N°10 / Nouvelles recherches sur les déportations et les camps

Natzweiler-Struthof. L’émergence du haut lieu de mémoire

Thomas Fontaine

Résumé

Le 23 juillet 1960, le Mémorial national de la déportation et sa nécropole nationale, installés sur le site de l’ancien camp de concentration de Natzweiler sont inaugurés par le général de Gaulle. Le site devient un des hauts lieux de la mémoire nationale, ces sites gérés en permanence par l’état pour perpétuer le souvenir de plusieurs événements de notre mémoire, des guerres mondiales et de la décolonisation. L’analyse de la généalogie du site de Natzweiler et un regard sur les porteurs du projet mémoriel indiquent que ce haut lieu de la déportation résistante est avant tout le résultat d’actions de mémoires de groupe, à vocation « militante », davantage que d’un programme pensé et porté par l’Etat. Cette construction se fait lentement, l’inauguration intervenant en 1960, « seulement ».

Cette histoire permet d’interroger la force du rite commémoratif de la déportation résistante et donc d’interroger sa portée dans notre mémoire collective.

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Le 23 juillet 1960, le Mémorial national de la déportation et sa nécropole nationale, installés sur le site de l’ancien camp de concentration de Natzweiler sont inaugurés par le général de Gaulle. Le site devient un des hauts lieux de la mémoire nationale, ces sites gérés en permanence par l’état pour perpétuer le souvenir de plusieurs événements de notre mémoire, des guerres mondiales et de la décolonisation.

Le guide de visite de 2007 du site, présentant le haut lieu de mémoire et son histoire, insiste sur cette généalogie d’une mémoire officielle : « c’est en 1949 que la conservation du camp est confiée au ministère des anciens combattants et victimes de guerre. L’architecte en chef des monuments historiques du Bas-Rhin est chargé d’un projet d’aménagement. » Une mémoire officielle donc, qui se charge de réunir les mémoires de groupes des anciens déportés survivants : « Une commission exécutive, composée d’anciens résistants et déportés, est créée en 1954 afin de veiller au respect du site. »

Mais il faut interroger cette généalogie pour décrire d’abord quel haut lieu a été créé et la mémoire qu’il porte ; connaître ensuite les porteurs de ce projet et s’il est bien le résultat d’une forte mémoire d’Etat sur ce thème de la déportation ; déterminer quel fut le rôle des anciens déportés réunis en associations, amicales et fédérations ; comprendre enfin comment cette construction mémorielle d’un haut lieu s’inscrit dans un « rite commémoratif » que l’on décrit généralement comme celui d’une mémoire hégémonique de la déportation résistante.

Nous commencerons par rappeler les étapes de l’édification du haut lieu, pour mieux mettre en avant ceux qui en sont à l’origine : finalement, non pas l’Etat mais avant tout une partie, et une partie seulement, de ceux que le sociologue Gérard Namer appelle les « gardiens de la mémoire »[1], ces anciens déportés qui cherchent à commémorer leur mémoire. Nous détaillerons ensuite comment ce haut lieu s’insère dans la commémoration d’une mémoire résistante, avant et après le retour au pouvoir du général de Gaulle[2].

Un haut lieu d’une partie des « gardiens de la mémoire »

Une circulaire de 1954 d’André Mutter, le ministre des Anciens combattants et victimes de guerre, décrit parfaitement le haut lieu que doit devenir le site de l’ancien camp de Natzweiler porté par l’Etat :

[Le Struthof sera] « le monument de la reconnaissance et de la piété de toute la nation française. Dédié à l’ensemble des déportés de la Résistance, il perpétuera la mémoire de ceux qui, par leur sacrifice, sauvegardèrent la conscience nationale et sauvèrent l’honneur de la patrie. Le Struthof sera la grande nécropole nationale où seront réunis les corps et les cendres de ceux qui périrent en terre lointaine et ennemie pour la cause de la liberté ; ainsi, les victimes du régime concentrationnaire auront Natzwiller comme les héros de Verdun eurent l’ossuaire de Douaumont[3]. »

Avec cette référence aux Poilus de la Première Guerre mondiale et à la nécropole de Douaumont, on ne saurait mieux poser l’idée d’une mémoire nationale et essentielle, patriotique et héroïque, d’une Déportation résumée dès lors à sa seule dimension résistante et à ses « martyrs ».

