N°5 / La démocratie à l’épreuve de l’« état d’exception »

Apprendre de l’histoire pour être capable de discernement

Charles Heimberg, Laurence De Cock

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« Un mot, un affreux mot, résume une des tares les plus pernicieuses de notre système actuel : celui de bachotage. C'est certainement dans l'enseignement primaire que le poison a pénétré le moins avant : sans l'avoir, je le crains, tout à fait épargné. L'enseignement secondaire, celui des universités et les grandes écoles en sont tout infectés.

“Bachotage”. Autrement dit : hantise de l'examen et du classement. Pis encore : ce qui devait être simplement un réactif, destiné à éprouver la valeur de l'éducation, devient une fin en soi, vers laquelle s'oriente, dorénavant, l'éducation tout entière. On n'invite plus les enfants ou les étudiants à acquérir les connaissances dont l'examen permettra, tant bien que mal, d'apprécier la solidité. C'est à se préparer à l'examen qu'on les convie. Ainsi un chien savant n'est pas un chien qui sait beaucoup de choses, mais qui a été dressé à donner, par quelques exercices choisis d'avance, l'illusion du savoir. »

Marc Bloch, « Sur la réforme de l’enseignement », Les Cahiers politiques, écrits clandestins, 1944[1]

 

 

« Même là où il n’y a pas eu d’incidents, il y a eu de trop nombreux questionnements de la part des élèves. Et nous avons tous entendu les “Oui, je soutiens Charlie, mais…”, les “Deux poids, deux mesures !”, “Pourquoi défendre la liberté d’expression ici et pas là ?” Ces questions nous sont insupportables, surtout quand on les entend à l’école qui est chargée de transmettre des valeurs… »

Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Éducation nationale,  Assemblée nationale, 14 janvier 2015[2]

 

 

Alors qu’il réfléchissait, avant sa fin tragique, aux conditions qui rendraient possibles une nouvelle société d’après-guerre (« Quand, après la victoire prochaine, nous nous retrouverons entre Français, sur une terre rendue à la liberté, le grand devoir sera de refaire une France neuve », a-t-il écrit[3]), le grand historien Marc Bloch, qui fut à la fois cofondateur de l’École des Annales et un résistant assassiné, s’est inquiété des effets pernicieux des graves insuffisances qu’il constatait dans le système de formation de son pays. Il déplorait avant tout des conséquences morales qui lui paraissaient problématiques, parmi lesquelles « la crainte de toute initiative, chez les maîtres comme chez les élèves ; la négation de toute libre curiosité ; le culte du succès substitué au goût de la connaissance ; une sorte de tremblement perpétuel et de hargne, là où devrait au contraire régner la libre joie d’apprendre » [4].

Ces propos résonnent fortement en relation avec des situations du présent. Certes, c’est le même Marc Bloch qui a souligné que l’histoire était une science du changement et des différences, et qu’il fallait se méfier de certaines analogies sémantiques dans la mesure où les acteurs du passé n’avaient pas l’habitude de changer de vocabulaire chaque fois qu’ils changeaient de mœurs[5]. Toute comparaison historienne comprend en effet à la fois des éléments de rupture et des éléments de continuité[6] ; quant à l’analogie, si elle aide bien à caractériser le présent, elle trouve rarement une validité pleinement aboutie. L’histoire de l’institution scolaire demeure toutefois marquée par des formes de permanence qui sont tout à fait significatives et qui ont fait notamment émerger des « stéréotypes savants » au sein de contenus scolaires souvent difficiles à mettre à jour en fonction de l’évolution de la recherche[7]. Ainsi, loin des représentations outrancières sur le fait qu’il serait constamment en réforme, le fonctionnement de l’école se caractérise par une dimension de conservation et de tradition qui mène à la fois à identifier des traces du passé dans le présent, mais aussi à relever que le passé scolaire, comme le passé de la pensée sur l’école, se posait ou soulevait déjà des questions qui perdurent, ou du moins se recyclent, aujourd’hui. En outre, ce passé scolaire n’était, à bien des égards, ni si performant ni si traditionnel qu’on se le représente aujourd’hui. Dès lors, avec toutes ces indispensables nuances, les réflexions du citoyen Marc Bloch sur le système de formation tel qu’il a prévalu jusqu’aux années 1940 n’ont pas perdu tout leur sens en ce XXIe siècle.

