N°2 / Des erreurs historiographiques

La chasse aux erreurs : Lucien Febvre révélé par ses critiques

Olivier Levy-Dumoulin

Résumé

Dans un premier temps l’article analyse les formes variées que l’erreur historiographique peut prendre pour aboutir à l’impossibilité de l’opposer à un autre référent que les traces historiographiquement constituées de la « réalité ». Aussi le développement prend-il un détour historiographique : l’analyse des erreurs dénoncées par Lucien Febvre au fil de quelques comptes rendus jugés symptomatiques. Cette lecture permet de dégager les trois stades de l’erreur selon Lucien Febvre. Un stade ”méthodique”, un stade durkheimien (dérivé des critiques de Simiand en 1903) et le stade de l’anachronisme, ou plutôt de la mise en évidence des anachronismes « d’outillage mental ». Ce dernier stade fait écho à l’idée de l’interdépendance de tous les éléments d’une société en un temps donné (Zusammenhang), assise intellectuelle des adversaires de Simiand. Ainsi le tableau des erreurs historiographiques selon Febvre met en exergue la tentative de synthèse paradoxale qui constituerait l’arrière-plan de sa conception de « l’opération historiographique ».

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« Nous en avons dit assez pour montrer que, si nous nous interdisons de projeter le présent,
notre présent, dans le passé ; si nous nous refusons à l’anachronisme psychologique, le pire de tous,
 le plus insidieux et le plus grave ; si nous prétendons éclairer toutes les démarches des sociétés,
 et d’abord leurs démarches mentales, par l’examen de leurs conditions générales d’existence
– il est évident que nous ne pourrons considérer comme valable, pour ce passé,
les descriptions et les constatations de nos psychologues opérant sur les données que notre époque leur fournit… »[1]

Lucien Febvre, Psychologie et histoire

 

L’erreur ou les erreurs historiographiques

Définie avec rigueur, l’erreur historiographique est l’erreur commise par l’historienne ou l’historien quand il écrit de l’histoire. « Erreur dans l’écriture », avant d’aller plus avant, il semble bien que deux familles d’erreurs sont à inscrire au passif des historiens : des erreurs contre les faits, des erreurs dans le sens prêté aux faits. Posé ainsi, le problème évacue d’emblée l’un des points de vue soutenables sur la nature de l’opération historiographique comme l’appelait Michel de Certeau[2]. Dans la perspective du linguistic turn ou de la french theory, les faits historiques n’ont d’existence qu’inscrits dans le discours qui leur donne sens : en ce cas, il n’y aurait plus à distinguer l’erreur factuelle de l’erreur interprétative. D’erreur, il n’y aurait que l’incohérence des assertions de l’historien ; la cohérence du discours tiendrait alors du jugement de Dieu pour les faits invoqués. Bien sûr cette position maximaliste, ce relativisme absolu, ce pyrrhonisme affiché, quant à la possibilité de vérifier la moindre correspondance entre vérité et réalité[3], a été battu en brèche. En poussant l’argument à ses limites, Saul Friedlander a convaincu Hayden White d’admettre qu’il y avait un ailleurs hors du récit[4]; en dénonçant une conception réductrice de la rhétorique, Paul Ricœur a pourfendu les « tropologues » qui réduisent l’écriture de l’histoire à un jeu formel[5], ignorant toute distinction entre l’histoire et la fiction. Aussi, en suivant ces critiques, levons l’hypothèque postmoderniste sur la distinction première, et considérons qu’il y a bien un référent historique, un « ce qui s’est réellement passé » comme le disait Ranke, et une construction de cela par l’interprétation historiographique, mais nous n’en avons pas terminé pour autant avec les visages multiples de l’erreur.

Pour reprendre une expression de Jacques Rancière[6], l’une des formes d’erreurs les plus souvent répertoriées dans le domaine de l’histoire serait « l’erreur contre le temps » : Diogène ouvrant un parapluie au IVe siècle av. J.-C., Jules César assassiné à coup de browning, comme l’écrivait Lucien Febvre. Si cette catégorie est retenue, on sait que son repérage est au cœur des premières formes de la critique textuelle telle que Lorenzo Valla la met en œuvre dans la critique de la donation faussement attribuée à Constantin[7].

À côté de l’erreur contre le temps, on pourrait envisager une véritable famille d’erreurs construite sur le même patron. Symétrique à l’anachronisme apparaîtrait l’erreur contre le lieu, l’« atopisme », tout aussi destructrice de la prétention à restituer ce qui s’est réellement passé : la bataille des Thermopyles au cœur du Péloponnèse, le couronnement de Napoléon à Reims. Dans le second cas d’espèce, on comprend clairement que l’erreur de lieu entraîne vite une erreur d’interprétation. L’exemple développé dans ce dossier par Thomas Fontaine et Bertrand Hamelin à propos d’Olga Wormser-Migot tient de cette logique ; l’auteur ne contestait ni l’existence des chambres à gaz, ni le moment de leur mise en œuvre, mais leur existence en un lieu précis. À jouer dans le jardin des racines grecques, on pourrait multiplier la nature des erreurs, erreur sur les acteurs (antiprosopographie), erreur sur les actions, erreur sur la durée…

Mais la variété des erreurs pourrait aussi tenir à autre chose qu’à leur objet. En effet, la question peut être reprise sous un autre angle. Ainsi dénoncer une erreur peut s’organiser selon deux catégories formelles : cela est écrit mais « n’a pas été », et cela est nié ou ignoré par l’historien mais « a bel et bien été ». Dans cette perspective, on opposerait une erreur assertive à une erreur négative, un relief en creux.