Le « Comité national pour l’érection et la conservation d’un Mémorial de la Déportation au Struthof » qui va être mis en place pour mener le projet fait une présentation identique aux accents résistants : « Dédié à tous les déportés, [le Mémorial] perpétuera leur mémoire, et avec elle leur héroïsme et leur martyre[4]. » : « Hier l’héroïsme militaire des anciens de Verdun était consacré à Douaumont, aujourd’hui c’est dans l’altière sérénité de cette merveilleuse montagne hantée par les ombres des disparus, des pendus, des fusillés, que nos enfants viendront se recueillir et honorer l’héroïsme civique des Résistants qui ont souffert et qui sont morts pour que l’amour de la liberté soit et demeure la loi des hommes. »

Mais la majesté de ces objectifs (et du site) ne doit pas faire oublier une généalogie finalement moins évidente et plus lente qu’il n’y semble. En effet, ce n’est qu’au début des années 1950 que l’idée d’un Mémorial installé sur le site de l’ancien camp de concentration germe, portée finalement par peu de personnes.

Jusqu’en 1948, l’ancien camp avait été utilisé par le ministère de l’Intérieur pour y interner des criminels de guerre, notamment d’anciens miliciens. En janvier 1949 seulement, la gestion du site est confiée par le préfet du Bas-Rhin à l’amicale des Internés et Déportés politiques des camps de Schirmeck et du Struthof, majoritairement composée de militants et sympathisants communistes. Mais l’amicale n’a pas les moyens de ses ambitions. Aussi, face au risque évident de dégradation du camp, le préfet propose au gouvernement un classement d’une partie du site, le reste pouvant être rendu à la commune[5]. Le 7 octobre 1949, le gouvernement confie le lieu au ministère des Anciens Combattants pour « conserver le souvenir de ce camp où reposent les cendres de dizaines de milliers de Français et étrangers ». Des premiers travaux de conservation sont réalisés en 1950-1951. De nombreux problèmes de droit de propriété sont encore à régler, notamment avec la commune de Natzwiller. Le 31 janvier 1950, le sol de l’ancien camp est classé aux monuments historiques. Le 7 août 1951, c’est au tour du bâtiment de la chambre à gaz de l’être. C’est l’architecte Bertrand Monnet qui est chargé d’un projet qui débute donc lentement.

Toutefois, la pression des associations d’anciens déportés fait avancer le projet de manière décisive, et modèle celui qui va voir le jour.

La première initiative revient à la sphère communiste, majoritaire au sein de l’amicale : le 3 février 1950, une proposition de loi présentée à l’assemblée par le groupe du PCF demande la remise en état du site, ainsi que la remise d’une partie des baraques « aux organisations nationales de déportés » ou aux amicales étrangères concernées pour y créer des « musées nationaux » sur le modèle de ceux déjà existants à Auschwitz ou à Lublin, en Pologne.

La réaction de la « sphère non communiste » est en fait d’abord individuelle, portée par la veuve du général Frère, résistant mort à Natzweiler. Depuis la Libération, elle s’intéresse au devenir de l’ancien camp. Le 13 décembre 1950, elle écrit au ministre des Anciens combattants : « Au cours d’un […] pèlerinage, quelle ne fut pas ma surprise de voir à la boutonnière du gardien un insigne communiste. » « Bouleversée », elle propose au ministre un plan d’aménagement permettant de « respecter au maximum ce qui existe et qui est sacré », ainsi que l’instauration d’une « croix peu haute, reposant sur un mur gravé de noms (le mur des lamentations) ». L’idée fait visiblement son chemin, alors que Mme Frère multiplie les prises de contact. Aussi, la proposition de résolution de l’Assemblée nationale du 6 septembre 1951, présentée notamment par la députée gaulliste Irène de Lipkowski, la présidente de l’association nationale des Familles de victimes et otages de la Résistance (ANFROMF), a plus de succès que celle portée précédemment par le groupe communiste. Elle fait de l’ancien camp la « nécropole nationale des déportés et internés de la Résistance ». Le ministère des Anciens combattants est logiquement chargé du projet.

