N°9 / L’Europe et « ses » juifs. Une première approche

Heidegger, l’Occident, l’Europe et les Juifs : sur Banalité de Heidegger de Jean-Luc Nancy

Gaëtan Pégny

Résumé

Dans Banalité de Heidegger, Jean-Luc Nancy use et abuse de la référence à la « banalité du mal » d’Arendt pour ramener l’antisémitisme heideggérien à celui qu’il suppose être dès l’origine consubstantiel à l’Occident lui-même, qu’il déclare transi par la haine de soi, dont l’antisémitisme ne serait que la figure principale. Fausse dès son départ, avec la captation fourvoyée de la conceptualité arendtienne et la réduction du sur-nazisme de Heidegger à un antisémitisme immémorial, la démarche de Nancy se fonde sur une ignorance volontaire de l’état réel du corpus et aboutit à une transfiguration intenable des textes de Heidegger.

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« Encore faut-il lire, cela va de soi, puis se remettre
au travail au lieu de gesticuler. »[1]

Jean-Luc Nancy

 

Le passage du cours donné au semestre d'hiver 1933-1934 sur L'essence et le concept de nature, d'histoire et d'État où il est question du fait que pour Heidegger « À un peuple slave la nature de notre espace allemand se manifesterait autrement qu'à nous, au nomade sémite elle ne se manifestera sans doute jamais » est connu depuis 2007 et sa citation par Emmanuel Faye dans la préface à la seconde réédition de son Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie. Jean-Luc Nancy peut difficilement ignorer ce passage, puisque Frédéric Postel l'a évoqué dans un entretien[2] avec un certain Jean-Luc Nancy, qui répondit comme suit :

« Je ne pourrai pas, quant à moi, tenir le rythme que vous introduisez ainsi. Je n'en ai pas le temps, et par conséquent pas non plus les moyens, c'est-à-dire que je ne peux pas aller lire ou relire les textes et les documents qu'il faudrait convoquer pour être sur le même registre que vous. »[3] 

Il y a donc quelques années que Jean-Luc Nancy ne tient plus le rythme, car on lit dans son Banalité de Heidegger, dont la rédaction fut achevée en juin 2015[4] :

« Heidegger n'a jamais dit un seul mot sur aucun aspect des persécutions antisémites, qui pourtant auraient mérité le dédain voire l'hostilité affichés pour l'antisémitisme “biologique” »[5].

Plus loin, on lit encore (à la remorque de Peter Trawny) que Heidegger a dissimulé son antisémitisme au public par antinazisme :

« Pourquoi a-t-il dissimulé cet antisémitisme dans ses textes publics ? sans [sic] doute par crainte des nazis dont en même temps il défiait et confirmait l'antisémitisme tout en le doublant d'antinazisme (non moins clair quoique moins banal, évidemment, et un peu moins haineux, mais seulement un peu, ou sur un registre différent). Mais sans doute aussi par un sentiment plus ou moins clair de l'extrême fragilité de ses “thèses” sans consistance autre que la revendication exaltée d'un absolu Sujet anti-sujet. »[6]

Nancy transforme ainsi en passant et en toute herméneutique de l'innocence de l'antisémitisme hystérisé des Cahiers noirs en une « thèse » dont l'auteur aurait eu conscience de la fragilité, tout en transfigurant la critique du national-socialisme réel par Heidegger en antinazisme dont l'intensité haineuse égalerait (ou quasiment, ou sur un « registre différent », est-il précisé avec une prudence cauteleuse) celle de sa haine antijuive, alors que cette critique s'oriente à un sur-nazisme que Heidegger voulait plus radical. Nancy précise que Heidegger était bien antisémite, d'un antisémitisme « banal », puisque le discours antisémite répandu en Europe depuis le début du XXe siècle a eu « des effets d'adhésion quasiment mécanique »[7]. Mais cet antisémitisme ne s'est pas rendu public, et d'ailleurs n'était pas nazi puisque Heidegger critique les nationaux-socialistes, nous dit toujours J.-L. Nancy. Nous ne saurons rien des contextes sociaux et culturels qui ont produit cette adhésion « mécanique » ou « quasiment », puisque les ressorts du mécanisme n'intéressent pas le penseur, pas plus qu'une comparaison systématique des textes de la NSDAP et de ceux produits –et publiés– par Heidegger. La reprise du terme arendtien de « banalité », dont Nancy précise qu'elle n'a pas pour fonction de laisser croire que « le mal représenté par les camps nazis était chose banale »[8], ne fait pourtant qu'ajouter de la confusion, puisqu'il s'agit, cela est dit d'emblée, de ramener les développements antisémites de Heidegger à l'antisémitisme du temps, et ce dernier à celui de l'Occident depuis ses débuts :

