N°3 / XXe siècle : D’une guerre à l’autre ?

Penser les guerres dans l’ « Autre Europe » : la séquence 1914-1945 en République tchèque et en France

Helena Trnkova

Résumé

À l’approche des commémorations du centenaire, partout en Europe les discours mémoriels et historiographiques sur la Grande Guerre investissent l’espace public. Malgré la volonté de construire une mémoire européenne partagée, les interprétations mises en avant dans les différents États restent ancrées dans leurs traditions historiographiques et mémorielles respectives, variant sur un certains nombre d’aspects clés. En Occident, la Première Guerre mondiale est de plus en plus souvent isolée dans une séquence 1914-1945 courte et autonome. Selon le concept matriciel, les tranchées seraient le berceau des totalitarismes et de tous les horreurs du « court XXe siècle ». L’historiographie tchèque, au contraire, pense la Grande Guerre comme l’aboutissement et l’apogée d’un long processus de modernisation et d’émancipation nationale. Tandis qu’en France on souligne son aspect tragique, incompréhensible, dans la tradition tchèque la Grande Guerre est encore aujourd’hui approchée avant tout par le prisme de son résultat – l’accès à l’indépendance – totalement positif et glorieux. Cette perspective laisse peu de place à la mémoire de la violence de guerre. Elle contredit aussi les interprétations matricielles.

 

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Cette année, marquée par les commémorations du centenaire de son déclenchement, la Grande Guerre s’empare de la scène historiographique, mais aussi médiatique et politique : de par le monde, 74 pays organisent de vastes programmes accompagnant la commémoration, faisant interagir une multitude d’acteurs publics et privés dans l’espace public. La médiatisation abondante des discours mémoriels et historiques à l’occasion du centenaire incite à interroger les interprétations proposées. Celles qui sont les plus diffusées ne sont pas forcément les plus justes du point de vue historique ni les moins instrumentalisées du point de vue idéologique. En regardant de près, les choix d’interprétation constituent une série d’enjeux ; ils n’orientent pas seulement le rapport au passé, mais ils modèlent également la compréhension du présent et les attentes à l'égard du futur. En proposant un véritable programme destiné à surmonter la crise actuelle de l'Union européenne, qui peine à fédérer une Europe sociale derrière le projet européen, la Mission du centenaire en France s’efforce de favoriser la construction d’une mémoire partagée[1]. Or, il suffit de faire le bilan des publications parues à cette occasion pour s’apercevoir que cette directive est loin d’être assumée et accomplie. Sur 130 titres liés à la guerre de 1914-1918, tous genres confondus[2], on trouve seulement six traductions d’ouvrages anglo-saxons[3] ; très peu d’ouvrages proposent un panorama européen ou mondial. La conclusion est claire : en 2014, la France reste retranchée dans ses frontières, la commémoration de la Grande Guerre se joue avant tout au niveau national.

Dans le paysage historiographique français, l’un des acteurs principaux, le centre de recherche de l’Historial de Péronne, revendique une approche internationale du conflit. Celle-ci reste toutefois cantonnée essentiellement à l’Europe occidentale :

« Initié et conçu dès 1986 par d’éminents spécialistes internationaux, il [l’Historial] privilégie une approche qui met l’homme au centre de toutes les préoccupations, en comparant systématiquement les trois principales sociétés belligérantes – Allemagne, France, Royaume-Uni – dans des domaines touchant à la vie au front et à l’arrière. »[4]

Sous la plume d’Antoine Prost et de Jay Winter, la grande synthèse d’historiographie de la Grande Guerre parue en France laisse elle aussi « de côté, pour des raisons pratiques, l’historiographie russe et soviétique. »[5] Les historiographies centre-européennes ne sont même pas mentionnées. Or, ce choix peut induire des réductions substantielles : la focalisation sur les puissances occidentales et l’évacuation quasi complète de l’Europe centrale et orientale et des Balkans, sans parler du reste du globe, sont, nous semble-t-il, symptomatiques d’une certaine idée de l’Europe qui n’aurait pas tellement changé depuis la chute du Mur. Bref, faire l’ellipse de la guerre à l’Est et des problématiques impériales n’implique pas seulement une compression géographique, cela impacte la compréhension et l’interprétation du sens de la guerre. En se détournant des enjeux géopolitiques dans ces régions aux histoires troublées bien avant et bien après 14-18, en délaissant les transformations économiques et sociales profondes liées aux vagues d’industrialisation et aux mutations des systèmes productifs, en éludant le lent processus de transformation des structures politiques, la voie est libre pour une interprétation foncièrement « occidentalo-centrée » et appauvrie de la Grande Guerre.