Sans doute est-ce à propos des anachronismes que la réflexion sur les erreurs potentielles qui découlent du « cela n’a pas été » a été la plus avancée. L’argument développé à propos de l’anachronisme d’outillage mental sert ici d’entrée dans la remise en cause de l’erreur contre le temps. La fécondité apparente de cette piste est sérieusement remise en cause par les critiques convergentes dont l’anachronisme mental a été l’objet. Déjà en 1976, Carlo Ginzburg remettait en cause la notion[8]. Certes son approche était davantage fondée sur le refus du caractère « interclassiste » de « mentalité collective », mais elle laissait apparaître un autre motif pour récuser la spécificité de l’anachronisme mental : « Tant qu’on cherche à démontrer l’inexistence d’un prétendu athéisme de Rabelais, rien à dire. Mais quand on avance sur le terrain de la “mentalité (ou psychologie) collective” en soutenant que la religion exerçait sur les “hommes du XVIe siècle” une influence à la fois capillaire et déterminante à laquelle il était impossible d’échapper[9], comme n’a pu y échapper Rabelais, alors la démonstration devient inacceptable. »[10]

Chacun à leur manière, Carlo Ginzburg et Jacques Rancière démontrent que le raisonnement sur l’impossibilité d’une pensée, d’un comportement en un temps donné aboutit à l’écriture d’une histoire condamnée à la répétition du même au même. Si Rabelais est dans l’impossibilité d’être athée, comment expliquer que, quelques années plus tard, cette qualité puisse être reconnue à Bonaventure Des Perriers ? Lucien Febvre ne répondait pas vraiment à l’objection. La remise en cause de l’anachronisme d’outillage mental conduit Jacques Rancière, par un raisonnement symétrique, mais de sens opposé à celui de Lucien Febvre, à remettre en cause la catégorie même d’anachronisme y compris dans sa dimension matérielle, comme l’indique l’exemple du parapluie de Diogène déjà cité : « Dire que Diogène avait un parapluie est simplement, en l’état de nos connaissances, une erreur sur les accessoires disponibles à Athènes au IVe siècle av. J.-C. Il n’y a pas de raison particulière de le ranger dans une classe spécifique d’erreurs qui seraient des “erreurs contre le temps”. » Et la raison centrale de cette récusation de la catégorie gît dans l’argument final de Rancière : « Le concept d’anachronisme est antihistorique parce qu’il occulte les conditions mêmes de toute historicité. Il y a de l’histoire pour autant que les hommes ne ressemblent pas à leur temps, pour autant qu’ils agissent en rupture avec “leur” temps, avec la ligne de temporalité qui les met en place en leur imposant de faire de “leur” temps tel ou tel emploi. »[11]

À suivre la déconstruction impitoyable de Jacques Rancière, toutes nos variétés d’erreurs peuvent se désagréger ; on devrait donc remettre en cause les différentes qualités d’erreurs énumérées ci-dessus pour ne plus envisager qu’une erreur en soi échappant à toute forme de qualification. Dans cette perspective, il resterait alors à identifier le corps mystérieux de l’erreur. Comme aucune expérience n’est opposable en histoire, les contradictions internes à la prose historiographique ne renvoient pas à l’erreur comme discordance avec une réalité jamais observable, elles prennent la forme d’erreurs professionnelles, dans la recherche, la critique, la disposition des traces du passé. On voit comment la voie refermée d’emblée du relativisme semble se rabattre sur nous en réduisant la chasse aux erreurs à une critique des procédures de savoir, à la limite indépendante du « ce qui s’est réellement passé ».

La piste historiographique

Le jeu des erreurs tourne donc à l’exercice de style ou prend l’allure d’une série de préceptes, sorte de catéchisme à l’usage des historiens sur l’art d’éviter les erreurs. Les deux versions sont également frustrantes. Aussi la démarche historiographique constitue-t-elle un détour sans doute fructueux. Il ne s’agit plus ici d’établir la nature de l’erreur historiographique mais de saisir le rôle de sa mise en évidence, sa fonction dans la production des historiens de métier. Les « professionnels de la profession » ont tous en tête quelques critiques destructrices qui dressent de véritables catalogues d’erreurs dans la littérature d’un ou de plusieurs collègues[12]. Dénoncer les erreurs revient à discréditer une thèse et son auteur. Aussi est-ce davantage sur l’économie de la mise en évidence des erreurs que sur l’erreur historiographique en tant que telle que j’entends m’interroger maintenant.

Dans les revues, un genre bien précis a pour tâche d’évaluer la production, de guider les hommes de l’art, de contrôler, de distinguer le bon grain de l’ivraie ; il s’agit selon la formule, à juste titre célèbre, de Michel Foucault d’établir une police du discours, de cerner quand l’historien s’inscrit dans le « vrai de sa discipline »[13]. Pour tenter de résoudre la question, suivre la piste des lectures de Lucien Febvre est une voie tentante à plusieurs titres. Nous avons la chance de disposer d’un guide précieux en la matière qui a établi avec précision combien les comptes rendus de lecture comptent dans l’œuvre de Febvre : Bertrand Müller rappelle que son ouvrage sur Lucien Febvre traque deux personnages : Lucien Febvre et le compte rendu[14]. La tâche critique, en général, joue un rôle majeur dans la construction intellectuelle d’une histoire rénovée chez Lucien Febvre. La forme très polémique, pour certains outrancière, des anathèmes historiographiques du fondateur des Annales semble propice, pour autant qu’il s’attache à les dénoncer, à expliciter presque caricaturalement la fonction de la chasse aux erreurs historiographiques. La recherche des erreurs dénoncées et l’identification de leur essence vont servir à comprendre en quoi les erreurs historiographiques disent autant de l’essence épistémique de la connaissance historique que de « ce qui s’est réellement passé ». Si tant est qu’il existe, le système critique des erreurs de Lucien Febvre constitue peut-être le miroir de sa conception de l’entreprise historique.