L’actualité tragique du début de l’année 2015 a mis les institutions scolaires sur le devant de la scène. Les attentats de Charlie Hebdo et de l'Hyper Cacher ont notamment suscité un cafouillage de déclarations au plus haut sommet de l’État. Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Éducation nationale, avait commencé en effet par déclarer dès le 7 janvier 2015 qu’il fallait « répondre favorablement aux besoins ou demandes d’expression qui pourraient avoir lieu dans les classes » [8]. Pourtant, face à l’Assemblée nationale, et soumise sans doute à des pressions plus politiciennes, elle fait cette déclaration déconcertante, prétendant qu’il y aurait eu « de trop nombreux questionnements de la part des élèves » après les tueries de Paris[9]. Peut-être s’est-il agi là d’un moment d’égarement, dans le contexte émotionnel vraiment particulier de cette session parlementaire. Mais comment les élèves pourraient-ils donc poser trop de questions ? Et comment l’école pourrait-elle renoncer à les susciter et à tenter d’y répondre à partir des savoirs qu’elle dispense et d’un dialogue constant, inscrit dans un projet d’apprentissage ? Il est vrai que la période actuelle est marquée par l’affirmation d’une pensée conservatrice et prescriptive dont l’école est une cible privilégiée. Cette tendance lourde, qui ne s’observe pas seulement en France, tend à mettre d’abord en évidence des contenus scolaires normatifs, à privilégier par exemple des rituels civiques comme les hymnes nationaux sans interroger leur raison d’être, ou un déplorable « devoir de mémoire » [10] quelque peu sacralisé plutôt qu’un « travail d’histoire et de mémoire » qui permette aux élèves de construire du sens et une intelligibilité du passé, du présent et de ce qui les relie. En outre, le fait que de telles postures normatives se donnent à voir d’une manière exacerbée dans des circonstances tragiques comme celles des événements de janvier 2015 est d’autant plus préoccupant que cela s’inscrit en fin de compte dans une de ces logiques d’état d’exception dont il est question dans le présent volume. Or, tout au contraire, ce sont justement l’ouverture et le dialogue qui devraient prévaloir dans de tels contextes pour que l’école puisse jouer tout son rôle.

Et c’est là que la référence aux réflexions de Marc Bloch publiées dans la clandestinité prend tout son sens. L’élève doit-il en effet être amené à se préparer à restituer dans un examen des savoirs constitués et appris comme tels ou doit-il être amené à acquérir des « connaissances dont l’examen permettra, tant bien que mal, d’apprécier la solidité » [11] ? Cette question de la conception de l’apprentissage met profondément en jeu la nature de la formation scolaire, notamment, mais pas seulement, en matière de sciences sociales. Or, nous semble-t-il, les circonstances dramatiques du mois de janvier 2015 auraient précisément dû entraîner l’école non pas dans un repli sur des pratiques rituelles et prescriptives, mais bien plutôt sur leur renouvellement et sur une ouverture digne de l’ampleur des enjeux qui se sont alors posés sur le fond. Une série de témoignages d’enseignants publiés sur le site du collectif Aggiornamento histoire-géo[12] a montré en particulier, au-delà des difficultés rencontrées pour gérer une situation fortement émotionnelle, que le problème le plus délicat qu’ils ont dû affronter concernait les théories complotistes qui ont immédiatement surgi. Face à elles, il ne suffit plus que l’école affirme des vérités sans aucune réflexion didactique. Elle doit bien sûr faire valoir ce qui doit l’être, notamment pour ne pas céder au relativisme sous toutes ses formes ; mais elle doit aussi trouver le moyen de le mettre en pratique selon un dispositif cognitif qui permette aux élèves de faire l’expérience, en étudiant l’histoire, du constat non seulement de l’inanité de certaines théories, mais aussi du caractère manipulateur de ceux qui les propagent. Telle est en effet la condition première d’une véritable construction de cette faculté de discernement dont la place est de plus en plus centrale et cruciale au cœur du projet de formation de l’école du XXIe siècle. Elle implique, en particulier pour l’apprentissage de l’histoire, que des finalités relatives au sens critique et à la capacité de se décentrer et de savoir situer à leur bon niveau de lecture les différents textes qui disent le monde, au sens le plus large de l’expression, prennent clairement le dessus sur d’autres finalités d’adhésion, de pacification sociale ou de construction identitaire.