Or, si on regarde justement du côté de ces historiographies délaissées, on s’aperçoit que l’interprétation de la Grande Guerre diverge à bien des égards de celle qui domine en Occident. Prenons comme exemple la République tchèque. Dans sa tradition historiographique, un certain nombre de concepts actuellement en vogue en France ne s’appliquent tout simplement pas. Cette variété d’approches suscite des interrogations : comment bâtit-on le sens d’un événement historique tel que la Grande Guerre ? Quels sont les enjeux de cette construction ? Comment la diffusion des modèles interprétatifs proposés module-t-elle la perception des liens de causalité historique et, plus largement, la compréhension du passé ? Cette étude s’efforcera d’esquisser des éléments de réponse en analysant de façon comparée les mécanismes de la construction des discours mémoriels et historiographiques sur la Première Guerre mondiale dans l’espace tchèque, tout en soulignant les points de divergence avec l’interprétation dominante en France.

La Grande Guerre : matrice ou apogée ?

Dans un entretien accordé à une radio allemande, l’historien de la Grande Guerre Christopher Clark affirme :

« Sans cette guerre, on ne peut que difficilement envisager l’avènement des fascismes, on ne peut pas imaginer la Révolution d’octobre. […] Cette guerre a déformé le siècle entier. »[6]

En effet, depuis les années 1990, les historiographies occidentales semblent de plus en plus s’accommoder du concept présentant l’expérience de la Grande Guerre comme la cause principale, pour ne pas dire unique, de toutes les catastrophes survenues au XXe siècle. Abondamment déclinées par les discours savants comme dans les médias, les expressions telles que « the great seminal catastrophe of the 20th century »[7], « die Urkatastrophe »[8] ou « la matrice des totalitarismes »[9] sont devenues familières au point de former, si l’on peut dire, un environnement interprétatif naturel, un cadre théorique qui n’est pas à questionner.

De leur côté, les historiens tchèques, perméables et attentifs au travail de leurs collègues occidentaux, placent eux aussi la question du sens de la Grande Guerre au centre de leurs interrogations[10]. Le prisme est cependant très différent. Dans l’historiographie tchèque, le modèle interprétatif occidental tranche en effet nettement avec la perception qui a été largement diffusée depuis la fin de la Grande Guerre. À l'inverse de la présentation qui prévaut en Occident, la Grande Guerre y est traditionnellement pensée comme l’apogée du long processus d’émancipation nationale, précisément achevé à la fin de la guerre. Cette vision émane des représentants du mouvement indépendantiste qui, légitimés par leur victoire aux côtés des forces de l'Entente, jouèrent après-guerre un rôle crucial dans les constructions mémorielles nationales. La guerre fut alors représentée comme le dénouement final de la lutte d’émancipation culturelle, puis politique menée par les Tchèques contre les Allemands. L’historiographie tchèque romantique faisait remonter cette lutte, dont la Première Guerre mondiale marquerait l’issue, à la colonisation allemande des territoires tchèques au XIIIe siècle. Dans cette perspective, les guerres des hérétiques hussites contre le Saint Empire romain germanique, au XVe siècle[11], étaient traitées comme les précurseurs directs des luttes contemporaines pour l’émancipation[12]. En 1914-1918, les unités de légionnaires tchécoslovaques, volontaires engagés, contre la tutelle autrichienne, du côté de la Triple Entente durant la Première Guerre mondiale, portent d’ailleurs les noms des grands prêcheurs et commandants hussites ; après-guerre, une statue équestre du commandant Jan Žižka, tué au combat en 1424, est édifiée dominant le mémorial de Vitkov, monument officiel érigé à Prague pour commémorer la Guerre de 1914-1918… Abondamment mobilisées dans les discours comme dans l'iconographie commémorative, ces représentations imprègnent aujourd'hui encore le paysage mémoriel et historiographique. Bien que cette interprétation soit déjà contestée par certains historiens dès le début du siècle, provoquant un véritable débat public sur le « sens de l'histoire tchèque »[13], elle a conservé jusqu'à aujourd'hui un certain attrait. Un ouvrage paru en 2010 sur les légions tchécoslovaques renvoie à cette filiation en portant comme titre Les Hussites modernes[14].