« Or il s'agit du contraire – comme dans le cas d'Arendt : il s'agit d'un phénomène de plus grande ampleur dans le temps et dans l'espace, qui aura contenu la possibilité de celui auquel Arendt était confrontée. La banalité, dans le cas de Heidegger, est celle de la doxa de l'antisémitisme telle qu'elle circulait en Europe dans les années 1920-1940 et telle qu'elle ressurgit de nos jours. »[9]

Nancy ne s'appuie en fait sur le concept arendtien de « banalité du mal » que pour le vider de sa sub-stance, comme l'a relevé Emmanuel Faye dans un ouvrage récent[10]. Pour Arendt, Adolf Eichmann est banal au sens où elle le dit « sans pensée », et où elle ne le croit pas mu par une conviction antisémite (une thèse qui a été largement réfutée depuis), tandis que Nancy multiplie les références aux notions de projet, d'idée ou de pensée. La banalité au sens arendtien n'est donc pas celle de Nancy, qui utilise pourtant la référence à l'œuvre d'Arendt comme étendard intellectuel. Eichmann à Jérusalem ne traite pas de la banalisation d'un discours antisémite ambiant qui selon Nancy aurait pénétré jusqu'aux Cahiers noirs[11], le concept de banalité s'applique chez elle à l'organisation de l'extermination, tandis que Nancy l'étend à l'antisémitisme en général, qu'il considère comme un phénomène transhistorique consubstantiel à l'Occident : là où Arendt pointait avec le terme de « banalité » vers ce qu'elle croyait être l'absence de pensée de l'exécutant, Nancy pousse à l'extrême l'idée de faute collective, alors que cette notion est étrangère à Arendt, qui ne croyait pas en l'idée d'une faute collective des Allemands ou de l'Occident. Eichmann à Jérusalem ne cherchait par ailleurs pas à disculper Eichmann de sa responsabilité, alors que la fonction de l'essentialisation de l'Occident en monolithe antisémite par Nancy a pour fonction évidente de noyer la spécificité de l'antisémitisme de Heidegger et de son engagement. Alors même qu'il semble ne pas ignorer l'existence de travaux d'historiens critiques de cette analyse arendtienne de l'action d'Eichmann, qui reprend la ligne de défense de ce dernier[12], et que sa reprise d'Arendt la trahit sur le fond, Nancy tient pourtant à sa revendication de filiation :

« Que le jugement d'Arendt sur Eichmann ait été faussé par le système de défense dont on sait aujourd'hui que l'ancien chef de la section 4 du Bureau central de sécurité du Reich l'avait longuement élaboré dans l'espoir de détourner l'attention – cela n'invalide pas la pensée de la « banalité du mal ». Eichmann n'était pas un fonctionnaire ordinaire, ni du point de vue de ses fonctions (visibles ou secrètes), ni du point de vue de sa personnalité. Il n'en reste pas moins qu'il est permis de dire que son système de défense lui avait été inspiré par la réalité de l'immense machine d'exécution des ordres dont le fonctionnement n'a été rendu possible que par une forme de normalisation et de banalisation de ses ordres et de leurs mobiles profonds. »[13]

Il affirme ainsi à la fois la vérité de la critique historique de l'analyse d'Arendt – Eichmann n'était pas comme elle l'a cru un bureaucrate « ordinaire » et sans pensée, mais un soldat politique engagé dans une guerre d'extermination de l'ennemi racial animé de convictions idéologiques – et en même temps la vérité « philosophique » du livre d'Arendt, en ce que le sujet ultime de l'extermination serait bien la machine de mort bureaucratisée et « normalisée », « banalisée » dans ses ordres et ses mobiles. Ce qui est évacué dans cette opposition de l'analyse historique d'Eichmann et de la vérité générale de l'analyse arendtienne, qui selon Nancy survivrait à ses erreurs sur l'homme Eichmann, c'est bien entendu toute la portée intellectuelle des analyses critiques portées par les historiens, qui dit aussi avec conséquence que la machine bureaucratique n'aurait pu fonctionner sans l'engagement antijuif idéologique et militant d'Eichmann et de ses pairs à la tête de l'organisation pratique de l'extermination[14].