Par conséquent, à travers quelques comptes rendus symptomatiques de Lucien Febvre, nous tentons de dessiner la problématique que dévoilent l’établissement des erreurs historiographiques et leur sens dans l’économie générale d’un programme intellectuel et historiographique. À la recherche des erreurs historiographiques s’ouvre une nouvelle lecture du programme intellectuel de Lucien Febvre, qu’on pourrait dénommer « de la réformation des erreurs ». Si une faute est une entorse volontaire à des principes revendiqués par l’auteur de la faute, Lucien Febvre n’ignora pas cette façon de reprendre ses contemporains. Chargée de sens moral, la faute est parfois au cœur des règlements de compte (rendus) qui opposent Lucien Febvre à Charles Seignobos[15]. Davantage que les erreurs c’est la conception même de l’histoire en général qui est ici en cause. Aussi écartons-nous de notre étude de cas les charges contre l’auteur de l’introduction aux études historiques, afin de mieux démontrer que le dispositif des comptes rendus n’est pas lié au contentieux personnel qui oppose Febvre à Seignobos, constitué en objet de la mauvaise histoire[16].

Toutefois, il ne nous semble pas que ce registre, souvent retenu par les détracteurs de Febvre, soit essentiel dans l’exercice du compte rendu, outil crucial pour la direction de pensée que l’homme de la Franche-Comté s’emploie à assurer au fil des années. Son combat pour une histoire à part entière dresse un programme des actes historiographiques et un tableau toujours augmenté des erreurs qui entachent la pratique du métier d’historien. Quelques épisodes, célèbres en leur temps ou portés sur le devant de la scène par la relecture historiographique permettent d’approfondir cette piste.

Les trois stades de l’erreur historiographique

Trois comptes rendus retiennent notre attention. Deux d’entre eux retenaient encore l’intérêt de Lucien Febvre longtemps après leur publication puisqu’il les avait choisis parmi les centaines de textes sortis de sa plume pour figurer dans l’ouvrage Pour une histoire à part entière, près de trente ans après leur parution[17]. Le troisième texte envisagé pour commencer a bénéficié d’une fortune historiographique singulière. Il s’agit d’abord d’une polémique née d’un compte rendu féroce de Lucien Febvre[18]. L’épisode fit du bruit dans le petit Landerneau des historiens en 1933-1934 avant de réapparaître au fil des travaux d’histoire de l’historiographie des années 1980 jusqu’à avoir les honneurs d’un article à lui seul consacré dans un numéro récent de la Revue d’histoire moderne et contemporaine[19]. Cette affaire Jassemin[20] qui occupe les pages des Annales d’histoire économique et sociale, la correspondance de Lucien Febvre et Marc Bloch, la correspondance de Ferdinand Lot et les votes de l’Académie des inscriptions et belles lettres ne vaut ici que pour la nature des critiques de Lucien Febvre. Mais elle est loin d’être isolée dans la production critique de Lucien Febvre.

Bien sûr, nous l’avons souligné, il y a longtemps et cela a encore été avancé plus récemment[21], les attaques de Lucien Febvre par leur charge de provocation tendent à dégager l’idée de deux camps opposés : tout en le niant, Lucien Febvre, dans sa réponse à Jassemin, célèbre le jeune projet des Annales qui affronterait la sclérosée et réactionnaire École des chartes et accrédite la polarisation du champ disciplinaire pour mieux asseoir une position qui se déclare novatrice. Sa police du discours ne saurait donc être comprise comme le seul effet de choix intellectuels, elle circonscrit un adversaire disciplinaire et dessine en creux la place à prendre.

Mais aussi stratégique qu’elle soit, cette critique touche en même temps à un point épistémologique essentiel : qu’est-ce qu’une erreur d’historien, comme s’opère-t-elle, en quoi touche-t-elle à la conception même du savoir historique ? Les formules cinglantes de Lucien Febvre, qui font de Jassemin un idiot historiographique[22], offrent une des premières propositions de relecture de la nature des erreurs historiographiques.

Si le combat pour l’histoire sociale est le véritable cheval de bataille de Febvre[23], la chimère que Jassemin se refuse à chercher, il y a un autre reproche passé au second plan dans l’article récent de la Revue d’histoire moderne et contemporaine et qui justifie pourtant qu’on puisse prêter une dimension épistémologique à l’attaque de Febvre. Quel est donc le second crime de Jassemin ? Il ne s’intéresse pas à la façon de compter à la cour des comptes de Paris en 1444, il fait mine de croire que compter à travers les temps et les lieux revient toujours à dénombrer avec le même degré de précision, les mêmes exigences[24]. L’erreur ne réside pas dans les chiffres, ni dans la critique des sources comme le voudrait la bonne méthode, l’erreur résiderait dans le sens même que le producteur de la source d’un côté, les historiens de l’autre lui prêteraient. Le lecteur reconnaît bien là l’une des sources de l’histoire des mentalités selon Lucien Febvre. Tout comme il est impossible pour Rabelais d’être athée, il est impossible que les honorables juges de la cour des comptes de Paris aient entendu derrière les chiffres ce que nous y voyons.

