Votre livre est avant tout celui d’un philosophe positionné à l’extérieur du champ historiographique. Jusqu’ici, les interventions des philosophes dans le domaine historiographique visaient essentiellement des questions de méthodologie et d’épistémologie, le cas le plus significatif étant celui de Paul Ricœur, bien sûr. Avec vous, un pas supplémentaire a été franchi. Vous intervenez de plain-pied à l’intérieur même de l’enquête historique proprement dite, au cœur même du travail de l’historien, puisque vous rectifiez, documents à l’appui, un paradigme historiographique socialement et solidement installé jusqu’ici. Autrement dit, bien que philosophe, vous faites œuvre d’historien. Est-ce à dire, comme certains l’ont affirmé, que la question du génocide est trop importante pour la laisser aux seules mains des historiens ou, pour le dire poliment, est-ce bien là, s’agissant de la criminalité spécifiquement nazie, d’un objet historique qui appelle immanquablement une approche pluridisciplinaire ?
François Azouvi[1] : Je ne crois pas du tout que ce soit un objet trop important pour être laissé aux seuls historiens, certainement pas. Ce que je constate en revanche, c’est qu’ils ne s’y sont pas attaqués dans la longue durée, d’une part, et, d’autre part, qu’ils sont restés la plupart du temps dans une approche résolument disciplinaire. Les spécialistes du cinéma ont écrit sur le cinéma et la Shoah, les spécialistes de littérature ont regardé du côté des romans et de la Shoah, etc. Or, de toute évidence, on ne peut pas sur un sujet pareil se cantonner à une seule dimension. Je pense qu’on commet là une erreur très préjudiciable. Dans la mesure où il s’agit de montrer comment, par quelles voies, le génocide des juifs a complètement envahi les sociétés occidentales, on est bien forcé de prendre en compte tous les domaines dans lesquels cet événement a été reçu et pensé. Quand on se limite à l’histoire des commémorations, à l’histoire politique, à l’histoire du cinéma ou à l’histoire d’un roman, on manque complètement l’objet. L’objet, c’est un fait social total, comme disait Marcel Mauss. Il faut lui donner ses multiples dimensions.
Si ce travail n’avait pas été fait pour la France, est-ce qu’il a été entamé ailleurs ? Plus généralement, est-ce qu’il y a eu un contexte, des éléments, des recherches, des circonstances qui ont nourri votre réflexion et qui ont rendu possible votre travail ?
Fr. A. : Oui, c’est après avoir lu le livre de Peter Novick, L’Holocauste dans la vie américaine, que j’ai eu l’idée du mien. Je l’ai trouvé passionnant et il m’a fait apparaître la nécessité du sujet s’agissant de la France. J’ai regardé ce qui existait et j’ai découvert, à ma stupéfaction, que le travail n’avait pas été fait alors qu’il avait été effectué pour les États-Unis, pour Israël, pour l’Allemagne. Il restait la France. Or, le cas français est, à l’évidence, et pour des raisons diverses, de première importance. Par ailleurs, je suis comme tout le monde, c’est-à-dire que l’air du temps nous invite à des réflexions sur la mémoire.
Pouvez-vous nous préciser cet « air du temps » ?
Fr. A. : J’ai été très instruit par le livre de Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, qui m’avait intéressé tant par son contenu que par la polémique qu’il avait déclenchée. Ce fut une polémique étrange, parce que s’il y avait quelqu’un dans le paysage français qui était complètement insoupçonnable, me semble-t-il, c’était vraiment lui. La réaction violente qu’il a suscitée, y compris dans son entourage proche, m’a fait réfléchir. Il y a eu aussi les polémiques autour des livres de Todorov, de Littell… Tout cela à un moment s’agrège et puis, en fin de compte, on se dit : c’est ce livre qu’il faut écrire. Mais je dois vous dire que, pendant toute la période de gestation, j’ai été persuadé que quelqu’un d’autre allait le publier avant moi. Parce qu’il me paraissait tellement évident que le sujet s’imposait et que le vide était manifeste.