Faute de se plier à une discipline philologique, Nancy fait de l'antisémitisme une figure transhistorique de la haine de soi de l'Occident : la « banalité » n'est plus appliquée, comme chez Arendt, à la seule organisation de l'extermination, mais à tout l'antisémitisme depuis le Christianisme, dont le cas Heidegger n'est qu'une exemplification comme les autres. Son caractère vague ne devrait pas empêcher de discuter cette piste de recherche, si Nancy prenait le temps d'une contextualisation réelle et d'une analyse un peu développée d'au moins quelques textes clé de l'antisémitisme européen depuis l'avènement du Christianisme –si on admet qu'une telle synthèse sur vingt siècles a du sens. Mais tel n'est pas l'objet véritable de Banalité de Heidegger : une fois fixé que l'Occident est chute hors de l'être, la reconstruction laborieuse du réel historique et philologique ne peut être qu'une perte de temps triviale. Nancy se contente d'évoquer la dimension spenglérienne de la conception heideggérienne de l'Occident, sans prendre le temps de nommer l'auteur du Déclin de l'Occident, dont la nomination explicite aurait rendu nécessaire de constater que les méditations heideggériennes les plus abstraites en apparence appartiennent en fait bien au corpus de la prétendue « révolution conservatrice » :

« Au fond le “déclin de l'Occident” est un pléonasme. L'Occident est en déclin dans son nom, dans sa détermination topologique – lieu tourné vers le couchant – et dans son destin, son envoi, dans cet envoi qu'il est ou qu'il forme de “l'être”. »[15]

Admettre explicitement que les développements heideggériens sur l'Occident constituent un dialogue critique avec Spengler aurait conduit à rendre l'antisémitisme heideggérien moins surprenant en le contextualisant, mais Nancy se borne à constater que la haine des Juifs trouve sa place dans « l'histoire de l'être » :

« Dans le cadre de cette étude, il suffit de constater que le motif antisémite s'inscrit de manière très nette au sein de ce dispositif : le peuple juif appartient de manière essentielle au processus de la dévastation du monde. Il en est l'agent le mieux identifiable par le fait même qu'il présente une figure, une forme ou un type, une Gestalt – la figure de l’aptitude au calcul, du trafic et de l’astuce. Or cette figure est précisément "une des plus cachées et peut-être la plus ancienne des figures du gigantesque.”

La figure juive configure le type même de la nécessité dévastatrice : le gigantesque, le calcul, la rationalité affairée à indifférencier le monde et à proprement le défoncer : lui retirer toute espèce de sol. »[16]

Puisque constater suffit, il est inutile de penser les liens qui unissent les co-occurrences, ni les ressemblances non hasardeuses avec d'autres auteurs immédiatement contemporains. Nancy voit bien que, pour Heidegger, le Juif se distingue par l'absence de sol et le déracinement de tout étant, mais c'est pour rabattre sa description de la « victoire de l'histoire sur l'absence d'histoire » comme auto-exclusion du judaïsme sur le passage controversé où Kant parle d'euthanasie du judaïsme permettant l'accès à la religion morale :

« Comment le Judentum peut-il se supprimer lui-même ? S'agit-il, dans cette espèce de vœu, d'une reprise de ce que Kant avait désigné comme une “euthanasie” du judaïsme, qui aurait constitué l'accès à la véritable religion morale ? D'une certaine façon, il est permis de le penser : le judaïsme doit ou devrait se supprimer lui-même puisqu'il est à la fois dans l'erreur et dans la vérité. Ce qui pour Kant se comprenait en termes de progrès de la conscience humaine deviendrait chez Heidegger auto-suppression de l'absence de monde (du gigantesque, de l'indifférence, etc.), rendant possible l'autre commencement. Ce qui se propose ainsi n'est autre que la longue et fébrile attente, par l'Occident, de sa propre réconciliation : de sa propre identification non douloureuse avec lui-même.

Le Juif aura été le nom et l'index d'un manque à s'identifier, à se reconnaître et à s'accepter. »[17]

Les louvoiements au conditionnel masquent le tranchant de l'affirmation, car pour Nancy il est bien « permis de le penser » : les errances heideggériennes ne sont jamais que la reprise d'une veine kantienne visant au progrès de la conscience humaine, et en dernière instance une des figures de la haine de soi constitutive de l'Occident. Que le contexte et la radicalité des textes heideggériens même empêchent de rabattre l'un sur l'autre est pourtant évident : jamais Kant n'a fait partie d'un parti antisémite ni appelé au combat contre l'ennemi intérieur, pas plus qu'il n'a dénoncé de collègues juifs, ce qui légitime la charité interprétative dans l'interprétation du Conflit des facultés[18]. L'ampleur et la centralité de l'antisémitisme des Cahiers noirs, qui identifient « juiverie » et rationalité honnie et traduisent les lieux communs les plus radicaux du national-socialisme en langage ontologique, posent de fait un problème inassimilable à d'autres occurrences problématiques dans le corpus philosophique[19]. Le glissement de Heidegger à Kant permet surtout d'incriminer indirectement la modernité philosophique et scientifique, ce qui est explicité plus loin :

