N°3 / XXe siècle : D’une guerre à l’autre ?

La confusion des guerres mondiales comme obstacle à l’intelligibilité du XXe siècle

Charles Heimberg

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« Il n’échappe à personne combien ces recherches par les enfants des documents du passé, ce commerce répété avec l’âme d’un terroir est autrement propre à en éclairer l’histoire que les leçons les plus éloquentes d’un maître ou les exposés des manuels. Recueillir

les témoignages oraux des vieilles personnes, les légendes et les récits des veillées, les anecdotes et les fables de la région, interroger les pierres usées ou les papiers vénérables, c’est pour l’enfant acquérir ces deux notions qui sont la clef de l’esprit historique : la notion d’évolution
qui montre que les choses et les institutions se transforment incessamment, et la notion de durée qui révèle que parmi tout ce qui change quelque chose du passé demeure toujours et continue à vivre. Et constater cela, par une expérience personnelle et renouvelée, c’est bien mieux qu’apprendre l’histoire puisque c’est découvrir les matériaux qui servent à la construire, c’est déjà un peu édifier l’Histoire, avec de petites histoires. »

Jean Baucomont, dans « Le rôle du folklore dans l’éducation »,
Pour l’Ère nouvelle, n° 76, 11e année, Paris, mars 1932, p. 70.

 

Quelques jalons dans un paysage historiographique et politique

Évolution et durée, rupture et continuité, récits et tableaux : la sélection, l’organisation et la construction des savoirs historiens à enseigner et faire apprendre dans le cadre scolaire ne vont pas de soi. Sur le plan des échelles temporelles et sur celui des périodisations, les regards croisés des historiens et la variation de leurs focales d’observation enrichissent les interprétations et multiplient les questionnements possibles. De l’histoire locale à l’histoire globale, les objets d’investigation sont désormais construits, scrutés, tordus dans toutes les directions susceptibles de multiplier les angles d’intelligibilité. Les guerres mondiales n’ont pas échappé à ces renouvellements historiographiques.

En sus de cette élasticité des échelles, l’historiographie des guerres s’est aussi transformée au contact de la vague d’histoire culturelle qui, institutionnellement soutenue, a subsumé toutes les autres histoires, souvent reléguées dans les ressacs des écritures surannées de l’histoire, comme l’histoire sociale ou l’histoire dite « bataille ». Cette lame de fond culturelle charrie le pire comme le meilleur. Héritière d’une histoire des mentalités ou des représentations, elle a certes permis de quitter la tradition narrative purement événementielle et quasiment désincarnée, mais elle peut donner lieu à des modélisations rapides de comportements que l’on estime uniquement dictés par la matrice culturelle du temps. En dégageant des nouveaux thèmes d’exploration (les croyances, les représentations combattantes, etc.), cette histoire culturelle permet en outre des mises en correspondance avec d’autres conflits dans une perspective comparatiste. Le défi est fécond s’il est bien mené, c’est-à-dire avec un outillage théorique solide validant la pertinence de la comparaison[1], mais il porte en lui le risque majeur d’une déshistoricisation en déconnectant l’objet historique de son substrat, donc en postulant, en creux, soit un universel des comportements comme « l’expérience combattante », soit une analyse « hors-sol » dont la conceptualisation (guerre « totale », guerre d’« anéantissement », « brutalisation », etc.) camoufle mal les raccourcis épistémologiques.

D’autres développements récents de l’historiographie ont proposé des interprétations nouvelles de la corrélation entre les deux guerres désormais inscrites dans la temporalité d’une longue guerre de trente ans en insistant notamment sur ce que la Grande Guerre annonçait de la Seconde Guerre mondiale. Comme il en va de tous ces raisonnements expérimentaux, ils portent sans doute leur part de pertinence et ils séduisent par leur potentiel, ou leur apparence, de renouvellement des questionnements et des savoirs. Mais ils s’affrontent en même temps à des interrogations critiques et à des objections de fond qui nourrissent sans cesse le débat scientifique[2].