Les sources et les documents que vous mobilisez pour contester « le Mythe du grand silence » en France étaient déjà là, depuis des années, avant 2000. Pensez-vous qu’il y a eu à la fin des années 1990, au début des années 2000, une conjoncture qui a en quelque sorte libéré l’espace d’interprétation de la réception du génocide, rendant ainsi possible un ouvrage comme le vôtre ?
Fr. A. : Je ne pense pas. J’ai plutôt l’impression inverse, en réalité. Je réponds à votre question à la lumière de la façon dont mon livre a été reçu. Il a été reçu par un grand silence, et par deux prix ! Il y a eu quelques articles, y compris de bons articles, mais, globalement, la presse s’est tue, et en particulier la presse de gauche. Libération n’a pas dit un mot, Le Monde a fait une brève trois mois après, Télérama pas un mot non plus, L’Observateur a consenti à réagir après que le Centre national du livre m’eut récompensé… Je m’attendais à un vrai débat, parce que je savais bien que j’attaquais des historiens consacrés et que, moi, j’étais débutant dans ce domaine. Or, c’est la stratégie du silence qui a prévalu. Le sentiment que j’ai aujourd’hui, c’est que le moment n’est pas encore venu de pouvoir dire ces choses, que la doxa à ce sujet est encore toute puissante, à la fois de la part des historiens qui ont fait carrière autour de la thèse du « grand silence », et aussi de la part de grandes figures – je pense aux Klarsfeld, par exemple, à qui je fais pourtant un sort très favorable dans mon livre.
Mérité d’ailleurs…
Fr. A. : Bien sûr, mais ils n’ont pas réagi. Ni eux ni Simone Veil, ni Claude Lanzmann…
Et dans les revues historiques ?
Fr. A. : Très peu de chose.
Henry Rousso, lui, a réagi, en proposant un compte rendu dans Marianne et en débattant avec vous.
Fr. A. : Mais il est le seul. Il a été plus que flair play, il a été remarquable parce que je bouscule ses thèses, mais il est entré dans le débat. Il a argumenté, m’a fait des objections que je trouve intéressantes. Bref, il a fait ce que normalement tout historien concerné par mon travail aurait dû faire : discuter, critiquer.
Vous pensez donc que c’est toujours la doxa du « grand silence » qui prédomine ?
Fr. A. : Je le pense, mais j’ai une nuance à apporter à ce jugement, c’est votre présence ici, l’intérêt que quelqu’un comme Simon Perego[2] témoigne à l’endroit de mon livre, d’autres encore. Je pense que, dans la jeune génération, dans la génération de ceux qui sont en train de faire des thèses ou qui les ont terminées, il y a là plus de liberté. Pour eux, mon livre existe, il occupe une place, ils s’y intéressent et je dirais qu’ils le lisent de façon plus naturelle.
Pensez-vous que le silence autour de votre ouvrage est dû au fait que vous êtes perçu comme extérieur au champ historique ou est-ce à cause de la thèse que vous défendez ?
Fr. A. : Les deux !
Un article de Michael Bernstein, intitulé « Hommage à l’extrême. La Shoah et l’hyperbole de la catastrophe », paru en 1998 dans le numéro 101 de la revue Le Débat, avait une position très proche de la vôtre et n’a pas non plus fait l’objet de discussions et de commentaires. Il mobilise, certes, moins de sources que vous, mais sa thèse est, pour faire bref, que, s’il a fallu du temps, ce n’était pas pour « briser le silence » – car silence il n’y a pas eu dès 1948-1949 – mais pour élaborer et imposer un certain type de discours sur la Shoah, un discours hyperbolique de la catastrophe et de l’apocalypse. Il associe à cela la recherche tortueuse de la nomination de l’événement – « chose », « chose sans nom », « abomination métaphysique », « novum », « mysterium tremendum », etc.
