N°3 / XXe siècle : D’une guerre à l’autre ?

Résistance et Libération en Haute-Savoie

Un relativisme et un brouillage mémoriel à géométrie variable

Charles Heimberg

Résumé

Cette recension reprend tout ou partie de deux billets publiés en janvier et mars 2014 sur http://blogs.mediapart.fr/blog/charles-heimberg, consulté le 24 mai 2014.

 

Claude Barbier, Le Maquis de Glières. Mythe et réalité, Paris, Perrin, 2014, 480 p.

Claude Barbier, Crimes de guerre à Habère-Lullin, Saint-Julien-en-Genevois, La Salévienne, 2013, 450 p.

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Les interventions publiques de Claude Barbier dans le contexte haut-savoyard constituent un très bon exemple de la dérive relativiste qui s’observe autour de l’histoire et des mémoires des années de l’Occupation, de la Résistance et de la Libération. Qui plus est, des différences significatives s’observent entre le titre de son travail doctoral sur le maquis des Glières[1], celui du livre qu’il en a tiré en ajoutant à son propos dans le titre les notions de mythe et de réalité, un autre ouvrage encore plus problématique qui met sur le même plan des événements qui sont fondamentalement différents et une série de conférences tapageuses qu’il a données dans la région.

 

Beaucoup de dégâts dans l’espace public

Les propos de Claude Barbier dans la presse laissaient entrevoir de fracassantes révélations. Un « mythe » allait véritablement s’écrouler. On allait enfin apprendre la vérité vraie sur les faits survenus sur le plateau des Glières. Par exemple que les hommes qui s’y trouvaient entre février et mars 1944 n’y étaient d’abord montés que pour se cacher (sic), comme il l’a affirmé en septembre 2012 dans le quotidien suisse Le Temps : « On a dit que c’était pour recevoir des parachutages d’armes par les Alliés que le maquis s’est formé, c’est faux, la raison première pour laquelle on a rejoint Glières, c’est pour échapper au STO et se cacher. »[2]

Ainsi, depuis novembre 2011 et la soutenance de sa thèse, Claude Barbier s’est fait l’auteur de déclarations à l’emporte-pièce de part et d’autre de la frontière franco-suisse. Citons par exemple le cas de La Voix des Allobroges du 2 janvier 2012[3]dans laquelle un rédacteur annonce que « le combat sans merci des Glières est une pure invention, qui a été bien utile pour alimenter le mythe de la résistance française en fabriquant une mémoire qui n’a que peu à voir avec l’histoire. Ce que lâche notre invité du jour, Claude Barbier, relève ainsi de la bombe mémorielle. Une déflagration qui remettrait l’histoire à sa place ». Un peu plus loin, c’est Barbier lui-même qui s’en explique en ces termes : ayant été « contredit sur des choses pour lesquelles j’étais plus compétent que les gens qui me critiquaient, j’ai voulu sortir de là par le haut, d’où l’idée de faire une thèse, en cherchant à avoir le meilleur directeur qui soit. Le plus loin possible de la Haute-Savoie. » Il précise encore, par une drôle de formule, avoir trouvé ce directeur de thèse, en l’occurrence « un prof de Normal Sup qui fait partie de la belle aristocratie intellectuelle française »[4].

Aujourd’hui, avec la sortie du livre Le Maquis de Glières. Mythe et réalité, qui a obtenu un label du ministère de la Défense (sic), Claude Barbier est plus présent que jamais dans l’espace public et médiatique en revendiquant une méthode historique et de l’objectivité : « J’établis les faits », s’exclame-t-il ; tout en admettant aussi qu’un « certain discours mémoriel des événements des Glières ne peut être qu’affecté » ; mais il ne pense pas remettre « en cause le caractère valeureux » des maquisards. Ainsi, comme le précise l’auteur de cet article de L’Essor savoyard du 20 février 2014, « [Claude Barbier étaye son travail] par des archives (françaises bien sûr, mais aussi britanniques, américaines, suisses et allemandes) et des recherches dont il vante la minutie et la rigueur. S’il ne veut pas tomber dans le jeu de la polémique, [il] se défend. Et plaide pour une démarche visant à s’éloigner de "la trame légendaire" de Glières et à favoriser la stricte objectivité au détriment "d’une lecture plus encline à privilégier la mémoire que l’histoire". En bref, résume-t-il, il s’est borné à décortiquer des faits, en les dépouillant du mythe qui les entoure. »[5]

 

Prudence et minimisation dans l’ouvrage

Examinons maintenant ce livre sur les Glières. Il contient de nombreuses informations et reconstructions, appuyées comme il se doit par de non moins nombreuses références. C’est un travail de recherche. Mais il apparaît très vite qu’aussi bien son ton que ses contenus se situent en retrait des déclarations publiques antérieures de son auteur. Par ailleurs, en termes de mise à jour factuelle de certaines exagérations narratives, le lecteur averti n’y découvrira pas vraiment grand-chose qui n’ait pas été déjà établi par d’autres chercheurs que l’auteur ne prend pas tous en compte[6].