Enfin, l'actuelle commémoration publique de la Première Guerre n’est pas dénuée d’ambiguïté quant aux liens qu’elle choisit d’opérer avec la Seconde Guerre mondiale. Nous verrons plus loin que les prises de positions de présidents français, en faisant le choix de nouer les deux conflits mondiaux, se livrent à un usage public de l’histoire des guerres qui les surchargent d’une fonction civique de communion nationale.

L’histoire scolaire n’est pas, loin s’en faut, la chambre d’enregistrement systématique des variations historiographiques ou des discours mémoriels, mais, au cas par cas[3], elle s’ouvre à certaines d’entre eux. L’attrait du renouveau associé à des effets de diffusion et de mode semble avoir, sur certains objets, notamment les guerres, pour effet, depuis quelques temps, de faire passer plus rapidement que d’habitude de nouveaux concepts ou de nouvelles analyses dans les contenus et les pratiques scolaires. Depuis les années 1970, loin de s’en tenir à un récit lisse, rendu prétendument cohérent par la succession de relations causales ultérieurement établies – ce qui la rendrait tendanciellement téléologique –, l’histoire scolaire se trouve toujours davantage devant la nécessité d’affronter la complexité du passé pour le rendre intelligible. Elle affronte en même temps dans l’espace public la pression d’une doxa qui prétend lui dicter des raccourcis présentés comme des évidences[4]. Ainsi, par exemple, Pierre Laborie déplore cette « doxa de la France glauque » qui classe les Français du temps de l’Occupation en trois catégories : « dans un pays divisé, les deux fractions ennemies des résistants et des collaborateurs, minoritaires, marginales », qui s’affrontent et occupent des positions extrêmes entre lesquelles « une masse amorphe » et attentiste s’accommodait et choisit son camp « en fonction de l’issue présagée de la guerre » [5].

C’est dans ce contexte que se pose la question complexe du rapport entre les deux guerres mondiales du XXe siècle, de la manière dont elles sont distinguées ou non dans les programmes et les classes, du poids relatif des dimensions d’association ou d’assimilation dans les interactions qui les relient, etc. Au cœur du processus de transposition didactique qui transforme des savoirs scientifiques en des savoirs à enseigner, une série de mécanismes de réification et de rigidification se font jour qui modifient profondément ces savoirs dès lors qu’ils se donnent à voir dans l’espace scolaire. Ainsi, d’un contexte à l’autre, des lieux de la recherche à ceux de l’enseignement, certains débats prennent-ils une tournure nouvelle. C’est ce que nous tentons d’examiner.

Cette contribution s’efforce à la fois de mettre en évidence les manières dont les savoirs scolaires subissent l’influence de ces nouvelles visions du rapport entre les deux guerres mondiales du XXe siècle, d’en montrer les conséquences possibles et d’évoquer quelques pistes didactiques par lesquelles l’étude en classe de ces deux guerres, et leur comparaison, pourrait contribuer à forger une intelligibilité du XXe siècle et du contexte contemporain. Elle s’interroge également sur les enjeux réels que recouvre la manière de concevoir les liens, les interactions ou les distinctions entre les deux guerres mondiales.

Le caractère matriciel de la Première Guerre mondiale : Une position très présente dans les espaces de la divulgation de l’histoire

« Nous avons la conviction que la Première Guerre mondiale est une tragédie dont est sortie le XXe siècle tout entier », déclare par exemple l’historienne Annette Becker dans l’enregistrement vidéo qui introduit un cours sur la Grande Guerre récemment diffusé sur internet[6]. Cette affirmation pourrait paraître de bon sens. Elle a sans doute sa part de vérité. Ainsi quand Carlo Ginzburg analyse l’affiche de Lord Kitchener pointant du doigt les jeunes Britanniques pour les inciter à s’enrôler et à entrer dans la guerre, nous avons bien là, avec cette affiche de propagande de masse dont le motif a été reproduit dans toutes sortes de circonstances tout au long du XXe siècle, la naissance d’un mode de faire que l’historien met en relation avec le Big Brother de 1984, dont l’auteur avait été un destinataire de l’affiche[7]. Ainsi, ce doigt pointé figure en quelque sorte une entrée dans une modernité inédite, une modernité de masse, mais aussi une forme insidieuse de persuasion qui génère du contrôle social et tout le contraire de la liberté.

