N°7 / Crimes de masse, génocides et perceptions de la souffrance des victimes

Le destin tragique et emblématique de Rosette, expulsée de Suisse « pour l’exemple »

Charles Heimberg

Résumé

Claude Torracinta, Rosette, pour l’exemple, Genève, Slatkine, 2016, 93 p.

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Parmi les faits tragiques du passé, il en est que certains pouvoirs dominants voudraient laisser dans l’oubli tant ils noircissent l’image et le présent des sociétés qu’ils administrent. C’est pourtant leur reconnaissance, et d’abord leur connaissance, qui seules permettent de dépasser cette noirceur et d’accorder, dans la mesure du possible, une forme de réparation et de justice à leurs victimes.

Un petit livre de Claude Torracinta récemment publié rend compte avec une grande clarté d’une affaire qui, sur le plan symbolique, représente sans doute pour le Canton de Genève ce que vaut pour la Suisse la demande adressée aux autorités nazies au lendemain de l’Anschluss d’apposer un signe distinctif dans les passeports des ressortissants juifs allemands et autrichiens : le sinistre tampon « J » pour l’existence duquel un président de la Confédération a présenté des excuses le 7 mai 1995, sans préciser pour autant qui en avait pris effectivement l’initiative.

Rosette Wolczak a 15 ans et demi lorsqu’elle passe clandestinement la frontière franco-genevoise le 24 septembre 1943. Elle obtient une autorisation de séjour conforme aux directives fédérales de l’époque. Mais elle est refoulée le 16 octobre pour des raisons disciplinaires. Trois jours plus tard, elle est arrêtée et conduite à l’hôtel Pax d’Annemasse. Elle est conduite à Drancy le 23 octobre. Elle est déportée le 20 novembre par le convoi 62 qui la mène à Auschwitz-Birkenau où elle arrive le 23 novembre 1943 pour être assassinée.

Comment ce drame a-t-il été possible ? Pourquoi Rosette a-t-elle été refoulée, « pour l’exemple » ? Pour l’expliquer, il faut prendre en compte un contexte dans lequel sévissaient des acteurs qui, du côté suisse, se sont rendus coupables d’arbitraire, de refoulements illicites et de mauvais traitements envers des réfugiés. Rosette a ainsi été victime de l’intransigeance, et de l’antisémitisme patent, de l’officier de police Daniel Odier. Mais Claude Torracinta n’a pas tort d’insister aussi sur la responsabilité plus générale d’un autre officier de police qui était en même temps secrétaire général du Département de justice et police, Arthur Guillermet.

Quelles ont été par ailleurs ces « raisons disciplinaires » qui ont mené la jeune Rosette à l’expulsion, à la déportation et à la mort ? Les archives indiquent qu’elle a reconnu avoir eu des relations sexuelles avec un réfugié et qu’elle est « accusée de conduite indécente avec des soldats chargés de la garde du camp lors d’une soirée organisée par des réfugiés le 29 septembre à l’occasion de Rosh Hashana, le Nouvel an juif » (p. 59). Le 13 octobre, les autorités décident de « faire un exemple » : non pas avec les soldats, mais avec cette jeune fille juive qui avait pourtant droit à la protection face à la menace nazie. Ainsi, Daniel Odier « insiste spécialement pour que ce refoulement ait lieu le plus rapidement possible. Il faut absolument arriver à des sanctions contre des réfugiés qui ne méritent pas l’accueil que nous leur réservons en Suisse » (p 61). Quels qu’aient pu être par ailleurs les esprits de l’époque en matière de mœurs, la disproportion et la gravité de cette décision sont absolument consternantes.