Fr. A. : C’est vrai. Il a raison et, d’ailleurs, c’est quelque chose que je me reproche après coup d’avoir insuffisamment marqué : le changement de paradigme dans la compréhension de l’événement, autour des années 1980. Je l’ai fait, mais de manière un peu oblique, sans thématiser pour lui-même ce changement. Cela vient du fait qu’il y a des traces de ce discours hyperbolique dès 1944, notamment chez les intellectuels chrétiens. La continuité m’a plus frappé que la rupture. Mais j’aurais dû marquer l’une et l’autre.
Qu’est ce qui vous a inspiré ce titre : Le Mythe du grand silence ?
Fr. A. : Cela vient de l’historienne américaine, Hasia Diner, dont le livre s’intitule : We Remember with Reverence and Love : American Jews and the Myth of Silence after the Holocaust, 1945-1962.Comme vous le voyez, le vent de l’historiographie est en train de tourner : je ne suis pas seul à dénoncer la mythologie du grand silence. En Israël, Anita Shapira, elle aussi, s’attaque à cette mythologie.
Concernant tous ces éléments de connaissance et de mémorisation du génocide que vous mettez à jour, à partir de quand pensez-vous qu’ils deviennent un savoir suffisamment construit pour être établi comme un élément fort d’une mémoire collective ? À partir de quand le génocide est-il vraiment entré dans la mémoire collective ?
Fr. A. : J’ai du mal à vous répondre parce que je pense qu’il y entre en plusieurs fois. Et je crois qu’il faut abandonner l’idée : « avant, il n’y était pas, après il y est ». Il y a plusieurs seuils. L’un d’eux est évidemment la représentation du Vicaire[3] , en France comme dans les autres pays occidentaux. Je ne pense pas, pour ce qui est de la France, que le procès Eichmann soit l’un de ces seuils. Henry Rousso est d’accord avec moi là-dessus. Je crois qu’il y a là une illusion rétrospective. Si le procès a été capital en Israël, cela n’a pas été le cas pour la France, qui était occupée à cette date par les « événements » d’Algérie. Et puis cela se passait à Jérusalem, pas à Paris.
Le procès Eichmann est un événement en Israël, un tournant…
Fr. A. : Oui, et cela s’explique parfaitement bien, mais on a extrapolé à partir du cas israélien. Je pense aussi que l’erreur vient du fait qu’on a plaqué sur les années 1960 l’importance que nous donnons aujourd’hui à l’événement. Nous sommes là dans un exemple type de projection rétrospective… C’est Le Vicaire qui est le véritable événement, le moment charnière. Les années qui précèdent ont permis l’accumulation d’un grand savoir, d’une véritable connaissance de l’événement dans la société française. Mais avec Le Vicaire, il se produit quelque chose de tout à fait neuf : le génocide des juifs devient l’affaire des non-juifs. Cela me paraît capital. C’est pour cela que je dis qu’il entre à ce moment dans l’espace public au sens d’Habermas, c’est-à-dire dans l’espace de la critique, parce que les catholiques se sentent interpellés. Or, en France, ils sont la majorité.
Il entre dans l’espace public de façon, effectivement, tout à fait polémique.
Fr. A. : Je suis profondément convaincu de la grande valeur des polémiques dans la fabrication des images sociales. En philosophie, la polémique est très souvent considérée comme une sorte de sous-catégorie ou de basse œuvre. Les philosophes sont censés se trouver sur la première marche du podium, puis leur doctrine se dégraderait en polémiques. Je ne crois pas du tout à cette vision-là, je crois au contraire que la polémique, c’est la vie de l’esprit. C’est la vie des idées et tant qu’une doctrine ou une œuvre ne font pas polémique, c’est qu’elles ne sont pas vraiment encore entrées dans la chair sociale, dans le tissu social.
Vous ne trouvez pas que ce rejet de la polémique est un phénomène plutôt récent ? En effet, dès le XVIIIe siècle, les pamphlets sont un genre courant et le XIXe siècle n’a pas été avare en polémiques dans le domaine philosophique, loin s’en faut !
Fr. A. : Oui, c’est vrai. C’est peut-être un phénomène récent.