« Il est probable que Big Brother n’existe pas : c’est une image, un visage, un slogan – comme une affiche faisant la réclame d’un produit. 1984 fut publié pour la première fois en 1949 ; il fut alors lu comme un roman de la guerre froide. Ses références à l’erreur stalinienne semblaient tout à fait évidentes. Un demi-siècle plus tard, la description d’une dictature fondée sur des moyens électroniques et un contrôle psychologique peut facilement être adaptée à une tout autre réalité, qui n’est pas entièrement impossible. » [8]

Pointer des continuités dans une certaine durée et tisser des liens d’un contexte à l’autre, ces deux activités ont bien sûr toute légitimité en histoire. Mais il faut alors aussi se demander jusqu’à quel point. Et là, ce n'est plus une affaire de conviction profonde, mais bien plutôt de connaissance historienne.

Dans un entretien portant prioritairement sur l’enseignement scolaire de l’histoire, et consacré à l’usage du concept de totalitarisme, Bernard Bruneteau a récemment évoqué comme étant la meilleure définition de cette notion « une approche en terme "historico-génétique", qui veut comprendre le développement des deux grands totalitarismes à partir de leur interaction consécutivement à la révolution bolchevique, comme le fait Ernst Nolte, ou à partir de leur matrice commune qu’est la Grande Guerre, thème suivi par François Furet ». Il précise plus loin, à propos des grandes évolutions de l’historiographie française depuis 1990, que « c’est le moment où s’amorce la relecture culturelle de la Grande Guerre, imposant l’idée du moment matriciel du XXe siècle et donc de ses tragédies totalitaires. » En outre, à propos des programmes scolaires, il ajoute que :

« Dans les programmes de 1995 et 2002, deux choses sont frappantes : la centralité de la guerre de 1914 comme événement matriciel (guerre totale, brutalisation) indiquant un transfert assez rapide histoire savante-histoire enseignée ; une grande prudence sur la notion même de totalitarisme : on ne constate pas d’effet "1989". Au contraire, les programmes rappellent la guerre froide (en oubliant complètement de dire que le concept est massivement utilisé dans l’entre-deux-guerres), affirment le caractère différent ou opposé des régimes (sans mettre en évidence les effets similaires sur les populations), schématisent le concept (qui n’a jamais postulé l’identité des régimes) en n’évoquant pas les notions d’homologie et de convergence, réduisent son utilisation à la description de "pratiques" (en ignorant les travaux sur la religion politique). »[9]

Il est difficile de trouver plus belle illustration de la logique réelle et des implications potentielles du fait de considérer la Grande Guerre comme une matrice de l’histoire des deux conflits mondiaux et du XXe siècle. Cet auteur défend en effet une conception du totalitarisme particulièrement indéfendable[10], précisément celle que Jürgen Habermas fustigeait lorsqu’il a forgé le concept d’usage public de l’histoire, concept repris quelques années plus tard par l’historien italien Nicola Gallerano[11]. Certes, la comparaison des régimes de dictature de masse du XXe siècle a une certaine légitimité, mais pas au prix de tout mettre sur le même plan en jetant un voile noir sur toute possibilité de comprendre les grandes articulations du siècle. Les affirmations de Bruneteau se réfèrent en outre à l’historiographie dominante de la Grande Guerre, à forte prédominance culturelle, avec d’autres concepts très discutables comme la « brutalisation » des soldats, qui est directement associée à la perspective matricielle[12]. Il est par ailleurs intéressant de voir ici de quelle manière la notion de Grande Guerre comme matrice du siècle conduit presque naturellement à cette version relativiste du totalitarisme. Or, on sait à quel point le déploiement de cette notion discutable de totalitarisme dans le champ scolaire produit des effets problématiques[13].

