N°4 / Fin des camps. Libérations des déportés

Signes avant-coureurs de la terreur nazie

Une affaire Dreyfus à l’allemande

Jacques Aron

Résumé

Cet article accompagne la publication de l’ouvrage de Jacques Aron, Theodor Lessing, le philosophe assassiné, L’Harmattan, Paris, 2014, qui comprend aussi une anthologie de textes du philosophe traduits de l’allemand par l’auteur.

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LA RÉPUBLIQUE SE CHERCHE UN PRÉSIDENT

C’est devenu un lieu commun de dire que l’éphémère république de Weimar (1919-1933), cette tentative démocratique entre deux empires, fut une république sans républicains. Incapable de se détacher de l’État monarchique de Guillaume II, qui avait entraîné l’Allemagne dans la Première Guerre mondiale, incapable de mettre en cause, malgré la défaite, la responsabilité de ses élites dirigeantes ou alors, précisément, d’assumer cette défaite et de transformer de fond en comble la politique nationale et internationale du pays. Le 25 février 1925, le premier président de la République – que par inertie on continuait à appeler le « Reich » –, le social-démocrate Friedrich Ebert[1] décédait inopinément. Ce dernier n’était jamais parvenu à s’imposer et il avait dû mener jusqu’à 173 procès en diffamation. Le choix de son successeur allait se révéler comme une épreuve probatoire, à tout le moins sur le plan symbolique, et l’on sait le rôle privilégié de tels moments dans l’histoire. Le candidat était élu à la majorité absolue au premier tour ; à défaut, à la majorité relative au second. Le premier tour se déroula le 29 mars. Le candidat des nationalistes conservateurs, Karl Jarres (Deutsche Volkspartei), obtint 38,8 % des voix, suivi du candidat socialiste Otto Braun, ministre-président du Land de Prusse, avec 29 %, et de celui du Centre catholique, Wilhelm Marx, avec 14,5 %. Tous ces partis avaient déjà collaboré dans divers gouvernements. Le parti socialiste, se rendant compte que son candidat ne pourrait s’imposer au second tour, appela ses électeurs à reporter leurs voix sur le Zentrum de Marx ; le parti libéral démocratique (Deutsche Demokratische Partei), qui avait engrangé environ 5,8 %, fit de même. Les voix restantes s’étaient partagées entre le parti communiste (7 %) et la droite bavaroise (3,7 %), le solde, négligeable, s’étant porté sur le candidat nazi Ludendorff, fortement discrédité par sa participation au putsch manqué d’Hitler (9 novembre 1923) – et ce, bien que la justice bavaroise n’ait pas osé le condamner. Du côté des partis de droite, Karl Jarres, qui avait été ministre et même vice-chancelier pendant plus d’un an, paraissait avoir fait le plein des voix au premier tour ; ses chances de l’emporter au second semblaient donc minces. On se résolut alors à tenter à droite un grand coup de dé : présenter aux suffrages le seul représentant de l’ancien régime dont la popularité était demeurée intacte, le maréchal Paul von Hindenburg. Pour convaincre le vieil homme de 78 ans de quitter sa retraite et la culture des roses de son jardin, on dépêcha chez lui un homme de sa caste, le grand-amiral Alfred von Tirpitz, créateur de la marine de guerre, représentant de l’aile nationaliste la plus hostile aux réparations de guerre, le parti national du peuple allemand (Deutschnationale Volkspartei).