Une lecture plus attentive est alors nécessaire pour aboutir à un autre constat : un recours aux archives, mais aussi parfois à des témoignages, permet à ce livre de fournir une série d’informations sur l’histoire de l’organisation et de la vie quotidienne des hommes du maquis sur le Plateau et de restituer effectivement de nombreuses données factuelles. Toutefois, leur présentation paraît parfois biaisée ou discutable. C’est le cas par exemple à propos des motivations des maquisards montés sur le Plateau (pp. 140-147), l’auteur affirmant sans vraiment convaincre qu’une fonction de refuge aurait d’abord prévalu. Il minimise également l’engagement et la prise de risque des résistants dans les semaines précédant le 26 mars 1944 en invoquant le manque d’équipement et de motivation de leurs adversaires (pp. 360-361) ; il parle de « répressions », au pluriel, intégrant potentiellement les faits de l’épuration pour induire des propos relativistes n’ayant aucune pertinence. Ainsi évoque-t-il (pp. 302-310) la répression des « réprimants » avant même d’avoir établi un bilan des victimes du maquis des Glières. Il reste cependant relativement prudent. Ainsi, sur les raisons qui ont poussé les maquisards à rejoindre le Plateau, il se montre quand même moins catégorique que dans la presse suisse, mentionnant à la fois le fait de se cacher et celui de recevoir des armes (p. 363). Cela dit, dès qu’il le peut, il s’efforce de réduire la valeur de l’action des maquisards : « Cette affaire de Glières ne prépara pas – ô combien non ! – la libération du département » (p. 316) ; elle n’a pas fait comprendre aux Alliés qu’il fallait armer la Résistance (p. 332) ; etc. Il y a donc bien une dimension de parti pris dans cet ouvrage au-delà de tout ce dont il nous informe.

 

Mythe et réalité : une question peu traitée

Ce qu’il nous faut souligner, par ailleurs, c’est que cette étude ne tient pas les promesses de son sous-titre, les notions de « mythe » et de « réalité » ne pouvant se traiter au seul prisme de données factuelles, sans une réflexion sérieuse sur la dynamique et les fonctions dudit mythe, sans en établir une description critique à partir de sources orales qui donnent accès à ceux qui l’ont produit ; et en passant trop rapidement sur une évolution des mémoires qui ne saurait par ailleurs se résumer à cette « gangue mémorielle » (sic) dont il est question dans l’introduction, l’auteur prétendant en avoir dépouillé « ce drame […] en privilégiant toujours la rigueur des faits » (p. 19).

L’ouvrage évoque en tout cas de manière bien rapide la construction immédiate et dans la durée des souvenirs et des mémoires, seules quelques pages portant sur les dernières décennies. « Les faits, seulement les faits », et loin de la « gangue mémorielle », nous dit en substance Claude Barbier, ce dernier terme étant particulièrement malvenu et révélateur de l’état d’esprit de son auteur. Mais alors, comment est-il possible d’examiner sérieusement les notions de « mythe et réalité » si ces récits d’épopée de l’histoire-mémoire ne sont pas finement restitués, sans les stigmatiser a priori, en les situant dans la pleine complexité de leurs fonctions symboliques et de reconnaissance ? Comment déconstruire un prétendu mythe sans le donner sérieusement à voir dans toutes ses composantes et dans toute sa complexité ? Et comment le mettre à distance, l’interroger avec rigueur, en considérant en même temps l’impérieuse nécessité pour les acteurs qui sont censés s’y référer de préserver le souvenir de ce qui a été accompli et celui de leurs camarades disparus, en particulier dans le contexte inquiet de la disparition annoncée des témoins ?

En outre, suffit-il vraiment en histoire d’en appeler à la « rigueur des faits » ? Ce n’est pas si simple et ce n’est pas suffisant. Lucien Febvre avait rejeté en son temps l’idée qu’il ne puisse y avoir d’histoire que basée sur des documents ou des événements. Il défendait le point de vue qu’il y avait d’autres moyens pour la connaître : « Tous ceux qui s’en occupent le savent, tous ceux qui s’ingénient non pas à transcrire du document mais à reconstituer du passé avec tout un jeu de disciplines convergentes s’appuyant, s’étayant, se suppléant l’une l’autre ; et votre devoir d’historien, c’est précisément de soutenir leur effort, de le décrire, de le promouvoir le plus possible. »[7] Ainsi, l’histoire de la Résistance, dans sa singularité, requiert une pluralité d’outils et de niveaux de lecture, notamment pour l’analyse de ce que les survivants ont dit ou écrit de leur expérience afin de rendre justice aux sacrifiés et de se faire comprendre.

Claude Barbier parvient sans doute à rendre compte de ses recherches en archives, mais il ne réussit guère à les mettre en perspective ni à leur donner du sens, pris lui-même dans le déploiement idéologique d’une contre-mémoire qui brouille notre rapport critique au passé. Cela l’empêche de prendre suffisamment en compte la parole des acteurs résistants. Et ce n’est pas une référence brève et assez superficielle aux réflexions de Paul Veyne sur les mythes en toute fin de volume (p. 363) qui peut lui suffire pour traiter sérieusement cette problématique. En outre, l’auteur ne rend pas complètement justice à la dimension de réalité du récit-épopée de la première époque, soit le fait, en amont de l’échec du 26 mars 1944, d’avoir effectivement investi le plateau des Glières et de l’avoir défendu pendant quelques semaines dans l’attente d’autres parachutages. Quant à la forte valeur symbolique de ce qui a été accompli aux Glières et à sa signification au-delà des faits et après eux, il passe forcément à côté.