Il arrive aussi que cette logique matricielle aille encore plus loin. Dans une publication récente de la collection « Regard d’expert » de La Documentation française, Stéphane Audoin-Rouzeau prend certes toutes les précautions d’usage pour souligner que, dans l’histoire des guerres, l’inventaire des différences s’allonge à l’infini. Mais il n’en reste pas moins « que ces précautions liminaires n’invalident pas le titre donné à ce texte ni la problématique qu’il souhaiterait proposer. Un tel titre [L’expérience combattante] postule en effet qu’au-delà de l’extrême variété des situations, ou plutôt qu’en deçà de tant de différences repérables, un fil caché relie ces expériences variées, au point de donner à l’expérience combattante du XXe siècle une unicité profonde susceptible de transcender son apparente diversité ». Plus significatif encore, l’anthropologie historique revendiquée par cet auteur le mène à emprunter la notion d’« invariant » aux travaux de Françoise Héritier. « Que le jeu de tels invariants surdétermine en bien des points l’activité guerrière du XXe siècle, c’est ce que nous aimerions suggérer […] » [14], précise-t-il, non sans une certaine confusion de temporalités[15].

Les effets d’un contexte commémoratif

Le discours commémoratif de François Hollande à Oyonnax le 11 novembre 2013, jour des 70 ans d’un défilé patriotique de maquisards en pleine occupation allemande, a été emblématique des risques induits par cette confusion des deux guerres mondiales. Ce jour-là, il a en effet déclaré : « 70 ans plus tard, nous sommes réunis aujourd’hui, dans la fidélité du souvenir, pour évoquer deux guerres, deux guerres terribles : la Grande Guerre et celle de 1940-1945. Nous ne les confondons pas. Mais ici, à Oyonnax, elles se répondent l’une, l’autre. » Et, plus loin, après s’être demandé pourquoi et comment ces hommes s’étaient engagés et avaient tenu, il a encore ajouté que le « 11 novembre est dédié à la République. En 1914, la République s’est révélée plus forte que les régimes autoritaires qui croyaient que, parce qu’elle était un État de droit, la République serait un État de faiblesse. Non, la République sait montrer sa force et sa fermeté. » [16] Ainsi, au-delà de l’hommage dû à tous les combattants en de telles circonstances, l’image de la République est ici convoquée dans le but d’effacer cette différence décisive qui devrait permettre de ne pas confondre une guerre seulement patriotique et une guerre qui fut aussi une lutte pour la liberté et contre les fascismes. Dans une tradition somme toute assez banale d’instrumentalisation présidentielle de l’histoire[17], François Hollande part en quête de consensus. La singularité de chacune des séquences guerrières est reléguée aux mains des historiens, sans doute trop pointilleux quand on puise dans la victoire patriotique le prétexte à une réconciliation nationale. En 1983, François Mitterrand déjà avait « voulu nouer dans le souvenir de la patrie ces deux événements à distance d’une guerre et d’une génération mais dont le symbole et l’action sont les mêmes » [18]. Or, comment concevoir de mettre ainsi sur un même plan l’engagement des maquis pour défendre des principes de liberté avec cette tuerie tragique et insensée qu’a été la Grande Guerre ? C’est encore une fois la possibilité de comprendre le XXe siècle dans toute sa complexité qui est ici en jeu.