Dès le 2 août 1951, une réunion avait été organisée au ministère en présence notamment de Mme Frère, de Berthe Thiriart de l’UNADIF (l’Union nationale des Associations de déportés, internés et familles des disparus, une fédération de droite) et d’Irène de Lipkowski, pour réfléchir au projet et à la création d’un Comité national chargé de le mener à bien avec l’appui du ministère. Des désaccords étant apparus avec les propositions de l’architecte, ce n’est qu’en juillet 1952 qu’un projet définitif est adopté autour de deux idées directrices : l’érection d’un monument sur la partie élevée du camp, et l’aménagement autour de lui d’un cimetière national[6]. Le décret n’est pris qu’en octobre 1953 puis il est modifié le 2 décembre 1954 : il prévoit le lancement d’une souscription, organisée par un Comité national « pour l’érection et la conservation d’un Mémorial de la Déportation au Struthof. » C’est à ce comité que l’État confie la réalisation du projet. Le Comité national voit donc officiellement le jour à cette date, en remplacement du comité officieux en place depuis 1952, à l’origine du lancement du projet. S’il est présidé par le ministre des Anciens combattants, la vice-présidence est confiée à un ancien déporté.

Ainsi, à l’instar de ce qui se passe pour la journée nationale de la Déportation, un petit groupe d’anciens déportés influents, essentiellement portés par l’entité UNADIF-FNDIR, est à l’initiative et obtient de gérer une réalisation essentielle de la mémoire officielle de la Déportation. Derrière la présence des « officiels[7] », les premières compositions du Comité national entre 1953 et 1955 sont en effet assez unicolores ! On y retrouve la plupart des principaux représentants de l’UNADIF-FNDIR : les présidents Emile-Louis Lambert, Eugène Thomas ou André Mutter, les vice-présidents Michel Riquet ou Jean Kreher, des membres du secrétariat général de l’UNADIF (M. Teyssandier ou Berthe Thiriart). Irène de Lipkowski est là au nom de l’ANFROMF. On compte aussi des membres de l’amicale de Natzweiler : le colonel Faure, son président, et le Dr Léon Boutbien, son vice-président. Les seuls membres de la FNDIRP (Fédération nationale des déportés et internés, résistants et patriotes) d’obédience communiste sont d’anciens déportés de Natzweiler : Roger Linet ou le Dr Ragot par exemple.

La coloration de la Commission exécutive restreinte chargée de réaliser concrètement le projet – où figurent surtout d’anciens déportés à côté des représentants du ministère des Anciens combattants – accentue ce constat : les membres de la FNDIRP y sont largement absents. Cette dernière structure est nommée par décret le 2 décembre 1954. Degois, vice-président de l’UNADIF, en est le président ; le préfet et ancien déporté Richard Pouzet le secrétaire général. Berthe Thiriart est chargée de la « propagande ». Mme Frère en est membre : le 29 juin 1955, en reconnaissance de son rôle initial, elle est nommée conservateur du futur Mémorial. C’est elle la cheville ouvrière d’un projet qu’elle mène à bien jusqu’à son inauguration par le général de Gaulle les 23-24 juillet 1960.

Après l’aboutissement et la réussite du projet à cette date, et l’ouverture au public du site ainsi transformé en Mémorial, la Commission exécutive perdure toutefois – ses statuts sont modifiés pour cela en 1964 –, pour entretenir l’endroit et organiser des cérémonies annuelles qu’elle verrouille ainsi : en pleine « guerre froide », les demandes de cérémonies particulières de la FNDIRP sont par exemple refusées. Sa tâche est aussi d’envisager la création d’un musée sur le site. Richard Pouzet devient le président de cette commission, Mme Frère est vice-présidente avec le Dr Léon Boutbien.

Un élément essentiel du rite commémoratif de la mémoire de la déportation résistante

