Depuis de nombreux siècles vivent en Europe des communautés juives dispersées. Soumises à des persécutions, s’adaptant aux contextes les plus divers, longtemps organisées sur base d’une relative autonomie religieuse et corporative, elles se sont trouvées confrontées à la fin du XVIIIe siècle, dans le cadre de la constitution de puissants États nationaux ou multi-ethniques, à un nouveau modèle d’intégration et d’émancipation politiques. Le XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle furent marqués à leur tour par la « question juive » de façon pour ainsi dire indélébile dans notre mémoire collective européenne en raison du génocide perpétré par le IIIe Reich.
À l’heure de la construction européenne mise en place après la Seconde Guerre mondiale en vue d’une unification économique et politique, il nous est apparu utile de faire le bilan de l’expérience juive spécifique au sein de ces processus à la fois en tant que telle et comme révélatrice de conflits d’autres natures, dans et entre les États constamment engagés dans des luttes d’hégémonie politique, de conquête de marchés ou de territoires.
En lançant un appel à contributions pour un dossier intitulé « L’Europe et "ses” Juifs », En Jeu espérait actualiser et compléter cette réflexion à un moment hautement significatif pour notre époque marquée, de façon éminemment contradictoire, d’une part par le déclin sinon l’épuisement historique de la forme « état-nation » sous la pression de la mondialisation des enjeux et des formes d’existence et, de l’autre, par l’inquiétante résurgence de replis souverainistes, protectionnistes, nationalistes, identitaires, xénophobes et racistes – qui ne cachent d’ailleurs pas à l’occasion leur visées expansionnistes. Quid dans ce cadre de la « condition » et de « l’expérience » juives ? Procèdent-elles de quelques « origines » ou « logiques » historiques ?
Dans Les Penchants criminels de l’Europe démocratique, Jean-Claude Milner, s’inscrivant en cela dans une longue tradition de penseurs qui se veulent radicaux, n’hésitait pas à attribuer la responsabilité de toutes les catastrophes du XXe siècle, et singulièrement celle de l’extermination du peuple juif par le IIIe Reich, aux Lumières et, naturellement, à la Révolution française. Comme par le passé, essentiellement pamphlétaire, le pathos anti-Lumières privilégie, à défaut d’arguments, les sentences déductives. Ainsi en va-t-il de J.-Cl. Milner : « a. L’Europe issue de ‘ 89 – ou l’Europe moderne – a un problème structural, c’est le problème juif ; b. Le problème juif n’est structural qu’en Europe ; c. Il est devenu structural avec les Lumières et leur conséquence politique : la Révolution française ; autrement dit, le problème juif est moderne ; d. Tant que ce problème n’est pas résolu, l’Europe moderne est politiquement et matériellement impossible », pour conclure que l’extermination des juifs d’Europe par Hitler « dit le secret de l’unification européenne »[1].
Cette « interprétation » de la « question juive » et du génocide, comme un « problème » essentiellement de la modernité européenne, on la retrouve de nos jours dans nombre de pamphlets anti-Lumières : la pensée révolutionnaire de ce « siècle maudit » qui façonna l’Europe à son image aurait commis le crime des crimes : « le Meurtre du pasteur »[2], dont Moïse, « pasteur divin », représenterait l’archétype. Sur la scène européenne, la Révolution française aurait brisé net les deux types de domination naturelle et ancestrale qui présidaient jusqu’alors à la constitution des communautés humaines, la domination par voie de « filiation » d’une part, la domination du « berger » sur le « troupeau » de l’autre. Et sur les ruines de cet « ordre naturel », elle aurait érigé une domination proprement moderne et donc artificielle, la domination politique par voie populaire ouvrant ainsi la boîte de Pandore de l’illimitation calamiteuse des revendications démocratiques, de « l’Homme-Dieu » à la place de Dieu.