Ce qu’il en est dans les prescriptions et les pratiques scolaires

Les deux guerres mondiales sont chacune entrées très tôt dans les programmes. Dans la tradition de l’histoire scolaire, le programme s’étend jusqu’aux événements les plus récents de l’actualité. Ainsi, dès 1919, la réédition des manuels de Lavisse intègre la Première Guerre qui entre officiellement dans les prescriptions en 1923. Quant à la Seconde, elle pénètre naturellement les programmes dès les années 1950[19]. À grands traits, on peut retracer quelques inflexions majeures dans la manière d’enseigner les guerres. Au début des années 1980, la question de la Shoah reconfigure l’enseignement de la Seconde Guerre, désormais étudiée sous l’angle de la barbarie nazie. Il faut attendre la décennie suivante pour que la Première Guerre soit à son tour touchée par une évolution importante : la pénétration quasi immédiate de l’approche culturelle impulsée par les travaux de l’équipe de l’Historial de Péronne rencontrant, à ce moment, l’inflexion patrimoniale de l’écriture de l’histoire. Ce succès très rapide s’explique par la conjugaison de plusieurs facteurs : le poids institutionnel de ses acteurs (champ académique et monde de l’édition), un renouveau épistémologique séduisant de prime abord dans un contexte de culturalisation du politique (poids de l’historiographie issue des historiens de Sciences-Po, Serge Berstein étant par exemple le maître d’œuvre des programmes de 1995), l’opportunité d’un gain de temps par la concentration de la chronologie au bénéfice de la conceptualisation modélisante sous-tendue par la « culture de guerre », enfin, la facilité d’exposition pédagogique qui en découle puisque cette approche, n’admettant que peu de variations locales, sociales ou temporelles, s’inscrit très favorablement dans une démarche purement magistrale.

Cette approche culturelle de la guerre n’a pas cessé de dominer jusqu’à aujourd’hui, ne faisant d’ailleurs l’objet d’aucun débat au sein des commissions d’experts chargées de l’écriture des programmes. L’étude des régimes totalitaires apparaît quant à lui explicitement dans les programmes en 1995 pour la classe de troisième. Le concept, issu en effet d’une historiographie furétienne portée par les mêmes réseaux institutionnels que cités précédemment, permet d’opérer une jonction conceptuelle entre la Première et la Deuxième Guerre mondiale. La transitivité se renforce avec l’équation suivante : la « brutalisation » lors de la Première Guerre a été suivie de la mise en place d’un régime totalitaire poursuivant idéologiquement la violence et préparant ainsi un terreau favorable à la barbarie de la guerre suivante. Ce faisant, les périodes de la République de Weimar[20], de la crise économique mondiale, de la guerre civile en Russie, puis en URSS, disparaissaient dans les limbes. Le totalitarisme permettait non pas de comparer, mais de confondre les régimes nazis et staliniens. Outre la dimension politique portée par cette historiographie, on a bien là un contexte favorable à la déshistoricisation de chacun des deux conflits mondiaux, le premier préparant le second via la matrice de la culture de guerre relayée par le totalitarisme. Il n’est donc pas étonnant que le seul débat ayant fortement animé les différents acteurs du circuit d’écriture de l’histoire scolaire ait tenu non pas aux orientations historiographiques mais à la place assignée à l’étude de la Seconde Guerre dans la scolarité. En effet, depuis les années 1990, se pose régulièrement la question de savoir où, dans le montage, doit s’étudier la Seconde Guerre mondiale. La fin de première permet de garder la linéarité entre la Première et la Seconde Guerre, mais comporte le risque de ne pas traiter la guerre 1939-1945, qui arrive en fin de trop longs programmes ; le début de la terminale assure d’un traitement de cette guerre, mais rompt la précieuse linéarité. En 2002, la poire est coupée en deux : la Seconde Guerre restera en première, tandis qu’en terminale, on étudiera la mémoire de cette guerre. En regardant de près les arguments des uns et des autres, on voit bien que se joue ici la possibilité ou pas d’entrer dans une logique de filiation et de comparaison.