À travers ce projet du Struthof, bien plus sans doute que dans l’image également véhiculée du camp de Buchenwald, souvent évoquée, se lit le message de la commémoration de la déportation résistante. L’audience est d’abord sans commune mesure : les visites annuelles du site sont importantes[8], la brochure du Comité national s’est déjà vendue à 40 000 exemplaires en mars 1966. Le contenu est aussi sans équivoque : « Aux héros et martyrs de la déportation, la France reconnaissante » est la seule inscription gravée sur le monument[9]. Quant à l’image souvent citée du « camp unique », mêlant les différents cas de déportation, occultant le génocide des Juifs, elle est sans conteste illustrée par ce mémorial. Dès 1954, le ministre André Mutter indiquait dans sa circulaire pour l’instauration des comités départementaux déjà évoquée, que le site devait être « un témoignage historique de tous les autres camps de même espèce qui furent les lieux d’épreuve où souffrirent et périrent des dizaines de milliers de héros de la Résistance » : il « représentera la matérialisation synthétisée de tout le «régime concentrationnaire», il en constituera l’évocation monumentale unique », un « camp-témoin[10] ». En mars 1955, écrivant aux différentes associations et amicales en vue de la souscription nationale, Berthe Thiriart précisait alors que « les éléments principaux des camps allemands de concentration y sont rassemblés jusqu’à la place d’appel où pendant des heures, les malheureux déportés étaient exposés au froid et aux sévices de leurs gardiens ». Dans cette optique, le Comité a décidé de conserver et de remettre en état deux baraques types, le four crématoire, des cellules, une potence, des miradors ainsi que la carrière ou encore la chambre à gaz[11]. Quant au musée, comme l’indique un texte de la Commission du 27 avril 1965, sa « raison d’être […] est d’apporter à ceux qui le visiteront, si ignorants soient-ils en y pénétrant, la certitude que la Résistance a sauvé l’honneur et que les souffrances subies par les déportés allant souvent jusqu’à la mort dans la dégradation, l’oppression et l’affreux anonymat, sont sans commune mesure avec les épreuves endurées par les combattants traditionnels. »

Mais, s’il est essentiel, le site de Natzweiler n’est pas le seul élément constitutif du rite commémoratif qui se met en place dans les années 1950 et 1960 pour perpétuer la mémoire de la Déportation résistante. En effet, ce rite prend différentes formes : par l’élaboration de statuts officiels d’anciens déportés, attribuant une reconnaissance nationale ; l’instauration d’une journée nationale de commémoration ; la mise en place d’une pédagogie du sujet ; l’érection d’une « mémoire de pierre » incarnée en fait par deux hauts lieux : l’inauguration du site du Struthof étant suivie de celle du Mémorial des martyrs de la Déportation, sur l’île de la Cité, à Paris. Rappelons rapidement ces différents éléments, qui sont autant d’étapes et qui révèlent encore une fois le rôle et l’action des « gardiens de la mémoire », et notamment l’importance tenue par le Réseau du Souvenir, une structure qui œuvre pour le souvenir, la pédagogie et l’édification de l’autre haut lieu de la Déportation à Paris, en l’occurrence. Tous ces aspects du rite commémoratif de la déportation résistante éclairent l’émergence du haut lieu de la mémoire de Natzweiler-Struthof.

Deux statuts d’abord : trois ans après la libération des camps, deux lois consacrent deux statuts de « déportés ». Le premier, voté le 6 août 1948, compte davantage que le second. Il consacre le modèle du « déporté résistant » organisé et armé. Le statut du « déporté politique » entériné un mois plus tard, le 9 septembre, ne s’applique qu’à ceux qui ne pouvaient être « déporté résistant ». Cette première étape du « rite », qui en définit les acteurs, est importante, tant elle modèle les définitions du déporté et la prééminence attribuée au résistant[12].

Une journée ensuite : c’est la deuxième étape, en avril 1954, avec le vote d’une journée nationale de la Déportation. C’est une initiative de l’UNADIF et du Réseau du Souvenir, prise à l’occasion des cérémonies du 10e anniversaire de la libération des camps. Le 12 novembre 1953, un groupe de sénateurs anciens déportés, conduits par Edmond Michelet, dépose une proposition de loi « tendant à consacrer le dernier dimanche du mois d’avril au souvenir des victimes de la déportation et morts dans les camps de concentration du IIIe Reich, au cours de la guerre 1939-1945[13] ». Discutée en mars 1954, la loi, adoptée à l’unanimité, est publiée au Journal officiel le 15 avril 1954.

La pédagogie du sujet, la transmission auprès du public et des plus jeunes en particulier, est largement portée par le Réseau du Souvenir, avant l’inscription de la Seconde Guerre mondiale aux programmes de l’éducation nationale. En 1954, c’est la sortie du livre Tragédie de la Déportation, confié aux deux historiens du Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, Henri Michel et Olga Wormser, qui proposent un « Mémorial » faits de récits de déportés[14]. En 1956, le Réseau du Souvenir finance la réalisation du film Nuit et Brouillard d’Alain Resnais[15], montré dès lors régulièrement dans les classes. En 1961-1962, c’est le lancement du concours de la Résistance et de la Déportation, devenu depuis national et porté par lEducation nationale.