Les hasards de l’histoire, plus qu’un talent quelconque, avaient hissé Hindenburg à la hauteur d’un mythe national. Le vieil homme incarnait – ô paradoxe – le militarisme prussien sous des dehors grand-paternels. S’étant porté volontaire pour reprendre du service actif en 1914, il avait couvert de son autorité la victoire préparée par ses subordonnés et remportée sur l’armée russe entre le 27 et le 29 août 1914, quelques semaines à peine après l’ouverture des hostilités. La légende dorée du chef invincible et libérateur de la Prusse orientale se répandit rapidement. On prête au général Ludendorff, le véritable stratège de la bataille, d’avoir immédiatement associé ce succès au nom de l’un des villages avoisinants, à proximité duquel les chevaliers teutoniques avaient été vaincus en 1410 par les armées polonaise et lithuanienne. Cette revanche moderne, prélude à la reconquête d’un espace vital à l’est, entra alors avec fracas dans l’histoire allemande sous le nom de bataille de Tannenberg. Je reviendrai plus loin sur le destin exceptionnel – un véritable cas d’école – de ce symbole savamment construit, entretenu et habilement exploité ultérieurement par le « petit caporal » qui se hissa sur les épaules du « grand maréchal ». Sept mois avant qu’Hindenburg ne se présente à l’élection présidentielle, il venait, pour le dixième anniversaire de la bataille, de poser la première pierre d’un gigantesque mémorial national, résultat d’un concours auquel avaient pris part 385 architectes dont les projets furent exposés au musée des universités techniques de Berlin. En découvrant le projet des lauréats, le maréchal se serait contenté de leur dire : « Votre travail est excellent ! », pour évoquer ensuite devant eux ses souvenirs de Solferino (voir note 10). Mais revenons à notre propos. Au second tour de l’élection présidentielle, le 26 avril, la droite gagna son pari : Hindenburg obtenait 48,3 % des suffrages contre 45,3 % au candidat des partis socialiste, démocratique et du centre. L’« effet Hindenburg » avait porté ses fruits. Des historiens (voir note 3) accusent aujourd’hui l’« aveuglement » politique du parti communiste qui avait maintenu son candidat au second tour (6,4 %). Cette vision rétrospective mécaniste ne tient aucun compte du déroulement des évènements depuis la fin de la guerre ni du fossé profond que cette dernière avait creusé entre les partis ouvriers. Elle ignore pour le surplus que le second tour avait mobilisé 3,5 millions d’électeurs supplémentaires et que rien ne permet de préjuger du comportement des électeurs communistes si un mot d’ordre bien improbable de ralliement à l’adversaire d’Hindenburg leur avait été adressé. Que l’élection du maréchal ait été un cinglant échec pour la république ne fait pas l’ombre d’un doute. L’influent rédacteur en chef et éditorialiste du Berliner Tageblatt, Theodor Wolff, écrivit au lendemain de l’évènement : « Que peut-on bien faire d’un peuple qui n’apprend rien de ses malheurs et qui se laisse toujours à nouveau, pour la dixième ou douzième fois, mettre le licou et mener par les mêmes ? »[2]

DE DREYFUS À LESSING

Comment un homme solitaire se retrouve-t-il soudain au cœur de l’actualité, dans l’œil d’un cyclone politique, obligé de jouer un rôle que seuls ses adversaires l’ont contraint à assumer ? On s’est souvent posé la question au terme de l’affaire Dreyfus[3]. L’homme fut-il à la hauteur des enjeux dont il était devenu malgré lui le symbole ? Sans comparer leurs deux personnalités ni les circonstances qui les ont forgées, la même interrogation s’applique à Theodor Lessing, chargé de cours de philosophie à l’université technique de Hanovre, poussé soudainement sur le devant de la scène par l’exploitation politique sans scrupule de son opposition publique à la candidature d’Hindenburg, son compatriote qu’il connaît bien, et dont son père a été occasionnellement le médecin. Lessing se rappellera d’autant plus naturellement l’affaire Dreyfus que celle-ci appartient désormais à l’histoire européenne ; dans la France victorieuse en 1918 elle appartient au passé et le capitaine réhabilité est nommé lieutenant-colonel. L’affaire Lessing commence. L’homme ne connaîtra heureusement jamais le sort tragique des années de bagne de Dreyfus ni l’interminable combat pour son honneur bafoué. Mais l’histoire qui n’est jamais avare de contradictions fera de la cabale montée contre Lessing le prélude à son assassinat ; lâchement abattu en août 1933 par de petits nervis nazis, il meurt deux ans avant celui qui avait avant-guerre scindé en deux blocs inconciliables la société française.