De façon plus implicite, cette conception des continuités en amont de la Grande Guerre détermine le choix des grandes séquences chronologiques de l’histoire tchèque. Dans la présentation officielle de sa mission, le département d’histoire moderne de l’université Charles, à Prague, résume ainsi la périodisation en vigueur dans les cours dispensés aux étudiants :

« Le cadre temporel est délimité par les années 1792-1945, il s’agit d’une séquence longue et dynamique, caractérisée avant tout par le processus de modernisation et par le développement de la société civile. Hormis quelques reculs temporaires, c’est un développement social continu en dépit des modulations des structures étatiques ; le véritable point de rupture constitue le Protectorat [l’occupation nazie], laissant apparaître une violente destruction des valeurs existantes, des structures politiques et économiques construites pendant des décennies mais aussi de la cohabitation multiethnique. »[15]

Contrairement aux historiographies occidentales actuelles, dominées par la tendance à isoler les deux guerres mondiales en une séquence 1914-1945 courte et autonome, dans la perspective tchèque, la Grande Guerre est solidement ancrée dans la continuité du XIXe siècle dont elle constitue le point culminant. Il y a dix ans, un vaste projet tchèque de recherche collective, ciblé sur la comparaison des deux guerres mondiales, avait ainsi mené à la conclusion suivante :

« Alors que la fin de la Première Guerre mondiale peut être comprise comme un tournant plus au moins univoque dans l’évolution de la société tchèque, notamment du point de vue politique – avec notamment l’achèvement de l’émancipation nationale et l’instauration d’un système démocratique –, les mutations […] en relation avec la fin de la Seconde sont, sur le plan économique et politique, beaucoup plus profondes et essentielles et, sur le plan sociologique, davantage diversifiées et équivoques ; par exemple, elles ont marqué de façon incommensurablement plus vaste toute la structure sociale de la société tchèque, […] le système politique et économique de l’État tout entier, les rapports de propriété, et même la hiérarchie des valeurs, etc. »[16]

Les causes, l’expérience et les conséquences de la Première Guerre mondiale sont donc pensées comme plus proches des dynamiques, idéaux et modèles réflexifs issus des Lumières et de la Révolution française, que comme une matrice idéologique des régimes totalitaires. L’expérience de la Grande Guerre est interprétée par le prisme de la recherche de l’identité nationale et de la lutte pour l’émancipation politique, enfin acquise en 1918 à la chute de l’Empire austro-hongrois. Pour la nation tchèque, la victoire du constitutionnalisme, du pluralisme parlementaire et du libéralisme économique dans un nouvel État signifie ainsi l’aboutissement des aspirations à devenir un État-nation moderne. Dans cette perspective positive, l’abolition du servage obtenue suite à la révolution avortée de 1848 constitue le premier pas sur la route vers l’instauration du suffrage universel direct, femmes incluses, après la révolution réussie de 1918. La Grande Guerre ne constitue donc pas la matrice du « court XXe siècle », mais l’apogée du « long XIX»[17].

Commémorer et interpréter la violence de guerre

En République tchèque, cet ajustement différent de la focale par rapport à l’Occident impacte aussi la manière d’interpréter la violence de guerre. Alors qu’en France, la Mission du centenaire met en avant l’aspect tragique, en insistant sur « l’histoire dramatique partagée »[18] et en soulignant que, en 2014, « l’enjeu du premier temps de la commémoration est de restituer aux Français le choc qu’a représenté la guerre pour l’ensemble de la société française et pour le reste du monde »[19], en République tchèque, c’est l’aspect glorieux de sa finalité qui est évoqué :

« En 2014, nous allons commémorer un anniversaire important – cent ans depuis le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Cette dernière fut décisive pour notre pays, car la Tchécoslovaquie indépendante fut fondée à l’issue du conflit. »[20]

La Grande Guerre est encore aujourd’hui appréciée par le prisme de son issue et garde dans les mémoires une valeur positive et porteuse d’espoirs. Contrairement à l’Occident, où la guerre est devenue « incompréhensible »[21] – une guerre fratricide d’autant plus tragique qu’elle semble insensée –, pour la société tchèque, les sacrifices ont eu un sens concret et compréhensible : la naissance de l’État-nation [la première République tchécoslovaque est proclamée le 28 octobre 1918 et entérinée par le traité de Saint-Germain-en-Laye, le 10 septembre 1919, qui consacre le délitement de l’Empire austro-hongrois, ndlr]. Le « président libérateur »[22] Masaryk a joué un rôle clé dans l’élaboration et la fixation de ce sens donné aux expériences de guerre. Au début de son exil, il soulignait déjà : « Nous condamnons la violence, nous ne la voulons pas et nous n’allons pas l’exercer. Toutefois, contre la violence, nous nous défendrons, même avec des armes. »[23] Faisant coexister d’une façon paradoxale les valeurs humanistes et antimilitaristes avec la nécessité de combattre, cette position devient la ligne directrice de la justification des sacrifices. Masaryk revient à nouveau sur le sujet lors de son discours inaugural à l’Assemblée nationale tchécoslovaque :

