Après trois ans d’existence et six numéros, tous consacrés à des dossiers thématiques, la revue En jeu. Histoire et mémoires vivantes propose à ses lecteurs son premier numéro « varia ». Rappelons-en le principe : il s’agit d’offrir la possibilité à des spécialistes dont les recherches ne s’inscrivaient pas directement dans les thématiques jusqu’ici proposées – tout en étant en cohérence avec la thématique générale de notre projet – de publier un article dans la revue.
L’intérêt d’une telle démarche, commune d’ailleurs à la plupart des revues scientifiques, est multiple.
C’est d’abord l’occasion d’élargir les champs géographiques de la revue. De ce point de vue, des articles retenus s’ouvrent à des questions portant sur des régions jusqu’ici peu présentes dans nos pages : l’Afrique, grâce au travail de Lison Jousten sur le Rwanda et l’Amérique latine, avec la recherche de Nicolas Prognon. En attendant éventuellement de consacrer un prochain dossier thématique à ces questions, ces contributions posent des jalons qui permettent de ne pas s’en tenir au seul cas de l’Europe, ce qui est naturellement une tendance forte, si ce n’est un écueil, pour une revue consacrée aux crimes de masse au XXe siècle.
Ensuite, ce numéro « varia » permet de cultiver et de prolonger ce qui est une caractéristique première de cette revue. Ses initiateurs, eux-mêmes issus d’ailleurs de spécialités diverses, ont toujours posé la pluridisciplinarité et l’interdisciplinarité au premier rang de leurs objectifs scientifiques. Cette livraison confirme une telle orientation, en présentant des analyses littéraires, cinématographiques, historiques et psychiatriques, envisagées à chaque fois selon une approche interdisciplinaire. La revue En jeu n’est pas une revue traditionnelle d’histoire du XXe siècle, elle se veut un lieu de dialogue entre disciplines qui, trop souvent encore, s’ignorent ou, au mieux, se méconnaissent.
Enfin, les articles retenus s’inscrivent dans la volonté de la revue de privilégier des sujets originaux. Une telle revue doit conserver pour priorité de valoriser des recherches nouvelles et non des travaux de confirmation. On lira ainsi avec une particulière curiosité l’étude de Chiara Nannicini Streitberger sur la situation des Italiens antifascistes déportés dans le camp de Flossenbürg qui, à bien des égards, constituent un « cas-limite » permettant d’interroger nos connaissances sur la déportation. Ces détenus, isolés dans le camp, doivent œuvrer pour maintenir ou redéfinir leur identité propre. Autre question a priori simple mais profondément originale posée par Lucie Bertrand-Luthereau : a-t-on bien lu, compris et interprété l’œuvre universellement célèbre de Primo Levi ? L’auteure nous montre l’importance des décalages entre une représentation commune simplifiée de cette œuvre et le contenu réel de celle-ci, porteuse d’une philosophie profondément désenchantée cadrant mal avec la perspective platement humaniste à laquelle elle est trop souvent identifiée. Lison Jousten, elle, s’intéresse à la représentation du génocide au Rwanda (1994) par le documentaire de Marie-France Collard, Rwanda. À travers nous l’humanité. L’auteure perçoit dans cette œuvre un cas rare de représentation non « occidentalocentrée » du génocide rwandais. Enfin, Nicolas Prognon aborde le problème des crimes de masse perpétrés par les dictatures chilienne, argentine et uruguayenne contre leurs opposants de 1973 à 1988. Un tel article permet au lecteur de se mettre au fait d’une historiographie peu connue en France et de mieux comprendre les logiques d’affrontement politiques propres au Cône sud de l’Amérique latine à la fin de la Guerre froide.
Ce numéro « varia » est aussi le lieu de l’expression d’une véritable spécificité de notre revue, à savoir la volonté (en liaison avec la participation de spécialistes de ces questions au conseil scientifique de la Fondation pour la mémoire de la déportation) de promouvoir les études sur la psychopathologie du phénomène de la déportation. Trois articles (on pourra y voir d’ailleurs une sorte de mini-dossier thématique) de Martin Catala et Jean-Michel André, de Serge Raymond et de Michel Pierre proposent une série de réflexions abordées dans les seuls milieux initiés sur les conséquences psychotraumatiques de la déportation et les questions liées à leur évaluation ou à leur interprétation à partir d’expériences menées en commun ou dans d’autres cercles. Que le lecteur ne soit pas intimidé ici : il trouvera dans ces trois textes les preuves du caractère scientifiquement fructueux d’une telle approche et certaines propositions des auteurs susciteront probablement des réactions.
En dépit de son caractère diversifié par essence, cette livraison s’inscrit donc en parfaite cohérence avec notre projet éditorial : susciter des recherches originales, éventuellement surprenantes par leur sujet et leur approche, afin de contribuer à notre niveau à la discussion scientifique.