Enfin, c’est l’érection d’un second lieu de la commémoration de la déportation résistante : le mémorial aux « martyrs de la Déportation », sur lîle de la Cité, à Paris. Le 11 avril 1962, la veille de son inauguration officielle, « le corps d’un déporté inconnu provenant de la nécropole nationale du Struthof est inhumé dans la crypte du Mémorial[16] ». Le site s’intègre dès 1963 comme l’étape essentielle de la cérémonie annuelle qui se déroule à l’occasion de la journée de la Déportation à Paris. Encore une fois, comme au Struthof, selon la formule de Jean Cassou, membre du réseau du Souvenir, il s’agissait bien de « transformer le souvenir en monument » et « la mémoire en Mémorial[17] ».

À chaque étape du rite commémoratif, dans chacune de ses modalités, le résultat est le même : l’image de la victime de la barbarie nazie est associée à celle du héros de la résistance et du combat pour la libération nationale. Le site de Natzweiler ne déroge pas au modèle et s’y intègre donc parfaitement. L’aménagement sur place et l’inauguration en 2005 d’un centre européen du résistant déporté poursuit en partie, sous une autre forme, cette filiation.

Conclusion

Le haut lieu d’une mémoire de la Déportation résistante est donc avant tout le résultat d’actions de mémoires de groupe, à vocation « militante », davantage que d’un programme pensé et porté par l’Etat. Ces « gardiens » sont d’abord des anciens déportés résistants, les plus proches du pouvoir – ceux qui disposent de leviers susceptibles d’activer leurs projets mémoriels – qui mettent en place le premier des deux grands sites de la mémoire nationale de la Déportation. La FNDIRP, proche du PCF, est exclue de ce schéma : la force qu’on lui prête souvent ne se trouve pas dans son rapport victorieux à la mémoire officielle. Le paysage des « gardiens de la mémoire » de la déportation est donc évidemment clairement divisé – ce n’est pas une surprise – et seule une partie d’entre eux ont la possibilité de toucher les gouvernements de la IVe puis de la nouvelle Ve République – une évidence, à rappeler cependant. Ils font face à un Etat qui, s’il suit et active le projet de Natzweiler et les autres initiatives du rite commémoratif, n’en est pas l’initiateur.

Du coup, il faut faire le constat d’une lente émergence du rite, dont témoigne la généalogie du haut lieu de mémoire sur le site de Natweiler inauguré en 1960, « seulement » aurait-on tendance à ajouter. La journée de la Déportation ne date que de 1954. Les deux lieux phares de la mémoire de la déportation résistante ne sont officiellement inaugurés que sous la Ve République, en 1960 et en 1962. Beaucoup des jalons du rite sont lancés au début des années 1950 et, si les différents gouvernements de la IVe République les soutiennent, il est aussi important de constater qu’ils ne les portent pas suffisamment pour les accélérer. Hormis la journée mise en place en 1954, tous aboutissent après le retour au pouvoir du général de Gaulle. Mais l’inauguration – sa préparation comme ses suites – du haut lieu à Natzweiler ne permet pas non plus d’y lire une particulière accélération par le pouvoir gaulliste.

Reste les actions qui ont permis de créer un site mémoriel douloureux et majestueux, un élément d’un rite national légitimé par ce statut de « haut lieu » ; un élément essentiel du rite commémoratif de la mémoire de la déportation résistante. Mais des mémoires politiques plongées dans une lutte aux accents souvent durs et polémiques, des commémorations de la déportation qui se mettent progressivement en place, fondent-elles une mémoire collective dominante de la déportation résistante ? Le regard que nous avons porté sur la généalogie de l’émergence du site de Natzweiler ne tend pas à une conclusion positive sur cette portée. Mais il faudrait ajouter d’autres études de cas, sur différents aspects, pour faire émerger un tableau d’ensemble sur ce point ; et comparer avec les autres mémoires de la Seconde Guerre mondiale et des déportations – à commencer par celle des Juifs de France déportés[18]. Ce qu’illustre le cas du haut lieu de Natzweiler, c’est que, quelle que soit la force mise par les « gardiens de la mémoire » pour porter et inscrire leur message dans la mémoire nationale, leurs combats n’en sont pas moins longs et pas toujours couronnés de succès – rappelons par exemple l’échec de la création d’un musée national de la Résistance. Dès lors, alors qu’aujourd’hui la Shoah tient une forte place dans notre mémoire collective ainsi que dans la mémoire des déportations, il faut interroger la force passée et laissée en héritage par ces éléments d’un rite commémoratif qui n’a que peu évolué depuis que les gardiens de la mémoire l’ont créé.