Dans cette perspective, l’injonction à l’adhésion aux valeurs républicaines peut apparaître comme un contre-discours normatif qui, en lieu et place d’appel à la critique, ne fait que proposer une vulgate de substitution. Dans un contexte de forte défiance de certains élèves vis-à-vis du politique, l’effet produit ne peut s’avérer que contre-productif.

Quelques mois à peine après les événements de Paris, une nouvelle controverse s’est largement développée dans l’espace public français, d’une part sur un projet de réforme du collège, d’autre part sur une refonte des programmes de la scolarité obligatoire. Et ce sont justement les programmes d’histoire qui ont suscité le plus d’affirmations péremptoires et de condamnations sans appel. Nous n’allons pas les commenter ici, si ce n’est pour signaler l’existence d’une pétition d’historiens et d’enseignants qui a permis de replacer ce débat au niveau de ses vrais enjeux : non pas la question de savoir si ces contenus sont chronologiques ou exhaustifs, encore moins celle de la prétendue pertinence de faire valoir un « roman national » sans légitimité scientifique, mais celle de la manière de faire acquérir aux élèves une capacité de mobiliser des savoirs d’histoire pour mieux comprendre le monde dans lequel ils vivent[13].

C’est d’ailleurs bien dans ce sens, celui de la construction d’une faculté de discernement, que Marc Bloch appelait de ses vœux, en 1944, une transformation de l’enseignement secondaire :

« Nous demandons que par un enseignement historique et géographique largement conçu – j’ajouterais volontiers, pour l’histoire au moins, totalement refondu – on s’attache à donner à nos jeunes une image véridique et compréhensive du monde. Gardons-nous de réduire l’histoire, comme on a eu tendance à le faire ces dernières années, aux événements purement politiques d’une Europe, dans le temps, toute proche de nous. Le passé lointain inspire le sens et le respect des différences entre les hommes, en même temps qu’il affine la sensibilité à la poésie des destinées humaines. Dans le présent même, il importe bien davantage à un futur citoyen français de se faire une juste image des civilisations de l’Inde ou de la Chine que de connaître, sur le bout du doigt, la suite des mesures par où “l’Empire autoritaire” se mua, dit-on, en “Empire libéral”. Là encore, comme dans les sciences physiques, un choix neuf s’impose » [14].

Les deux débats séparés de quelques mois sont en réalité indissociables. Il y a fort à parier en effet que celui sur les programmes d’histoire n’aurait pas atteint ce seuil de violence sans les funestes attentats. Rien de nouveau à ce que les programmes d’histoire provoquent des débats médiatiques certes ; mais, tandis que ces derniers se cantonnaient à des disputes ponctuelles et redondantes entre associations, éditorialistes et chercheurs/ses, la dernière polémique – non encore achevée à l’heure où nous écrivons ces lignes – pénètre jusqu’au discours du 8 mai 2015 de François Hollande dans lequel il déclare que : 

« La chronologie est essentielle pour comprendre l’édification d’un pays, les enchaînements successifs, les continuités comme les ruptures, la connaissance des faits, le partage des mémoires, la compréhension des grands mouvements de pensée qui font la France, qui l’ont faite et qui continueront à la faire.

On ne feuillette pas l’Histoire en choisissant ses pages ; on la lit dans un ordre qui construit le récit national, dans un ordre qui donne aussi un sens pour ce que nous avons à faire aujourd’hui. Ce récit national est une ouverture au monde parce que la France, c’est une ouverture au monde. » [15]

Cette partie du discours est une prise de position explicite dans le débat en cours. Elle réaffirme la primauté de la chronologie et du récit national, les deux éléments de cristallisation du débat sur l’histoire scolaire depuis les années 1980[16]. Cette insistance sur l’ordre, sur le sens donné à l’histoire et sur l’agencement des événements au sein d’un récit national relève d’une survalorisation de la fonction identitaire de l’enseignement de l’histoire au détriment de la formation intellectuelle et critique. Énoncée par la plus haute fonction de l’État, elle se charge ainsi d’une dimension officielle confinant avec une mémoire d’État. C’est en ce sens qu’elle s’inscrit à son tour dans une logique d’exception.

