N°3 / XXe siècle : D’une guerre à l’autre ?

Les carences de l’histoire cléricale de l’Eglise romaine : l’exemple de la Deuxième Guerre mondiale

Annie Lacroix-Riz

Résumé

 [Recension de l’ouvrage en deux volumes Religion under Siege (1939-1950)][1]

 


[1] Recension écrite pour la Revue belge de philologie et d’histoire, t. 87, n° 2, 2009, pp. 440-447. Depuis, a paru la réédition approfondie de l'ouvrage d'Annie Lacroix-Rix Le Vatican, l’Europe et le Reich de la Première Guerre mondiale à la Guerre froide (1914-1955), dont la pagination est modifiée par rapport aux références citées dans ces pages (voir note 5, p. 142).

L’article de Muriel Guittat-Naudin « De l’erreur historiographique au théâtre. Le Vicaire et la question du silence de Pie XII. 1963-2013 » que nous avons publié dans le numéro 2 d'En Jeu, paru en décembre 2013 (dossier « Des erreurs historiographiques ») a suscité des interrogations au sein de notre rédaction et une vive réaction de la part d’Annie Lacroix-Riz, qui a consacré de nombreux travaux sur la question du Vatican et le IIIe Reich[1]. Nous lui avons proposé par conséquent d’exposer dans nos colonnes ses positions sur ce qu’elle nomme « l’histoire cléricale » et dont l’article de Muriel Guittat-Naudin en serait un exemple. C’est à ce titre et pour ne pas personnaliser outre mesure la controverse que nous publions ici les réflexions d’Annie Lacroix-Riz sous la forme de sa recension d’un ouvrage en deux volumes qui porte sur ces questions : Religion under Siege (1939-1950), Lieve Gevers et Jan Bank (dir.), Peeters, Louvain, 2007. Elle a été publiée dans la Revue belge de philologie et d’histoire[2]. En cela, fidèle à sa plateforme éditoriale et à ses objectifs majeurs, la revue En Jeu fait vivre le débat scientifique sans hésiter à soumettre à la critique les contributions et les analyses qu’elle publie.

 

La Rédaction

 


[1] Voir Annie Lacroix-Riz, Le Vatican, l’Europe et le Reich de la Première Guerre mondiale à la Guerre froide (1914-1955), Paris, Armand Colin, édition complétée et révisée, 2010. Et les articles : « Le Vatican et les juifs de l’entre-deux-guerres au sauvetage-recyclage des criminels de guerre », Marie-Danielle Demélas (éd.), Militantisme et histoire, Mélanges en l’honneur de Rolande Trempé, Presses universitaires du Mirail, Paris, 2000, pp. 293-320. « Le pape et Hitler », La Pensée, n° 322, avril-juin 2000, pp. 137-152. « Le Vatican et le fascisme : l’exemple allemand », colloque de l’IRELP (Institut de recherches et d’études sur l’histoire de la libre pensée), 27-28 mars 2001, Actes, Paris, IRELP, 2002, pp. 184-208. « Le Vatican et le nazisme, 1920-1939 », communication au colloque organisé par les universités de Gand et de Bruxelles, à l’Academia Belgica de Rome, 15-18 septembre 2010, Actes à paraître, 2014.

[2] Nous remercions vivement la Revue belge de philologie et d’histoire de nous avoir autorisé la republication de cette recension dans nos colonnes.

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L’ouvrage[1] est d’emblée défini par le titre « La religion assiégée » accolé à la période concernée, la Deuxième Guerre mondiale et ses lendemains : le premier volume, consacré à l’église catholique et romaine, et le second, aux « communautés protestantes, orthodoxes et musulmanes », soutiennent la thèse d’une continuité entre les occupations allemande et soviétique de l’Europe. Ce choix politico-idéologique motive l’attention prioritaire portée à l’Europe centrale et orientale, champ allégué de « deux régimes d’occupation » – formule de Vilma Narkuthé, « chercheuse scientifique », et « docteur en théologie de la faculté de théologie de Louvain », dans l’article « The Catholic Church in Lithuania under two occupying regimes », tiré d’une thèse (inédite) soutenue en 2005[2]. La sphère d’influence soviétique occupe donc respectivement 204 pages sur 344 et 170 pages sur 281 des premier et second volumes, dont le contexte idéologico-politique de publication et les non-dits sont plus dignes d’attention que l’apport scientifique.

