Dans l’impressionnante production livresque en lien avec la commémoration du centenaire du début de la Première Guerre mondiale, l’essai de Nicolas Mariot, chercheur au CNRS, se distingue par sa volonté d’affronter un sujet neuf. Issu d’un mémoire d’habilitation à diriger les recherches, ce livre pose en effet la question des comportements et des représentations des intellectuels au front. On sait que l’histoire des intellectuels est un des champs historiographiques les plus féconds de ces trente dernières années. Pourtant, on suit l’auteur lorsque celui-ci affirme que l’histoire des intellectuels combattants restait à écrire. Les spécialistes d’histoire des intellectuels s’étaient jusque-là principalement intéressés aux prises de position de nature politique des clercs pendant la guerre[1], sans aborder le problème spécifique de ces intellectuels au front.
Pour cette enquête, Nicolas Mariot s’appuie sur le cas de 42 témoignages d’intellectuels, sélectionnés selon trois critères. Ne sont très logiquement retenus que les intellectuels ayant effectivement été présents sur le front. Ensuite, le chercheur n’intègre à son corpus que des documents préalablement publiés, parmi lesquels une large majorité de correspondances. Enfin, il ne s’intéresse qu’aux intellectuels dont il a pu établir la biographie afin de mener à bien l’indispensable travail d’analyse sociologique du groupe ainsi constitué. Ces deuxième et troisième critères appellent quelques commentaires. Dans sa volonté de montrer les limites voire les apories des travaux précédents sur l’expérience combattante, Nicolas Mariot assume réutiliser afin de les réinterpréter ce qu’il qualifie de « sources les plus communes ou canoniques » (p. 405), soit un corpus déjà accessible et connu. Mais en quoi ce choix entraînait-il d’exclure d’intégrer au corpus des documents inédits, tirés des nombreux fonds d’archives où sont conservées des lettres de combattants ?[2] Certes, Nicolas Mariot explique que cette limitation à 42 témoignages autorise une analyse intégrale de leur contenu et que la prise en compte d’autres documents ne modifierait probablement les résultats de la recherche que de manière marginale. Mais le problème de la limitation à ces livres déjà publiés est le sentiment de retomber une fois de plus sur les « grands » intellectuels, en tout cas sur des témoins dont la vision de la guerre est déjà connue ; l’éditeur n’hésite d’ailleurs pas à mettre en avant la notoriété des témoins dans le prière d’insérer en quatrième de couverture : « Guillaume Apollinaire, Henri Barbusse, Marc Bloch, Maurice Genevoix, Georges Duhamel ou Léon Werth : les intellectuels combattants ont laissé à la postérité des textes où la guerre est superbement décrite et analysée ». Peut-être faudrait-il se résoudre, en histoire des intellectuels comme il est couramment d’usage dans les recherches de sociologie, à anonymer les témoins, en précisant seulement leurs propriétés sociales, de manière à échapper aux poids de la notoriété et de l’autorité symbolique de ces grands noms. Enfin, en ce qui concerne la possibilité d’établir la biographie des témoins, on regrette – mais l’auteur n’est probablement pour rien dans ce choix – que l’ouvrage ne comporte pas un bref dictionnaire biographique des témoins mobilisés ; peut-être est-ce là une observation contradictoire avec leur notoriété précédemment notée, mais nul lecteur ne peut connaître toutes les informations décisives pour la compréhension, telles que l’âge, les origines sociales ou la position sociale du témoin. L’absence de cette rubrique[3] qui aurait rendu la lecture du livre plus aisée est d’autant plus étonnante que, nous y reviendrons, l’éditeur a pris soin de publier en fin d’ouvrage un chapitre conséquent sur les « échafaudages » de la recherche de Nicolas Mariot.