 

L’histoire et la mémoire des Glières se réaffirment

Ce livre de Claude Barbier sur le maquis des Glières[8] est contestable à un autre niveau encore. En effet, ceux-là mêmes qu’il nous présente comme les « gardiens » d’une prétendue mystification ne sont pas aussi mal placés qu’il le laisse entendre en matière de développement d’une histoire-mémoire rigoureuse. En effet, les récits épiques de l’immédiat après-guerre, nourris qu’ils ont été, dès le moment des faits, par l’expression de la guerre psychologique et radiophonique, ont été désormais mis à distance, sans les dépouiller pour autant de leurs fonctions symbolique et civique, par les milieux qui défendent cette mémoire. Nous en voulons pour preuve la récente réédition, en cette année commémorative, du bel ouvrage des rescapés de 1946 : « Dans le cadre de ce 70e anniversaire, l’Association des Glières, qui œuvre avec ferveur et fidélité pour la mémoire et la transmission du patrimoine des Glières, réédite le livre écrit dès 1946 par les rescapés des Glières alors sous le titre : "Glières Haute-Savoie 31 janvier-26 mars 1944" et sous-titré "Première bataille de la Résistance" »[9]. Pour cette réédition qui comprend une préface du grand témoin et historien Jean-Louis Crémieux-Brilhac ainsi qu’une postface de l’historien Jean-Marie Guillon, un autre titre a été choisi dont l’énoncé est significatif : Vivre libre ou mourir. Plateau des Glières Haute-Savoie 1944[10]. L’ouvrage comprend des parties en papier blanc rédigées dans le contexte de ce 70e anniversaire et une partie en papier ivoire qui reproduit le texte original. Son appareil critique rend également compte de l’évolution de la manière dont l’Association des Glières présente les faits et leur signification, en tenant compte des travaux des historiens. Quant à la stimulante postface de Jean-Marie Guillon, elle exprime fort bien ce qu’est le travail de l’histoire en termes de critique des sources, d’interaction entre histoire et mémoires, et surtout de construction d’une intelligibilité du passé dans toute sa profondeur et dans toute sa complexité :

« La tâche de l’historien est de restituer les événements passés, dans toutes leurs dimensions, de compléter grâce à des sources nouvelles des versions antérieures ou de les rectifier si erreurs il y a eu, mais elle est surtout de comprendre et faire comprendre. Il est nécessaire de rétablir, par exemple, la réalité des chiffres, en général erronés, souvent excessifs, qui ont été diffusés pour soulever la colère ou l’enthousiasme, pour des raisons de propagande, et qui ont été rarement rectifiés par la suite. Il est normal de restituer les événements et de les ramener à des dimensions plus modestes quand il y a lieu. Mais faire de l’histoire n’est pas collecter les "faits", sans se demander ce qu’est un fait, sans s’interroger sur les niveaux de perception, sur les motivations et les grilles de lecture des divers acteurs ou commentateurs, sans questionner toutes les sources, y compris celles qui paraissent les plus "objectives" (notamment lorsqu’elles sont fabriquées sur le champ avec des intentions qu’il faut percer, des rédacteurs et des destinataires dont il faut connaître les calculs ou les responsabilités).

On en revient toujours à Marc Bloch qui relevait que, "longtemps, l’historien a passé pour une manière de juge des Enfers, chargé de distribuer aux héros morts éloge ou blâme", or, "à force de juger, on finit presque fatalement par perdre jusqu’au goût d’expliquer". Marc Bloch a été l’un des premiers à s’intéresser aux rumeurs de guerre dont il était le témoin alors qu’il se trouvait sur le front entre 1914 et 1918. Il en a repéré les ressorts et en a cherché le sens. La réalité de la guerre, des combats, les motivations des poilus, leurs attitudes ne sont pas pour autant disqualifiées par ces "légendes de guerre". En repérant et "déconstruisant", Marc Bloch cherchait avant tout à éclairer la psychologie, les sentiments, les croyances des combattants. À sa suite, le travail historique considère les récits, légendaires ou non, comme un matériel, une source dont il doit faire, comme pour toutes les sources, l’analyse critique. »[11]

Volonté d’expliquer, tentative de comprendre, mais sans manquer non plus de rester à l’écoute des acteurs ; capacité aussi de s’en tenir simultanément à différents niveaux de lecture : ce sont bien là, en effet, quelques-unes des conditions qui permettent de faire véritablement de l’histoire.

 

L’oubli de la complexité

Mais revenons au livre de Claude Barbier. Ce travail passe à côté d’une analyse critique un tant soit peu argumentée de la notion de mythe, de ses usages et de ses fonctions. Et il nous en dit finalement très peu sur cette mémoire qu’il voue par principe aux gémonies. Par ailleurs, les limites de cet ouvrage sur les Glières s’inscrivent sans doute aussi dans deux postures historiographiques qu’il y aurait lieu de discuter.

La première se caractérise par le fait de considérer l’histoire de la Résistance dans une acception restreinte, limitée à la seule dimension strictement organisationnelle. François Marcot, dans un article récent, montre pourtant l’intérêt d’une approche qui soit davantage attentive à la complexité des faits et des engagements. Il a « proposé une conception globale de la Résistance formée de deux cercles concentriques, aux limites floues : une Résistance-organisation, qui ne comprend de toute évidence qu’une toute petite minorité, et une Résistance-mouvement sociale qui l’englobe »[12]. Cette conception permet de prendre en compte le rôle de tous les acteurs dans la complexité de leurs postures ; et surtout de traiter plus finement la question des liens « multiples et complexes » entre « la Résistance et la population ».