« Moi-même, j’ai été antimilitariste et je n'aimais pas le soldat autrichien ; cependant, nous n'organisons pas cette armée – la nôtre – par velléité militariste, mais pour la construction et le maintien de la liberté et de la démocratie. Et pour en assurer la défense, nous devons avoir notre propre armée ; c’est une lourde responsabilité, pour ceux à qui sera confiée la tâche de former nos forces armées, que de construire une armée républicaine et démocratique. Et la démocratie dans l’armée, comme en général, ne pourra pas être obtenue par la seule éradication du caractère autrichien, mais par une véritable transformation spirituelle. »[24]

En ajoutant : « Nous voulons tous, aussi bien les individus que les nations, devenir des êtres humains »[25], il élabore une interprétation de la guerre à la fois métaphysique et téléologique. Insérée dans le vaste cadre de la « révolution mondiale »[26], c’est-à-dire dans le cadre des aspirations « naturelles » à l’émancipation des nations soumises au joug impérial, la guerre ne représente plus qu’un pas inéluctable vers la modernité et l’humanité. Les souffrances et la violence vécues et pratiquées durant la guerre se voient ainsi attribuer un sens quasi sacré. Ces citations sont fréquemment choisies pour expliquer la Grande Guerre dans les musées tchèques actuels[27], et c’est aussi le côté philosophique et humaniste de Masaryk qui est mis en avant dans les manuels scolaires[28]. Le paysage mémoriel semble donc aujourd’hui encore largement tributaire de la conception masarykienne, qui minimise la dimension tragique de la guerre.

Une autre conséquence de ce moule interprétatif est l'hypermnésie traditionnelle des destins des légionnaires tchécoslovaques engagés du côté de la Triple Entente au détriment de la mémoire des combattants, bien plus nombreux, restés dans l'armée austro-hongroise. Par exemple, seule une vitrine est consacrée aux Tchèques au service de l'Empire au musée de l'Armée à Prague, et encore n'est-elle focalisée que sur la Marine[29].

Cependant, s'efforçant également d'inventer en République tchèque une mémoire partagée, le centenaire semble constituer l’occasion de dépasser l’exclusivité de l'interprétation habituelle. Mais la distinction entre la mémoire de la lutte pour l'indépendance et celle de la guerre en général n'est pas effacée pour autant. Deux projets commémoratifs concurrents sont ainsi prévus. Bien que certaines institutions centrales, tels le ministère de la Défense, l'Institut d'histoire militaire ou le Musée technique national, soutiennent les deux projets[30], leurs missions et leur programmation restent bien distinctes, l'un portant sur la Grande Guerre en général – Grande Guerre 100 –, l'autre sur la lutte pour l'indépendance – Legie 100. La position prise par le projet Legie 100, dont le protagoniste principal est l’Association tchécoslovaque des légionnaires, est claire :

« À l’occasion de la commémoration du centenaire de la fondation de la Tchécoslovaquie et en relation avec le rôle primordial joué par les légions tchécoslovaques dans sa création, nous nous efforçons, dans le cadre du projet Legie 100, de nous remémorer et de développer davantage les traditions dans l’esprit de l’héritage des légionnaires tchécoslovaques, d’améliorer la connaissance du grand public sur ces héros qui ont lutté pour notre indépendance et de rappeler le sens des mots tels que patriotisme, honneur et bravoure. »[31]

Le portail Grande Guerre 100, présentant l’événement comme la « guerre de nos arrière-grands-pères »[32], insiste quant à lui, de la même façon que la Mission française, sur la dimension familiale de la mémoire du conflit, considérée désormais comme apaisée. Le clivage entre les arrière-grands-pères légionnaires ou combattants de François Joseph semble en effet recouvert par des scissions ultérieures plus profondes, celle des grands-parents collaborateurs des nazis et celle des parents prosoviétiques.