Les ravages de l’antisémitisme rapprochent inévitablement les deux cas. Une bonne décennie de mensonges et de calomnies avaient rendu plausible aux yeux de l’opinion française la dégradation pour trahison du capitaine Dreyfus. L’antisémitisme politique allemand, né vers 1880, ravivé durant la guerre et surtout après la défaite, allait faire le lit du cas Lessing. Celui-ci est né à Hanovre en 1872 dans une famille juive aisée et intégrée de longue date dans cette ville rattachée depuis peu à la Prusse. Là, même un Juif de bonne famille bourgeoise assimilée n’aurait pu, comme Dreyfus, devenir officier ; la carrière militaire, comme l’administration ou l’enseignement restent des privilèges jalousement gardés. Les jeunes Juifs de bonne famille se précipitent d’autant plus volontiers dans toutes les professions « modernes », ouvertes, même si leurs débouchés sont hasardeux et la concurrence féroce pour s’y tailler une place. En rébellion contre les siens autant que contre la discipline d’une Prusse conformiste et militarisée, Lessing mettra longtemps à trouver sa voie entre médecine, psychologie, littérature, pédagogie nouvelle, critique et journalisme, jusqu’à ce que la Première Guerre mondiale ébranle toutes ses convictions et le précipite, en contestataire pacifiste, socialiste et anarchiste dans une remise en cause fondamentale de cette société capitaliste moderne dont il est indirectement le produit. Prend forme alors cette philosophie « en tant qu’action », engagée mais sceptique, qu’il développera vers la cinquantaine, mûri par l’expérience de la guerre et du chaos qui la prolonge. Sa situation de chargé de cours dans une université technique que la philosophie intéresse peu demeure précaire. Il écrit, donne des conférences et fournit la presse en feuilletons littéraires. Une affaire criminelle hors du commun, dont il rend compte dans un grand quotidien tchèque de langue allemande, le Prager Tagblatt, lui vaut de premiers ennuis au sein de son université : est-il digne de sa fonction et de sa mission d’éducateur de s’occuper de la lie de la société et surtout de s’immiscer de façon critique dans le travail de la police et de la justice ? L’affaire en question n’est pas banale, et tellement révélatrice du climat social de l’après-guerre et de l’inflation, que notre philosophe et psychologue l’a érigée en exemple et s’insurge contre la manière dont elle est menée. Fritz Haarmann, pervers sexuel, et son complice Hans Grans se voient accusés d’au moins 27 assassinats de jeunes gens disparus, dont il apparaîtra qu’ils ont été tués et dépecés entre janvier 1923 et juin 1924. L’enquête révèle rapidement les défaillances de l’appareil policier qui employait Haarmann comme mouchard et indicateur dans les milieux interlopes du quartier de la gare : prostitution et trafics en tous genres, de viande notamment, ce qui dissimulera pour un temps l’activité macabre du meurtrier. Durant le procès, Lessing se voir retirer son accréditation de presse pour avoir critiqué le tribunal et les experts appelés à la barre ; il soupçonne au surplus les magistrats de vouloir apaiser l’opinion en faisant exécuter rapidement les accusés. L’université, sous la pression des professeurs et étudiants de droite, entame une procédure disciplinaire en vue de sanctionner son attitude. C’est sur ces entrefaites que paraît dans le même journal pragois le portrait psychologique qu’il dresse du maréchal à la veille de son élection. De ce singulier rapprochement va naître un véritable complot aux dimensions nationales. L’intellectuel juif Lessing, critique des valeurs les plus sacrées de la nation allemande, y servira de bouc émissaire idéal. Résumons ici les traits essentiels de cette étude de caractère particulièrement pertinente.