L’entreprise est en effet hautement significative de la production des historiens cléricaux ou théologiens catholiques, rédacteurs exclusifs du premier tome et majoritaires du second : regroupant maints thèmes visant à légitimer la politique du Vatican pendant la Seconde Guerre mondiale, elle emprunte la voie tracée par les quatre jésuites historiens officiels de la Curie chargés de préparer les Actes et documents du Saint-Siège (ADSS), en vue de rétablir la réputation de Pie XII ébranlée par la pièce de théâtre Le Vicaire de Rolf Hochhuth (1963) puis par les ouvrages critiques (historiens catholiques compris) simultanés ou consécutifs au scandale[3]. Les ADSS constituent donc la référence clé des « bibliographies sélectives » présentées à la fin des communications, avec au premier rang le survivant du quatuor de leurs rédacteurs, Pierre Blet, également cité pour son hagiographie de 1997 : Pie XII et la Seconde Guerre mondiale d’après les archives du Vatican[4]. Ce résumé des ADSS visait à redorer le blason de Pie XII terni depuis 1992 par une nouvelle salve d’études historiques[5].

Cette convergence scientifique aussi marquée que celle des années 1960 était d’autant plus préoccupante que Jean-Paul II avait à cœur de canoniser celui qui lui avait mis le pied à l’étrier pontifical. Le pape Pacelli avait fait de ce jeune clerc (né en 1920), collaborateur du cardinal-archevêque de Cracovie (le prince Sapieha) constamment promu depuis 1946, une pièce majeure de sa stratégie d’affrontement clandestin ou ouvert du style « Inquisition, Croisades »[6] contre l’URSS et sa sphère d’influence. L’objectif en fut affiché avec l’annonce, vers la mi-août 1958, de la nomination de « Charles Woytyla [sic], de Cracovie, [comme] titulaire d’Antigone et auxiliaire de Baraniak, administrateur apostolique de Cracovie et archevêque latin de Lwow »[7]. Ainsi le jeune Wojtyla était-il posé en héritier potentiel d’un poste symbolisant entre tous, depuis le règne de Pie X, la politique anti-slave (pas seulement antibolchevique) de la Curie : l’évêque uniate de Lemberg-Lwow-Lvov, André Szepticky, instrument antirusse et artisan du Drang nach Osten de Vienne puis de Berlin de 1910 à sa mort (1944)[8]. La publication de la présente hagiographie s’inspire du même double but, l’Allemand Ratzinger, pape officieux avant d’en porter le titre, étant aussi attaché que son prédécesseur polonais à canoniser leur idole commune, Pacelli, surnommé « l’Allemand » en Italie et en Pologne après-guerre[9].

La production cléricale se partage, vis-à-vis de l’historiographie critique, si mesurée soit celle-ci, entre attaque et enterrement : de cette double tactique témoigne la mission « historique » confiée par le Vatican à Pierre Blet, spécialiste du renseignement naguère chargé (1948) du « microfilmage des archives [romaines] les plus sensibles » à mettre « en lieu sûr » sous couvert de « parer à une invasion soviétique ! [sic] »[10]. Il a lui-même orchestré la réplique aux historiens critiques, soit, le plus souvent, en les ensevelissant dans le silence, soit en optant pour l’assaut : ainsi frappa-t-il en 1999 son confrère John Cornwell qui, hostile à la campagne de canonisation lancée par Jean-Paul II, avait eu l’audace d’ériger Pacelli-Pie XII en « pape d’Hitler » (Hitler’s Pope), titre censuré par l’éditeur français qui lui préféra « le pape et Hitler ». Sélective et timide – ignorant entre autres la politique orientale du Vatican et opposant l’excellent Pie XI à son successeur –, cette biographie valut au malheureux jésuite britannique une croisade débridée. S’y illustra Pierre Blet, rédacteur, dans le Figaro du 17 septembre 1999, au sein d’un parterre de critiques ulcérés, d’un article intitulé « Une machination contre l’Église » : présenté par tous les ennemis de Cornwell comme l’auteur du seul ouvrage qui valût sur « Pie XII dans la Seconde Guerre mondiale », l’hagiographe de Pacelli éreinta une littérature médiocre fidèle à « la légende noire sur Pie XII […] téléguidée de l’Est par les Soviétiques », bien que, « pour le prouver, il n’y [eût] pas de documents, du moins pour l’instant »[11]. Les « documents » internationaux s’entassaient alors depuis plus de trente ans.