En République tchèque, la violence de guerre tient au bilan peu de place tant dans les discours mémoriels que dans l’historiographie. Elle a fait une apparition rapide après la Première Guerre mondiale : une grande synthèse sur l’expérience de guerre[33] soulignait la « bestialité » de la hiérarchie militaire impériale, mais ceci afin de mieux discréditer le régime déchu, explicitement identifié comme responsable de toutes les souffrances. Depuis, mises en contraste avec la criminalité nazie, les persécutions austro-hongroises sembleraient presque « clémentes », appartenant par leur forme et leurs moyens plus au « bon XIXe siècle » qu’aux horreurs du XXe. Pendant la guerre, en effet, les principaux dirigeants des partis d’opposition à l’Empire furent persécutés et certains condamnés à mort. Toutefois, ces verdicts ne furent pas mis à exécution[34]. De même, la statistique officielle recense « seulement » une cinquantaine d’exécutions pour haute trahison de légionnaires capturés arme à la main par l’armée austro-hongroise. Rien à voir avec les déportations et exécutions massives de résistants comme de civils, la destruction de deux villages entiers en représailles à l’attentat sur Heydrich du 27 mai 1942… Contrairement à une tendance forte dans l’historiographie dominante française, qui fait de 1914-1918 un moment décisif dans le dépassement des seuils de violence menant directement aux horreurs de 1939-1945, dans la tradition tchèque, les deux conflits restent, de ce point de vue, nettement et strictement dissociés.

La séquence 1914-1945 et l’avènement des totalitarismes

Les différentes traditions historiographiques divergent aussi à propos des conséquences de la Première Guerre mondiale sur l’évolution historique du XXe siècle. Depuis les années 1990 en Europe occidentale, la théorie de la « brutalisation », proposée initialement par George L. Mosse dans le cadre strict du champ politique allemand[35], se voit mobilisée et systématisée au point de devenir une véritable doxa d’histoire contemporaine : la guerre de 1914-1918 aurait rendu les anciens combattants brutaux. Un manuel destiné aux étudiants de licence d’histoire, L’âge des dictatures : fascismes et régimes autoritaires en Europe de l’Ouest, 1919-1945[36], peut être cité en exemple révélateur de cette tendance. Dans le troisième chapitre « Paix ratée et "brutalisation" : y a-t-il eu un entre-deux-guerres ? »[37], divisé en sous-chapitres – « Gagner la paix ? », « La guerre continuée » et « La "brutalisation" des sociétés européennes » –, il trace un lien direct entre l’expérience de la violence de guerre en 14-18 et l’avènement des totalitarismes :

« Une fois que l’État a abandonné son monopole pour déléguer l’exercice de la violence physique légitime à chacun, une fois que les armes ont été sorties, il est difficile de les faire rentrer et taire. La sortie de guerre de l’Europe se révèle dès lors complexe, peu aisée, peu désirée aussi par les anciens combattants qui, insatisfaits du retour à la vie civile, déçus des fruits de leur sacrifice, conservent souvent, notamment dans les pays vaincus ou déçus, une nostalgie d’aventure et de solidarité du front. Dès lors, c’est la notion même d’entre-deux-guerres, courante pour désigner la période 1919-1939, qui mérite d’être interrogée. »[38]

Revenant à plusieurs reprises sur le sujet, il conclut : « De fait, la guerre continue en Europe[39] » ; et cet état de guerre continu mènerait, inéluctablement, aux totalitarismes.

Comme nous l’avons déjà vu, l’historiographie tchèque défend une position diamétralement opposée. Ici, c’est l’occupation nazie qui incarne la véritable rupture tant du point de vue de la violence que des modes de gouvernement. La théorie de la « brutalisation » est donc difficilement pensable, même si, là encore, des travaux récents tendent à répondre à l’évolution occidentale en se penchant sur la question. En 2001, les conclusions du vaste programme national de recherche conduit sur la comparaison des deux guerres[40] affirmaient cependant leur différence de nature :

« Évaluer et déterminer les traits semblables et divergents de la vie de la société pendant les deux conflagrations peut sembler simple. Cependant, en réalité, ce que montre la série de contributions publiées, c'est qu'une forme similaire peut recouvrir des faits plus ou moins différents et au contraire que des processus qui pourraient sembler incommensurables étaient plus proches que ce que l'on aurait cru. Il apparaît que justement les expériences quotidiennes (les problèmes d'approvisionnement, le marché noir, etc.), malgré une multitude de traits concordants, n'étaient que très difficilement comparables. Les contemporains de la Seconde Guerre mondiale n'ont en majorité pas connu l'expérience du front ; contrairement à 1914-1918, la majorité a en revanche dû faire face aux conséquences directes de la brutalité du régime nazi et de l’holocauste. »[41]

D’autres tentatives de comparaison, venant de chercheurs non-tchèques, corroborent cette vision[42]. Le cas spécifique de la Tchécoslovaquie est d'autant plus remarquable qu'il s'agit d'un État ayant réussi à préserver entre les deux guerres, en dépit de la crise économique, une véritable pluralité parlementaire et à éviter la dérive vers l'autoritarisme, et ce jusqu’à l'occupation par l'Allemagne nazie[43]. La période 1918-1938, que les Tchèques préfèrent appeler « la première République » plutôt que « l'entre-deux-guerres », constituerait ainsi un « âge d'or » mérité après un siècle de luttes.