« De surcroît, la récusation et l'exclusion des Juifs ont continûment joué dans l'histoire de l'Europe le rôle de la dénonciation de ce qui s'avérait, qu'on le veuille ou non, fort peu chrétien – peu "élevé", peu “spirituel” et même franchement “bas”, "matériel" et "cupide" – dans le déploiement de “la” civilisation. Il n'est pas nécessaire d'y insister [sic] : de façon très continue et soutenue, l'antijudaïsme et/ou l'antisémitisme se sont maintenus, renouvelés et aggravés aux rythmes et selon les allures des besoins de justification (c'est-à-dire des inquiétudes et des angoisses) de la société moderne, capitaliste, technique, entreprenante et arraisonnante. »[20]

Nancy reprend ainsi la critique heideggérienne de la modernité pour émettre une généralisation de plus sur l'histoire de l'antisémitisme en Europe, comme si l'antisémitisme heideggérien n'était pas en même temps explicitement anti-modernité et anti-chrétien, ce qui lui permet de transfigurer Heidegger en critique de la « suffisance occidentale »[21]. Il est à remarquer que Nancy reprend à l'occasion à son compte l'association de la modernité et du judaïsme, en laissant dans les limbes les conclusions qu'il faudrait en tirer – mais il est vrai que le livre s'achève sur l'impératif de ne pas conclure[22] :

« Il y avait cependant – il y a toujours– lieu de se demander comment il se fait que le très large consensus moderne – américano-bolchevique, techno-démocratique, et en particulier franco-anglo-européen – comporte à titre de figure remarquable et d'agent de premier plan cet élément juif sur lequel tous les autres s'empressent depuis longtemps de jeter l'opprobe. À elle seule, cette circonstance méritait un temps d'arrêt pour celui qui brosse à si larges traits le tableau de la dévastation. »[23]

On ne saura pas qui sont exactement « tous les autres », comme si tous les non-Juifs avaient été antisémites dans l'histoire de l'Europe, ni non plus quel est exactement cet « élément juif » qui est « agent de premier plan » (sic) du « consensus moderne ». Est-il question des Juifs convertis et intégrés de l'université allemande notamment ? Ou d'un élément culturel juif dans la modernité européenne ? J.-L. Nancy a choisi de s'exiler sur un îlot intellectuel où la critique n'est parfois plus possible, tant sa nébulosité empêche de délimiter une affirmation qui pourrait être approuvée ou contestée, ce qui est du reste un de ses torts principaux. Mais l'emploi d'épithètes comme « américano-bolcheviques » ou « anglo-franco-européen » appartient à un genre politique et littéraire dont Nancy prétend se tenir à distance, sans que sa paraphrase garantisse toujours le degré de clarté que l'on est en droit d'exiger. Touchant ici à un point décisif pour sa propre démarche, Nancy se refuse bien entendu à sortir de l'allusion : « Ici aussi s'ouvre une interrogation dont je ne peux qu'indiquer le principe. »[24] Un renvoi vague au livre très problématique de Theodor Lessing sur La Haine de soi ou le refus d'être juif, paru en 1930, lui permet de se demander pourquoi Heidegger ne s'est pas interrogé sur la haine de soi et la haine des Juifs, et de faire de la haine de soi des Juifs le paradigme du malaise identitaire européen[25]. La spécificité de l'antisémitisme extrême de Heidegger se voit définitivement noyée lorsque la haine antijuive est ramenée à une hypothétique haine de soi transhistorique qui caractériserait l'Occident :

« La mobilisation de l'antisémitisme prend tout son sens et toute sa portée – véritablement "historiale" – à partir du moment où il est clair que le Juif est la figure la plus ancienne d'une autodestruction de l'Occident qui est sa vérité en tant qu'advenue et destin de l'oubli du Seyn. »[26]

Tout est de la faute de « l'autoposition de l'homme »[27], mais l'ambiguïté est en permanence maintenue, tant l'homme dont il est question est traité comme une entité abstraite dégagée du réel historique concret et de ses vicissitudes : dans ce jeu de bonneteau philosophique, il reste néanmoins clair que l'antisémitisme n'est, pour Nancy, qu'une forme (fût-elle la plus ancienne) de la haine de soi de l'Occident, dont on comprend désormais mal qu'elle se soit alors focalisée sur les Juifs, tandis que les autres formes que pourrait prendre cette haine sont à ce point abstraitement formulées qu'on n'y rattache que difficilement des événements historiques réels. Qui désigne ainsi le « nous » de la p. 59 ? On y lit en effet :