Destiné à « un grand public éclairé », le livre de Nicolas Mariot possède d’incontestables qualités de clarté dans la rédaction et dans la présentation de la recherche. Le plan proposé est simple à suivre et s’organise en trois parties, après un long et nécessaire prologue dans lequel l’auteur présente les caractéristiques sociologiques des témoins retenus. Dans la première partie, « La matérialité d’une rencontre », Nicolas Mariot s’attache à interroger la spécificité de la situation des intellectuels au front, analysant les logiques de distinction qui ont été à l’œuvre dans ce contexte si particulier : aisance matérielle généralement supérieure, traduite par les colis reçus, confort amélioré pour ceux des intellectuels suivis qui sont gradés, etc. La deuxième partie « Le savant et le populaire, in vivo » adopte une démarche de type anthropologique, afin de saisir au plus près la perception de l’expérience de guerre des intellectuels. Le chapitre consacré au corps attire particulièrement l’attention, en ce que la question physique met pour une fois les intellectuels en position dominée, la plupart des témoins rapportant leurs difficultés à s’adapter au niveau de « performance » exigé dans le cadre des combats. On lit aussi avec un fort intérêt les considérations, apparemment très nombreuses, des témoins sur les comportements des soldats issus des classes populaires. Le regard manque très généralement d’empathie et les intellectuels se plaignent très majoritairement de la promiscuité subie avec des hommes dont les centres d’intérêt (bricoler, s’imbiber consciencieusement et jouer aux cartes, pour simplifier) sont très généralement vilipendés. Cette deuxième partie, qui s’appuie sur des lectures précises des travaux de sociologues, de Jean-Claude Passeron et Claude Grignon – d’où le titre – à Philippe Coulangeon (excellents développements sur la tendance actuelle à l’omnivoracité en matière de pratiques culturelles), est particulièrement convaincante. Mais c’est nettement dans la troisième partie (« Corps et âmes ») que l’auteur avance les analyses les plus fortes. Son objectif est d’affronter de manière renouvelée la question fort classique : comment-ont-ils tenu, « ils » désignant ici les témoins et les soldats issus des classes populaires qu’ils observent ? Les réponses fournies insistent sur le caractère sociologiquement inscrit du patriotisme, Nicolas Mariot multipliant les preuves des différences entre « ses » intellectuels qui ont totalement intériorisé la dimension patriotique de leur « sacrifice » et des soldats issus des catégories populaires qui, selon les témoins, ne font généralement preuve d’aucune ferveur patriotique particulière. Autre élément essentiel de cette troisième partie, Nicolas Mariot observe la manière par laquelle les intellectuels étudiés se font « instituteurs de guerre », à savoir qu’ils mettent leurs qualités pédagogiques au service d’une diffusion de la cause.
Il arrive que les enjeux scientifiques d’une recherche ne soient pas directement perceptibles pour le lecteur. C’est une grande qualité du travail de Nicolas Mariot que d’afficher clairement ses objectifs, dès l’introduction et surtout dans la postface « Échafaudages », dont on ne saurait trop saluer la publication dans un ouvrage publié à destination d’un public non forcément spécialiste. De manière explicite, Nicolas Mariot situe son étude dans une perspective de discussion des travaux ayant abordé l’expérience combattante depuis une vingtaine d’années, dans le cadre de l’école de Péronne (notamment 14-18, Retrouver la guerre de Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker), expliquant la ténacité des soldats par un consentement dû à la haine de l’ennemi et au patriotisme. Nicolas Mariot juge la démonstration « circulaire » : « l’existence d’une culture de haine est prouvée par les violences, elles-mêmes étant provoquées par cette culture » (p. 389). L’auteur veut redonner une « épaisseur sociale » à l’étude de la ténacité combattante, remarquant le manque d’études sur la composition sociale de l’armée française. Son travail s’inscrit donc dans un programme de recherche sur les différentiations sociales[4], qui aboutit à une profonde remise en cause de schémas d’analyse dominants conférant au patriotisme une valeur d’explication excessive – et surtout peu prouvée. En quelque sorte, Nicolas Mariot rend aux élites ce qui leur appartient : un discours spécifique que l’on a souvent trop rapidement considéré comme l’expression d’une représentation commune. Son ouvrage constitue une contribution décisive à l’historiographie sociale de la Première Guerre mondiale. On saluera le ton avec lequel Nicolas Mariot livre ses conclusions, restant toujours dans le cadre de la controverse scientifique, sans céder à la tentation facile de la polémique, notamment sur le plan politique.