Si l'on suivait la théorie de la « brutalisation », faudrait-il en conclure que les Tchèques ont été moins exposés et moins confrontés à la violence durant la guerre ? Ont-ils été rendus moins brutaux que leurs voisins européens ? Certes, les Tchèques dans l'armée impériale n'ont pas combattu dans la Somme ni à Verdun[44]. Mais depuis les dures conditions des Carpates en hiver, en passant par la guerre moderne en Italie, jusqu'aux camps de prisonniers aux confins de l'Empire russe, en Roumanie, et « la marche de la mort » à travers l'Albanie, les combattants tchèques n'ont pas été épargnés par les souffrances et la mort. Aussi l'équation « expérience de violence extrême » qui équivaudrait à « radicalisation politique et avènement d'un régime totalitaire » s’avère-t-elle ici totalement fausse. Au contraire, les mutations économiques et sociales sur un temps long ayant permis la constitution d’une véritable société civile moderne[45] expliquent la pérennité de la jeune démocratie tchécoslovaque.

Contrairement à l’idée occidentale que les totalitarismes seraient directement issus des tranchées, dans la perspective tchèque, chérissant le souvenir de l’expérience de la première (1918-1938) mais également de la troisième République (1945-1948)[46] – deux périodes marquées par l’indépendance politique et l’application de la pluralité parlementaire –, les régimes totalitaires restent perçus et pensés comme quelque chose d’étranger. Ils sont interprétés comme une oppression extérieure, en rupture nette avec l’évolution domestique dont le but principal est, comme on l’a montré, l’accès à la démocratie ; on dessine plus spontanément un parallèle entre les deux régimes totalitaires – l’occupation nazie et la Tchécoslovaquie soviétisée d’après le « coup de Prague » du 25 février 1948 – qu’entre les deux guerres mondiales. Pour résumer, ici ce n’est pas Verdun qui préfigure Auschwitz, mais c'est l’occupation nazie qui rend possible l’occupation soviétique. Tandis que l’historien allemand Ernst Nolte bâtit sa théorie de l’avènement du système nazi sur le danger potentiel que présentait l’URSS[47], dans le contexte tchèque, ce sont les horreurs nazies de la Seconde Guerre mondiale qui auraient permis la popularité du libérateur soviétique, légitimant pour partie son expansion en Europe centrale.

Cette étude a proposé une comparaison rapide de deux traditions d’interprétation de la séquence 1914-1945, une appartenant à l’Occident européen, l’autre émanant d’un des pays de l’ancien bloc soviétique. Ces deux cas ont été choisis délibérément pour leurs divergences sur plusieurs aspects clés. Cet « état des lieux » des discours mémoriels et de la production savante sur le sujet, réactualisés par la commémoration du centenaire, ne visait pas seulement à analyser les interprétations nationales respectives ; il s’agissait avant tout d’attirer l’attention sur la pluralité des perspectives possibles et, une fois le constat fait de cette hétérogénéité, de s’interroger sur ses origines et sa raison d’être. En se penchant sur les enjeux et les stratégies de la construction des différents modèles interprétatifs, sur les logiques et les mécanismes de leur diffusion, nous nous sommes efforcés de souligner à quel point les réflexions sur le passé sont ancrées dans des cadres de références spécifiques à chaque tradition historiographique. Il nous semble par conséquent plus fructueux de se rapporter aux contextes historiques précis, et de réfléchir aux conditions spécifiques de production des discours historiographiques et mémoriels, que d’élaborer des concepts a priori, censés transcender un réel par trop complexe et divers.

 


[1] Charte de la Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale 1914-2014.

[2] Bilan des ouvrages parus entre mars 2012 et décembre 2013, établi par André Loez et Nicolat Mariot, présenté lors du séminaire « L’ordinaire de la guerre » à l’ENS de Lyon, le 3 décembre 2013.

[3] Christopher Clark, Les Somnambules. Été 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre, Flammarion, Paris, 2013 ; R. G. Grant, 1914-1918 : l’encyclopédie de la Grande Guerre, Paris, Flammarion, 2013 ; Elizabeth Greenhalgh, Foch, chef de guerre, Paris, Tallandier, 2013 ; Paul Jankowski, Verdun, Paris, Gallimard, 2013 ;  John Keegan, Anatomie de la bataille, Paris, Perrin, 2013 (réédition) ; Jay Winter, La Première Guerre mondiale, t. 1, Combats, Paris, Fayard, 2013.

[4] Guillaume de Fonclare, « l’Historial de la Grande Guerre», Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 235, 2009/3, pp. 21-32.

