N°1 / Résistances au musée

Une histoire et des mémoires qui… résistent mal !

Pour une muséohistoire des musées de la Résistance et de la Déportation

Frédéric Rousseau, Charles Heimberg

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Le premier dossier de ce numéro 1 d’En Jeu. Histoire & mémoires vivantes est consacré aux musées traitant de la Résistance et de la Déportation. Ce choix n’est évidemment pas neutre et revêt à la fois un caractère de nécessité et d’urgence. Nécessité tout d’abord, en ce sens que ces musées ne sont pas des « musées d’histoire » comme les autres ; ils assurent en effet la mission cruciale, selon nous, de transmettre une expérience étroitement reliée à l’histoire européenne mais de portée mondiale, celle de la lutte antifasciste et du combat mené contre le nazisme et le fascisme, et contre les collaborateurs. Urgence ensuite, en ce que nombre de ces structures muséales, fondées par d’anciens résistants et/ou déportés, se trouvent aujourd’hui à un moment particulièrement délicat de leur histoire dans un contexte où les représentants de la génération des acteurs de la Résistance et des fondateurs de ces musées sont de moins en moins nombreux ; soixante-dix ans après la Libération, cette situation soulève la question délicate de la pérennité et du devenir de ces établissements. Certains n’ouvrent déjà plus que sur rendez-vous et quelques jours seulement durant la période estivale et touristique et la liste des musées menacés de fermeture pour raison budgétaire s’allonge. Sur ces problèmes matériels amplifiés encore par « la crise économique » que traversent nos sociétés, se greffent les effets préoccupants du relativisme, cette manière de tendre à placer sur un même plan les martyrs et leurs bourreaux, tous victimes d’une même guerre, qui gagne insidieusement, sous différentes formes, des parts de plus en plus importantes du marché mémoriel et idéologique. Autant dire que ce premier dossier consacré aux musées de la Résistance et de la Déportation s’inscrit particulièrement dans un contexte de crise existentielle, de sens et de brouillage de repères. Afin d’éclairer quelque peu la situation et de dresser un premier état des lieux en France et en Italie, ce dossier a fait appel à des chercheurs familiers de l’étude des narrations muséales au croisement de plusieurs disciplines : histoire et didactique de l’histoire, sociologie et science politique. Toutefois, les cinq articles qui composent ce dossier ne relèvent ni de la muséographie, ni de la muséologie mais de la muséohistoire.

En effet, la muséohistoire a pour finalité l’étude des narrations des passés historiques présentées au public dans les espaces muséaux, indifféremment du nom porté par ces derniers : musée, mémorial, historial, centre d’interprétation, centre d’histoire, etc.[1] Elle prend en compte tous les éléments participant à la mise en scène et en récit du passé : textes (titres, cartels, légendes, chronologies, etc.) bien sûr, mais aussi tous les objets (armes, outils, etc.) et documents mobilisés (photographies, affiches, tracts, documents audiovisuels, documents authentiques et/ou reproductions, témoignages, œuvres d’art, etc.) ; sont également pris en compte les dispositifs architecturaux et scénographiques conçus pour donner du sens à l’ensemble de l’exposition : pentes, étages, couloirs, jeux d’éclairage et de sons, couleurs, jeux d’échelle, bornes interactives, hologrammes, insertion d’éléments fictionnels, etc. La muséohistoire confronte ces narrations au savoir historien et tâche de repérer les chaînes de causalité retenues par l’exposition, les points de vue ; elle relève les erreurs factuelles, les oublis plus ou moins volontaires (amnésies) de même que les obsessions mémorielles (hypermnésies) ; elle distingue panthéons (les héros) et piloris (les bourreaux, traîtres). Ce faisant, elle mesure les airs du temps (les paradigmes dominants) : entre concurrence des mémoires héroïques (résistants) et victimaires (civils ordinaires, persécutés raciaux), « victimisation », « dépolitisation » du propos, « déconflictualisation » du récit et discours idéologiques plus ou moins implicites, etc. Enfin, la muséohistoire s’intéresse particulièrement au sens du propos, aux messages et aux valeurs qui sous-tendent les expositions ; elle questionne leur portée en replaçant systématiquement les différents éléments observés dans leurs contextes politiques, sociaux, culturels, économiques de production. À ce titre, le rôle des fondateurs et des initiateurs de projet muséal (les entrepreneurs de mémoire, les communautés mémorielles), celui des différentes tutelles, des financeurs, des administrateurs et des gestionnaires entre dans le questionnement.