« Nous n'aimons ni les Juifs, ni la technique, ni l'argent, ni le commerce, ni la rationalité – du moins ne manquons-nous jamais de les mettre à distance. Nous ne nous aimons pas nous-mêmes, peut-être justement parce que nous voudrions être "nous-mêmes" ce que le plus souvent nous avons cru devoir interpréter comme "être grecs", méconnaissant ainsi qu'à partir des Grecs beaucoup est arrivé qui ne provenait pas toujours des Grecs. »

Il est assurément question des Occidentaux, qui depuis le début seraient donc tous à la fois grecs et non-grecs, modernes et anti-modernes, capitalistes et scientifiques, tout en étant anti-technique et anti-argent, juifs et antisémites, etc. Nancy organise un flou systématique autour du sujet, tout en affirmant que la haine antijuive est une forme de haine de soi qui découle d'une incertitude identitaire. Nul n'est forcé d'entrer dans ce jeu, ni de s'inclure dans ce « nous », d'autant qu'en fait Heidegger a des analyses du destin de l'Occident toutes différentes, ou en tout cas bien plus radicales, que celles que lui attribue la lecture prétendument distanciée et critique de Nancy. Cela, on le sait depuis avant la parution des Cahiers noirs, puisque le cours du semestre d'été 1932, dont nous disposons depuis 2012, s'ouvre sur une description de l'histoire de l'Occident comme produit d'une corruption judéo-latine de l'héritage grec :

«  (...) le titre d’“Occident” est un concept historique qui renvoie à l'histoire et à la culture de l'Europe actuelle, qui se lève avec les Grecs et surtout les Romains, et qui est déterminée essentiellement et portée par le christianisme juif. Si les Grecs avaient pris conscience de ce futur occidental, on n'en serait jamais arrivé à un commencement de la philosophie. La romanité, le judaïsme et le christianisme ont complètement transformé et faussé la philosophie commençante, à savoir la grecque. »[28]

L'Occident devient conjointement le nom d'une christianisation et donc d'une judaïsation de l'héritage véritablement grec, ainsi corrompu et faussé – on comprend en ce cas mieux pourquoi il est pensé comme un déclin. C'est ce qu'enseigne Heidegger un an avant de devenir le recteur nazi de l'université de Fribourg et d'exclure l'ennemi déjà désigné en appliquant avec zèle et constance la politique du régime, comme en témoigne un document dont nous disposons depuis 1962 :

« (...) aucun avantage ne doit plus être attribué aux étudiants juifs ou marxistes. Les étudiants juifs selon l'instruction ci-dessus sont les étudiants d'ascendance non-aryenne au sens du § 3 du premier décret en vue de l'exécution de la loi sur le rétablissement de la fonction publique du 11avril 1933. L'interdiction d'attribution d'avantages s'applique donc également aux étudiants provenant de couples où l'un des parents et deux grands-parents sont d'origine aryenne et dont les pères ont combattu au front pour le Reich allemand et ses alliés durant la première guerre mondiale. Seuls les étudiants d'ascendance non-aryenne qui furent eux-mêmes sur le front ou dont les pères sont tombés du côté allemand durant la première guerre mondiale ne sont pas concernés par cette interdiction. Le recteur. »[29]

Mais il est vrai qu’il n’a pas fallu attendre les Cahiers noirs pour voir désigner les Juifs comme principe de la négativité dans l'histoire de l'Occident[30], puisque déjà le cours du semestre d'hiver 1933-34, publié en 2001, appelle au retournement de la destructivité « asiatique » et à « fixer l'attaque à long terme, avec pour but l'extermination totale » de l’ennemi intérieur, qui « peut s’être incrusté dans la racine la plus intérieure de l'être-là d’un peuple. »[31]

Mais le problème principal que Nancy continue de voir dans les écrits de Heidegger, c'est « que cette pensée n'est pas parvenue elle-même à se défaire du désir de fondation, d'inauguration et de programmation »[32], puisque l'antisémitisme se définit comme une « haine de ce qui se soustrait à l'autofondation »[33]. Il continue de lire une alternative possible, avec un impensé judaïque, dans la prose du contre-maître des déconstruits :