C’est la seconde tactique, celle de l’enterrement, qui a triomphé ici, les bibliographies ultra-sélectives ne mentionnant aucun ouvrage d’historien indépendant de l’Église romaine. L’exception apparente est trompeuse. Idesbald Goddeeris, « docteur en histoire de la faculté de théologie de Louvain », auteur de l’article sur l’« Église catholique en Pologne », cite l’ouvrage de l’Américain Jan T. Gross, Neighbors : the Destruction of the Jewish Community in Jedwabne, Poland, paru en 2001[12], qui a bénéficié, y compris en Pologne, d’un énorme écho médiatique : son descriptif du « massacre collectif » des 1 500 juifs du village de Jedwabne, le 10 juillet 1941, par la population polonaise non juive, exécutante unique de la tuerie devant les Allemands qui, bras croisés ce jour-là, s’étaient contentés de l’observer et de la photographier, a indigné la Pologne officielle, Église catholique en tête.

Mais Gross le scandaleux est à tous égards assimilable à la problématique de Religion under Siege : il postule l’identité des « totalitarismes » allemand et soviétique[13]; il innocente l’Église romaine, imputant à « un prêtre local » la tentative de stopper le massacre, avec un succès « malheureusement […] seulement provisoire » ; il tait l’encouragement donné par l’évêque de Kielce, Kaczmarek, chef de file des évêques ouvertement « collaborateurs » sous l’occupation allemande, au pogrom perpétré par ses ouailles le 4 juillet 1946, pogrom « couvert » ensuite par tout l’épiscopat polonais ; il a débusqué la participation « des miliciens et des soldats en uniforme » démentie par les archives contemporaines des faits[14]. Bref, Gross cautionne la mission de protection des juifs que revendique la hiérarchie catholique et associe les autorités polonaises (communistes ou assimilées) à la tuerie de Kielce.

Le reste de la bibliographie se borne à la publication officielle susmentionnée, additionnée d’ouvrages de seconde main, tous d’origine cléricale dans le premier volume, ceux des auteurs compris. Quant à la base archivistique, Lieve Geverts et Jan Bank, les deux animateurs de la publication, l’annoncent somptueuse dans leur « introduction » générale, grâce à la chute du communisme européen : « en fait, ce ne fut qu’après le communisme autour de 1990 que les archives pertinentes devinrent accessibles à la recherche historique ». Malheureusement, cette affirmation est fausse, concernant tant les deux « régimes d’occupation » que l’avant-guerre car des archives furent « accessibles » bien avant la chute du mur de Berlin puis de l’URSS, pour des raisons directement liées à la conjoncture vaticane. Les gouvernements de la sphère d’influence soviétique se heurtèrent dès leur installation à la ligne de subversion antinationale de l’Église romaine latine et surtout uniate, fer de lance de l’expansion germanique en terre slave depuis les Habsbourg. Cette vieille politique vaticane avait aussi caractérisé l’ère du « cordon sanitaire », celle des remparts antibolcheviques érigés par l’Entente victorieuse en Europe orientale après l’échec de l’intervention directe en Russie : « États successeurs » (Tchécoslovaquie, Roumanie et Yougoslavie), Pologne, détentrice de la Galicie orientale devenue soviétique de septembre 1939 à juin 1941 et à nouveau depuis juillet 1944 – et Pays baltes arrachés à l’Empire russe et récupérés par l’URSS de juin 1940 à juin 1941 et libérés de la Wehrmacht à partir de septembre 1944. Mais dans ces États apparemment ou réellement féaux de l’Entente depuis 1918, le Vatican et son clergé « révisionniste » s’étaient mis depuis l’agonie des Habsbourg au service du Drang nach Osten des Hohenzollern puis de tous leurs successeurs politiques, Reich hitlérien inclus. C’est pour contrebattre la croisade conduite contre leurs frontières territoriales de 1945, désormais ouvertement menée en accord avec Washington, comme après 1918 avec le Reich vaincu, et, plus discrètement, avec l’Allemagne occidentale héritière de ce dernier, que les États de la zone concernée, devenus communistes à partir de 1947 ou 1948, se résolurent à ouvrir les archives. L’URSS avait pour sa part agi précocement (fin 1944) dans ses territoires reconquis, ukrainien, bessarabien et balte, peu après la libération de son territoire.