Et la littérature, le cinéma, le théâtre sont les vecteurs les plus efficaces de cette polémique, jouent-ils un plus grand rôle que la production savante ?
Fr. A. : Bien sûr. La production savante joue un rôle décisif pour fabriquer du savoir, c’est un truisme, et parfois aussi pour nourrir les œuvres de fiction. Mais les romans, le cinéma ou le théâtre ont une place beaucoup plus importante dans la construction d’une représentation sociale.
Quel rôle attribuez-vous aux victimes du génocide qui ont survécu dans la formation de ce savoir ? À l’image de ceux qui ont travaillé très tôt sur cette question au Centre de documentation juive contemporaine (CDJC), des survivants se sont également attelés à la production d’un savoir sur leur expérience. Est-ce que leur travail a eu un rôle particulier ou une ampleur particulière, comme cela est le cas de plusieurs déportés résistants devenus historiens ?
Fr. A. : Oui, bien sûr. Même si ces auteurs du CDJC ne font pas des succès de librairie comme le font des romanciers, à l’instar de Pierre Gascar, de Roger Ikor, d’André Schwarz-Bart ou d’Anna Langfus qui reçoivent le prix Goncourt dans les années 1950 et au début des années 1960. Les premiers romans d’Élie Wiesel ont eu surtout un succès d’estime… Il y a le journal d’Anne Franck qui est un cas à part, parce que ça a été un best-seller. Mais je pense que cette ligne-là est quand même très importante pour fabriquer une mémoire, une conscience, une sensibilité, je dirais. Oui, une sensibilité, parce que les travaux des historiens ont la froideur qui convient à des ouvrages de ce type, tandis qu’avec les récits des survivants, on est dans la gamme du vécu et c’est très important pour incarner l’événement.
À ce propos, des voix de plus en plus insistantes nous disent aujourd’hui que, pour ce qui est de la compréhension du génocide et des crimes nazis, la littérature peut faire mieux que l’histoire. Une sorte de nouvelle doxa d’après laquelle, la discipline historique ayant échoué à nous faire comprendre Auschwitz, c’est à la littérature de prendre le relais et c’est l’avalanche de romans que nous connaissons.
Fr. A. : Je suis perplexe parce que je pense plusieurs choses à la fois. Ce conflit entre témoignages et travaux d’historiens, cette idée que les témoignages auraient plus de vérité, ils ne datent pas d’aujourd’hui. On trouve cela de façon assez récurrente dans la période que j’ai étudiée. Mais c’est vrai qu’aujourd’hui, cela a pris une forme peut-être plus agressive. Je pense – c’est une de mes thèses – que l’extraordinaire fortune de la fictionnalisation de la Shoah depuis une quinzaine d’années signifie que le processus de reconnaissance de l’événement est achevé. Je pense que, dans les années 1980-1990, le travail de la mémoire d’Auschwitz s’est achevé en France. Il s’est achevé au sens où, chez Hegel, l’histoire est finie. Elle continue quand même, certes, mais sur un mode différent, sur le mode de la répétition notamment, sur le mode de la caricature parfois, et je pense que la fictionnalisation est aussi l’un des symptômes de cet achèvement. Bien sûr, il va continuer à y avoir des travaux d’historiens, mais enfin, je crois qu’aujourd’hui on sait à peu près tout ce qu’il y a à savoir… Je pense qu’il y aura toujours place pour des travaux plus philosophiques, d’interprétation, je pense par exemple au travail de Marcel Gauchet, des œuvres de réflexion sur le phénomène totalitaire, sur le délire nazi. Mais je ne suis pas sûr que l’on découvre encore des quantités de faits qui bouleverseront notre connaissance. Alors, d’un côté, les témoins meurent, de l’autre, l’historiographie en est réduite à débattre de questions de détail… alors, il reste la fiction.