La seconde consiste à négliger par principe l’apport des témoignages au profit des seuls documents d’archives, même si ces derniers comprennent aussi des dépositions de témoins dont il faudrait interroger les conditions de production. L’idée n’est pas ici de se référer seulement aux témoignages ; mais l’étude d’un mouvement clandestin et de ses liens avec la population ne saurait se passer de la complémentarité et du croisement de ces deux types de sources. Certes, l’usage critique des témoignages, leur analyse et les critères de choix des acteurs à inclure dans l’enquête posent a priori des problèmes complexes. Mais il n’en reste pas moins, souligne Laurent Douzou, « qu’une histoire de la Résistance a été écrite et tissée à partir d’une trame établie par les efforts conjugués (sinon toujours convergents) des acteurs et des historiens. Nul ne pourra à l’avenir écrire sans faire fond, d’une manière ou d’une autre, sur ce legs et sans réfléchir à ses multiples implications ». Certes, ajoute-t-il, une « conscience critique aigüe » s’est imposée aux historiens et est sans doute « salutaire. Non point tant en raison de la défiance dont elle est porteuse à l’endroit d’une dimension légendaire […] indissociable de la nature même de cette histoire singulière. Mais bien plutôt en ce qu’elle permet justement de faire toute leur place à de fortes représentations qui expliquent, pour une bonne part, que des femmes et des hommes aient pu mettre leur vie dans la balance sans autre espoir que de la faire pencher du côté de fortes valeurs éthiques. »[13]

L’opération de dénigrement de la Résistance et de brouillage relativiste des mémoires de Claude Barbier s’était toutefois déjà manifestée d’une manière bien plus problématique encore quelques semaines avant la parution du livre tiré de sa thèse avec la sortie d’un autre livre consacré au village d’Habère-Lullin.

 

Brouillage mémoriel sur la Haute-Savoie

11 janvier 2014, Habère-Lullin, Haute-Savoie : ce jour-là, un livre a été présenté à la population par son auteur, Claude Barbier. Il évoque, en les plaçant sur un même plan, deux « crimes de guerre » survenus dans ce village, d’abord un massacre nazi contre un bal de jeunes gens et, ensuite, une exécution de policiers et militaires nazis par la Résistance. Il contribue ainsi à obscurcir l’intelligibilité de cette période dramatique.

Crimes de guerre à Habère-Lullin mentionne sur sa couverture les dates du 26 décembre 1943 et du 2 septembre 1944. La première concerne un massacre nazi perpétré dans le château du village où se déroulait un bal : 24 jeunes sont exécutés, de même que le fruitier local ; d’autres jeunes seront déportés, dont 6 ne reviendront pas, ce qui fait 31 victimes. La seconde date, mise sur le même plan, est celle de l’exécution, au même endroit, de 40 policiers ou militaires allemands et nazis, dans le contexte immédiat de la libération de la région (Lyon n’était alors pas encore libérée). Ce titre-choc et cette couverture relèvent d’un certain sensationnalisme et ne donnent pas belle allure à cet ouvrage paru avec le soutien de la municipalité d’Habère-Lullin. Son auteur, Claude Barbier, ne manque pourtant pas de faire savoir qu’il a soutenu une thèse de doctorat à l’université Paris I, Panthéon-Sorbonne. Mais cet ouvrage-ci, bien documenté et qui propose même quelques témoignages qui interpellent, mais sans qu’ils soient vraiment analysés, se présente comme un réquisitoire contre la Résistance, sans guère de nuance et sans les points d’interrogation qui auraient été nécessaires.

Soulignons d’emblée qu’en histoire, il n’y a pas de questions taboues et que celles qui sont posées ici sont tout à fait légitimes ; comme le sont celles qui portent sur l’épuration ou la tonte de femmes à la Libération. Ce sont là toutefois des questions délicates qui nécessitent une véritable posture historienne consistant à établir les faits et leurs aspects contrastés en les questionnant avec nuance, sans céder au relativisme ni au jugement à l’emporte-pièce. Le contexte de cette sortie de guerre, entre soulagement pour sa propre survie et réactions diverses à la perte de tous les disparus, dont beaucoup étaient encore déportés, ne justifie pas tous les comportements, et moins encore toutes les vengeances. Toutefois, ce questionnement critique ne doit pas non plus se développer sans tenir compte sérieusement des conditions dramatiques de l’époque, de l’incertitude de ce temps, et surtout de l’ampleur des crimes commis par le régime nazi et ceux qui l’ont servi.

 

Relativiste et peu éclairant

Avec ces deux dates mises sur le même plan, la couverture du livre de Claude Barbier est relativiste. Mais quand on le lit, quand on l’entend, c’est plus discutable encore. Son attention se porte en effet bien davantage sur la dénonciation de ce qu’il considère comme des fautes de la Résistance, qu’il met systématiquement en exergue, que sur les crimes de masse du national-socialisme et des collaborateurs français.

Son évocation du massacre de décembre 1943 vise ainsi surtout à établir l’innocence d’un couple qui se trouvait dans les parages d’Habère-Lullin, la Marseillaise et son époux, couple qui a été exécuté par la Résistance quelques jours plus tard, parce que suspecté d’avoir dénoncé le bal. Ce fait mène Claude Barbier à évoquer non pas 31, mais 33 victimes de la tragédie de Noël 1943. Or, sa démonstration établit la probable culpabilité d’autres individus, outre celle évidente, mentionnée dans tous les récits, de Guy Cazeaux, jugé, condamné et exécuté quelques années plus tard. Mais, tout compte fait, elle ne permet pas d’innocenter complètement et sans doute possible les deux personnes en question.