Précisément soucieux d’éviter tout conflit religieux stricto sensu, ces gouvernements (le yougoslave inclus) de pays à majorité ou à forte minorité catholique hésitèrent longtemps à agir en la matière. Mais, confrontés à une agitation cléricale permanente contre le statut territorial de 1945, organisée avec l’appui direct de Washington, ils se décidèrent depuis le tournant des années 1940 à intenter des procès publics à l’épiscopat et aux responsables des ordres. C’est alors qu’ils produisirent une masse d’archives d’État (Croatie d’Ante Pavelitch, Slovaquie de Tiso, etc.), incontestables – les diplomates français le certifièrent, confirmés par les représentants des États antérieurs et la Curie même : ils attestaient que le haut clergé exécutait depuis des décennies les consignes d’origine germanique (et désormais américaine) du Vatican. Ces fonds éclairent l’entre-deux-guerres, la Deuxième Guerre mondiale et l’immédiat après-guerre, accusant à la fois les épiscopats « nationaux », germaniques stricto sensu ou intimement liés au Reich comme avant 1918 à l’Empire austro-hongrois, et le Vatican lui-même.

Les auteurs de Religion under Siege n’ont utilisé aucune pièce de cette énorme documentation originale révélant le véritable cœur du contentieux entre ces États orientaux et le catholicisme institutionnel – et pas plus ceux du second volume, parfois plus soucieux des sources, tel Mikhail Shkrarovskij, un des rares contributeurs non explicitement rattachés au monde clérical[15], que du premier. C’est une méthode irrecevable, quoique compréhensible : ce préalable scientifique leur aurait interdit d’imputer à la « persécution » religieuse de « l’ennemi idéologique » soviétique l’obsession de « liquidation de l’Église uniate », maîtres mots de l’article de Katrin Boeckh[16] : la « persécution » alléguée ne visait pas « la religion », mais seulement des délits ou crimes d’intelligence avec l’ennemi (avant et après guerre) ou de collaboration (pendant la guerre) et la mise en cause des frontières nées de la défaite du Reich. Le catholique Carlo Falconi avait montré la réalité de ce contentieux territorial dès 1965 dans un ouvrage aussi modéré de ton qu’accablant pour Pie XII (et refusé par des éditeurs italiens) : Le Silence de Pie XII 1939-1945, essai fondé sur des documents d’archives recueillis par l’auteur en Pologne et en Yougoslavie[17]. Les deux premières communications du premier volume, consacrées aux cas polonais et croate, ignorent à la fois cet ouvrage de référence et les sources étatiques qui l’ont étayé.

Par ailleurs, l’affirmation de Lieve Geverts et Jan Bank – antienne des publications « occidentales » depuis les années 1990 – ne s’applique pas non plus à l’ouvrage qu’ils dirigent : ses auteurs n’ont pas consulté les fonds originaux que la chute providentielle du communisme est supposée avoir libérés. « Libérés » de l’hypothèque des archives, les contributeurs peuvent donc sans entraves postuler qu’entre 1939 et 1950 (ou 1953), sous occupation allemande ou soviétique, il y a continuité du statut de victime du catholicisme (ou de la religion en général), avec tendance à l’aggravation de la lutte antireligieuse, idéologique et politique dans la seconde phase.