Clairement, les critères de l’erreur se trouvent déplacés. L’erreur ne gît pas dans les faits mais dans le cadre conceptuel qui a permis de les critiquer. L’interprétation prévaut sur la matérialité apparente des données. Le caractère essentiel de cette conception de l’erreur historiographique saute aux yeux quand on considère sa récurrence dans l’œuvre critique de Febvre. Dès les premiers comptes rendus des Annales, Febvre martèle la même dénonciation de l’anachronisme immatériel. À propos d’un ouvrage sur l’Amérique précolombienne, il craint que l’auteur « par un échange trop généreux de bons procédés […] n’ait souvent fait endosser à ses Incas une belle redingote d’économie à la Léon Say… »[25]

Avant même que les Annales ne soient mises en chantier, Lucien Febvre fourbit déjà le même reproche dans les pages de la Revue critique d’histoire et de littérature. Cette critique impitoyable est ainsi décrite par Bertrand Müller :

« En décembre 1928, paraît l’une de ses recensions les plus impitoyables et ce n’est nullement un hasard que Febvre n’ait pas attendu le premier numéro des Annales pour publier cette critique – l’une des plus longues qu’il ait jamais écrites – de l’un des vétérans de l’histoire économique en France, aussi du “plus grand bousilleur de sujets que la terre ait porté” : Prosper Boissonnade… »[26]

Le compte rendu offre une grille de lecture symptomatique de ce que Lucien Febvre dénomme « erreur » dans l’entreprise historiographique. Le futur directeur des Annales, dont la parution vient d’être annoncée au congrès international des sciences historiques d’Oslo par Marc Bloch, attaque sous trois angles l’infortuné ouvrage de Prosper Boissonnade. Il dénonce les erreurs matérielles imputables à l’éditeur ou à l’auteur :une présentation sommaire des références. Il ridiculise une conception dérisoire de la bibliographie, accumulation de fiches au long de 63 pages « en style télégraphique, en petits caractères… », qui vaut à son auteur une comparaison avec Fulgence Tapir, l’historien ridicule de L’Île des pingouins d’Anatole France. Au passage, Febvre se fait un plaisir de révéler que Boissonnade n’a pas lu nombre des ouvrages évoqués puisqu’il prête, sans complexe, un ouvrage sur les Pyrénées à Jules Sion, « livre inventé de toutes pièces ». En l’occurrence, on glisse de l’erreur à l’imposture. Nous ne nous y sommes pas arrêtés mais le compte rendu du livre de Jassemin pointe aussi sur les erreurs de « fabrication »[27]. Compte tenu de la sévérité de l’attaque contre le livre de Prosper Boissonnade et celui de Henri Jassemin, on ne saurait exclure que ces reproches techniques servent de caution auprès d’un lectorat convaincu des anciennes vertus de l’érudition. Cependant, il ne faut pas oublier que Gérard Noiriel soulignait déjà dans le premier numéro de Genèses les vertus bien plus « méthodiques » de la thèse de Lucien Febvre en comparaison de celles de Charles Seignobos[28].

À côté des erreurs « matérielles » de fabrication, Lucien Febvre débusque une deuxième forme d’erreur dans la conception même du cadre temporel qui circonscrit l’étude : « Un livre enfin dont la matière économique, toujours à la Levasseur, se voit distribuer sans hésitation dans des cadres purement politiques : 1453-1589 ; 1589-1661 ». L’erreur qui consiste à réduire la logique des phénomènes économiques au cadre politique renvoie directement à la critique séminale que François Simiand formulait dans la polémique déclenchée en 1903[29] dans la Revue de synthèse historique :

« Cependant l’œuvre historique proprement dite s’est depuis longtemps piquée de grouper les phénomènes humains autrement que selon les révolutions du soleil. Ce n’est pas à dire que le groupement classique, trop souvent encore pratiqué par elle, soit beaucoup plus conforme aux besoins d’un agencement rationnel et corresponde beaucoup mieux à la nature des phénomènes étudiés. La prédominance, longtemps absolue, de l’histoire politique et dans celle-ci de l’histoire des princes a produit ce découpage par règnes qui est transporté et maintenu dans les domaines où il est tout à fait factice. L’œuvre considérable de M. Levasseur sur l’histoire des classes ouvrières et de l’industrie, par exemple, est construite essentiellement sur ce cadre politique […] Mais est-il besoin de montrer combien ce cadre est mal adapté à la plupart des phénomènes sociaux, dont l’évolution dépend essentiellement de causes spécifiques tout autres que la mort ou l’avènement de tel ou tel monarque et même que l’apparition ou la disparition de telle ou telle forme de gouvernement, de tel ou tel régime politique ? »[30]

Si l’allusion commune à Levasseur et le fond de la critique montre à l’envi la filiation de la critique de Febvre à l’égard du texte de Simiand, la ressemblance touche à la citation camouflée plus avant dans le compte rendu. En effet, Febvre reprend à l’expression près trait pour trait l’un des arguments polémiques de François Simiand en 1903. Febvre écrit :

« deux parties séparées par le coup de poignard d’un moine… Comme s’il y avait une économie valoisienne, cimentant de François Ier à Henri III le bloc des souverains de même race et distincte d’une économie bourbonienne pratiquée successivement par Henri IV, Louis XIII et le jeune Louis XIV… »[31]

Le lecteur reconnaît là une quasi citation de la note infrapaginale de Simiand :

« J’avais, dans mon exposé oral, cité comme exemple le travail (d’ailleurs si érudit et si considérable) de M. Fagniez, L’économie sociale de la France sous Henri IV, qui délimite une étude sur la vie économique de la société “par deux coups de poignard”. »[32]

La discrétion de Febvre ne trompe sans doute aucun lecteur éclairé de l’époque. Ce second registre des erreurs de l’historiographie a une dette à l’égard de la sociologie. Autant la première strate des erreurs renvoie à ce qu’il y a de plus consensuel dans la tradition de l’histoire savante de la fin du XIXe siècle, autant la seconde caution constitue un défi à la bienséance historienne, est-ce pour cela que Febvre ne la proclame pas ? Elle est pourtant profondément intégrée par la génération d’historiens qui termine sa formation dans l’ombre portée du débat de 1903, comme le démontre cette attaque ironique de Marc Bloch : « Une histoire religieuse du règne de Philippe-Auguste ? […] Pourquoi pas un “journal de ce qui s’est passé dans mon laboratoire sous la présidence de Jules Grévy” par Louis Pasteur ? »[33]