Mais Nicolas Mariot ne s’est pas limité à mettre en évidence le fossé entre les élites et les catégories populaires. Il aurait pu, suivant en cela les travaux de Christophe Charle dont il reconnaît s’être particulièrement inspiré, proposer une étude sur « les élites de la République[5] dans les tranchées ». Bien des observations correspondent d’ailleurs à cette confrontation entre élites et classes populaires, à cette véritable « lutte des classes » (titre originel du mémoire d’habilitation dont est tiré l’ouvrage). Cependant, et sans réellement expliquer ce choix[6], Nicolas Mariot a à la fois restreint son groupe et élargi ses perspectives en se consacrant à cette étude des intellectuels au front. Et son œuvre constitue une très intéressante expérience d’histoire de l’intellectualité en milieu hostile. Rares sont en effet les travaux qui abordent l’intellectuel dans toutes ses dimensions, au-delà de ses gestes distinctifs que sont la prise de parole, la pétition ou le manifeste. Cette approche de « l’intellectualité comme manière d’être quotidienne, socialement constituée et reconnue » (p. 22) apporte beaucoup à notre connaissance de ce groupe social, au-delà du simple contexte de la Première Guerre mondiale. Nicolas Mariot note, à rebours d’une représentation courante qui absolutise les différences sociales, politiques et religieuses (combien d’ouvrages sur les intellectuels catholiques, communistes, etc. ?), que « ces distinctions internes seront de peu de poids face à la découverte du peuple des tranchées » (p. 49). Globalement, quelles que soient leurs appartenances et propriétés, les intellectuels partagent une même distance vis-à-vis de leurs « camarades » et expriment en général leur déception vis-à-vis d’un peuple français peu patriote. On est frappé par le peu de considération exprimé à l’égard de ces soldats des classes populaires, à de très rares exceptions près – notamment le sociologue durkheimien Robert Hertz, tué en 1915. Ce dernier est un des seuls intellectuels étudiés à faire le lien entre ses préoccupations intellectuelles et scientifiques et son expérience de la guerre, ainsi lorsqu’il écrit : « Les journées sont longues – mais je ne suis pas de ceux qui s’ennuient, d’abord je lis un peu – et puis je trouve toujours de l’intérêt à écouter les hommes causer entre eux. Parfois je recueille des bribes de folklore argonnais ou lorrain et cela me fait penser aux enquêtes menées dans ta compagnie, chère femme. Et leurs propos sont toujours savoureux et instructifs » (p. 258). Toujours dans cette idée de définir l’intellectualité, on note sans réelle surprise que lire, écrire et donner des leçons de hauteur morale constituent les conatus principaux des intellectuels. Sur ce dernier point, Nicolas Mariot note d’ailleurs qu’il y a maintien de la condition intellectuelle au-delà du contexte : « L’intellectuel au front ne signe plus de pétition, et certainement pas contre l’action du gouvernement, mais il est celui qui, plus que jamais, distribue ses avis, toujours et à tout propos » (p. 381).
Il est des points que Nicolas Mariot aborde, mais un peu rapidement, du moins dans cette version publiée de sa recherche. Ainsi, dans son objectif de montrer que l’intellectualité est une qualité socialement reconnue, l’auteur n’ignore pas les témoignages émanant d’autres acteurs que les intellectuels. Mais ce recours reste assez limité : Nicolas Mariot ne « retourne le miroir » que pour évoquer la question de la ténacité, principalement avec les carnets et correspondances de Joseph Astier, Antoine Martin et Marcel Papillon ; or, ces témoins n’évoquent que les gradés – on retrouve ici la problématique des élites –, mais pas spécifiquement les intellectuels. « Le combattant intellectuel voit nécessairement des hommes du peuple autour de lui ; l’inverse n’est pas vrai » (p. 14), écrit rapidement l’auteur. L’information est essentielle et aurait pu donner lieu à davantage de développements : l’intellectuel n’est ainsi pas perçu comme tel, si ce n’est par lui-même (à destination de ses correspondants, qui sont soit des intellectuels eux-mêmes, soit des membres de sa famille soucieux du maintien de l’identité de leur frère, fils ou mari) et par ses semblables. De même, Nicolas Mariot n’aborde que de manière incidente la question de la mémoire du combat chez les intellectuels. Le problème de la comparaison entre le témoignage contemporain des événements (dans les lettres et les carnets) et les écrits ultérieurs aurait pu être développé, le cas d’Henri Barbusse semblant particulièrement intéressant. Enfin, l’auteur, qui n’a « trouvé nulle trace d’amitiés entre soldats d’origines diverses qui aient survécu au conflit » (p. 379), exprime là une réalité qui aurait mérité de plus amples développements.
