N°2 / Des erreurs historiographiques

Un livre très attendu : Le Mythe du grand silence. Auschwitz, les Français, la mémoire, de François Azouvi

Thomas Fontaine, Yannis Thanassekos

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L’historiographie dominante retient généralement l’idée que, jusqu’aux années 1970 et surtout 1980, le génocide des Juifs et sa spécificité ne tenaient qu’une très faible place dans les mémoires de la Seconde Guerre mondiale. Selon ce paradigme, ce « silence » n’aurait été fissuré qu’après le tournant initié par le procès Eichmann, à Jérusalem, en 1961 :

« Ces usages de la mémoire ne laissent aucune place au génocide des Juifs. Aucune de ces visions n’est à même d’intégrer la destruction des Juifs d’Europe, autrement que sur la marge comme un épiphénomène, une conséquence secondaire du “fascisme” ou de la “barbarie nazie”. »[1]

Le livre récent de François Azouvi, intitulé Le Mythe du grand silence, Auschwitz, les Français, la mémoire[2], propose un tout autre point de vue, grâce à une analyse à la fois fouillée et limpide de la production littéraire, philosophique, artistique et scientifique depuis 1944 : « Faut-il donc que nous soyons aveuglés par la croyance en un silence général sur l’extermination des Juifs, au lendemain de la guerre, pour ne pas voir ce qui, pourtant, crève les yeux. »[3]

Selon l’auteur, non, le génocide ne fut pas un thème oublié, loin s’en faut : un processus de prise de conscience, de connaissance et de mémorialisation débuta dès l’immédiat après-guerre, pour se diffuser progressivement et atteindre finalement la scène publique puis la sphère étatique et une reconnaissance officielle. Ce processus fut « normal » selon François Azouvi, se diffusant d’un cercle à l’autre, après avoir débuté par un travail important dans le petit cercle des élites intellectuelles. Au sein de ces élites se trouvent d’anciens déportés résistants qui, en apportant leur témoignage, ont surtout livré une réflexion sur la criminalité nazie. François Azouvi rappelle avec justesse qu’on ne peut reprocher aux livres de David Rousset ou de Robert Antelme de ne pas évoquer Auschwitz et une réalité qu’ils n’ont pas connue. Ajoutons que si la formule, souvent reprise de David Rousset dans L’Univers concentrationnaire, conclut à une différence de degré et non de nature entre les camps de concentration et d’extermination[4], certains passages des Jours de notre mort (1947) sont explicites sur ce qui s’était déroulé à Auschwitz-Birkenau[5].

François Azouvi met en avant le fait méconnu que, poussées par la honte, les élites chrétiennes initièrent une vaste réflexion sur le génocide et sa spécificité dont les effets se poursuivirent jusqu’au concile de Vatican II. Ainsi, loin d’être diluée et masquée dans une présentation générale et indistincte de la criminalité nazie, la spécificité du génocide des Juifs a d’emblée été pensée.

Les années 1950, avec leur « impressionnante série » de romans, de films, de récits, « entament le processus d’acculturation de l’opinion française »[6]. Mais c’est en 1963 – et non en 1961 avec le procès Eichmann – que la pièce de Rolf Hochhuth, Le Vicaire, par la polémique qu’elle provoque, fait entrer le génocide dans l’espace public. Des milliers d’articles et de réactions accompagnent la sortie de la pièce centrée sur le silence de la papauté face au génocide ; et cette fois, le débat traverse le monde juif et touche surtout les non-juifs. C’est en cela qu’il marque un tournant.

Comme par capillarité, l’étape suivante est celle d’une reconnaissance dans l’espace public et dans la sphère étatique, à coups de dynamiques judiciaire et politique, dont les symboles sont le procès Barbie et la déclaration de repentance du président Jacques Chirac en 1995. Pour François Azouvi, commencé dans l’immédiat après-guerre, le cycle de la reconnaissance du génocide des Juifs et de sa spécificité s’arrête là, dès lors que l’État assume publiquement sa responsabilité. Le processus achevé, les nouveaux épisodes ne sont désormais que des répétitions des précédents.

Dès la fin des années 1980, précise-t-il, « le génocide des Juifs a trouvé […] son œuvre : Shoah [le film de Claude Lanzmann] ; son concept : le crime d’être né ; sa cérémonie mémorielle et cathartique : le procès Barbie. Il a trouvé son témoignage exemplaire, celui qui va s’imposer partout comme le récit sur Auschwitz : Si c’est un homme de Primo Levi. […] Le génocide a trouvé également son historiographie, avec la traduction en 1988, vingt-sept ans après la première version en anglais, de La Destruction des Juifs d’Europe de Raul Hilberg »[7].

