.

[56] Thomas Weber, La Première Guerre d’Hitler, traduit de l’anglais par Michel Bessières, Paris, Perrin, 2012 [2010].

[57] Giovanna Procacci, Warfare-Welfare. Intervento dello Stato e diritti dei cittadini (1914-18), Rome, Carocci editore, 2013. Voir ma recension sur le site du CRID 14-18 : www.crid1418.org

[58] Si l’on cherche véritablement à comprendre le déchaînement de la violence en Russie, ne faudrait-il pas, un peu, interroger la tradition de violence politique en terre russe ? Par ailleurs, peut-on nier que les dirigeants bolcheviques ont également tiré les enseignements de la Commune de Paris de 1871 ? Voir William Serman, La Commune de Paris, Paris, Fayard, 2003 ; Arno J. Mayer, Les Furies, 1789-1917, Violence, vengeance, terreur aux temps de la Révolution française et de la Révolution russe, trad. de l’anglais par Odile Demange, Paris, Fayard, 2002 [2000], pp. 318 et 344.

[59] Les guillemets sont une invitation à questionner nos démocraties et leur libéralisme.

[60] Je renvoie ici au premier numéro d’En Jeu. Voir aussi la petite entreprise de Claude Barbier concernant la Résistance en Haute-Savoie, notamment Le Maquis de Glières. Mythe et réalité, Paris, Perrin, 2014. Je remercie Charles Heimberg pour avoir attiré mon attention sur ce phénomène (voir également le compte rendu de deux ouvrages de Claude Barbier en p. 167 de ce numéro).

[61] J’emprunte l’expression à Tony Judt, Retour sur le XXe siècle. Une histoire de la pensée contemporaine, pour en finir avec l’ère de l’oubli, traduit de l’anglais par Emmanuel Dauzat et Sylvie Taussig, Paris, Héloïse d’Ormesson, 2010 [2008], p. 38.

 

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