C’est dans un même ordre d’idées et sous le signe de la « catastrophe » et de l’« apocalypse » qu’une certaine philosophie aborde et examine les rapports entre la « modernité occidentale », l’« Orient » et le « destin juif ». Réduisant sans plus la modernité à sa seule dimension de rationalité instrumentale et la politique moderne (démocratie) à sa seule composante de « rationalité bureaucratique », assimilant les principes cognitifs de la science aux applications perverses des techno-structures, le diagnostic « philosophique » coule de sources : dans une veine typiquement heideggérienne, Maurice Blanchot fait sienne la formule qu’il attribue au poète Paul Celan d’après laquelle « la Shoah est, face à l’Occident, la révélation de son essence »[3] alors que Philippe Lacoue-Labarthe, sans craindre les répétitions, reprend la même rengaine : « Dans l’apocalypse d’Auschwitz ce n’est ni plus ni moins que l’Occident, en son essence, qui s’est révélé [4][…] » ou encore, « C’est pourquoi cet événement, l’Extermination, est à l’égard de l’Occident la terrible révélation de son essence. »[5] Dans un langage culturaliste, le double sort de l’Europe et des Juifs est ainsi scellé : Europe : une passion génocidaire.[6]
Comme nous l’avons dit en préambule, lorsque nous avons lancé, il y a des mois déjà, l’idée de ce dossier, nos regards et nos attentes s’orientaient vers des approches de type global mettant en discussion critique et contradictoire ces standards théoriques et interprétatifs qui ont pesé et qui continuent toujours à peser sur notre compréhension de l’histoire de l’Europe dans ses rapports complexes aux histoires des communautés, la juive en particulier, et, par voie de conséquence, sur nos analyses de l’antisémitisme, sur notre approche du sionisme, sur notre intelligence des rapports entre émancipation politique et pulsions identitaires, etc.
Sous ce rapport, il nous serait difficile de cacher notre surprise à la réception des premières contributions à notre dossier. Dans l’ensemble, nos attentes n’ont pas été rencontrées. Certes, la contribution de Gaëtan Pégny, « Heidegger, l’Occident, l’Europe et les Juifs : sur Banalité de Heidegger de Jean-Luc Nancy », nous éclaire utilement sur les palinodies de récentes apologies heideggériennes, de même que l’approche d’histoire sociale qu’adopte Davide Mano dans son analyse des communautés juives d’Italie nous montre bien, d’une part la complexité et la grande diversité de leurs trajectoires sur plan national, régional et local et, de l’autre, l’impossibilité de les réduire à un destin linéaire et collectif indexé aux seuls processus de persécution – à cet égard l’étude de la communauté juive de Livourne constitue un bel exemple. Plus pragmatiques que théoriques, bien ciblées et circonscrites, et en cela même révélatrices d’une approche essentiellement descriptive, les autres contributions retenues attestent du souci et de l’intérêt pour des questions et des contextes singuliers. Se plaçant sur le terrain de l’analyse littéraire, élisabeth Schulz nous éclaire sur le sionisme et son impact à travers la littérature francophone des années vingt. Enfin, heureuse surprise pour nous, deux autres contributions élargissent la focale initiale de notre dossier, à savoir l’Europe, en nous proposant des analyses sur les communautés juives de Libye (Marialuisa Lucia Sergio) et du Maroc (Ilyass Gorfti).
[1] Jean-Claude Milner, Les Penchants criminels de l’Europe démocratique, Paris, Verdier, 2003, p. 64.
[2] Benny Lévy, Le Meurtre du pasteur. Critique de la vision politique du monde, Paris, Grasset-Verdier, 2002.
[3] Maurice Blanchot, « Heidegger et la pensée nazie », Le Nouvel Observateur, 22-28 janvier 1998.
[4] Philippe Lacoue-Labarthe, La Fiction du politique, Paris, Bourgeois, 1998, p. 59.
[5] Idem, p. 63.
[6] Georges Bensoussan, Europe. Une passion génocidaire. Essai d’histoire culturelle, Paris, Fayard, 2006.