La rupture réelle a lieu avec les programmes de première de 2010. Issus d’une réforme structurelle du lycée supprimant l’enseignement de l’histoire-géographie en terminale scientifique, ils devaient concentrer deux années en une. Les concepteurs de programme décident donc de procéder à une hyperconcentration dans un chapitre entièrement consacré aux guerres : « La guerre[21] au XXe siècle ». Dans ce chapitre, une typologie est assignée à chacune des guerres étudiées : guerre « totale » (la Première), guerre d’« anéantissement » qui n’est qu’une accentuation, ou un aboutissement, du caractère « total » de la précédente (la Seconde), Guerre froide et « nouvelles conflictualités » (post Guerre froide). L’étude des totalitarismes intervient ultérieurement. La levée de boucliers est immédiate et tourne essentiellement autour de la dénonciation de la rupture de la chronologie. Les arguments prennent ensuite un ton plus didactique : comment les élèves pourraient-ils comprendre la succession des guerres s’ils n’ont pas d’abord étudié les totalitarismes ?

L’argument est cependant assez pernicieux. Sous couvert de risque de confusion, il faudrait donc en revenir à l’ancienne linéarité qui pourtant, nous l’avons vu, amplifie le caractère matriciel de la Première Guerre mondiale et la vision téléologique de l’irruption de la Seconde.

La difficulté ne nous semble pas vraiment être dans la désynchronisation. Elle réside davantage dans la catégorisation des guerres. Cette manie de la typologie propre à l’histoire scolaire présuppose, pour ses défenseurs, que l’« idéal-type » favoriserait les apprentissages. En l’état, et compte tenu de la cadence imposée aux enseignants, elle entraîne surtout une disparition des historicités propres à chacun des conflits, rendant impossible l’étude des temporalités des guerres, de leurs variations régionales ou même sociales ; la catégorisation encapsule chacun des conflits et les prive d’histoire[22]. La fiche-ressource de l’Inspection générale qui accompagne les programmes est d’ailleurs claire là-dessus : parmi les pièges à éviter, elle demande de « ne pas traiter les deux conflits mondiaux pour eux-mêmes, de manière distincte, sans établir entre eux de lien dans le cadre de la problématisation de la guerre totale » [23]. Il y a donc un appel explicite à la filiation et à la comparaison. Dans l’état actuel des recherches, nous n’avons que très peu de données sur les pratiques de classes effectives d’enseignement de ce thème au lycée. Il n’est donc pas possible d’évaluer le degré de confusion entre les deux conflits. En revanche, une enquête limitée au lycée de Nanterre sur les récits de la Première Guerre par des élèves, concernant près de 200 d’entre eux[24], n’indique pas de confusion entre les deux conflits (comme c’était à craindre), mais montre bien une certaine incapacité à historiciser cette guerre fossilisée dans sa dimension « totale » et focalisée sur la vie des tranchées. Il y a donc bien un brouillage de l’intelligibilité historique dû à l’hypertrophie de la catégorisation et de la filiation.

Les conséquences de ces brouillages

Le manque de distinction entre les deux guerres mondiales que nous avons pointé ne les rend vraiment pas compréhensibles. Ce constat est d’autant plus inquiétant que la pression sur les programmes et sur le temps réservé à des cours d’histoire au sein de l’école a pour conséquence de réduire tendanciellement le temps consacré à ces deux conflits. Toutes les conditions sont ainsi réunies pour une réification des savoirs et la présentation de données explicatives réductrices, notamment à partir d’une Grande Guerre qui constituerait la matrice de la guerre suivante, si ce n’est de l’ensemble du siècle.

L’un des risques de cette tendance à la simplification consiste encore à renoncer à un examen de la complexité des faits qui passerait à la fois par le point de vue des victimes, par celui des exécuteurs et des décideurs qui les font agir, ainsi que par celui des témoins, actifs ou passifs, conformément à l’œuvre de Raul Hilberg sur la destruction des juifs d’Europe[25]. L’une des conséquences possibles de cette tendance pour la Seconde Guerre mondiale mène alors à négliger les acteurs de la Résistance, aussi bien la Résistance-organisation, avec ses actions militaires, que la Résistance-mouvement sociale, beaucoup plus diffuse dans la société, telles qu’elles ont été décrites par François Marcot[26]. Mais si l’on réfléchit à l’enseignement de la Grande Guerre, pour lequel l’étude de lettres de poilus a par exemple pris une grande importance, le risque est aussi grand de s’en tenir à la seule présentation d’un tableau des innombrables victimes de cette tragédie, sans interroger pour autant les responsabilités du commandement, et surtout de l’État.