Vous montrez très bien la prise de conscience du génocide d’emblée, dès 1944-1945. Nous avons été surpris par la faible place que vous réservez au procès international de Nuremberg. Cela nous a d’autant plus surpris que c’était un des éléments du Mythe du grand silence, cette idée que le génocide avait été absent à Nuremberg, alors qu’il apparaît par exemple dès l’argumentaire du procureur général…
Fr. A. : Vous avez tout à fait raison et c’est un manque dans mon livre. Pour le coup, c’est un manque dont je me suis aperçu moi-même en l’écrivant. Il y en a d’autres… Je n’ai pas bien su intégrer l’événement à mon récit. J’ai été constamment partagé entre le désir d’être complet et le souci de ne pas répéter ce qui se trouvait ailleurs. Cela m’a fait faire parfois des choix, aller vite sur certains points. De la même façon, d’ailleurs, je n’ai pas non plus parlé des procès de France, du procès Pétain, par exemple, pour la même raison. Parce que je ne voyais pas comment dire du neuf par rapport à ce que j’avais déjà lu.
Vous rappelez la réalité d’un « syndrome de Vichy », selon l’expression, mais vous avancez qu’il n’y a pas eu un « syndrome de la Shoah ». Est-ce que cela signifie que l’existence d’une chape sur la question de Vichy n’a pas affecté la formation d’une conscience sur le génocide ?
Fr. A. : C’est compliqué. Je maintiens qu’il n’y a, à mon avis, pas eu de « syndrome de la Shoah » en France, et qu’il y a quand-même eu un « syndrome de Vichy » ; je suis convaincu par les arguments de Henry Rousso. Est-ce que l’un a contaminé l’autre ? À l’évidence, le syndrome de Vichy a contaminé la question juive du fait du « retard à l’allumage » de la part de l’État. Si l’État français n’avait pas été impliqué dans la collaboration, il n’y aurait pas eu la même résistance de la part de nos dirigeants à juger les criminels. J’ai été, par exemple, très frappé quand j’ai lu les récits de ceux qui entouraient Mitterrand : Jacques Attali ou d’autres. Même dans le cas de Barbie, Mitterrand a été incroyablement réticent. Il a cédé à la pression de certains de ses proches, à commencer par Robert Badinter. Sans parler même des présidents antérieurs. Donc, là, je crois qu’il y a vraiment eu une contamination de la mémoire juive par la mémoire de Vichy. Mais je pense que ce syndrome de Vichy n’a pas empêché la conscience du génocide d’entrer dans l’opinion française.
Finalement, vous présentez un processus que vous qualifiez de normal, de progressif, par « cercles concentriques qui vont en s’élargissant et qui finissent par occuper tout l’espace » jusqu’à la sphère étatique. À ce schéma, Henry Rousso préfère toujours l’idée d’une « révolution dans la perception du passé » selon les décennies, soulignant le « fossé qui existe entre la place quantitative et qualitative du souvenir de la Shoah dans le débat public des années 1990 et 2000 et celle qu’elle avait en 1945 ou en 1963 ». Que lui répondez-vous sur ce point ?
Fr. A. : Je crois qu’il a raison. Quantitativement, c’est un fait évident, et qualitativement, je crois, comme je vous le disais, qu’on a changé de paradigme, quelque part dans les années 1970-1980.
Du fait de l’entrée dans la sphère de l’État et donc seulement du fait de l’action politique ?
Fr. A. : Pas seulement parce qu’on est face à un phénomène international. Le génocide des juifs devient l’emblème du mal. Et il est vrai que c’est une coupure majeure ; elle est qualitative avant d’être quantitative et elle se fait dans tous les pays occidentaux. Donc, l’explication par l’entrée de l’État français dans le travail mémoriel, au cours des années 1970, ne suffit pas. Je pense que la montée du consensus antitotalitaire dans tous les pays occidentaux y est pour beaucoup. L’effondrement de l’idéologie communiste et, a fortiori, évidemment la chute du Mur participent à la fabrication de cette conscience antitotalitaire occidentale. Alors, dans ce contexte, le génocide des juifs prend la valeur de paradigme du mal. Je n’épuise pas le phénomène en disant cela, je le sais.
L’événement est-il désormais sacralisé ?