« Heidegger, pourtant, n'était pas sans pressentir une tout autre façon, moins de "penser" que de se tenir ou de se conduire. Une façon qui se détourne de la rage fondatrice-destructrice et de la rancœur. Il note, comme en écho de l’analytique de l’être-à-la-mort : “L’impossible est la plus haute possibilité de l’homme : grâce ou fatalité” [GA 96, p. 273]. Quelques lignes plus haut il a évoqué la grâce à partir du grec χάρις (charis). Il ne pouvait pas ignorer que ce mot grec traduisait –des Septantes jusqu'aux Évangiles – le nom hébreu (chen) d'une pensée qui est bien celle à laquelle nous sommes renvoyés lorsque nous disons "grâce" en langue moderne : l’injustifiable justification qui peut venir du tout-dehors, en particulier devant la catastrophe, comme lorsque Noé trouve grâce aux yeux de Yhwh. »[34]

Nancy a ainsi l'audace de rapprocher de la Genèse un texte où Heidegger parle bien du terme grec charis, mais pour le définir comme « le secret le plus intérieur du noble »[35], et proposer de le rendre entre autres par l’allemand Glanz, qui est utilisé dans la même page pour définir l'aura ou l'éclat de ce temps où tombe la jeunesse au combat :

« Le présent transformé dans lequel se tiennent ceux de la meilleure jeunesse qui sont tombés a son éclat (Glanz) propre. Sa lumière doit être préservée pour la jeunesse future. C'est la seule fonction qui nous reste. Les "fêtes commémoratives" s'effacent dans l'absence de poids de l'industrie vide de la fête. »[36]

Page suivante, Heidegger définit l'« Europe » (Europa) comme n'étant rien d'autre que la réalisation du « déclin de l'Occident », et il l'oppose à l'« Occident » compris comme un concept « historique » (geschichtlicher), à savoir, au sens de Heidegger, comme fondateur d'histoire et non comme un événement qui devrait avant tout être l'objet de la science historique : le concept d'Occident est alors censé déterminer l'histoire essentielle (à tous les sens du terme) des Allemands, et leur origine « dans l'explication avec le Levant » – explication dont Heidegger prend soin de préciser qu'elle ne « décline pas en quelque chose de l'Ouest »[37], alors que les armées allemandes se battent à la fois contre les Alliés et le péril de l'Est, décrit comme judéo-bolchevique. Nancy ne se contente donc pas de noyer la question de l'antisémitisme heideggérien dans l'antisémitisme occidental, et celui-ci dans la haine de soi supposée être occidentale : il choisit de rabattre sur le texte biblique un des passages où Heidegger définit le plus clairement la germanité comme anti-levantine originairement et par essence, et où il associe le plus explicitement sa tâche au culte des jeunes soldats tombés au front pour les guerres allemandes. On peut sur ce point au moins reconnaître que Heidegger connaissait les contextes d'apparition des termes grecs qu'il resémantisait de manière völkisch, et qu'il germanise bien ici en connaissance de cause un vocable biblique – ce que Nancy prétend lire en toute mauvaise foi comme un possible hébraïsme dans la pensée heideggérienne. Le ton détaché avec lequel Nancy somme et banalise les apologies de Trawny et celles issues de la déconstruction étant à lui-même un programme, cet ultime bonneteau déconstruit laisse transparaître une pensée profondément fausse à tous les sens du terme, mais moins nébuleuse que ne le laissent croire les tours et détours sans courage de Banalité de Heidegger.

 


[1] « L’antisémitisme d’Heidegger n’invalide pas son œuvre », Le Monde du 25 septembre 2014 : http://www.lemonde.fr/idees/article/2014/09/25/l-antisemitisme-d-heidegger-n-invalide-pas-son-uvre_4493725_3232.html. Dans leur réponse du 1er octobre 2014, Michèle Cohen-Halimi et Francis Cohen résumèrent comme il le fallait la position de Nancy dans ce premier article : « Nous savions déjà qu’Heidegger était antisémite alors même qu’aucun texte, selon Jean-Luc Nancy, n’attestait cet antisémitisme, et maintenant que nous pouvons lire dans les derniers tomes de l’« Œuvre complète » d’Heidegger (Gesamtausgabe bd. 95 et 96), c’est-à-dire dans les Cahiers noirs, l’expression la plus brutale de cet antisémitisme, il n’y a plus rien à lire. » (« Le déni persistant de l’antisémitisme d’Heidegger » : http://www.lemonde.fr/idees/article/2014/10/01/le-deni-persistant-de-l-antisemitisme-d-heidegger_4498389_3232.html ; liens consultés le 27 mai 2015). Banalité de Heidegger, qui mentionne cette controverse de manière allusive (p. 10 sq.), est aussi une réponse dilatoire aux critiques de M. Cohen-Halimi et F. Cohen. Mes remerciements vont à Jean-Yves Pranchère et à la rédaction de la revue En Jeu pour leurs remarques sur une version antérieure de cet article.