[5] Antoine Prost et Jay Winter, Penser la Grande Guerre. Un essai d’historiographie, Paris, Seuil, 2004, p. 13.

[6] Christopher Clark, interviewé par Thilo Köbler « Dieser Krieg hat das genze Jahrhundert entstellt. », Radio Deutschlandfunk, 20 janvier 2014, p. 2. En ligne, URL : http://www.deutschlandfunk.de/interview-mit-christopher-clark-dieser-krieg-hat-das-ganze.724.de.html?dram:article_id=275077#, consulté le 15 avril 2014, traduit de l’allemand par nous.

[7] George. F. Kennan, The Decline of Bismark’s European Order : French-Russian relations 1875-1890, New York, Princeton University Press, 1979, p. 3.

[8] Aribert Reimann, « Der esrte Weltkrieg - Urkatastrophe oder Katalysator ? », supplément de Das Parlament, Politik und Zeitgeschichte, B 29-30, 2004, pp. 30-38. [En ligne], URL : http://www.bpb.de/apuz/28189/90-jahre-erster-weltkrieg, consulté le 15 avril 2014.

[9]Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, 14-18, retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000, p. 269.  

[10] Voir par exemple le colloque « Climax or Beginning: Modernity, Culture, Central Europe and Great War », organisé conjointement par l’université Charles, l’institut Masaryk et les archives de l’Académie tchèque des sciences et l’université d’Innsbruck, octobre 2014. [En ligne], URL : http://www.mua.cas.cz/images/akce/2013/Prague-1914-CfP.pdf, consulté le 15 avril 2014.

[11] Les guerres hussites (1419-1436), anciennement nommées « révolution hussite », désignent les affrontements armés entre les partisans du courant réformateur initié par Jan Hus, prêtre réformateur tchèque contestant l’Église catholique, et les armées croisées de l'empereur du SERG, déclenchés par l’exécution de son fondateur lors du concile de Bâle en 1514. Dans l'historiographie romantique du XIXe siècle, le conflit religieux est supplanté par la division « nationale » entre les hussites tchèques et les croisés germaniques.

[12] František Palacký, Dějiny národu čekého v čechách a v Moravě [L‘Histoire de la nation tchèque en Bohême et en Moravie], Prague, J.G. Kavle a České Muzeum, 1848-1887, vol. III.

[13] Miloš Havelka (éd.),  Spor o smysl českých dějin 1895 – 1938 [La Querelle sur le sens de l’histoire tchèque], Prague, Torst, 1997, pp. 20-33.

[14] Boris Tatarov, Novodobí husité: československé vojenské jednotky v Rusku (srpen 1914 - duben 1918) [Les hussites modernes : les unités tchécoslovaques en Russie (août 1914 – avril 1918)], Prague, Naše vojsko, 2010.

[15] Site officiel de l’Institut d’histoire tchèque de l’université Charles de Prague, http://ucd.ff.cuni.cz/o-ustavu/seminare-ucd/seminar-modernich-dejin/, consulté le 15 avril 2014, traduit du tchèque par nous.

[16] Jan Gebhart a Ivan Šedivý (éds), Česká společnost za velkých válek 20. století: (pokus o komparaci) [La Société tchèque durant les grandes guerres du XXe siècle : essai de comparaison], Prague, Karolinum, 2003, p. 15, traduit du tchèque par nous.

[17] Distinction opérée par Eric J. Hobsbawm, L’Âge des extrêmes. Histoire du court XXe siècle, Bruxelles, Complexe/Le Monde diplomatique, 1999.

[18] Charte de la Mission française du centenaire de la Première Guerre mondiale.

[19] Dossier de presse  « Centenaire de la Première Guerre mondiale », p. 3, en ligne : http://centenaire.org/sites/default/files/references-files/dossier_de_presse_mission_centenaire_4_novembre_2.pdf, consulté le 15 avril 2014, souligné dans le texte original.

[20] Site officiel de la programmation du centenaire en République tchèque, http://velkavalka.cz/1914/, consulté le 15 avril 2014, traduit du tchèque par nous.

[21] Jean-Baptiste Duroselle, La Grande Guerre des Français, 1914-1918 : l’incompréhensible, Paris, Perrin, 1994, titre de l’ouvrage.

[22] Tomáš Masaryk (1850-1937), premier président tchécoslovaque, élu quatre fois entre 1918 et 1935. Le titre de « président libérateur » lui a été officiellement décerné par la loi 232/1935 du 21 décembre 1935.