La présence dans les prescriptions, les programmes, les plans d’études ou les manuels scolaires, et forcément aussi dans les classes, de ces guerres encapsulées et privées d’histoire est d’autant plus inquiétante qu’à terme, cela laisse potentiellement le champ libre à des formes de relativisme qui enfument toujours davantage nos regards sur ces événements et la possibilité d’en tirer de l’intelligibilité. Ce n’est pas seulement un premier XXe siècle tragique, mais c’est aussi un premier XXe siècle complexe, contrasté, tiraillé entre tradition rurale et modernité émergente, et dont la conflictualité n’a pas seulement opposé des nations, mais aussi des catégories politiques et sociales, qui est en train de perdre ses derniers témoins. Et qu’il s’agit de ne pas laisser plonger et demeurer dans le brouillard doxique de ce que nous croyons être nos lieux communs.


[1] Marcel Détienne, Comparer l’incomparable, Paris, Seuil, 2000 ; Nicole Loraux, « Éloge de l’anachronisme en histoire », Le Genre humain, n° 27, 1993, pp. 23-39.

[2] Pour une présentation générale d’un examen critique de la question, nous renvoyons à la contribution dans ce volume de Frédéric Rousseau : « 1914-1945 : la Grande Guerre est-elle la matrice du XXe siècle monstrueux ? Arrêt sur une vulgate du troisième millénaire », p. 47.

[3] Et selon des modalités beaucoup plus subtiles qu’on ne le croit trop souvent et encore très peu travaillées scientifiquement. À titre d’exemple, voir Laurence de Cock, « Un siècle d’enseignement du "fait colonial" dans le secondaire entre 1902 et aujourd’hui », Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 18, septembre-décembre 2012. [En ligne], URL : http://www.histoire-politique.fr, consulté le 30 avril 2014.

[4] Voir Charles Heimberg et al., « L’intelligibilité du passé face à la tyrannie de la doxa : un problème majeur pour l’histoire à l’école », in Jean-Luc Dorier et al. (éds), Didactique en construction, construction des didactiques, Bruxelles, De Boeck, « Raisons éducatives », 2013, pp. 147-162.

[5] Pierre Laborie, Le Chagrin et le venin. La France sous l’Occupation, mémoire et idées reçues, Paris, Bayard, 2011, pp. 51-57.

[6] Cours MOOC, La Première Guerre mondiale expliquée à travers ses archives, Université de Nanterre et BDIC, mars-avril 2014, https://mega.co.nz/#F!2A5jxK7D!Ul5LFaTeHzSVzigSgRPtTg, consulté le 24 avril 2014.

[7] Carlo Ginzburg, « "Your country needs you". Une étude de cas en iconographie politique », in Peur révérence terreur. Quatre essais d’iconographie politique, Dijon, Les Presses du réel, 2013, pp. 67-108.

[8] Ibid., p. 107.

[9] Bernard Bruneteau, « Les vicissitudes scolaires d’une notion controversée : le(s) totalitarisme(s) », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique. [En ligne], URL : http://chrhc.revues.org/3409, 122 | 2014, mis en ligne le 14 février 2014, consulté le 24 avril 2014.

[10] Et il est étonnant de lire une telle réhabilitation d’Ernst Nolte et François Furet dans une revue progressiste comme les Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, comme si tout devenait possible dès lors que l’on parle de l’histoire scolaire…

[11] Nicola Gallerano, « Histoire et usage public de l’histoire », Diogène. Revue internationale des sciences humaines, « La responsabilité sociale de l’historien », n° 168, octobre-décembre 1994, pp. 87-106.