Quant à l’exécution du 2 septembre 1944, Claude Barbier en reconstruit partiellement la dynamique, en relation notamment avec le rôle qu’a joué, et surtout que n’a pas pu jouer dans cette affaire, le Comité international de la Croix-Rouge. Là aussi, son récit apporte de nombreux éléments documentaires rendant compte de la complexité d’une situation qui pose au fond la question de l’insuffisance des conventions internationales qui ne concernaient à cette époque que les militaires reconnus comme tels, à l’exclusion de la Résistance et des populations civiles. Cette absence de protection pour les combattants du maquis était au cœur des négociations en cours dans le contexte immédiat de la Libération, aussi bien pour tenter de sauver des otages que pour protéger d’éventuels prisonniers à venir. Ce problème ne pouvait sans doute pas être réglé à court terme. En outre, les modes de communication de ces années de guerre laissent ouvertes bien des questions. En effet, un ordre d’exécuter des prisonniers avait émané des nouvelles autorités de la Libération, mais c’était dans le but de faire libérer des otages du fort de Montluc à Lyon, qui l’ont été avant le 2 septembre. Dès lors, cette exécution aurait-elle pu être évitée ? La question n’est pas illégitime. Mais la réponse que Barbier lui apporte, sous la forme d’une condamnation sans nuance de la Résistance, porte un jugement qui, encore une fois, ne tient aucun compte du contexte, de la réalité de l’époque, de sa complexité et de son caractère encore incertain. Elle néglige aussi une autre incertitude, celle qui caractérise les recherches qui sont encore possibles.

Cet ouvrage est donc non seulement relativiste, mais il est peu éclairant. Il s’en tient à des réponses tranchées ne laissant guère de place au doute. Ainsi, il n’aide pas à comprendre cette période tragique, au cœur d’un XXe siècle non moins tragique. Il affirme pourtant son caractère scientifique en rejetant toute dimension mémorielle. Mais c’est précisément sur cet aspect qu’il ne convainc pas, car il se présente bien davantage comme un livre de contre-mémoire que comme un livre d’histoire critique.

 

Ni novateur, ni pertinent

L’ouvrage de Claude Barbier se veut pourtant novateur. Il entend mettre à jour la violence que connut la Haute-Savoie durant cette période. Et il précise même que « c’est plus précisément la violence endogène, celle dont les habitants de la Haute-Savoie étaient les auteurs qui nous interpelle. Très largement occultée, si ce n’est niée dans la littérature, elle est pourtant une réalité sur laquelle il convenait de se pencher. »[14]

L’auteur n’est toutefois pas le premier à s’être posé ces questions. Au début des années 1990, un documentaire en deux parties d’Olivier Doat et de Denis Chegaray, Haute-Savoie 1944[15], interrogeait d’anciens résistants et montrait combien le souvenir de cette violence continuait de les préoccuper. Il leur posait la question de la violence, et celle de savoir si elle avait toujours été justifiée. Leurs réponses étaient plutôt nuancées, insistant sur le contexte exceptionnel de l’époque, ou sur la nécessité de canaliser en urgence le désir de vengeance au moment de la Libération. Ainsi précisait à un moment donné le commentateur : « Il faut cependant souligner une différence essentielle entre les témoignages des résistants et ceux des miliciens que nous avons rencontrés, y compris hors caméra. Beaucoup de résistants qui s’expriment ici portent sur leur passé un regard critique et s’efforcent d’en parler avec lucidité. Mais jamais aucun milicien n’a exprimé de doutes ou de regrets sur l’engagement armé de la Milice dans la collaboration avec les nazis. Jamais aucun d’entre eux n’a quitté un seul instant devant nous le statut de victime acquis au moment de l’épuration, un peu comme si ça les autorisait à gommer tout ce qui avait précédé. »

L’ouvrage de Barbier parle beaucoup de violence, en pointant de manière privilégiée celle des résistants, et en tenant parfois d’étranges propos sur celle des collaborateurs. Ainsi, par exemple, il écrit non sans un peu de complaisance que « dans un autre contexte que celui de la guerre, Guy Cazeaux aurait fait un honnête homme, sans histoire, fondant une famille. Il aurait vécu de son travail et la police n’en aurait jamais entendu parler. Les circonstances en ont voulu autrement. »[16] Ce serait donc un Monsieur-tout-le-monde, une victime des circonstances, qui aurait été mené à collaborer, à dénoncer, à provoquer la mort d’autrui. Peut-être même serions-nous finalement tous porteurs de cette capacité de faire du mal. C’est donc bien une doxa de la France glauque qui nous est proposée dans ce livre, cette vulgate qui a été dénoncée avec une grande pertinence par l’historien Pierre Laborie[17].

Plus problématique encore, pour comprendre comment l’exécution du 2 septembre 1944 a été possible, l’auteur se réfère aux travaux de Christopher Browning sur les hommes du 101e bataillon de réserve de la police allemande, acteurs directs des premières exécutions de masse à l’égard des populations juives de l’Est[18]. Une telle comparaison entre ces tueurs et les résistants de la Haute-Savoie, fort malvenue, assurément blessante pour les survivants de la Résistance et leurs familles, n’a aucun sens, ni aucune justification.

 

Un livre présenté quand une exposition rendait hommage aux victimes du bal tragique

La présentation du livre de Claude Barbier s’est déroulée le 11 janvier dernier alors qu’était encore accrochée dans la mairie du village une belle exposition historique et mémorielle réalisée à l’initiative de l'Association des amis de la Fondation pour la mémoire de la déportation. L’un des fils conducteurs de la dizaine de panneaux qui étaient présentés reprenait quelques extraits d’un manuscrit, Les cicatrices du passé, rédigé en 1994 par Joachim Cottet, déporté et rescapé des camps qui avait été arrêté au soir du bal tragique.

Au moment même où cette exposition était visible à la mairie, chacun peut imaginer l’impression que la présentation du livre de Claude Barbier a pu susciter chez celles et ceux qui l’avaient préparée. Ce sont surtout son titre et sa couverture qui ont frappé les esprits. Fallait-il donc vraiment en arriver là alors même que, pour la première fois, des photos de la plupart des victimes du massacre nazi de décembre 1943 étaient rassemblées, après tout un travail de récolte documentaire effectué soixante-dix ans plus tard ?