UN CRIME DE LÈSE-MAJESTÉ

Avec le recul dont nous disposons, l’article du fin psychologue Lessing anticipe le rôle politique que l’entourage du futur président lui fera jouer. « Bismarck a eu sur lui-même, écrit Lessing, cette belle expression : “Je suis parfaitement conscient d’en être resté à un certain stade de mon évolution.” Hindenburg n’avait pas besoin de cela. La nature l’a conçu si simple, si droit et si évident qu’il ne restait plus rien à développer ; sauf le déploiement innocent de préjugés innés. Allemand, Prussien, chrétien, monarchiste, soldat, camarade, appartenant selon le mode de vie et l’allure à la couche sociale nette et de bon aloi qui trouve ses normes dans le “Petit Gotha” et dans le “Protocole du Rang”, tout cela de manière aussi naturelle et incontestable que tout homme qui ne le sentirait pas apparaîtrait comme un Chinois ou un adorateur de Bouddha. […] Quel homme conviendrait mieux comme fétiche, comme statue, comme symbole ? Quand le Hanovre était encore un royaume dont le monarque résidait en permanence en Angleterre, son trône vide le représentait à la Cour, et pendant des générations la noblesse welche venait défiler chaque dimanche et faire sa révérence devant son siège inoccupé. On n’y plaçait même pas une poupée symbolique… »[4]

Lessing, qui fut un temps enseignant intérimaire, rappelle ensuite comment, à l’occasion de l’anniversaire de la bataille de Tannenberg, la jeunesse des écoles défilait devant le maréchal : « Je donnerais beaucoup pour revivre cet instant ; ce mélange de sentiments, de comique et d’émotion, de solitude complète et de fusion avec tous les enfants, cette folle exubérance et cette déférence sacrée ; et surtout ma stupeur, car je n’aurais jamais cru possible un tel degré d’infantilisme. Hindenburg (nous étions les yeux dans les yeux) disait avec conviction : “L’Allemagne se trouve dans un marasme profond. Les temps splendides de l’empereur et de ses héros ne sont plus. Mais les enfants qui chantent ici le Deutschland über alles, ces enfants sont appelés à renouveler le Reich ancien. Ils vaincront le monstre, la révolution. Ils verront le retour du temps glorieux, des grandes guerres victorieuses. Et vous, Messieurs les Maîtres, vous portez la belle mission d’éduquer les enfants dans ce sens.” (Les garnements me poussaient et ricanaient.) “Et vous, mes chers élèves, vous entrerez comme vos ancêtres victorieux dans Paris. Je ne vivrai plus ce moment. Je serai alors près de Dieu. Mais du ciel, je jetterai mon regard sur vous, je me réjouirai de vos exploits et je vous bénirai.” » On citerait volontiers le texte entier de Lessing, mais venons-en à l’essentiel, sa conclusion prémonitoire.

« L’observateur des choses humaines découvre dans ce phénomène toute la joie que s’autorise cette vie enfermée dans ses limites étroites et naïvement assumées. Une nature transparente, foncièrement honnête et fiable, sans fausseté ni questionnement. Et c’est aussi ainsi qu’il apparaît au miroir de ses "Souvenirs". Mais l’on se gardera bien de ce jugement : voici un homme d’un seul tenant. Je ne parlerai pas de l’inhumanité et de l’égoïsme d’une si naïve fatuité. Car à partir du moment où le plus apolitique de tous les hommes est utilisé politiquement, c’est de bien autre chose qu’il s’agit : cet homme est l’image même de “l’homme au service de”. Il n’y a pas chez lui la moindre amorce d’une personnalité qui pense, juge et décide par elle-même. L’essentiel chez lui est toujours le règlement, la tradition, le consensus, “que l’on doit quand même bien”, “que l’on ne peut quand même pas”. Un bon et “fidèle saint-bernard”, un “fidèle Eckart”, “un bon gardien”, mais seulement tant qu’un homme sage est là pour le tenir à son service et le dresser à rapporter ; laissé en liberté, il deviendrait un loup égaré. Une nature comme celle d’Hindenburg demandera jusqu’au bout : où puis-je servir ? Il est certainement bouleversant et touchant que pendant la guerre mondiale l’une des pires et des plus malfaisantes natures de l’histoire universelle ait pu utiliser au service de son ambition personnelle et de sa volonté de pouvoir un homme parmi les plus simples et les plus crédules, tout cela sous le drapeau de l’idée nationale. »