L’auteur de Rosette, pour l’exemple a mené une enquête rigoureuse dont on comprend bien qu’il nous dise qu’elle n’en est pas moins douloureuse. Il a parfaitement raison de ne pas entrer dans les controverses sur le nombre exact de refoulés juifs par la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale en citant l’historien Marc Perrenoud (p. 15) qui souligne fort à propos qu’à « supposer que le nombre de Juifs refoulés n’atteint que quelques milliers de personnes, ce serait une confirmation de l’analyse de la CIE1[1] qui a affirmé que ces victimes auraient pu être acceptées sans risque alimentaire, politique ou militaire pour la Suisse » (dans Le Temps, 26 avril 2013). Il inscrit son récit du tragique destin de cette jeune fille aussi bien dans son contexte général qu’en lien avec le sort d’autres réfugiés ou victimes. Parmi la soixantaine d’enfants de moins de 16 ans refoulés à cette époque, le cas d’Eric Rosenzweig, qui l’a été pour un vol de porte-monnaie farouchement nié, est lui aussi choquant. Il a heureusement survécu. L’auteur mentionne également le destin de l’un des réfugiés « compromis dans l’affaire Wolczak et consorts » (p. 62) : Lucien Maréchal sera en effet tué par des Allemands dans le massacre d’Habère-Lullin de la nuit du 25 au 26 décembre 1943. Il n’était toutefois pas indispensable, dans ce beau livre d’histoire et de mémoire, d’évoquer brièvement et sans explication « deux crimes de guerre dans le même village » (p. 63) en relation avec une fusillade de prisonniers allemands début septembre 1944. En effet, c’est bien le même village, ce sont bien deux tragédies, problématiques l’une comme l’autre, mais c’est brouiller l’intelligibilité de ce passé que de les qualifier avec une même formule en écrasant ce qui les distingue.

Claude Torracinta avait déjà évoqué le sort funeste de Rosette Wolczak dans le film documentaire Mémoires de la frontière qu’il avait réalisé en 2002 avec Bernard Romy (voir l’extrait où il est question de ce refoulement sur https://www.youtube.com/watch?v=B3OwBRVGAhs[2]). Le dramaturge Michel Beretti lui a aussi consacré une pièce, 4928, en 2012 (http://michelberetti.net/2/107/4928&o=4918). Plus récemment, le 27 janvier 2016, Claire Lucchetta-Rentchnik, ancienne présidente de la Licra qui connaît bien le frère de la victime, avait bien sûr en tête le sort de Rosette lors du dévoilement d’une plaque commémorative à l’école des Cropettes, près de la gare de Genève. Son texte précise que cette école avait servi durant la Seconde Guerre mondiale « de camp de triage de l’armée pour les réfugiés passés clandestinement en Suisse. Parmi les centaines de juifs qui y transitèrent, certains, hommes, femmes et enfants, furent refoulés à la frontière. Une partie d’entre eux furent ensuite arrêtés, déportés puis assassinés dans les camps de la mort ». Et Rosette parmi eux.

Après cette belle contribution de Claude Torracinta au travail d’histoire et de mémoire, et pour rendre encore mieux justice à Rosette Wolczak, une plaque commémorative plus explicite n’aurait-elle pas sa place à l’école des Plantaporrêts, où se trouvait le camp où elle a été placée ? Comment faire en sorte que son nom s’inscrive dans la mémoire collective d’un présent qui ne nous épargne pas d’autres drames et d’autres responsabilités ? Dans sa préface, l’ancienne présidente de la Confédération Ruth Dreifuss s’inquiète à juste titre du fait que « le souvenir du passé s’estompe lorsqu’il n’est pas refoulé » (p. 10). Loin de quelque trop-plein de mémoire que ce soit, les drames contemporains de l’asile lui ont inspiré un beau titre : « Rosette, contre l’oubli ».

« L’antisémitisme déclaré ou oblique qui imprègne une importante partie de sa population et surtout sa classe dirigeante, qui n’hésite pas à exhiber des certificats d’aryanité pour défendre ses intérêts économiques dans les territoires contrôlés par l’Allemagne, l’empêche d’être à la hauteur de la mission humanitaire très haute qu’elle aime à se donner », résumait l’historien Daniel Bourgeois à propos de la Suisse dans un article du journal L’Hebdo (19 janvier 2011, http://www.hebdo.ch/ce_que_savaient_vraiment_les_suisses_82351_.html). C’est bien dans ce contexte qu’il faut replacer le destin tragique et emblématique de Rosette Wolczak et des autres victimes de refoulement par les autorités suisses de l’époque de la Seconde Guerre mondiale. 


[1] La Commission indépendante d’experts Suisse-Seconde Guerre mondiale présidée par l’historien Jean-François Bergier, pour laquelle Marc Perrenoud était conseiller scientifique et dont les travaux ont été publiés en 2002

[2] Toutes les références sur Internet ont été consultées le 4 juillet 2016.

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