Un extrait du récit de Joachim Cottet, établi un demi-siècle après les faits, peut être rapporté ici pour rappeler de quoi il est question avec le crime nazi du 26 décembre 1943. Il concerne des scènes de déchirement après le massacre d’Habère-Lullin. En effet, les cadavres des suppliciés avaient brûlé dans l’incendie du château ; ils étaient méconnaissables. Personne ne savait donc qui se trouvait, survivant, au Pax d’Annemasse, le siège local de la Gestapo. «…Les familles prirent contact avec le Maire d’Annemasse, M. Jean DEFFAUGT, lui-même en contact de par ses responsabilités avec la Gestapo. M. DEFFAUGT invita les familles à se rendre chez lui avec, pour chacune d’elles, une valise de linge qu’il nous remettrait à la prison, ce qui fut fait. » Dès lors, « les survivants en prirent possession et pour tous les autres, M. DEFFAUGT partit rejoindre les familles en rapportant celles non remises, ce qui signifiait, hélas, que le jeune avait été tué. Ce fut, on le devine, des heures d’angoisse indescriptibles, une scène épouvantable ! Toutes ces familles éplorées, pleurant un être cher et repartant avec leur valise non remise. »

 

Une tendance qui s’inscrit dans un cadre plus large

L’ouvrage de Claude Barbier procède d’une logique analogue à celui de Paul Abrahams dont une traduction française a été coéditée par la société d’histoire régionale dont Barbier est le vice-président[19]. L’ouvrage se présente comme une enquête documentée, mais davantage marquée dans ses finalités par un jugement discutable que par un questionnement raisonné. Une idée y est fortement affirmée dans l’introduction, puis répétée dans la conclusion. La couverture de l’ouvrage d’Abrahams prend certes soin de préciser dans son sous-titre qu’il ne se fonde que sur les sources de l’administration de Vichy. Mais sa thèse, qui se réfère au concept de « métarécit » de Jean-François Lyotard, fustige dès son introduction comme n’étant pas sérieuses les narrations historiques disponibles sur la période de l’occupation italienne, puis allemande, en Haute-Savoie, fortement articulées sur des témoignages. Elle est répétée dans le dernier paragraphe de la conclusion, avec une phrase imprimée en gras qui stipule que « le métarécit convenu de la Résistance française n’est manifestement pas satisfaisant »[20]. Toutefois, entre ces deux occurrences, le lecteur ne trouvera ni témoignages, ni analyses de ce métarécit, mais seulement des sources de l’administration de Vichy. Malgré quelques avertissements prudents et quelques nuances, Abrahams dresse ainsi un portrait passablement négatif de la Résistance en prenant tout ou partie de ces documents pour argent comptant.

Les ouvrages d’Abrahams et de Barbier se situent l’un et l’autre dans un courant qui dénigre la Résistance, ses valeurs, ses actes et son rôle dans la guerre. Celui de Claude Barbier sur Habère-Lullin banalise les crimes du national-socialisme et de ses alliés par un relativisme sans nuance. Ces propos, encore peu audibles il y a quelque temps, s’inscrivent désormais dans un air du temps qui est inquiétant, observable dans plusieurs pays européens. Ils ont notamment pour logique de susciter notre compassion pour toutes les victimes de la guerre, cet événement sanglant dont tout le monde a souffert, mais en négligeant l’analyse critique des mécanismes qui ont en réalité produit différentes catégories de victimes, en fonction des conditions historiques propres à chaque situation. En procédant de la sorte, ils contribuent à effacer la dimension antifasciste dans l’analyse historienne de la Seconde Guerre mondiale.

 

Comment aborder l’histoire d’un opprobre ?

En introduisant l’une de ses fameuses émissions télévisées en plan fixe diffusées en Suisse romande, celle qui introduisait une histoire de la Commune de Paris le 17 avril 1971 dans le contexte d’un autre centenaire, Henri Guillemin a bien exprimé cette difficulté de se situer entre quête de vérité et transmission d’un passé traumatique. Il a souligné que l’honnêteté de l’historien importait davantage que sa prétendue objectivité. « Je voudrais tout d’abord vous apporter quelques citations, s’est-il exclamé. Il y en a une de Chateaubriand, dans les Mémoires d’outre-tombe, et qui m’a toujours frappé, il dit : Faites attention à l’histoire que l’imposture se charge d’écrire ! Simone Weil, d’autre part, qui a dit : Croire à l’histoire officielle, c’est croire des criminels sur parole ; et enfin, il y a Victor Hugo, dans un texte très peu connu, c’est dans Toute la lyre, ça s’appelle « Aux historiens », et il dit deux choses aux historiens, il leur dit : Dites le vrai ! Cela veut dire : Ne mentez pas ! Dites le vrai ! Mais d’autre part, il ajoute : Ne nous racontez pas un opprobre notoire comme on raconterait n’importe quelle histoire ! Cela veut dire quoi ça ? Cela veut dire que l’objectivité, dont on parle toujours en histoire, ce n’est pas possible. Pourquoi ? L’objectivité, cela veut dire considérer les faits comme des objets. Comment voulez-vous que l’on considère comme des objets une histoire humaine, une aventure humaine, des choses qui nous concernent tous. Alors, je dirais que l’impassibilité est impossible devant une histoire comme celle de la Commune, qui est une histoire affreuse, vous savez, une histoire atroce. Mais si l’impassibilité est impossible, la loyauté est le premier devoir. Alors, c’est ce que je vais essayer de faire, une histoire véridique, de ne pas vous cacher ce qui peut me gêner dans cette histoire-là, qui n’est certes pas toujours belle, mais enfin, en m’appliquant à être avant tout honnête. »[21]