Ce qui nous intéresse ici est d’établir comment se structure la grille du chasseur d’erreurs historiographiques. La première strate consiste à dénoncer les fautes au regard des normes éditoriales du métier tel qu’il se constitue de la fondation de la Revue critique d’histoire et de littérature, de Gaston Paris, en passant par la création de la IVe section de l’EPHE, la fondation de la Revue historique et l’organisation du cursus historique dans les facultés de lettres jusqu’à la création du Diplôme d’études supérieures à l’initiative d’Ernest Lavisse en 1895. Le deuxième stade de l’erreur historiographique serait donc à rechercher du côté du culte dévolu aux trois idoles de la tribu des historiens, le politique, l’individu et la chronologie. Enfin nous en venons au troisième type d’erreurs dénoncés par Lucien Febvre, en l’occurrence celui qui va faire figure de leitmotiv dans l’œuvre critique de Febvre au cours de l’entre-deux-guerres :

« Tout cela, un peu défraîchi, un peu vieillot d’apparence. Le socialisme d’État est venu à point pour donner à l’ensemble un petit air gaillard. Sur la perruque de Louis XIV, c’est un canotier démocratique, à la façon de 1928.

P. Boissonnade se récrie ? Mais quand, dans une demi-page d’une involontaire et irrésistible drôlerie, il nous expose (p. 15) ce qu’il faut bien appeler le programme économique et gouvernemental des Valois […], je dis que mettre dans la bouche de Charlemagne une pipe en écume, ou dans le portefeuille de Saint Louis à Damiette une photographie de Blanche de Castille, c’est se montrer beaucoup plus respectueux des convenances historiques que ne le fait ici notre auteur […]

Faut-il encore le dire, et le redire ? Rendre intelligible le passé, ce n’est pas le travestir hâtivement à la moderne, en mettant dans la bouche collective et complaisante des Valois des clichés de député d’arrondissement. Et appeler “demi-kilo” une livre de 1530 ; “usine”, une forge à bois du même temps ; qualifier (p. 200) de “ce haut fonctionnaire” un surintendant général des postes d’Henri IV, ou nous apprendre qu’au début du XVIIesiècle “les hauts fonctionnaires jouissaient de la franchise postale” […] voilà qui est exactement faire le contraire de ce que, pour ma part, je considère comme le devoir essentiel et l’objet propre de l’historien. Je veux dire : entrer, au prix de quel effort, dans l’intimité des hommes d’autrefois ; essayer de reconstituer dans toute sa cohérence, à force de savoir, mais aussi d’intelligence sympathique, leurs systèmes de croyances, leurs façons si éloignées des nôtres de concevoir l’ensemble des choses et le détail […]. »[34]

Notre dernière étude de cas corrobore cette vision des stades de l’erreur selon Lucien Febvre. Si Mademoiselle Bézard échappe en apparence aux critiques[35] sur la médiocre maîtrise des formes techniques de l’érudition, elle tombe sous le feu roulant des critiques sur son absence de méthode statistique. Certes, il s’agit de regretter l’absence de formation dans des domaines que la génération de Charles Seignobos négligeait, la statistique, mais sur le fond la critique se place sur le même plan pour constater que l’assistance aux cours de Simiand ou à ceux d’Aftalion en faculté de droit manquent cruellement à l’auteur[36].

Ce constat se conjugue avec des remarques sur le mode de délimitation du « champ d’action » :

« Mademoiselle Bezard a pris, sans plus, le cadre d’un archidiaconé, excellent sans doute pour une étude d’histoire ecclésiastique : mais ce n’était pas d’histoire ecclésiastique qu’elle prétendait nous entretenir […]. Comme le géographe sa région géographique ou l’historien d’un groupement politique sa région nationale, l’historien des campagnes doit se faire à lui-même, consciemment et rationnellement, sa région rurale. »[37]

Sous une forme légèrement différente, la remarque fait écho à l’inanité des deux coups de poignard pour délimiter une étude d’histoire économique. En fin de compte, la remarque renvoie au principe de Simiand selon lequel les phénomènes s’expliquent et s’engendrent dans la série des phénomènes semblables.

Enfin, si le livre reçoit quelques compliments dans les premières pages de sa critique, la chute est impitoyable :

« Encore une fois elle a fait ce qu’elle a pu. Mais elle a été, comme bien d’autres, victime de deux erreurs, qu’il ne faut point se lasser de dénoncer très haut. L’une est, si l’on veut, d’ordre psychologique. C’est la vieille illusion de l’identité à travers les siècles des choses que désignent les mêmes mots : Eadem sunt omnia semper. Ce propos d’un très vieil agrégé de philosophie est, dans la bouche d’un agrégé d’histoire, une monstruosité. L’histoire doit partir de l’hypothèse que les choses ne sont jamais les mêmes. Que les arpents de 1789 ne sont pas ceux de 1489 ; qu’entre le pourpoint tailladé d’un élégant de 1520 et un pantalon de confection évalué à 25 francs par Mlle Bézard, en francs, d’avant-guerre, il n’y a pas de comparaison possible ; qu’entre la bête étique, poussant à l’aventure, produisant péniblement d’infimes quantités d’un lait assez maigre et les puissantes fabriques vivantes de lait et de viande dont s’enorgueillissent nos concours agricoles, il y a de commun un nom, mais recouvrant des réalités parfaitement distinctes. Qu’il s’agisse de prix, de chevaux, de sentiments ou d’idées, non : à quatre cents ans de distance, dans des sociétés comme les nôtres, les choses que désignent les mêmes mots ne sont jamais les mêmes. Et pour pouvoir, pour oser les comparer, il faut d’abord les connaître et les évaluer en elles-mêmes si l’on peut. »[38]