Néanmoins, un excellent critère d’évaluation d’une recherche réside dans les perspectives qu’elle ouvre. De ce point de vue, l’ouvrage de Nicolas Mariot s’avère particulièrement fécond. L’auteur estime avec raison que ses préoccupations peuvent et doivent rejoindre celles de chercheurs travaillant sur d’autres espaces, d’autres thèmes ou d’autres périodes. S’il insiste sur l’intérêt d’une comparaison synchronique à l’échelle européenne (les intellectuels italiens ou allemands ont-ils observé le même comportement que leurs pairs français ?), Nicolas Mariot cite d’autres expériences extrêmes traversées par des intellectuels au XXe siècle : la Résistance – il note que, sur ce point, les remarquables pistes de recherche énoncées notamment par Antoine Prost et François Marcot[7] n’ont pas souvent été suivies –, l’immersion des prêtres-ouvriers, l’établissement en usine des années 1968, l’expérience concentrationnaire. Pour avoir abordé cette dernière expérience dans le cadre d’une recherche doctorale sur l’intellectuel Michel de Boüard, historien déporté à Mauthausen, il semble en effet qu’il y a là une possibilité d’enquête intéressante. Si l’on ne saurait se prononcer après l’étude d’un seul cas et si les sources sont probablement différentes – dans le cas de Michel de Boüard, il n’existe pas de document contemporain de son séjour à Mauthausen mais, en revanche, les lettres envoyées à son épouse depuis le camp de Compiègne ont été conservées –, il apparaît que les études de la représentation des codétenus issus des classes populaires et du maintien de l’intellectualité (ce que Louis Martin-Chauffier, lui-même détenu à Compiègne, appela « rentrer dans [son] ordre »[8]) pendant la détention puissent être menées à bien. Certes, il est toujours délicat d’envisager une véritable comparaison des comportements entre des situations très différentes, mais la démarche suivie par Nicolas Mariot peut a minima servir de modèle[9].
Revenons à notre observation initiale. Dans la précédente livraison de cette revue, Nicolas Mariot constatait que, parmi les nombreux livres sur la Grande Guerre publiés depuis juin 2013, il y avait « peu de livres marquants », « du point de vue des enquêtes neuves ou originales »[10] . Son livre s’inscrit incontestablement dans cette petite catégorie.
[1] Voir notamment Christophe Prochasson, Anne Rasmussen, Au nom de la patrie : les intellectuels et la Première Guerre mondiale, 1910-1919, Paris, La Découverte, 1996.
[2] Un exemple : le fonds Maurice Prou (qui devient directeur de l’École des chartes en 1916), conservé à la bibliothèque municipale de Sens, regroupe de très nombreuses lettres inédites envoyées par des chartistes.
[3] Le lecteur peut certes se référer au très utile dictionnaire biographique des témoins de la Grande Guerre, sur le site du Collectif de recherche international et de débat sur la Guerre de 1914-1918 (CRID) dont Nicolas Mariot est l’un des principaux animateurs : http://www.crid1418.org/temoins/
[4] François Bouloc, Rémy Cazals et André Loez (dir.), Identités troublées. Les appartenances sociales et nationales à l’épreuve de la guerre 1914-1918, Toulouse, Privat, 2011.
[5] Christophe Charle, Les élites de la République, 1880-1900, Paris, Fayard, 1987.
[6] L’auteur note cependant qu’un tel intérêt pour l’histoire des intellectuels dans un milieu social inconnu correspond peut-être à son expérience personnelle d’« intello de service » lorsqu’il était en internat au lycée.
[7] Antoine Prost (dir.), La Résistance, une histoire sociale, Paris, L’Atelier, 1997.
[8] Louis Martin-Chauffier, L’Homme et la bête, Paris, Gallimard, 1947, p. 75 : « Je redoutais que, parmi les distractions du camp, ne figurassent les conférences. Je me sentais bien incapable de m’astreindre à un travail qui me fît rentrer dans mon ordre. »
[9] On notera une autre portée de l’ouvrage dans le cadre de l’interrogation sur la nature et la réalité du patriotisme comme sentiment partagé. Si l’auteur évite soigneusement tout parallèle entre la situation de 1914-1918 et les injonctions contemporaines au patriotisme (économique ou autre), la sociologue Julie Pagis s’appuie sur l’ouvrage de Nicolas Mariot pour étayer son argumentation contre l’idée d’un patriotisme universellement partagé. Julie Pagis, « Non, le patriotisme n’a rien d’universel ! », Libération, 25-26 octobre 2014.
[10] Julien Mary et Yannis Thanassekos, « D’une historiographie à l’autre, 14-18/39-45 : jeux de miroir et perspectives croisées. Entretien avec André Loez et Nicolas Mariot », En jeu. Histoire et mémoires vivantes, n° 3, juin 2014, pp. 21-45, ici p. 22.