Certes, parfois, les populations catholiques, animées par un « nationalisme » ou un « patriotisme » excusable – né de leur longue persécution, avant-guerre, par leurs ennemis intérieurs –, auraient soutenu l’occupant allemand et peu et mal aimé ou défendu les juifs et (pour les Croates) les Serbes. Les épiscopats, modèles de patriotisme certes, mais innocents de tout « nationalisme », auraient pour leur part vaillamment résisté au nazisme : partout – cas polonais universel, tant pour l’épiscopat (« sauf un […] peut-être ») que pour le bas clergé –, « la collaboration fut rare et l’accommodation minimale. » « L’épiscopat polonais ne collabora pas beaucoup avec l’occupant allemand » (il collabora donc ?), etc. Aussi vague en général que ce portrait flatteur apparaît le rôle des clercs dans « le sauvetage des juifs » qui fait l’objet d’un chiffrage en note (de seconde main) : « 769 prêtres [polonais…] sauvèrent des juifs », chiffre dérisoire comparé aux effectifs globaux respectifs[18].

Le bilan de « l’attitude de l’Église catholique belge envers la persécution des juifs » est aussi positif et le présumé « sauvetage » assorti de chiffres aussi précis que modestes, fondés aussi sur des enquêtes épiscopales d’après-guerre : Lieven Saerens postule notamment le grand souci pour les juifs – souci resté obstinément silencieux – du cardinal Van Roey, sur la base du portrait hagiographique que dressa de ce dernier en 1945 son secrétaire particulier, le chanoine Leclef[19]. Le lecteur ignorera donc que le successeur, depuis 1926, du cardinal-archevêque de Malines Mercier – pro-Entente pendant la guerre et haï de la Curie, lui, pour ce motif – symbolisait depuis sa nomination le « flamingantisme anti-français » et germanophile et, pendant la guerre, la haine et la vindicte contre les Alliés[20].

Jure Kristo, « docteur en théologie systématique de l’université américaine de Notre-Dame » et en histoire moderne de l’université de Zagreb, et chargé, entre autres fonctions exercées à Zagreb, de la direction « du projet "Idéologies politiques, partis, fois et institutions croates des 19e et 20e siècles" », appuyé sur une bibliographie cléricale de seconde main, la sienne en tête, consent à citer en note infra-paginale quelques voix discordantes, tel Cornwell (cible licite, on l’a vu), mais pas le dangereux Falconi. Avec ce commentaire, suivi de la liste des contre-lectures recommandées : « je ne signale qu’en passant quelques-uns des travaux les plus récents qui reflètent [l’]influence négative de la politique yougoslave sur l’historiographie ». Sa communication bat des records de contre-vérité historique sur le clergé croate, et ne montre d’indignation que contre les féroces « libérateurs douteux » de 1945 : les seuls effectifs de victimes de la Croatie cléricale qui l’intéressent sont ceux des criminels de guerre condamnés par les autorités yougoslaves après mai 1945 ; pour les autres, il fournit des estimations ridicules, à commencer par Jasenovac : moins de 50 000 morts. Les estimations hautes sont imputées à l’intoxication des « agences gouvernementales yougoslaves ».

Notons pour mémoire qu’Anthony Drexel Biddle, ministre des États-Unis auprès du gouvernement yougoslave en exil, évalua à la fin de l’été 1942 au chiffre « confirmé » de « 600 000 hommes, femmes et enfants » les seuls « atroces massacres de Serbes » ; ils se poursuivaient alors « avec frénésie », parallèlement à « la destruction de tout ce qui était serbe en Bosnie »[21]. Nouvel instrument de la béatification de l’archevêque de Zagreb Aloïs Stepinac, J. Kristo l’érige en héros résistant, antinazi, sauveur de juifs, courageux opposant aux oustachis – certes parfois excessifs dans leur nationalisme, mais par légitime « patriotisme » croate de réaction aux Serbes qui les avaient martyrisés depuis 1918, etc.[22]

Il faut donc s’informer ailleurs sur Stepinac, ancien espion germanique de la Première Guerre mondiale considéré dès 1937 par la diplomatie française comme le principal garant de « l’influence hitlérienne » hégémonique en Croatie, avant de devenir le second personnage politique de l’État satellite du Reich dirigé par Ante Pavelitch et l’exécutant en chef du décret de conversion forcée des Serbes. J. Kristo eût pu utiliser ici des sources rendues publiques par l’État yougoslave dès août 1952 – après plus de sept ans de patience face à la guérilla vaticane conduite contre Belgrade –, dans un Livre blanc sur les relations entre le Vatican et son très cher « État indépendant de Croatie » : « l’acte de conversion » ne fut pas seulement un ordre d’Ante Pavelitch, mais aussi un texte du Vatican ressuscitant l’Inquisition – les victimes serbes ayant le choix entre la conversion et la mort. Il fut contresigné par le cardinal français Tisserant, secrétaire de la Congrégation de l’Orientale, qui l’avoua à un diplomate français en poste à Rome-Saint-Siège, accouru auprès de lui, alarmé de l’énormité de ces révélations[23].