Nous voici donc parvenus au cœur de la mise en garde du philosophe : qui et quels intérêts se tiennent-ils derrière ce trône vide, derrière ce symbole fait tout entier de naïve apparence ? Le lecteur du moment ne pouvait s’y méprendre : Ludendorff ! L’histoire, cependant, nous réservait Hitler, contre lequel – ironie suprême – Ludendorff mit en garde le vieux maréchal dans une lettre demeurée célèbre[5]. Même s’il s’était trompé sur la personne du futur dictateur, Lessing avait justement conclu : « Selon Platon, les philosophes devraient guider les peuples. Mais ce n’est pas un philosophe qui montera sur le trône en la personne de Hindenburg. Rien qu’un symbole représentatif, un point d’interrogation, un zéro. On pourrait se dire : “Mieux vaut un zéro tout rond qu’un Néron.” Mais l’histoire nous enseigne, hélas, que derrière un zéro tout rond se cache toujours un futur Néron. »

Le lendemain du second tour, Oskar, fils du maréchal, éveilla son père à sept heures du matin pour lui annoncer son succès. « Si c’est tout ce que tu as à me dire, pourquoi me réveilles-tu si tôt ? À huit heures le résultat aurait été le même. » Et il se rendormit ?[6] Dès que la victoire électorale d’Hindenburg fut connue, un cortège aux flambeaux parcourut sa ville de résidence, auquel participa tout ce que Hanovre compte de notables, de partis, de corporations, d’organisations sportives et militaires de droite, qui se sont mobilisés pour l’accueillir en triomphe. Le nouveau président est fait docteur honoris causa de l’université dans laquelle Lessing enseigne. Un journal reproduit l’article trouvé dans le Prager Tagblatt. Un « comité de lutte contre Lessing » se forme pour obtenir son renvoi. Ses cours sont boycottés. Pressions et menaces physiques aboutissent à une suspension de fait de son enseignement, pendant laquelle s’engage une épreuve de force politique : Lessing, bien décidé à assurer sa défense, est soutenu par ceux des socialistes ou des intellectuels qui ont bien saisi l’enjeu du conflit : la liberté d’opinion et d’expression. Une année scolaire ne suffit pas à apaiser la tension. À la reprise des cours en mai 1926, quatre à cinq cents étudiants armés de bâtons empêchent l’accès à son enseignement. Le 8 juin, un train spécial – réservé selon toute vraisemblance par le magnat de la presse et président du parti national du peuple allemand (Deutschnationale Volkspartei), Alfred Hugenberg – attend les étudiants pour se rendre à Braunschweig, où ils menacent de s’inscrire dans une université dont le rectorat les soutient. Il s’agit de faire plier le gouvernement socialiste du Land de Prusse, pouvoir de tutelle de l’université de Hanovre. Le 19 juin, un compromis jugé honorable par l’intéressé transforme sa charge de cours en mandat de chercheur. S’il lui permet de reprendre une activité en mettant fin à l’épreuve qui l’a profondément affecté physiquement et moralement, il ne clôt pas l’« affaire Lessing ». Les nazis ne l’ont pas effacé de leur arsenal de propagande. Après la crise de 1929, quand ils repartent à l’assaut du pouvoir, Goebbels, accusé à son tour de diffamation du président de la République, forgea le lien imaginaire que Lessing aurait tissé entre le criminel Haarmann et Hindenburg ; il aurait ainsi déclaré pour sa propre défense : « L’historien juif, le professeur Lessing, a comparé dans la presse étrangère Monsieur le Président du Reich au meurtrier en série Haarmann, ce dont les étudiants nationalistes l’ont châtié, mais qui a été récompensé par un contrat de chercheur signé par un ministère marxiste. » Ce que Lessing contesta publiquement en détail, terminant sa réponse dans une importante revue culturelle par cette remarque pertinente : « Imaginez maintenant ce qui risque de se passer : dans l’histoire culturelle, dans celle des religions et des opinions, on trouve de nombreux clichés historiques, l’image de Socrate, par exemple, résumée en quelques lignes transmises par des contemporains. Qui nous garantit qu’il n’en ira pas de même avec la transmission d’une pelote d’associations comme celle que j’évoquais plus haut ? S’il devait arriver que rien ne subsiste de moi que cette phrase du discours du Dr Goebbels, comme il n’est rien resté d’autre de Catalina que le discours de Cicéron, quelle horreur ! Et dire que certains combattent encore le scepticisme de mon livre : “L’histoire, ou donner du sens à ce qui n’en a pas”. »[7]