Fr. A. : Oui, c’est cela. Une sacralisation de l’événement ! Ce phénomène n’est pas une création ex nihilo dans les années 1980, je vous le disais. La sacralisation de la Shoah commence dès 1944, et les écrivains catholiques sont les premiers à le faire… On voit bien comment cela monte à bas bruit dans les années 1940, 1950, 1960… il y a vraiment une sacralisation de l’événement qui va croissante et qui, dans les années 1970 et 1980, devient une sorte d’évidence. En 1985, il y a Shoah de Claude Lanzmann qui, pour moi, marque l’apogée de ce phénomène de sacralisation : le film lui-même et, ce qui est surtout intéressant, les commentaires du film, avec l’utilisation massive d’un vocabulaire théologique, religieux. Lanzmann parle de résurrection, d’incarnation, d’événement originaire, etc.
Tout y est…
Fr. A. : Oui, avec un discours qui à ce moment-là est parfaitement recevable. Personne, ou presque, ne dit : « Mais enfin, arrêtez ! De quoi parle-t-on ? »
On pourrait dire que le film Shoah a fini par remplacer l’événement…
Fr. A. : Oui, absolument ! Et d’ailleurs, dans les mêmes années, le troisième volume de Temps et Récit de Paul Ricœur consacre des pages très fortes à Auschwitz, dans lesquelles le philosophe n’est jamais à court de superlatifs pour sacraliser l’événement, c’est « l’uniquement unique », le tremendum horrendum symétrique du tremendum fascinosum par lequel Rudolf Otto qualifiait le sacré. On a le sentiment que Ricœur, si vous me permettez, cherche à monter sur le plus de majuscules possibles pour qualifier l’événement, on est dans la sacralité la plus complète. C’est aussi le moment où Élie Wiesel demande aux juifs de revendiquer l’Holocauste « comme un chapitre glorieux » de leur histoire. Ce phénomène de sacralisation de l’horreur a pour moi, quand même, quelque chose d’un peu mystérieux, je vous l’avoue. Mais, en tout cas, c’est un fait qu’Auschwitz est devenu le paradigme du mal.
Si les mémoires de la déportation résistante n’ont jamais été « hégémoniques » dans les années 1950-1960, ne laissent-elles pas, à partir des années 1970, un espace plus grand aux autres mémoires ?
Fr. A. : Cela peut se dire dans les deux sens ! La sacralisation de la mémoire juive contribue à marginaliser la mémoire de la résistance.
Tout à fait. Justement, selon vous, la doxa du grand silence sur le génocide serait-elle solidaire d’une autre doxa, qui lui est contemporaine, celle d’une mémoire de la résistance qui, de la Libération jusqu’aux années 1980, aurait délibérément occulté la mémoire du génocide ?
Fr. A. : Je ne suis pas très compétent pour vous répondre. Je n’ai pas constaté une telle occultation délibérée, voilà ce que je peux dire.
Les auteurs que vous citez comme exemple du Mythe du grand silence incluent dans leurs travaux, sans exception, cette thématique de l’occultation délibérée de la mémoire du génocide par la mémoire politique et résistante.
Fr. A. : Oui, bien sûr. Je crois que ce sont les deux pièces du même puzzle.
Le Mythe du grand silence est-il également solidaire d’une autre thèse d’après laquelle le critère de l’unicité de la Shoah ne serait pas de l’ordre de l’éthique – au sens où toute horreur est unique – mais de l’ordre de la spécificité du peuple exterminé, du peuple juif ?
Fr. A. : Bien sûr. Et je m’inscris complètement en faux là-dessus ! Je pense que l’on a à faire là à un vrai discours idéologique, pour le coup. D’abord, la notion de peuple juif est quelque chose qui me laisse très perplexe, comme elle laissait perplexe Raymond Aron. Je pense qu’il faudrait déjà historiciser considérablement cette notion parce que elle n’a pas le même sens aujourd’hui et en 1950. Et, d’autre part, de quoi parle-t-on quand on dit que l’unicité du génocide dépendrait de son objet, c’est-à-dire du peuple juif ? Alors, à ce compte-là, le génocide arménien serait spécifique parce que c’est le peuple arménien qui était visé, le génocide cambodgien à cause du peuple cambodgien, etc. C’est ridicule !