À cet instant, il est impossible de statuer sur le retour ou pas d’un récit national à l’école ; mais ces deux moments-clés d’expression publique du projet nationalo-républicain de l’école française qu’ont été les réactions post-Charlie et les interventions sur les programmes d’histoire marqueront indéniablement une étape (régressive) dans l’acception des finalités critiques de l’enseignement de l’histoire.

 


[1] Reproduit in Marc Bloch, L’Histoire, la Guerre, la Résistance, Paris, Gallimard, 2006, pp. 781-791, 783-784 pour la citation.

[2] Source : http://www.lcp.fr/videos/reportages/167368-najat-vallaud-belkacem-l-ecole-est-en-premiere-ligne-elle-sera-ferme, consulté le 22 mai 2015.

[3] Marc Bloch, L’Histoire…, op. cit., p. 781.

[4] Ibid., p. 784.

[5]  Ibid., p. 475 (dans un texte de 1937) et p. 872 (tiré de l’Apologie pour l’histoire ou le métier d’historien, dont la rédaction a été terminée en 1942).

[6] Marcel Detienne, Comparer l’incomparable, Paris, Seuil, 2009.

[7] Sur ce concept de stéréotype savant, voir Antonio Brusa, « Un recueil de stéréotypes autour du Moyen Âge », Le cartable de Clio, Le Mont-sur-Lausanne, LEP, 2004, n° 4, pp. 119-129. L’auteur évoque notamment à ce propos les représentations de la société féodale par des pyramides telles qu’elles perdurent dans les manuels scolaires alors qu’elles n’ont plus aucune validité scientifique.

[8] Lettre aux personnels enseignants, 7 janvier 2015, http://www.education.gouv.fr/cid85278/lettre-a-la-suite-de-l-attentat-contre-l-hebdomadaire-charlie-hebdo.html, consulté le 22 mai 2015.

[9] Voir la note 2 ci-dessus. Rappelons aussi, entre autres situations, qu’un enfant de 8 ans s’est retrouvé au commissariat pour « apologie du terrorisme » (Libération, 28 janvier 2015, http://www.liberation.fr/societe/2015/01/28/un-enfant-de-8-ans-au-commissariat-pour-apologie-du-terrorisme_1190778, consulté le 22 mai 2015).

[10] Voir Sébastien Ledoux, Enjeux d’une écriture historienne du devoir de mémoire, publié le 13 avril 2013 sur le site du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH), http://cvuh.blogspot.ch/2013/04/enjeux-dune-ecriture-historienne-du.html, consulté le 22 mai 2015.

[11] Voir citation p. 125, note 1.

[12] L’école, Charlie et les autres : entrer dans la boîte noire des classes, avec les contributions d’une trentaine d’auteurs, majoritairement des collègues du collectif  Aggiornamento histoire-géo, mais aussi de l’APSES (http://www.apses.org/) et de Questions de classes (http://www.questionsdeclasses.org), publié le 15 janvier 2015, http://aggiornamento.hypotheses.org/2538, consulté le 22 mai 2015.

[13] Programmes d’histoire : halte aux mensonges et aux fantasmes, publié une première fois le 14 mai 2015 dans Le Monde : http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/05/14/enseignement-de-l-histoire-au-college-halte-aux-mensonges-et-aux-fantasmes_4633649_3232.html ; et également disponible ici : https://www.change.org/p/enseignant-e-s-et-chercheurs-ses-historien-nes-de-tous-les-cycles-signez?recruiter=300993429&utm_source=share_petition&utm_medium=facebook&utm_campaign=share_page&utm_term=des-lg-share_petition-no_msg ; sites consultés le 22 mai 2015.

[14] Marc Bloch, « Sur la réforme… », op. cit., pp. 790-791.

[15] Discours de François Hollande sur le Concours national de la résistance et de la déportation, http://discours.vie-publique.fr/notices/157001232.html, consulté le 22 mai 2015.

[16] Laurence De Cock, « L’histoire, matière indisciplinée », Annales. Histoire, Sciences sociales, février-avril 2015, pp. 179-189.

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