[12] Pour une critique de ce point de vue, voir « L’ordinaire de la guerre », Agone. Histoire, politique & sociologie, n° 53, 2014, en particulier l’article de Philippe Olivera, « Histoire de violences et violence (sociale) de l’histoire. À propos de la "nouvelle histoire" de la Grande Guerre, pp. 11-36 ; ainsi que Michaël Christofferson, Les Intellectuels contre la gauche. L’idéologie antitotalitaire en France (1968-1981), Marseille, Agone, « Contre-feux », 2014 [2009].

[13] Voir Charles Heimberg, « Totalitarisme et culture démocratique : à propos de leurs usages publics et scolaires », in Stéfanie Prezioso et al. (dir.), Le Totalitarisme en question, Paris, L’Harmattan, 2008, pp. 175-187.

[14] Stéphane Audoin-Rouzeau, « L’expérience combattante », in [coll.], La guerre au XXe siècle, Paris, La Documentation française, Doc’en poche, Regard d’expert, 2014, pp. 13-52, pp. 17-19 pour les citations. Ce texte est une réédition du « Point sur » du n° 8041 de la Documentation photographique paru en 2004.

[15] L’ouvrage reproduit en p. 18 une citation de Françoise Héritier, tirée de l’ouvrage De la violence II, Paris, Odile Jacob, 1999, définissant la notion d’invariant dans une évidemment beaucoup plus longue durée que celle du XXe siècle.

[16] Voir le texte complet du discours sur : http://discours.vie-publique.fr/notices/137002603.html, consulté le 24 avril 2014.

[17] Laurence de Cock et al., Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France, Marseille, Agone, 2008.

[18] François Mitterrand, discours d’Oyonnax, 11 novembre 1983. http://discours.vie-publique.fr/notices/837196100.html, consulté le 24 avril 2014.

[19] Pour une présentation très détaillée de l’histoire des programmes d’histoire, voir http://crheh.hypotheses.org/337, consulté le 1er mai 2014.

[20] Bien que la plupart des manuels de troisième et de première évoquent brièvement la République de Weimar comme cadre d’ascension du nazisme.

[21] Le titre est bien au singulier.

[22] Voir le dossier « Enseigner les guerres », par Laurence de Cock, Charles Heimberg, Sébastien Ledoux, http://aggiornamento.hypotheses.org/1634, consulté le 1er mai 2014.

[23] Fiches ressources de première ES, L, http://cache.media.eduscol.education.fr/file/lycee/58/2/LyceeGT_RESSOURCE_Hist1_04a_GuerresPaix_205582.pdf, consulté le 1er mai 2014.

[24] Laurence de Cock, « À propos de récits d’élèves sur la Grande Guerre », intervention aux Journées d’études de didactique de l’histoire, « Enseigner les guerres : la Grande Guerre », Genève, 14 mai 2014, à paraître.

[25] Raul Hilberg, Exécuteurs, victimes, témoins: La catastrophe juive (1933-1945), Paris, « Folio histoire », 2004 [1992]. Le terme de destruction des juifs d’Europe est emprunté au titre d’une autre étude majeure de l’auteur.

[26] François Marcot, « Comment écrire l’histoire de la Résistance ? », Le Débat, n° 177, 2013/5, pp. 173-185.

 

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Les carences de l’histoire cléricale de l’Eglise romaine : l’exemple de la Deuxième Guerre mondiale

Annie Lacroix-Riz

 [Recension de l’ouvrage en deux volumes Religion under Siege (1939-1950)][1]   [1] Recension écrite pour la Revue belge de philologie et d’histoire, t. 87, n° 2, 2009, pp. 440-447. Depuis, a paru la réédition approfondie de l'ouvrage d'Annie Lacroix-Rix Le Vatican, l’Europe et le Reich de la Première Guerre mondiale à la Guerre froide (1914-1955), dont la pagination est modifiée par rapport aux références citées dans ces pages (voir note 5, p. 142). L’article de Muriel Guittat-Naudin « De l’erreur historiographique au théâtre....

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