De l’inventaire des erreurs à la conception de l’écriture de l’histoire

L’anachronisme sous ses formes matérielles, sémantiques ou mentales demeure l’erreur majeure de compte rendu en compte rendu. Ainsi Lucien Febvre dévoile un panorama des erreurs à éviter qui concilie trois étapes de développement de la discipline historique. D’abord vient la phase d’élaboration des démarches, des procédures, des savoir-faire « méthodiques », puis la reprise à son compte de la critique sociologique de l’histoire et, enfin, la part spécifique de la grille d’analyse febvrienne, qui décline l’anachronisme sous toutes ses formes comme la première entrave à l’historicité. Cette superposition des trois niveaux de la critique ne va pas sans poser de problème puisqu’elle fait cohabiter l’orthodoxie de la méthode selon Seignobos avec les assauts de Simiand. Mieux ou pire, les deux principes de critique qui commandent les deux derniers régimes de critique reposent sur des postulats épistémologiques en apparence inconciliables. L’interdépendance de tous les éléments d’une époque au cœur de la notion d’anachronisme mental s’inscrit à rebours des postulats de Simiand qui analyse ensemble les seuls phénomènes de même nature dans une perspective comparatiste.

Confronté à cette double exigence contradictoire, Lucien Febvre révèle par sa lecture des « erreurs historiographiques » à quel point il travaillait à l’articulation de deux démarches qui ne cessaient de s’affronter depuis le débat de 1903 :

« Nous, les théoriciens du Zusammenhang, de cette interdépendance des faits de tous les ordres que nous invoquions si haut, et non sans raison, aux temps héroïques des controverses entre historiens et sociologues. »[39]

Febvre s’inscrit ainsi dans la lignée directe des arguments de Henri Hauser lorsque celui-ci, pour réduire à néant la démarche sociologique, écrivait :

« Conquête du monde, arrivée au pouvoir des Homines novi, modification apportée à la propriété quiritaire et à la patria potestas, formation d’une plèbe urbaine… tous ces faits s’expliquent les uns par les autres beaucoup plus que l’évolution de la famille romaine ne s’explique par celle de la famille juive, chinoise ou aztèque. »[40]

 

Et, néanmoins, les remarques de Febvre sur le découpage des objets d’étude s’inscrivent dans la lignée de la mordante réponse de François Simiand à Henri Hauser[41]. Ainsi, l’inventaire des erreurs historiographiques selon Lucien Febvre dévoile la nature de sa tentative historiographique : une synthèse ou un pont écartelé entre l’histoire selon Michelet[42] et la science sociale selon Durkheim ! Derrière l’ironie mordante des comptes rendus se cache peut-être le projet d’un syncrétisme épistémologique.

 


[1] Lucien Febvre, « Psychologie et histoire », Encyclopédie française, t. 8 : La Vie mentale, Paris, Société de gestion de l’EF, 1938, fasc. 12, pp. 3-7, repris dans Combats pour l’histoire, cité d’après Brigitte Mazon (éd.) Lucien Febvre, vivre l’histoire, Paris, Laffont/Colin, p. 189.

[2] Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975.

[3] John Searle, La Construction de la réalité sociale, Paris, Gallimard, 1998 (éd. originale : 1995). Voir en particulier les chapitres VI, VII, VIII.

[4] Saul Friedlander (éd.), Probing the Limits of Representation. Nazism and the « Final Solution », Cambridge, Harvard University Press, 1992.

[5] Paul Ricœur, « Histoire et rhétorique », Diogène, n° 168, 1994, pp. 9-26.

[6] Jacques Rancière, « Le concept d’anachronisme et la vérité de l’historien », L’Inactuel, n° 6, Calmann-Lévy, 1996, pp. 53-68.

[7] Lorenzo Valla (trad. Jean-Baptiste Giard, préf. Carlo Ginzburg), Sur la donation de Constantin, à lui faussement attribuée et mensongère. Paris, Les Belles Lettres, 1993.

[8] Carlo Ginzburg, Le Fromage et les vers. L’univers d’un meunier du XVIe siècle, Paris, Flammarion, 1980 (éd. originale italienne 1976), p. 19.

[9] Les italiques sont de notre cru.

[10] Carlo Ginzburg, op. cit., p. 19.

[11] Jacques Rancière, art. cit., p. 67.

[12] Comme exemple l’article de Sylvain Piron, « Sur une falsification historiographique », Revue de synthèse, t. 129, 6e série, n° 4, 2008, pp. 617-623.

[13] Michel Foucault, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1970.

[14] Bertrand Müller, Lucien Febvre, lecteur et critique, Paris, Albin Michel, 2003. L’auteur dresse une synthèse très efficace sur l’histoire du compte rendu savant, op. cit., pp. 25-40.

[15] Lucien Febvre, « Entre histoire à thèse et l’histoire manuel : deux esquisses récentes de l’histoire de France : M. Benda, M. Seignobos », Revue de synthèse, n° 5, 1933, pp. 205-236, réédité dans Combats pour l’histoire, repris dans Brigitte Mazon (éd.) Lucien Febvre, vivre l’histoire…, op. cit, pp. 71-88, sous le titre : « Ni histoire à thèse, ni histoire manuel. Entre Benda et Seignobos ». Comme l’indique Bertrand Müller (Bertrand Müller (éd.), Marc Bloch-Lucien Febvre. Correspondance. I. La naissance des Annales ? 1928-1933, Paris, A. Colin, 1994, p. 406) sans doute le plus connu des comptes rendus de Lucien Febvre.