Dès l’immédiat après-guerre et au moins jusqu’aux années 1970, on pense à l’extermination des juifs en termes d’universalité, comme un crime universel. Aujourd’hui, cette dimension d’universalité est dévalorisée, critiquée même car elle occulterait l’identité juive des victimes. Pensez-vous qu’il s’agit ici aussi d’une thèse erronée ?
Fr. A. : Absolument ! La perspective d’universalité a été extrêmement présente au début et elle a permis de penser le génocide. Je pense aussi qu’il est préjudiciable de perdre cet horizon d’universalité et de rabattre le génocide sur la seule dimension juive. Paul Thibaud a écrit là-dessus des choses que je crois très exactes.
Comme chez Ricœur pour qui, les victimes d’Auschwitz « sont, par excellence, les déléguées auprès de notre mémoire de toutes les victimes de l’histoire » ?
Fr. A. : Oui ! Si vous voulez, je crois qu’il faut chercher à tenir ensemble les deux bouts de la chaîne. D’un côté, il faut résister à la tentation (ou à la tentative) de diluer ce qu’il y a eu de juif dans le génocide, danger de dilution qui est présent dans les années d’après-guerre par exemple. Je dirais qu’on peut aller trop vite à l’universel, et dire : « que le génocide soit arrivé aux juifs, c’est une péripétie inessentielle, car c’est l’espèce humaine qui est lésée… » On ne peut pas faire cela, parce que l’extermination des juifs est quand même inscrite dans une longue histoire de la persécution. Il faut garder le moment de la particularité juive dans la dialectique qu’impose la compréhension du génocide. Il ne faut pas passer trop vite à l’universel. Mais je pense aussi qu’il ne faut pas rabattre le génocide des juifs sur la seule dimension juive. La perspective d’humanité est absolument capitale ! Là-dessus, il faut relire quelques bons auteurs, à commencer par Hannah Arendt.
Et comment expliquez-vous ce mouvement de pensée qui consiste à récuser, depuis les années 1970-1980, ce principe d’universalité visant à saisir la signification, le sens, de cet événement sursignifié ? Y a-t-il un contexte plus général qui a favorisé un tel mouvement ?
Fr. A. : Oui, je pense que c’est une partie de la réponse à la question que vous posiez tout à l’heure, à propos de la sacralisation et de l’absolutisation de l’événement. On est dans la même périodisation. C’est en même temps que tout cela se fabrique, à la fois la sacralisation du génocide et son repli sur la seule dimension juive. On est, dans ces années-là, dans un moment d’exaltation des différences, à l’échelle de l’Occident tout entier.
Du point de vue de la réception, il y a un autre point qui nous intéresse parce qu’il concerne la transmission de cette mémoire en milieu scolaire : c’est le passage du Mythe du grand silence dans l’enseignement. Ce passage, on le voit dans les manuels scolaires, prend souvent sinon toujours des formes vraiment caricaturales – comme lorsqu’on laisse entendre qu’avant l’œuvre de Claude Lanzmann, il n’y aurait aucune allusion au génocide. Nous avons noté que vous aviez commencé à réfléchir sur ce qui allait devenir votre ouvrage dans le cadre d’un séminaire avec vos étudiants. Nous aimerions connaître leurs réactions car, sans doute, étaient-ils eux-mêmes imprégnés du Mythe du grand silence ?
Fr. A. : Ils étaient un peu surpris. Parfois récalcitrants.
Ah, ça, c’est intéressant, pour le coup !