Selon trois focales différentes, les trois premiers articles sont consacrés au paysage mémoriel muséal français : le N° 1 (F. Rousseau) traite d’un corpus composé d’une quinzaine d’établissements créés/refondés entre 1964 et 2012, répartis sur l’ensemble du territoire national, et dont la marque première est l’hétérogénéité, en termes de taille, de moyen, de contexte. Cette étude comparée questionne notamment les notions de « résistance » et de « résistant », tâche d’en préciser les contours d’un site à l’autre. Ce parcours met également au jour les tentations présentes consistant à minorer la Résistance et à démonétiser, voire criminaliser certains actes de résistance par rapport à d’autres. L’article N° 2 (C. Heimberg) est quant à lui centré sur l’histoire du Musée de Morette élevé à la mémoire des combattants des Glières, ce haut lieu de la Résistance qui a effectué lors du dernier quinquennat une rentrée fracassante sur la scène publique. Dans ses lignes de force et ses faiblesses, la narration muséale aujourd’hui offerte aux publics est ici mise en perspective ; le rôle des entrepreneurs de mémoires successifs est éclairé ; et les enjeux proprement mémoriels et civiques liés à la transmission de cette histoire sont questionnés par-delà les controverses historiographiques où l’on croise à nouveaux tentatives révisionnistes et tentations relativistes. L’article N° 3 (B. Pascal), élargit la focale au « terroir mémoriel » normand, siège du débarquement allié du 6 juin 1944. L’étude menée fait percevoir à quel point l’événement « débarquement allié » domine radicalement le champ mémoriel de Basse-Normandie au point de rendre quasiment invisible dans cette région toute mémoire de la Résistance locale excepté dans son seul lien avec le Débarquement. Ce phénomène d’éclipse de la mémoire résistante constitue une exception troublante dans le paysage mémoriel muséal de la Résistance. Avec l’article N° 4 que l’on doit à C. Silingardi, le directeur général de l’Institut national pour l’histoire du mouvement de libération en Italie, la situation des musées italiens consacrés à la Résistance et à la Déportation semble à bien des aspects comparable à celle connue en France : aux difficultés liées à la disparition des derniers acteurs et témoins de l’époque s’ajoutent là aussi les contraintes financières ; mais en Italie, plus qu’en France, la mémoire résistante ou partisane subit aujourd’hui les assauts et la concurrence acharnée menés contre elle par les porteurs décomplexés de la mémoire fasciste. Enfin, retour en France mais sur la toile, avec l’article N° 5 (O. Glassey et S. Prezioso), qui complète ce premier dossier en abordant les faces virtuelles de 46 musées français consacrés à la Résistance et à la Déportation. Cette contribution questionne les investissements de l’internet par les musées et tente d’évaluer les effets de pratique et de sens induits par l’ouverture de ces nouveaux espaces. Entrent-ils en concurrence avec les musées réels ? Se substituent-ils à ceux-ci ? Ou tentent-ils d’attirer le chaland vers le musée réel ? Telles sont quelques-unes des questions abordées dans cet article.

Au total, ce dossier n’a pas la prétention de couvrir l’ensemble du panorama français ou italien et n’est pas clos. En effet, bien d’autres structures exigeraient des études spécifiques, et beaucoup d’autres problématiques pourraient être abordées et/ou approfondies. Par ailleurs, d’autres espaces, notamment en Europe orientale et balkanique, appellent d’autres études. Cela fera l’objet d’un second dossier… À suivre.

 

 


[1]La muséohistoire a été définie lors d’un programme de recherches soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR) et conduit à l’université Paul Valéry de Montpellier entre 2009 et 2012 (programme Les Présents des Passés). Patrick Louvier, Julien Mary, Frédéric Rousseau (dir.), Pratiquer la muséohistoire. La guerre et l’histoire au musée. Pour une visite critique, Outremont (Canada),  Athéna Éditions, 2012 ; Frédéric Rousseau (dir.), Les présents des passés douloureux. Essais de muséohistoire, Paris, Michel Houdiard Éditeur, 2012.

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