Lucien Febvre, « Une histoire politique de la Russie moderne », Revue de synthèse, n° 7, 1934, pp. 29-36 [compte rendu de P. Milioukov, Ch. Seignobos, L. Eisenmann, Histoire de la Russie, 1932], réédité dans Combats pour l’histoire, repris dans Brigitte Mazon (éd.) Lucien Febvre, vivre l’histoire..., « Une histoire de la Russie moderne, politique d’abord ? », Paris, Laffont/Colin, pp. 63- 67.

[16] Olivier Dumoulin, « Comment on inventa les positivistes », in L’Histoire entre épistémologie et demande sociale, Instituts universitaires de formation des maîtres de Créteil, Toulouse, Versailles, 1994, pp. 79-103.

[17] Tous les deux publiés en 1962 dans Pour une histoire à part entière, alors que Lucien Febvre est décédé le 23 août 1956 dans sa maison du Souget. Cependant, le volume fut édité en suivant les choix et les regroupements déjà effectués par Lucien Febvre à des fins de publication.

[18] Lucien Febvre, « Comptabilité et chambre des comptes », Annales d’histoire économique et sociale, n° 26, 1934, pp. 148-153.

[19] Étienne Anheim, « L’historiographie est-elle une forme d’histoire intellectuelle ? La controverse de 1934 entre Lucien Febvre et Henri Jassemin », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2012/5 - n° 59-4 bis, pp. 105-130.

[20] Henri Jassemin, chartiste, conservateur à la Bibliothèque nationale, prétend alors au prix Gobert
de l’Académie des inscriptions et belles lettres.

[21] Étienne Anheim, art. cit.

[22] Lucien Febvre, ibid., p. 153 : « Je ne dis pas cela n’est pas de l’histoire. Ou alors, si l’histoire, c’est cela, que la collectivité cesse immédiatement d’encourager, et de soutenir, une ”activité” aussi totalement inutile ! – Je dis, je répète : jusqu’à quand durera ce gaspillage de forces et d’intelligences ? Jusqu’à quand, la médiocrité intellectuelle de ces travaux anecdotiques ? Il ne s’agit pas de Mr X ou de Mr Y, auteur d’un travail savant et érudit sur le Parlement de Myrelingois entre1433 et 1467, ou sur tout ce que vous voudrez de cette sorte. Il n’est là qu’à titre d’exemple. À titre de victime aussi. Car il fait ce qu’on lui a appris à faire, hélas ! Je veux dire : entre son bon sens naturel et sa besogne d’érudit, entre son labeur professionnel et la vie, il dresse une belle cloison, bien étanche. Et ainsi protégé, il tourne paisiblement ses ronds de serviette historiques. »

[23] Lucien Febvre, ibid., p. 152 : « Mais de vivant que sait-on de l’histoire sociale de la chambre au XVe siècle ? Exactement rien. D’où venaient ces gens ? De quel milieu ? Quelles relations entretenaient-ils avec la « marchandise » ? D’où tiraient-ils leur fortune, et quelle était-elle ? Où prenaient-ils femme ? Qu’étaient leurs alliances ? Rien. Exactement rien. Ce n’est pas beaucoup. »

[24] Lucien Febvre, ibid., p. 148 : « Vous n’êtes pas historien. Et voilà que vous tombez sur un lot de documents qui représentent le legs historique, le testament d’archives d’une grande chambre des comptes du XVe siècle : la chambre des comptes de Paris… Plein de curiosités et de curiosités […], que dites-vous, en vous frottant les mains ? D’abord ceci, j’imagine, ou à peu près ceci : “Bonne aubaine ! Je vais donc savoir comment on comptait au XVe siècle”. »

[25] Lucien Febvre, « Un champ d’études privilégiée : l’Amérique du Sud », Annales d’histoire économique et sociale, 1929, t. 1, n° 2, pp. 258-278, cit p. 263/4 (Compte rendu de M. Langlois, L’Amérique pré-colombienne et la conquête européenne, Paris, de Boccard, 1928) : « Tout cela, anachronisme et travestissement. Le mot de socialisme n’est pas un de ces mots indifférents qu’on puisse projeter à vingt siècles de distance, à des milliers de lieues d’écart, d’un continent à l’autre ou de l’âge des usines à celui de la pierre polie – disons même, si l’on veut, de la hache de cuivre. Si le lot date d’hier, c’est qu’il est lié à une série de faits qui sont d’hier, eux aussi, et notamment à l’opposition, dans une société où se développe prospère un machinisme puissant et une grande industrie tyrannique, d’un capitalisme maître des instruments de travail et d’un prolétariat n’ayant pour toute dotation que sa force de travail… J’ai un peu peur que, par un échange trop généreux de bons procédés, il n’ait souvent fait endosser à ses Incas une belle redingote d’économie à la Léon Say… »

[26] Bertrand Müller, op. cit., p. 339.

[27] Lucien Febvre, « Comptabilité et chambre des comptes », art. cit., p. 150 : « Oui, de ce livre sort un parfum de vertus formelles et traditionnelles », poursuivi, dans la note 1 : « Cependant, j’ai des réserves à faire sur la bibliographie. Non seulement pour les raisons indiquées ci-dessous ; non seulement parce qu’elle n’est qu’une liste, sans indication critique ; mais parce que le signalement des livres est nettement insuffisant […] Travail d’historien, travail d’entraide. Je demande le nom de l’éditeur, celui du publicateur, le nombre
de volumes et la grosseur de ces volumes […] Il n’y a pas contradiction entre ces demandes en petits caractères et ce que j’écris dans mon texte. Précision, exactitude, vertus cardinales de l’historien [...]. D’accord, ayons-en le goût et le culte. Mais qu’elles servent l’intelligence, et non la manie érudite. L’effort pour comprendre et faire comprendre et non pas, simplement collectionner de menus faits. »

[28] Gérard Noiriel, « Naissance du métier d’historien », Genèses, n° 1, 1990, pp. 58-85 : « La thèse
de Seignobos a, paradoxalement, une allure moins “positiviste” que celle de Febvre. Soutenue au début
des années 1880, elle reflète une époque où les normes de la méthode critique ne sont pas encore fixées.
Les références sont approximatives, la bibliographie indigente… » Note 43, p. 76

[29] Bertrand Müller fait une présentation synthétique et offre une riche bibliographie sur ce célèbre débat de 1903 qui occupe, au moins jusqu’en 1908, le devant de la scène universitaire des sciences humaines, op. cit.