Dans son texte des années de guerre publié à titre posthume, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Marc Bloch, grand historien résistant, assassiné par les Allemands, invitait de son côté à ne pas confondre les rôles respectifs, bien différents, du savant et du juge. Aussi écrivait-il : « Il existe deux façons d’être impartial : celle du savant et celle du juge. Elles ont une racine commune, qui est l’honnête soumission à la vérité. Le savant enregistre, bien mieux, il provoque l’expérience qui, peut-être, renversera ses plus chères théories. Quel que soit le vœu secret de son cœur, le bon juge interroge les témoins sans autre souci que de connaître les faits, tels qu’ils furent. Cela est, des deux côtés, une obligation de conscience qui ne se discute point ». Mais « un moment vient, cependant, où les chemins se séparent. Quand le savant a observé et expliqué, sa tâche est finie. Au juge, il reste encore à rendre sa sentence. »[22]

Dès lors, qu’est-ce que l’opprobre dans les faits du passé, comment le raconter et comment éviter, face aux situations les plus atroces, d’entrer dans des logiques de sentence et de jugement ? Comment s’en tenir autant que possible à la posture d’auxiliaire d’intelligibilité que l’historien Nicolas Offenstadt situe dans un espace intermédiaire entre les deux écueils de la position d’expert et de l’option militante[23] ? Ou alors, pour le dire un peu autrement, en reprenant une formule de Pierre Laborie, comment l’historien peut-il « être à la fois un sauve-mémoire et un trouble-mémoire »[24] ? Vastes questions. Très vaste débat. Établir les faits qui peuvent l’être, croiser des sources, y compris entre documents d’archives et témoignages, laisser ouvert l’éventail des possibles dans l’analyse de la complexité du passé, questionner des documents et des témoignages sans occulter leurs éventuels aspects contradictoires ou dérangeants, tenir compte de l’ambivalence et des contradictions parfois inconscientes des acteurs, mais aussi, dans ce cas, s’en tenir à un minimum d’empathie à l’égard de celles et ceux qui ont combattu le nazisme et qui en ont été victimes, tels sont quelques principes parmi d’autres qui pourraient y contribuer.

Les questions posées par Claude Barbier mériteraient sans doute d’autres développements pour enrichir l’intelligibilité de ce passé tragique. Malheureusement, il a préféré s’ériger en juge et contribuer ainsi à une sorte de brouillage mémoriel. Il fait mine d’être un trouble-mémoire, mais il nous impose le trouble sans la mémoire, et loin de l’histoire. Cette posture est peut-être dans l’air du temps, raison pour laquelle l’auteur a trouvé des encouragements politiques et financiers au plan local. Mais il y a vraiment lieu de mettre à distance une telle manière de traiter du passé. Il s’agit par là de préserver l’histoire et les mémoires de cette époque tragique, mais aussi celles de ces acteurs et de ces actrices qui ont contribué il y a soixante-dix ans à la faire déboucher sur d’autres perspectives que cette Europe brune et bottée que d’aucuns ont servie avec tellement de zèle.

 

Un enjeu pour l’enseignement de l’histoire

Reste alors un enjeu de taille, celui de la transmission. En laissant de tels mésusages de l’histoire se répandre dans l’espace public, c’est en réalité toute la transmission de ce passé traumatique qui se trouve menacée. En effet, comprendre et faire comprendre les tragédies du XXe siècle et leur complexité aux nouvelles générations ne serait plus guère possible si nous nous en tenions à ces mises à plat, à ce relativisme, à ces simplifications caricaturales qui ignorent aussi bien l’ambivalence que la pluralité des postures et des parcours, à cette stigmatisation de la Résistance négligeant sciemment ce qu’elle a réalisé pour mieux l’inscrire dans le sombre tableau d’une société glauque, avec comme premier effet de banaliser les actes criminels de tous les fascismes.

Cette problématique de l’histoire de la Résistance en Haute-Savoie et la critique sans concession de son dénigrement, et surtout du dénigrement de sa mémoire, constituent ainsi des enjeux majeurs pour la transmission de cette mémoire, de son histoire et de son intelligibilité auprès des jeunes générations à venir qui n’auront pas l’occasion d’entendre directement la parole des témoins et des acteurs. Comme pour tous les faits traumatiques du passé, cet enseignement autour de la Résistance se doit d’éviter deux écueils majeurs, soit aussi bien la sacralisation des faits et de leur signification que leur banalisation, dont le dénigrement est un avatar. Qu’en est-il donc finalement, à propos des Glières, de ces deux ouvrages qui viennent d’être publiés dans un contexte de 70e anniversaire ? Celui de l’Association des Glières, qui rend un juste hommage à l’action des hommes qui ont risqué ou perdu leur vie pour la liberté, évite la sacralisation en mettant en perspective, par un appareil critique de qualité, un beau texte des rescapés publié en 1946 ; en revanche, celui de Claude Barbier, davantage par omission que de manière frontale, et quels que soient par ailleurs ses apports, n’évite pas l’écueil d’une forme de dénigrement de la mémoire des acteurs en négligeant de faire ce pas de côté qui devrait permettre à l’historien de porter un regard dense sur le passé et d’exercer pleinement sa fonction critique. Mais le travail de Barbier doit aussi être considéré dans un ensemble qui inclut le grand tapage de ses conférences publiques et l’invraisemblable brouillage relativiste qu’il a imposé au village d’Habère-Lullin : c’est ainsi un travail qui doit être fermement démenti par la rigueur, l’honnêteté et la quête d’intelligibilité du travail d’histoire.