Fr. A. : Oui, parfois un étudiant explosait : « Mais, enfin, ça ne peut pas être vrai ! » Au début, j’avais des anciens déportés dans mon séminaire. Certains d’entre eux n’ont pas supporté que je leur explique que leur voix avait été entendue ! Ce qui est d’ailleurs très intéressant parce que, au fond, ils acceptent l’idée qu’il y a eu le silence, qu’ils ont crié dans le désert, mais ils ne supportent pas l’idée qu’ils ont été entendus. C’est passionnant, comme phénomène…
Et comment la communauté juive, des familles, les associations ont-elles reçu votre travail ?
Fr. A. : Surtout par le silence ! J’ai eu quelques débats, dont un au mémorial de la Shoah qui s’est bien passé, avec Henry Rousso, mais finalement peu de réactions.
Avez-vous présenté votre ouvrage en Israël ?
Fr. A. : J’ai fait trois débats-conférences devant des publics très différents et c’était très intéressant parce que c’étaient des publics exigeants, qui connaissaient vraiment le sujet et son historiographie. Dans un cas, c’était devant un public d’enfants cachés. Ils étaient donc acteurs de l’événement. Certains ont réagi, et de façon très instructive pour moi. J’avoue que ce que j’ai fait en Israël m’a davantage intéressé que ce qui s’est déroulé en France.
Et pas de courrier de lecteurs, notamment d’enseignants ?
Fr. A. : Si, des courriers de lecteurs, pas mal. Favorables. Des courriers d’enfants de résistants. Des courriers de non-juifs.
Des résistants ?
Fr. A. : Oui. Me disant : « Vous dites ce qu’on a toujours pensé. »
L’intuition de tout cela a donc existé chez beaucoup de gens, même parfois avec des petits bouts de recherche…
Fr. A. : Mais bien sûr ! Par exemple, dans mon entourage, le nombre de non-juifs qui m’ont dit : « Oui ! Bien sûr ! Vous enfoncez des portes ouvertes ! »
Malgré tout, pour revenir à cette question de l’enseignement des mémoires du génocide, n’êtes-vous pas inquiet, en toute honnêteté, quand on voit comment cette doxa a imprégné les programmes scolaires de façon caricaturale, en ajoutant le temps pris pour changer un programme scolaire ?
Fr. A. : On peut être inquiet à mon avis pour deux raisons. D’abord parce que – mais c’est habituel – il y a toujours une inertie des programmes par rapport à la recherche. Mais aussi pour une raison beaucoup plus profonde, que nous avons esquissée tout à l’heure, quand je vous disais que les déportés n’acceptent pas bien que leur parole ait été entendue. C’est qu’en fait le repli dans la souffrance a quelque chose de doux, si j’ose dire, s’agissant d’eux. Ils se sont habitués à penser que leur solitude a été totale, non seulement pendant la tragédie, mais après. Et à cette croyance, ils ne désirent pas renoncer. Quant à ceux qui, nés après la guerre, campent sur l’idée d’un grand silence qu’eux seuls auraient troué, ils sont dans un rôle formidablement valorisé ; ils n’accepteront pas facilement d’en sortir.
Mais est-ce que cette persistance de la doxa sur le plan historiographique n’est pas due aussi à un certain type de réflexes ou d’habitus propres aux corporations disciplinaires ? De camper sur son paradigme ?
Fr. A. : Oui, sûrement. Je dirais que c’est le plus normal, le plus élémentaire, le plus habituel. Certains historiens ont bâti toute leur carrière sur cette idée. Ce n’est pas facile d’en changer. Henry Rousso n’est pas dans ce cas, il pense, il réfléchit, il avance.
Merci beaucoup, un grand merci.
Fr. A. : Merci à vous.
[1] Interview réalisée le 14 novembre 2013 à Paris.
[2] Simon Perego, doctorant au Centre d’histoire de Sciences-Po, prépare une thèse sur les mémoires et les représentations de l’expérience de la Seconde Guerre mondiale au sein du monde juif en France entre 1944 et 1967.
[3] Rolf Hochhuth, Le Vicaire, Paris, Seuil, 1963 (trad. Françoise Martin et Jean Amsler), 318 p., réédition 2002. La première de cette pièce de théâtre a eu lieu en France en 1963, au théâtre de l’Athénée, à Paris.