L’assassinat de Lessing s’inscrit dans la longue liste des actes criminels qui ont accompagné l’arrivée des nazis au pouvoir. C’est dans l’entourage de Hindenburg et sous son patronage qu’ils entrent dans la politique allemande qu’ils investiront progressivement et pour douze ans. Le 2 mars 1933, Lessing et sa fille Ruth parviennent à gagner la Tchécoslovaquie. Il assiste le 23 août, à Prague, à l’ouverture du 18e congrès sioniste. Le 25 août, il est officiellement déchu de sa nationalité allemande. Sa tête est mise à prix. La maison de Marienbad dans laquelle il s’est installé est surveillée par des Sudètes nazis ; le 30 août au soir, il y est assassiné de deux balles dans la tête. Les meurtriers passent la frontière proche. Dans la Journée du parti de septembre 1933, la première depuis la prise de pouvoir, Goebbels fit une allusion à ces gens dont il n’est pas étonnant que la Révolution allemande doive se débarrasser. Rosenberg, rééditant un portrait qu’il avait tracé de Lessing en 1927, se contenta d’une lâche note en bas de page : « En 1933, Lessing s’enfuit à Prague et continua à exciter l’opinion contre le Reich allemand. Il fut abattu chez lui par des auteurs inconnus. »[8]

TANNENBERG, CE SYMBOLE

L’architecte que je fus ne résiste pas à l’interprétation de ce monumental symbole du culte de Hindenburg que devint le mémorial de Tannenberg. C’est à présent en tant que président de la République qu’il l’inaugure le 18 septembre 1927 par un discours dont le texte sera coulé dans une plaque de bronze : « L’accusation, selon laquelle l’Allemagne serait la cause de la plus grande de toutes les guerres, nous la rejetons, le peuple allemand dans toutes ses composantes la rejette unanimement. Ni l’envie, ni la haine ni la soif de conquêtes ne nous ont mis les armes à la main. Bien au contraire, la guerre fut ce moyen ultime de nous affirmer au prix de lourds sacrifices face à un monde d’ennemis. C’est le cœur pur que nous sommes partis pour la défense de la patrie, et c’est avec des mains pures que l’armée a tenu l’épée. L’Allemagne est disposée à tout instant à en apporter la preuve devant des juges impartiaux. » Le premier anniversaire de la bataille après la nomination d’Hitler comme chancelier, le 27 août 1933, un vibrant hommage au maréchal lui fut évidemment rendu par le nouveau régime. Hindenburg meurt le 2 août 1934 et il est inhumé le 7 à l’intérieur du mémorial. De gigantesques travaux de transformation de la cour intérieure s’entament alors, sous la supervision d’Hitler, toujours féru d’architecture et de grandiose mise en scène. À leur achèvement, le 2 octobre 1935, un nouveau sarcophage est placé dans la crypte. Hitler y prend la parole devant les troupes des différentes armes : « L’ensevelissement de ce grand Allemand dans les murailles de ce puissant monument à la bataille lui donne un sacre particulier et l’élève en un lieu saint de la nation. »[9]