La négligence des sources et l’inclination hagiographique atteignent également des sommets avec Johan Ickx, titulaire d’un « doctorat d’histoire ecclésiastique à l’université grégorienne pontificale de Rome, archiviste du tribunal pénitentiaire », « archiviste de l’institut austro-allemand et du collège pontifical de Santa Maria dell’Anima », « collège teutonique » dont Pacelli fut le « protecteur », succédant le 31 mars 1930 à Merry del Val (en charge depuis le 8 novembre 1907). En poste dans ce haut lieu non seulement du Drang nach Osten mais aussi du Drang nach Westen, tant avant qu’après la Première Guerre mondiale, J. Ickx a traité du cas du célèbre recteur de cet établissement, le prélat autrichien Hudal. Champion de l’Anschluss – comme Innitzer, Allemand des Sudètes formé à Santa Maria dell’Anima puis placé à la tête de l’Église d’Autriche –, symbole de l’alliance de l’Église romaine avec le Reich hitlérien, antisémite frénétique, grand protégé d’Innitzer et de Pacelli, lequel fit toute sa carrière – et l’eût souhaitée plus brillante encore –, est ici transmué en héraut du combat idéologique « contre le national-socialisme ». La transmutation est opérée à coup de citations fort sélectives ou curieusement interprétées des célèbres œuvres idéologiques d’Hudal. C’est ainsi, notamment, que l’intéressé aurait en somme pour le bien des juifs eux-mêmes critiqué la place excessive qu’ils occupaient dans nombre d’activités : il visait à leur épargner le risque d’inciter « de nombreux jeunes gens à embrasser un radicalisme dangereux ». Les négociations avec le général allemand Stahel, commandant général de Rome, que lui confia Pie XII en octobre 1943 en vue d’organiser dans les meilleurs délais la déportation des juifs de Rome – « question délicate [et] désagréable pour les relations germano-vaticanes », mais qui fut « liquidée » en moins de deux semaines, à la grande satisfaction de l’ambassadeur du Reich auprès du Saint-Siège Ernst von Weiszäcker – sont ici transformées en sincère tentative d’Hudal d’empêcher le forfait. Quant à « l’aide qu’[Hudal] offrit à des criminels nazis après la guerre » – indéniable puisque le prélat s’en glorifia –, l’historien vatican la mue en symbole entre tous de « la complexité d’un humanitaire ».

Il faudra là encore que le lecteur aille se renseigner ailleurs sur la mission que Pacelli, protecteur suprême d’Hudal, remit à ce dernier – ainsi qu’à Montini, Riberi et Siri, cardinal-archevêque de Gênes (grand port de fuite) – dans l’organisation du sauvetage-recyclage des criminels de guerre, les fameuses Ratlines où « l’humanitaire » Hudal fit merveille[24]. Ce n’est pas là non plus qu’on apprendra que Hochhuth, celui dont était venu tout le mal, tenait les révélations du Vicaire sur le rôle de Pie XII dans la Deuxième Guerre mondiale, que Pierre Blet attribue à la propagande soviétique, non point de Moscou, mais… d’Hudal : le prélat autrichien nazi fut en 1952 contraint de démissionner de son poste de recteur de Santa Maria dell’Anima parce que la Curie craignait que ce bavard « n’évent[ât] le secret de ses activités en faveur des fuyards », dévoilant du même coup « ses propres activités en faveur des nazis en fuite » ; ulcéré de ce « lâchage », Hudal raconta donc tout à l’écrivain, lui servant de source majeure sur ce « pontife dénué de cœur et avide d’argent »[25].