[2] « Entretien de Jean-Luc Nancy avec Frédéric Postel », Heidegger, politique et philosophie. Cahiers philosophiques, n°111, octobre 2007, pp. 95 et 96 (http://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques-2007-3-page-79.htm). F. Postel n’indique pas que ce passage a d’abord été traduit par Emmanuel Faye p. 20 de la préface à l’édition 2007 de son livre Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie (Cette préface est accessible en ligne, cf. : http://www.revue-texto.net/Parutions/CR/Faye_Preface.pdf, p. 7).

[3] « Entretien de Jean-Luc Nancy avec Frédéric Postel », ibid., p. 97.

[4] Cf. Jean-Luc Nancy, Banalité de Heidegger, Paris, Galilée, 2015, p. 75 : « Au moment où j’écris ces lignes – en juin 2015 – les volumes ultérieurs [à GA 96] des Cahiers noirs ne sont pas encore publiés mais quelques extraits en ont été divulgués. »

[5]  Ibid., note 1, pp. 35-36, ici p. 36.

[6] Ibid., p. 60.

[7] Ibid., p. 13. Note 1 de cette même page, J.-L. Nancy rend un hommage appuyé à Peter Trawny, qui a de fait lancé la mode du Heidegger antisémite mais anti-nazi, et dont l’antisémitisme ne se serait pas rendu public ni n’aurait jamais concerné aucun Juif réel.

[8] Ibid., p. 9 sq.

[9] Ibid., p. 11.

[10] Emmanuel Faye, Arendt et Heidegger, Paris, Albin Michel, 2016, p. 492-506. Voir aussi la recension de Banalité de Heidegger par Stéphane Domeracki sur le site en ligne Actu Philosophia : http://www.actu-philosophia.com/spip.php?article664 (republiée dans son ouvrage Heidegger et sa solution finale. Essai sur la violence de « la » « pensée », Paris, Connaissances et savoirs, 2016).

[11] Voir E. Faye, Arendt et Heidegger, op. cit., p. 494 : « Nancy ne déplace pas seulement le dispositif arendtien, il le brouille en surface. Déjà passablement confus, propice à toutes les équivoques, le mot « banalité » perd toute consistance et devient ployable à merci lorsqu’il n’est plus adossé à la thèse originale et problématique d’Arendt, celle de la thoughtlessness, de l’absence de pensée des exécutants. Sans doute est-ce la condition pour que le slogan de la banalité puisse s’appliquer au « penseur » Heidegger. » ; cf. aussi p. 498. Peu soupçonnable de tendresse excessive envers Arendt, Emmanuel Faye souligne pourtant que cette captation de son aura est aussi et en même temps une trahison de sa pensée.

[12] Pour une synthèse de ces analyses critiques (notamment de David Cesarani, Isabelle Delpla, Fabien Théofilakis, Stewart Tryster, Claude Lanzmann), cf. E. Faye, Arendt et Heidegger, op. cit., pp. 475-492.

[13] Banalité de Heidegger, op. cit., p. 10.

[14] Sans doute conscient du caractère fragile de l’opposition entre vérité philosophique et détails de l’analyse historique avec laquelle il opère, Nancy fait référence à des « travaux ultérieurs d’historiens et d’analystes des phénomènes de destruction massive » qui ont « corroboré l’intuition arendtienne » (ibid., p. 10), sans expliciter à qui il fait référence.

[15]  Ibid., p. 32. Comme si souvent, la paraphrase empêche de déterminer quelle distance Nancy entretient avec ce qu’il expose.

[16] Ibid., p. 33-34. Nancy renvoie justement à GA 95, p. 97.

[17] Ibid., p. 34-35.

[18] Ce qui ne signifie pas que le passage mentionné ne soit pas problématique, mais simplement que son interprétation exige un autre débat, et que l’on ne peut rabattre Heidegger sur Kant.

[19] La contextualisation de J.-L. Nancy note 2 p. 34-35 montre assez par ailleurs qu’il y lui-même conscience des différences qu’il évacue dans le corps de son texte : « Tout le contexte montre bien qu’il s’agit pour Kant d’une disparition du judaïsme dogmatique et rituel et de tout “sectarisme” religieux au profit d’“un seul berger avec un seul troupeau”. » Pour problématique et située qu’elle soit, la démarche kantienne n’est pas dans une logique de diabolisation radicale, pas plus qu’elle ne fait fond sur le régime le plus antisémite de tous les temps.