Ce mémorial qui devait consacrer la naissance du Reich de mille ans concrétise assez bien l’idéologie de cette « révolution conservatrice ». Au-dessus de l’entrée de la crypte du maréchal fut placé un gigantesque bloc de granit – « Car seule la pierre la plus dure venue des origines devrait trouver son application dans un monument conçu pour l’éternité. » (G. Buchheit, voir note 10). Le colosse fut donc extrait par les moyens les plus modernes d’une carrière de Prusse orientale. Mais l’éternité ne devait pas être accordée au mémorial ; il ne subsista que dix-huit ans. En janvier 1945, l’armée en déroute organisa l’évacuation des dépouilles de Hindenburg et de sa femme et fit sauter certaines des huit tours de la construction. Le reste fut ultérieurement dynamité par l’armée polonaise. Le site reprit son nom polonais : Olsztynek. Un nouveau monument fut érigé sur cet emplacement, un rappel de la victoire de 1410 sur les chevaliers teutoniques. Éternel balancier de l’histoire ? Jusques à quand ?[10]


[1] Ebert, Friedrich (1871-1925), président de la République de 1919 à 1925.

[2] Cité dans Hagen Schulze, Weimar, Deutschland 1917-1933, Berlin, Siedler Verlag, 1982, p. 296.

[3] Voir notamment Jean Denis Bredin, L’Affaire, Julliard, Paris, 1983. La comparaison de « l’affaire Lessing » avec son homologue français s’est imposée par la manière dont elle avait également clivé le pays.

[4] Prager Tagblatt, n° 97, 25 avril 1925, p. 3. Traduction : J. Aron. Ce journal, digitalisé, est accessible sur le site de la Bibliothèque nationale d’Autriche (ÖNB) : http://anno.onb.ac.at/cgi-content/anno?aid=aid=ptb&datum=prager

[5] Ludendorff à Hindenburg, le 1er février 1933 : « En nommant Hitler chancelier du Reich, vous avez livré notre sainte patrie allemande à l’un des plus grands démagogues de tous les temps. Je vous prédis solennellement que cet homme néfaste précipitera notre empire dans l’abîme et notre nation dans une incroyable misère. Les générations à venir vous maudiront pour cela dans votre tombe. » In Hagen Schulze, Weimar..., op. cit., p. 410.

[6] L’anecdote est tellement significative que de nombreux historiens l’ont rapportée, dont Hagen Schulze, Weimar..., op. cit., p. 296.

[7] Theodor Lessing, « À propos d’une déclaration du Dr Goebbels », in Das Tagebuch, 11e année, cahier 42/1930, p. 1692. Comme la plupart des feuilletons de Lessing, ce texte est repris dans les recueils suivants : Theodor Lessing, Ich warf eine Flaschenpost ins Eismeer der Geschichte, Essays und Feuilletons herausgegeben und eingeleitet von Rainer Marwedel, Munich, Luchterhand, 1986 ; Theodor Lessing, Wortmeldungen eines Unerschrockenen, Leipzig, Weimar, Gustav Kiepenheuer, 1987 ; Theodor Lessing, Wir machen nicht mit!, Schriften gegen den Nationalismus und zur Judenfrage, Brême, Donat, 1997. La bibliographie de Lessing étant trop abondante, nous renvoyons ici à celle établie par l’université de Potsdam : www.uni-potsdam.de/db/lessing/material.html

[8] Alfred Rosenberg, Novemberköpfe, Berlin, 1939.

[9] Reproduit dans l’ouvrage illustré que publie l’un des historiens officiels du régime, Gert Buchheit, Das Reichsehrenmal Tannenberg, seine Entstehung, seine endgültige Gestaltung und seine Einzelkunstwerke, Munich, Verlag Knorr & Hirth, 1936.

[10] L’état actuel du lieu est visible sur le site www.ordensland.de/Tannenberg/tannenberg.html

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