Bref, si le lecteur veut bénéficier des apports d’une histoire scientifique, il accordera aussi peu de crédit aux historiens cléricaux ou aux théologiens catholiques qu’il n’en concéderait à un rapport rédigé par les délégués de l’Église catholique irlandaise sur la façon dont cette dernière géra la partie de la jeunesse nationale remise à ses soins de l’entre-deux-guerres aux années 1990 ; il jugera légitime que s’appliquent à l’histoire de l’Église romaine les mêmes règles méthodologiques et laïques que celles qui prévalent pour l’ensemble de la discipline ; il gagnera à s’enquérir des travaux des historiens auxquels l’hagiographique Religion under Siege a refusé droit de cité.

 


[1] Religion under Siege (1939-1950), Lieve Gevers et Jan Bank (dir.), Peeters, Louvain, 2007. Ouvrage en deux volumes.

[2] Religion under Siege, op. cit., vol. 1, pp. 173-204. Thèse inédite : « Catholicism versus Communism : the confrontation between the Roman Catholic Church and the Soviet regime in the case of Lithuania ».

[3] Gordon Zahn (catholique), German Catholics and Hitler’s Wars, New York, Sheed and Ward, 1962, qui précéda la sortie de la pièce ; Saül Friedlander, Pie XII et le IIIe Reich, Paris, Seuil, 1964 ; Jacques Nobécourt (catholique), « Le Vicaire » et l’histoire, Paris, Seuil, 1964 ; Gunther Lewy, The Catholic Church and Nazi Germany, Londres, Weidenfeld & Nicolson, 1964 ; Werner Brockdorff décrivit ensuite la « voie romaine » du sauvetage-recyclage des criminels de guerre Flucht vor Nürnberg. Pläne und Organisation der Fluchtwege der N-S Prominenz im « Römischen Weg », Munich-Wels, Verlag Welsermühl, 1969 ; sur le catholique Carlo Falconi, voir infra.

[4] Perrin, 1997. Version italienne de 1999 citée (p. 342) par Johan Ickx (article sur Hudal cité infra).

[5] Au moins trois sont susceptibles d’avoir déclenché la contre-offensive : Mark Aarons et John Loftus, Des nazis au Vatican, Paris, O. Orban, 1992 ; Henri Fabre, L’Église catholique face au fascisme et au nazisme. Les outrages à la vérité, Bruxelles, EPO, 1995 ; Annie Lacroix-Riz, Le Vatican, l’Europe et le Reich de la Première Guerre mondiale à la Guerre froide (1914-1955), Paris, Armand Colin, 2007 [1996].

[6] Dépêche 200 du chargé d’affaires Debroise, Varsovie, 29 avril 1958, Pologne 1944-1960, vol. 229, Questions religieuses, juillet 1957-décembre 1960, archives du ministère des Affaires étrangères (MAE).

[7] Dépêche 215 de Roland de Margerie, Rome-Saint-Siège, 19 août 1958, nomination confirmée par la Secrétairerie d’État mais pas encore publiée par l’Osservatore Romano, ibid.

[8] Annie Lacroix-Riz, Le Vatican..., op. cit., index Szepticky ; « Le sens "polonais" du pontificat de Karol Wojtyla », Golias, n° 50, septembre-octobre 1996, pp. 61-75 ; « Le Vatican et la Pologne de 1945 à 1958 : Église persécutée ou vieil instrument contre les frontières? », in Marie-Louise Pelus-Kaplan et Daniel Tollet (dir.), La Pologne et l’Europe occidentale du Moyen-Âge à nos jours, Poznan-Paris, Instytut Historii UAM, 2004, pp. 141-171.

[9] Annie Lacroix-Riz, Le Vatican..., op. cit., chapitre 12, dont p. 187.

[10] Roger Faligot et Rémi Kauffer, Éminences grises, Paris, Fayard, 1992, p. 79 : (sic) et ponctuation dans le texte. Il s’agissait en fait de soustraire à tout œil indiscret des archives accablantes pour la Curie, souci permanent, Annie Lacroix-Riz, Le Vatican..., op. cit., passim.