[20] Ibid., p. 82.

[21] Ibid., p. 45 : « (…) auto-affirmation (Selbstbehauptung, un mot qui pour Heidegger sert alternativement à dénoncer la suffisance occidentale ou à célébrer l’affirmation décidée en vue du nouveau) ». L’« affirmation décidée en vue du nouveau » est un euphémisme inacceptable chez un auteur qui sait fort bien que L’auto-affirmation de l’université allemande est un des textes clé (et parmi ceux qui sont connus depuis le plus longtemps) de l’engagement du recteur Heidegger auprès du jeune régime NS.

[22] Ibid., p. 85 : « (…) il faut apprendre à exister sans être et sans destination, à ne rien prétendre commencer ni re-commencer – ni conclure non plus. » Serait-ce une manière de dire que l’attente messianique est vaine voire nuisible ?

[23] Ibid., p. 43.

[24] Ibid., p. 44.

[25] Ibid., p. 44 sq.

[26] Ibid., p. 48.

[27] Ibid., p. 48.

[28] Der Anfang der abendländischen Philosophie. Auslegung des Anaximander und Parmenides (S. 1932). GA 35, éd. Peter Trawny, 2012, p. 1. Voir déjà ma réponse à Peter Trawny dans le Monde en ligne du 29 janvier 2014 : « Heidegger, y a-t-il vraiment du neuf ? » (titre de la rédaction) : http://www.lemonde.fr/idees/article/2014/01/29/heidegger-y-a-t-il-vraiment-du-neuf_4356290_3232.html (lien consulté le 27 mai 2015). Dans son article dans le Monde de septembre 2014, Nancy écrit encore qu’« Heidegger a exclu toute mention d’antisémitisme (et d’anti-judéo-christianisme) de ses écrits » (cf. note 1).

[29] Freiburger Studentenzeitung [Journal des étudiants de Fribourg] n° 1, 3 novembre 1933, p. 6). Publié dans Nachlese zu Heidegger, auto-édité par Guido Schneeberger (Bern, 1962, p. 137).

[30] « L’Antéchrist doit, comme tout anti-, provenir du même fondement essentiel que ce à quoi il s’oppose – et donc comme le “Christ”. Celui-ci vient de la juiverie (Judenschaft). Celle-ci est, durant l’époque de l’Occident chrétien, le principe de la destruction. » (Anmerkungen I, GA 97 (Schwarze Hefte 1942-1948), p.20 : “Der Anti-christ muß wie jedes Anti- aus dem selben Wesensgrund stammen wie das, wogegen es anti-ist – also wie »der Christ«. Dieser stammt aus der Judenschaft. Diese ist im Zeitraum des christlichen Abendlandes, d.h. der Metaphysik, das Prinzip der Zerstörung.“). Heidegger mentionne entre autres l’accomplissement de la métaphysique de Hegel par Marx à titre d’exemplification de cette destructivité (sur la guerre invisible que la « juiverie mondiale » est censée mener contre les Allemands, cf. GA 96, Überlegungen XV, p. 262). Dans son analyse de Banalité de Heidegger, Emmanuel Faye remarque avec raison que « L’auteur des Cahiers noirs ne considère nullement les Juifs comme un peuple. » (cf. Arendt et Heidegger, op. cit., p. 496), ce que confirme ici le terme de Judenschaft.

[31] GA 36/37, pp. 90-91.

[32] Banalité de Heidegger, p. 88.

[33] Ibid., p. 89. Avec une telle définition, s’opposer au scepticisme de Sextus Empiricus devient moralement et politiquement problématique. La réalité de l’existence juive, par contre, n’a plus à être examinée, pas plus que le réel philologique ou social.

[34] Ibid., pp. 71-72.

[35] GA 96, p. 273.

[36] « Die verwandelte Gegenwart, in der die Gefallenen aus der besten Jugend stehen, hat ihren eigenen Glanz. Sein Leuchten muß der künftigen Jugend erhalten bleiben. Das ist noch unser einziger Dienst. » Gedenkfeiern « zerflattern in der Gewichtlosigkeit des leeren Feier-Betriebs. » GA 96, p. 273.

[37] « “Abendland” ist ein geschichtlicher Begriff, der die Wesensgeschichte der Deutschen und ihre Herkunft aus der Auseinandersetzung mit dem Morgenländischen bestimmt, welche Auseinandersetzung nicht ins Westländische verfällt. » GA 96, p. 274.

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