[30] François Simiand, « Méthode historique et science sociale. Étude critique d’après les ouvrages récents de
M. Lacombe et de M. Seignobos. Deuxième partie », Revue de synthèse historique, t. 6, n° 17, 1903, pp. 129-157, cit., p. 133.

[31] Lucien Febvre, art. cit., p. 521.

[32] François Simiand, art. cit., p. 133. L’expression est mise en italiques par nos soins. Sur un plan épistémologique, la conception de la causalité organisée sur le modèle d’une compréhension mécaniste des lois en sciences de la nature est largement remise en cause aujourd’hui, mais là n’est pas notre propos.

[33] Marc Bloch, Apologie pour l’histoire, ou métier d’historien, Paris, A. Colin, 1974 (7e éd.), pp. 148-149.

[34] Lucien Febvre, « Un chapitre d’histoire industrielle (compte rendu de P. Boissonnade, Le Socialisme d’État. L’industrie et les classes industrielles en France, pendant les deux premiers siècles de l’ère moderne, 1453-1661, Paris, Champion 1927), Revue critique d’histoire et de littérature, 1928, n° 12, pp. 538-546, repris Dans une histoire à part entière, cité d’après Brigitte Mazon (éd.), Lucien Febvre, vivre l’histoire..., Paris, Laffont/Colin, pp. 515-524, cit. pp. 522-523.

[35] Lucien Febvre,  « Y. Bézard, la vie rurale dans le sud de la région parisienne, de 1450 à 1560 », Paris Didot, 1929, 382 pages, Revue critique d’histoire et de littérature, t. 96, 1929, n° 12, pp. 544-549, repris dans Une histoire à part entière, cité d’après la réédition, Mazon B. (éd.), op. cit., sous le titre « Une monographie d’histoire agraire », pp. 547-552 : « Tout ceci, excellent, donne de la vie et de l’accent », p. 547.

[36] Ibid., p. 551 « – le règne de François Ier ? Eh ! quoi, entre 1515 et 1547, au point de vue des prix, il ne s’est donc rien passé ? et voilà escamotée – à l’aide d’une moyenne, sur laquelle j’aurais aimé que Mlle Bézard consultât, disons tout simplement un élève moyen de M. Aftalion ou un auditeur de M. Simiand : mais à combien de millions de lieues, pratiquement, l’École de droit et l’École des chartes ne continuent-elles point à se situer ? – voilà escamotée, quoi ? Tout simplement, la fameuse “révolution des prix” qui cependant fait couler tant d’encre. »

[37] Ibid., p. 549.

[38] Lucien Febvre, « Y. Bézard, la vie rurale dans le sud de la région parisienne… », art.cit., p. 552. Les italiques sont de notre cru.

[39] Lucien Febvre, « Une question mal posée, les origines de la réforme et le problème des causes de la Réforme », Revue historique, n° 54, t. 161, 1929, pp. 1-73, cité par H.-D. Mann, Lucien Febvre, la pensée vivante d’un historien, Paris, A. Colin, 1971, p. 93.

[40] Henri Hauser, L’Enseignement des sciences sociales : état actuel de cet enseignement dans les divers pays du monde, Paris, A. Chevalier-Maresq, 1903, cité par Fr. Simiand, art. cit., p. 141.

[41] François Simiand, art. cit., p. 141 : « [Henri Hauser] semble prendre plaisir à mélanger causes sociales propres, contingences, actions individuelles, il reste une affirmation gratuite que je pourrais aussi bien retourner (La famille romaine s’explique beaucoup mieux par la famille juive [...] que par le complexus [...]) La famille romaine a évolué tout autrement que la famille de type originaire analogue rencontrée ailleurs, que cette évolution idiosyncrasique […], comment ferait-il cette preuve sinon en recourant à la méthode comparative, en distinguant la famille romaine de la famille grecque ou de tel autre type de famille par des caractères bien différenciés, en montrant que les causes supposées ont eu ailleurs, dans d’autres sociétés, une influence analogue, ou qu’en l’absence de ces facteurs le phénomène considéré ne s’est pas produit, enfin que, pour les contingences spéciales invoquées, les effets qui sont rattachés à ces contingences ne se remarquent pas ailleurs. »

[42] Sans le mot, l’idée du Zusammenhang court dans toute l’œuvre de Michelet, comme le montre cette citation de Febvre : « Michelet dans sa leçon de 1934 : “En histoire, disait-il à ses élèves, c’est comme dans le roman de Sterne ; ce qui se faisait dans le salon se faisait dans la cuisine. Absolument comme deux montres sympathiques dont l’une, à deux cents lieues, marque l’heure tandis que l’autre la sonne.” Ce n’est pas autre chose au Moyen Âge. » Et il ajoutait cet exemple : «  La philosophie d’Abélard sonne la liberté, tandis que les Communes picardes la marquent ». Lucien Febvre, « Propos d’initiation. Vivre l’histoire », Mélanges d’histoire sociale, t. 3, 1943, pp. 5-18, repris dans Combats pour l’histoire, « Vivre l’Histoire. propos d’initiation », cité d’après Brigitte Mazon (éd.), Lucien Febvre, vivre l’histoire, Paris, Laffont/Colin, pp. 21-35, cit. p. 28.

 

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