C’est aussi à ce moment, dans ces années 1980, que « s’impose la thèse qui prévaut encore si largement : celle d’un immense silence commandé par un refoulement général qui n’aurait cédé que dans les années 1970 ou 1980 »[8]. Un deuxième paradigme, qui n’a pas été développé par François Azouvi – mais qu’il faut tout autant revoir ! –, est complémentaire à cette thèse. Il avance l’idée d’une occultation délibérée de la mémoire du génocide par une mémoire résistante – avant tout communiste et accessoirement gaulliste –, habituellement résumée sous le vocable ambigu de « résistancialisme » : « Exagérément présentée comme dominante, voire écrasante, la légende rose [d’une France presque unanimement résistante] se voyait […] attribuer une fonction d’écran qui avait contribué à l’enfouissement de la mémoire des Juifs déportés de France et retardé la reconnaissance publique de la complicité de l’État dans la mise en œuvre de la “solution finale”. »[9]

Dans ce processus de reconnaissance, François Azouvi n’oublie pas de réfléchir au rôle joué par le « syndrome de Vichy » et le « retour du refoulé » sur la mémoire de l’État français : « La mémoire empêchée de la Collaboration devient par contagion la mémoire empêchée de l’extermination des Juifs », précise-t-il ainsi, mais « s’il y a en France un “syndrome de Vichy”, il n’y a pas de “syndrome de la Shoah” »[10].

Au total, le corpus mobilisé par François Azouvi est particulièrement impressionnant et ce n’est pas trop de souligner que ses conclusions bouleversent l’historiographie de la mémoire du génocide en France. Pour autant, la faible réception scientifique et médiatique de son ouvrage inquiète et interroge. Dans tous les champs institutionnalisés de la recherche scientifique, l’élaboration et la consécration de paradigmes théoriques ou interprétatifs résultent de consensus codifiés au sein des communautés scientifiques concernées – consensus qui procèdent non seulement de procédures de confrontations critiques de théories ou d’interprétations concurrentes afin d’en sélectionner la plus valide ou la plus féconde, mais aussi de rapports de force au sein desdites communautés, rapports de force qu’induit l’environnement social, politique, économique voire médiatique des champs concernés. La discipline historique ne fait pas exception, c’est de la même manière qu’elle consacre et codifie ses paradigmes théoriques et interprétatifs. Mais ici, plus sans doute que dans d’autres disciplines, lorsque de tels consensus paradigmatiques s’installent dans la durée jusqu’à revêtir les traits d’une pensée unique, lorsqu’ils imposent le silence à d’autres points de vue et marginalisent d’autres voix, en mobilisant notamment des ressources extérieures au champ scientifique (environnement social, politique, idéologique, éditorial et médiatique), alors l’historiographie se dogmatise, se stérilise et s’appauvrit.

C’est un philosophe extérieur au champ traditionnel de l’historiographie de la mémoire du génocide qui a revu le paradigme dominant et ouvert d’autres pistes de recherche… Aux historiens de poursuivre ses pistes de réflexion, de les discuter ou de les critiquer. Car, selon nous, l’ouvrage de François Azouvi est désormais incontournable pour tous travaux futurs sur ce thème. Espérons également qu’il nourrisse les réflexions des enseignants à qui on demande depuis des années maintenant de transmettre un paradigme de manière particulièrement caricaturale. Il suffit à ce propos de lire les instructions officielles de l’Éducation nationale sur le thème des mémoires de la Seconde Guerre mondiale[11] et leur traduction dans les manuels pour se convaincre du chemin à parcourir et de l’ampleur des enjeux.

Pour cette raison aussi, ce livre était vraiment attendu et il y a urgence à le lire !

 

 


[1] Annette Wieviorka, Déportation et génocide, Paris, Plon, 1992, p. 328.

[2] François Azouvi, Le Mythe du grand silence. Auschwitz, les Français, la mémoire, Paris, Fayard, 2012.

[3] François Azouvi, Le Mythe du grand silence, op. cit., p. 60.

[4] David Rousset, L’Univers concentrationnaire, Paris, Minuit, 1946, pp. 50-51.

[5] David Rousset écrit par exemple : « Le territoire d’Auschwitz était devenu prospère et riche. L’Europe, de toutes ses provinces, lui avait envoyé des milliers de Juifs. Les SS les tuaient, les dépouillaient de leurs biens, et chaque mois les magasins devaient être agrandis. […] Il n’était pas rare de ramasser, dans la boue des routes ou dans les caves, des montres, des bracelets, des bagues, des livres sterling jetés par les désespérés qui allaient entrer nus dans les chambres à gaz. » Les Jours de notre mort, Paris, réédition Hachette, Poche Pluriel, 2005, p. 383.

[6] François Azouvi, Le Mythe du grand silence, op. cit., p. 14.

[7] Ibid., pp. 379-380.

[8] Ibid., p. 372.

[9] Pierre Laborie, Le Chagrin et le venin, La France sous l’Occupation, mémoire et idées reçues. Montrouge, Bayard, 2011, p. 109

[10] François Azouvi, Le Mythe du grand silence, op. cit., pp. 283-284.

[11] Citons simplement un extrait des instructions officielles pour les classes de terminale, séries ES et L, d’avril 2012 : « C’est la nécessité de panser ces blessures qui a déterminé la construction des premières mémoires. Celle de l’héroïsation nationale de la France libre, de la Résistance et de la Déportation qui fut construite au travers des récits des combats et des sacrifices ; celle, d’abord oubliée (l’oubli est tout autant la caractéristique des mémoires que le souvenir) des victimes du génocide confrontées à la fois au caractère d’abord inexprimable de leurs souffrances et à la volonté d’occultation du rôle joué par certains Français dans le crime ; celle des prisonniers de guerre ou des anciens du STO ; celles des “Malgré-nous” Alsaciens et Lorrains… » http://media.eduscol.education.fr/file/lycee/41/0/LyceeGT_Ressources_Hist_02_Th1_Q2_memoires_213410.pdf. Site consulté le 9 décembre 2013.

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