[23] Discours du 6 juillet 1915, l'occasion du 500e anniversaire du supplice au feu du Jean Hus, célébré à Genève, retranscription affichée dans le Museum de T. G. M. de Lány, visité en octobre 2012, traduit du tchèque par nous.

[24] Premier discours du président Masaryk à l'Assemblée nationale tchécoslovaque, le 22 décembre 1918, retranscription affichée dans le Museum de T. G. M. de Lány, visité en octobre 2012, traduit du tchèque par nous.

[25] Ibid.

[26] Tomáš Garrigue Masaryk, Světová revoluce za války a ve válce 1914-1918 [La révolution mondiale pendant la guerre et dans la guerre 1914-1918], Prague, ČIN, 1925.

[27] Museum de T. G. M. de Lány et Armádní muzeum Žižkov, visités en octobre 2012.

[28] Petr Čornej, Dějepis 4 pro gymnázia a střední školy – Nejnovější dějiny [L'Histoire pour les lycées et écoles secondaires - L'histoire contemporaine], Prague, SPN – Pedagogické nakl., 2010.

[29] Armádní muzeum Žižkov, visité en octobre 2012.

[30] Projets Velká válka 100, URL : http://velkavalka.cz/1914/ et Legie 100, URL : http://www.csol.cz/domains/csol.cz/index.php/projekty/legie-100, consultés le 15 avril 2014.

[31] Site officiel du ministère de la Défense tchèque : www.mocr.army.cz/informacni-servis/zpravodajstvi/projekt-legie-100—51736, consulté le 15 avril 2014, traduit du tchèque par nous.

[32] Portail Grande Guerre 100 : http://velkavalka.cz/1914/, consulté le 15 avril 2014.

[33] Alois Žipek (éd.), Domov za války [La patrie dans la guerre], 5 volumes, Prague, Pokrok, 1929-1931.

[34] Les amnisties furent accordées par le nouvel empereur Charles à partir de 1916.

[35] George L. Mosse, Fallen Soldiers. Reshaping the Memory of the World Wars, New York, Oxford University Press, 1990.

[36] Johann Chapoutot, L’âge des dictatures : fascismes et régimes autoritaires en Europe de l’Ouest, 1919-1945, Paris, PUF, 2008.

[37] Johann Chapoutot, L’âge des dictatures, op. cit., pp. 57-71.

[38] Ibid., p. 57, aussi pp. 62, 64-66.

[39] Ibid., p. 62.

[40] Mission de l’Agence nationale de recherche tchèque (Grantová agentura České republiky), n° 409/98/0401, clôturée en 2001 par le colloque « La société tchèque dans le temps des Première et Seconde Guerres mondiales. »

[41] Jan Gebhart a Ivan Šedivý (éds), Česká společnost za velkých válek 20. století (pokus o komparaci) [La société tchèque durant les deux grandes guerres du XXe siècle (essai de comparaison)], Prague, Karolinum, 2003, p. 10.

[42] Sur les conditions dans les camps d’internement voir : R. B. Speed, Prisoners, diplomats and the Great War a study in the diplomacy of captivity, New York, Westport, Connecticut, London, 1990 ; Alon, Rachamimov, POWs and the Great War : Captivity on the Eastern Front, Oxford – New York, Berg, 2002 ;  sur la genèse personnelle d’Adolf Hitler : Thomas, Weber, La Première Guerre d’Hitler, Paris, Perrin, 2010.

[43] Victor S. Mamatey, Radomír Luža (éds), La République tchécoslovaque 1918-1948, une expérience de démocratie, Paris, Librairie du Regard, 1987.

[44] Jean-Claude Laparra, Le Prix d’une alliance : Les Austro-Hongrois sur le front ouest : 1914-1918, Louviers, Ysec, 2002.

[45] Voir Rudolf Kučera a kol, Identity v českých zemích 19. a 20. století: hledání a proměny [Les identités dans les pays tchèques, XIXe et XXe siècles : évolutions et mutations], Prague, Masarykův ústav a Archiv AV ČR, 2012 ; Jiří Kořalka, Češi v habsburské říši a v Evropě 1815-1914: sociálněhistorické souvislosti vytváření novodobého národa a národnostní otázky v českých zemích, [Les Tchèques dans l’empire des Habsbourg et en Europe 1815-1914 : le contexte historique et social de la formation de la question nationale dans les pays tchèques], Prague, Argo, 1996.

[46] Terme désignant la brève période entre la chute du Protectorat à la fin de la Seconde Guerre mondiale et le basculement effectif dans la sphère soviétique 1948.

[47] Ernst Nolte, La Guerre civile européenne 1917-1945 : national-socialisme et bolchevisme, Paris, Perrin, 2011.

 

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