[11] Art. cit. Sur la tactique de dépréciation de la littérature critique, voir Annie Lacroix-Riz, « Le pape et Hitler, John Cornwell », La Pensée, n° 322, avril-juin 2000, pp. 137-152, et « De la dissidence en histoire contemporaine », 2e partie, « Les manœuvres des cagots », Regards sociologiques, numéro spécial « Production, diffusion et réception des sciences sociales », n° 36, novembre 2008, pp. 109-119.

[12] Traduction française, Les Voisins. 10 juillet 1941, un massacre de Juifs en Pologne, Paris, Fayard, 2002.

[13] La lie de la population polonaise la plus antisémite aurait été aussi collaborationniste avec les occupants de juin-juillet 1941 qu’avec ceux de septembre 1939-juin 1941 puis de 1945.

[14] Comparer, d’une part, Jan T. Gross, Les Voisins..., op. cit., p. 255, et, d’autre part, Marc Hillel, Le Massacre des survivants en Pologne, 1945-1947, Paris, Plon, 1985, p. 287 et passim, et Annie Lacroix-Riz, Le Vatican..., op. cit., p. 484 (sur la base de la correspondance diplomatique de juillet 1946 sur le pogrom de Kielce, Pologne 1944-1960, vol. 52, avril 1945-décembre 1946, relations avec le Saint-Siège, question juive, archives du MAE : « miliciens et soldats » arrachèrent au contraire les juifs aux ouailles déchaînées) et index Kaczmarek.

[15] Son utilisation des sources, surtout allemandes, obère sérieusement sa thèse de la continuité des « dictatures totalitaires » nazie et soviétique, « Eine vergleichende Analyse der Kirchenpolitik der nationalsozialistische und der stalinischen Diktatur in den Jahren 1941 bis 1953 », vol. II, pp. 1-53.

[16] « "Liberalisierung" und Repression. Zur Praxis der Religionspolitik in der Ukraine während NS-Besatzung und stalinistischer Herrschaft 1941-1953 », vol. II, pp. 119-174, particulièrement « IV. Methoden und Instrumenten der religiösen Repression in der Sowjetukraine 1944-1953 », vol. II, pp. 150-159 (141-174).

[17] Monaco, Éditions du Rocher, 1965.

[18] Idesbald Goddeeris, « The Catholic Church in Poland under Nazi Occupation (1939-1945) and in the first years of Communism (1944-1948) », vol. 1, pp. 1-38, p. 28.

[19] Art. cit. (en anglais), pp. 243-281; Edmond Leclef, Le Cardinal Van Roey et l’occupation allemande en Belgique, Bruxelles, A. Goemaere, 1945.

[20] Annie Lacroix-Riz, Le Vatican..., op. cit., index des deux noms.

[21] Anthony D. Biddle, 9 septembre 1942, FRUS 1942, vol. III, pp. 812-813.

[22] « The Catholic Church in Croatia and Bosnia-Herzegovina in the face of Totalitatarian ideologies and regimes », vol. I, pp. 39-92.

[23] Dépêche n° 543 de De Margerie, Rome, 27 août 1952, Yougoslavie 1944-1969, vol. 105, questions religieuses, relations avec le Saint-Siège, septembre 1951-septembre 1952, archives du MAE ; voir aussi Annie Lacroix-Riz, Le Vatican..., op. cit., index Stepinac ; « Le Vatican et la question "yougoslave" depuis la fin du XIXe siècle : haine contre la Serbie et recours au bras séculier », Les Cahiers de l’Orient, n° 59, 3e trimestre 2000, pp. 79-101 ; Marco Aurelio Rivelli, Le Génocide occulté, Lausanne, L’âge d’homme, 1998, riche en documents.

[24] Annie Lacroix-Riz, Le Vatican..., op. cit., index Hudal.

[25] Michael Phayer, L’Église et les nazis, 1930-1965, Paris, Liana Levi, 2001, p. 246, qui se veut hagiographique, mais compromet gravement l’Église allemande et le Vatican, anges gardiens manifestes des criminels de guerre allemands; voir aussi Gitta Sereny, Into that Darkness. From mercy killing to mass murder, Londres, Deutsch, 1974, p. 315.

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Une histoire de la Résistance en minuscule

Frédéric Rousseau

Olivier Wieviorka, Histoire de la résistance. 1940-1945, Paris, Perrin, 2013, 574 p.

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