 


[1] Claude Barbier, Des « événements de Haute-Savoie » à Glières, mars 1943-mai 1944 : action et répression du maquis savoyard, thèse de doctorat soutenue à la Sorbonne le 16 novembre 2011.

[2] Le Temps, 14 septembre 2012. Cet article faisait suite à une conférence donnée par Claude Barbier à la Société militaire de Genève le 4 septembre précédent.

[3] http://www.lavoixdesallobroges.org/histoire/461-itw-claude-barbier-sur-le-mythe-de-glieres, consulté le 14 mars 2014.

[4] Il s’agit d’Olivier Wieviorka, un chercheur qui a lui-même écrit, dans son dernier livre (Histoire de la Résistance 1940-1945, Paris, Perrin, 2013), en référence explicite à la thèse de Claude Barbier, que les maquisards des Glières y étaient montés pour se « réfugier » (p. 347) et qu’il n’y avait pas eu de « bataille » aux Glières (p. 351).

[5] http://www.lessorsavoyard.fr/Actualite/Annecy/2014/02/26/article_glieres_le_retour_de_la_polemique.shtml, consulté le 14 mars 2014.

[6] Voir notamment Alain Dalotel, Le Maquis des Glières, Paris, Plon, 1992 ; Jean-Louis Crémieux-Brilhac, La Bataille des Glières et la guerre psychologique. Glières - février-mars 1944, Annecy, Association des Glières, 2004 (réédition d’un article paru en 1975 dans la Revue d’histoire de la Seconde Guerre mondiale, avec une préface et une postface de Jacques Golliet) ; Gil Emprin, « Les associations d’anciens résistants et l’écriture de l’Histoire : Glières, une historiographie sous tutelle ? », in Laurent Douzou (dir.), Faire l’histoire de la Résistance, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, pp. 187-199 ; Marina Guichard-Croset, La Construction d’une mémoire collective de la Résistance en Haute-Savoie : les Glières, thèse de doctorat, Saint-Étienne, Université de Saint-Étienne, 2011.

[7] Lucien Febvre, « Combats pour l’histoire », in Vivre l’histoire, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2009 [1953], pp. 64-65.

[8] L’auteur écrit « de Glières », mais cela ne change rien au fond du problème contrairement à ce qu’il prétend sur un ton sentencieux.

[9] Citation tirée du dossier de presse Glières, un patrimoine pour la Haute-Savoie et pour la France présentant en février 2014 cette réédition de l’ouvrage de 1946.

[10] Diffusion : Montmélian, La Fontaine de Siloé, 2014.

[11] Jean-Marie Guillon, « De l’histoire de la Résistance à l’histoire des Glières. La Résistance dans la mémoire collective », in Vivre libre ou mourir…, op. cit., pp. 209-237, pp. 219-220 pour la citation. L’auteur tire les propos de Marc Bloch de son ouvrage Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Paris, Armand Colin, Cahiers des Annales, 4e édition de ce texte publié à titre posthume, 1960, p. 70.

[12] François Marcot, « Comment écrire l’histoire de la Résistance ? », Le Débat, n° 177, 2013/5, pp. 173-185, p. 174.

[13] Laurent Douzou, La Résistance française : une histoire périlleuse, Paris, Seuil, « Points histoire », 2005, pp. 284 et 286. Voir aussi Pierre Laborie, « Acteurs et témoins dans l’écriture de l’histoire de la Résistance », in Laurent Douzou (dir), Faire l’histoire…, op. cit, pp. 81-94.

[14] Claude Barbier, Crimes de guerre…, op. cit., p. 14.

[15] La Sept, 1992. Première partie : La fureur de la guerre civile, http://www.youtube.com/watch?v=Gvky2Y0k9j4 ; seconde partie : Les circonstances d’une Justice, http://www.youtube.com/watch?v=UwcQfmR82ug, consulté le 14 janvier 2014.

[16] Claude Barbier, Crimes de guerre…, op. cit., p. 177.

[17] Pierre Laborie, Le Chagrin et le venin. La France sous l’Occupation, mémoire et idées reçues, Paris, Bayard, 2011. Voir aussi un entretien dans Libération : http://www.liberation.fr/societe/2011/01/29/on-se-sert-de-la-resistance-tout-en-la-denigrant_710839, consulté le 14 janvier 2014.

[18] Claude Barbier, Crimes de guerre…, op. cit., p. 348. La référence utilisée est Christopher R. Browning, Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne, Paris, Les Belles Lettres, 2002.

[19] Paul Abrahams, La Haute-Savoie contre elle-même, 1939-1945. Les Hauts-Savoyards vus par l’administration de Vichy, Saint-Julien-en-Genevois et Thonon-les-Bains, La Salévienne et Académie chablaisienne, 2006.

[20] Ibid., pp. 12-13 et 346.

[21] Voir http://www.rts.ch/archives/tv/culture/dossiers-de-l-histoire/3448487-la-revolution-francaise.html, consulté le 14 janvier 2014. C’est à tort qu’il est question dans le titre de la Révolution française. Il s’agit bien d’une introduction à l’histoire de la Commune de Paris (avec un propos qui, certes, part de la Révolution française).

[22] Marc Bloch, L’Histoire, la Guerre, la Résistance, Paris, Quarto Gallimard, 2006, p. 947 (texte rédigé en 1942).

[23] Nicolas Offenstadt, « Histoire et historiens dans l’espace public », in Christophe Granger (dir.), À quoi pensent les historiens ? Faire de l’histoire au XXIe siècle, Paris, Autrement, 2013, pp. 94-95.

[24] Entretien avec Pierre Laborie, recueilli par Sylvain Gland et Cécile Vast, La lettre de la Fondation de la Résistance, N° 74, septembre 2013, p. 32.

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