 

[1] Gérard Namer, La Commémoration en France de 1945 à nos jours. Paris, éd. L’Harmattan, 1987.

[2] Cet article est issu d’une communication présentée lors du colloque sur le camp de Natzweiler-Struthof organisé les 2 et 3 décembre 2015 à l’institut historique allemand par le Centre européen du résistant déporté et l’Office national des Anciens Combattants. Je remercie Frédérique Neau-Dufour, la directrice du Centre, pour m’avoir invité à ce colloque et pour nos échanges sur ce sujet.

[3] Circulaire du 30 mars 1954 d’André Mutter, ministre des Anciens Combattants et Victimes de Guerre, dossier de la création du Centre européen du résistant déporté, Direction des patrimoines, de la mémoire et des Archives, ministère des Armées.

[4] Brochure du Comité réalisée en 1955, préface du docteur Léon Boutbien, vice-président de la Commission exécutive, ancien déporté à Natzweiler, p. 13.

[5] Lettre du 27 août 1949 du préfet du Bas-Rhin au président du Conseil. SHD, DAVCC, série sur le camp de Natzweiler, carton 1. Les éléments qui suivent, sauf mention différente, en sont tirés. Nouvelle cotation en cours.

[6] Plus de 1 100 corps de déportés non réclamés par des familles vont y être inhumés, selon une organisation qui suit le modèle des cimetières militaires. Sur proposition du R. P. Riquet, il est décidé par le Comité national du 24 mars 1955 de placer un signe religieux distinctif sur les tombes.

[7] L’archevêque de Paris, le président du Conseil de la fédération protestante de Paris, le Grand Rabbin de France, des représentants du ministère des Anciens combattants, un pour celui des PTT, un autre de l’Éducation nationale, et enfin un du Budget.

[8] Les chiffres manquent toutefois pour vérifier cette assertion régulièrement affirmée par le Comité.

[9] La proposition initiale l’était encore plus : « À la gloire de la déportation française. À la mémoire de ses héroïques victimes ». Le représentant du ministère des Anciens Combattants l’a fait modifier lors de la réunion de la commission exécutive du 20 janvier 1955.

[10] Archives conservées à la DMPA, op. cit.

[11] À linverse, comme lindique larchitecte Bertrand Monnet dans le journal Le Monde, le jour de l’inauguration, l’empreinte du déporté sur le monument « est volontairement dépouillée de tout réalisme ». « Le cercle définissant la base du monument explique la captivité ; l’ascension continue des lignes dit l’évasion de l’esprit, seule évasion possible pour le déporté ; le monument est ouvert vers la France, terre de liberté ». Cité par Serge Barcellini et Annette Wieviorka, Passant, souviens-toi ! Les lieux du souvenir de la Seconde Guerre mondiale en France, Paris, Plon, 1995, pp. 415-416.

[12] Cf. Annette Wieviorka, Déportation et génocide, entre la mémoire et l’oubli, Paris, Plon, 1992.

[13] Serge Barcellini, « Les cérémonies du 11 novembre 1945. Une apothéose commémorative gaulliste », in La France de 1945. Résistances. Retours. Renaissances, Caen, 1996, pp. 81-82.

[14] Olga Wormser, Henri Michel (textes choisis et présentés par), Tragédie de la déportation, 1940-1945, Témoignages de survivants des camps de concentration allemands, Paris, Hachette, 1954.

[15] Sylvie Lindeperg, « Nuit et brouillard ». Un film dans l’histoire. Paris, Odile Jacob, 2007.

[16] Serge Barcellini, « Sur deux journées nationales commémorant la déportation et les persécutions des « années noires », in Vingtième Siècle, n° 45, 1995, pp. 76-98 et 85-86.

[17] AN, série 72AJ, inventaire des archives du Réseau du Souvenir.

[18] Je renvoie notamment à mon article « Qu’est-ce qu’un déporté ? Les figures mémorielles des déportés de France », in Jacqueline Saintclivier, Jean-Marie Guillon et Pierre Laborie, Images des comportements sous l’Occupation. Mémoires, transmission, idées reçues, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2016, pp. 79-89.

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