N°7 / Crimes de masse, génocides et perceptions de la souffrance des victimes

Rwanda. A travers nous l'humanité de Marie-France Collard. Du théâtre au documentaire

Lison Jousten

Résumé

Le film de Marie-France Collard Rwanda. À travers nous l’humanité (2005) s’inscrit dans le prolongement de la pièce Rwanda 94, projet auquel elle avait collaboré comme auteur et vidéaste. Présenté en 2000, ce spectacle pose des questions de mémoire, de représentation et d’engagement. Le documentaire, réalisé lors de la tournée du Groupov à Kigali à l’occasion de la commémoration du dixième anniversaire du génocide, reprend le cours de ces questionnements, revient sur la réception de cette pièce par le public rwandais et, plus largement, sur un pays en deuil.

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Au moment du dixième anniversaire du génocide se multiplient les fictions et documentaires consacrés au conflit qui déchira le Rwanda en 1994. Guido Convents remarque que, de manière assez significative, la plupart de ces réalisations sont dues à des initiatives occidentales : États-Unis, Canada, France, Grande-Bretagne et Belgique, soit autant de pays mêlés de près ou de loin aux événements, ou du moins détenteurs d’intérêts dans la région. La plupart de ces films participent activement à la construction et à la diffusion d’une représentation du génocide principalement axée sur le point de vue occidental. Déconnecté de sa propre histoire, le Rwanda n’y apparaît plus que comme vague toile de fond[1].

S’il s’agit là d’une tendance générale, tous les films ne s’y inscrivent pas. Réalisé au même moment, le documentaire de Marie-France Collard, Rwanda. À travers nous l’humanité, représente une des alternatives à ce type de productions. Nourri par le spectacle Rwanda 94 qui interrogeait notamment – et avec ses propres outils – le traitement médiatique et le rôle de la télévision[2] dans la couverture des événements[3], le film se construit sur la base de la tournée du Groupov à Kigali en 2004. Rwanda. À travers nous l’humanité dépasse de loin la captation partielle de quelques représentations ou l’aventure d’un spectacle et d’une équipe artistique en déplacement. En détournant le sous-titre de la pièce[4] pour expliciter son projet filmique dès les premières séquences, la cinéaste affirme d’emblée la dimension réflexive de son travail et certains de ses enjeux : « à propos d’une tentative de réparation symbolique envers les morts, à l’usage des vivants ».

Marie-France Collard entreprend avec cette nouvelle « tentative » une recherche d’autres formes et d’autres figures. L’analyse de Rwanda. À travers nous l’humanité tentera d’explorer une nouvelle voie possible dans la représentation du génocide rwandais, qui parvient tant à s’affranchir de l’occidentalocentrisme qui frappe la plupart des productions de 2004 qu’à éviter l’écueil d’un traitement univoque et problématique du témoin.

Rwanda 94

L’année 2000 marque l’aboutissement de Rwanda 94, un spectacle atypique de plus de cinq heures proposé par le Groupov, collectif interdisciplinaire liégeois qui se définit avant tout comme un laboratoire. Écrivains, metteurs en scène, acteurs, vidéastes, musiciens et plasticiens y œuvrent à l’élaboration de spectacles politiquement et socialement engagés[5]. Rwanda 94, tout en honorant la mémoire des victimes et en accordant une place importante à la parole des survivants, revient sur le déroulement des événements, l’histoire du pays, et interroge la responsabilité internationale dans l’anéantissement d’un million de Rwandais (Tutsis et Hutus modérés).

Sans revenir dans le détail sur la trame de Rwanda 94, il faut d’abord rappeler que le spectacle retrace les différentes étapes qui ont conduit au génocide et tente de comprendre ce qui a rendu possible l’extermination d’un million de Rwandais sous l’œil indifférent de la communauté internationale. Pour commenter la genèse du projet, le collectif évoque volontiers la révolte ; une révolte suscitée, d’une part, par les événements et la passivité internationale dans laquelle le génocide s’est accompli, d’autre part par les discours médiatiques – singulièrement télévisuels – qui ont accompagné l’événement. Durant quatre années, un véritable travail de fond est mené par l’équipe artistique qui se rend à plusieurs reprises au Rwanda pour collecter des informations, mais qui collabore aussi avec des ethnologues, historiens, survivants, journalistes et autres témoins pour mener à bien cette entreprise[6].

La cinéaste Marie-France Collard, membre du collectif depuis 1990, avait contribué à l’écriture de Rwanda 94[7] et signé les vidéos du spectacle. En 2005, elle revient sur cette expérience pour réaliser Rwanda. À travers nous l’humanité, un documentaire qui s’intéresse à la réception du spectacle par le public rwandais et qui dépeint un pays en crise, dix ans après le génocide. Entre Rwanda 94 et Rwanda. À travers nous l’humanité s’opère une série de glissements, de prolongements et d’empreintes.

Au cours d’une interview, Marie-France Collard rapporte que l’utilisation du médium cinématographique découle de sa participation à la création de Rwanda 94. Elle n’aurait pas voulu traiter du génocide par le biais du cinéma dans un premier temps, considérant que le théâtre était peut-être la forme la plus appropriée pour inscrire l’individu dans la collectivité et le temps présent[8].

Rwanda. À travers nous l’humanité assume pleinement cette filiation et se construit sur d’incessants allers-retours, une certaine perméabilité entre des scènes du spectacle et les séquences documentaires. En opérant un mélange entre spectacle théâtral et images du réel, le film interroge la frontière entre le monde et sa représentation, que le spectacle questionne aussi à sa façon en convoquant le réel sur scène de diverses manières.

Une séquence en particulier est exemplaire de l’hybridité constitutive du film : celle de Dusabe Marine, rescapée du génocide, qui livre son témoignage devant la caméra de Marie-France Collard. Cette partie mobilise trois registres d’images qui ne cessent de réapparaître et de s’entremêler tout au long du documentaire. Il s’agit d’images de témoignage, auxquelles s’ajoutent rapidement des extraits de la représentation de Rwanda 94 à Kigali, et, enfin, des images de commémoration.

Le témoignage de Marine : glissement des images,  des lieux et des statuts

La séquence s’ouvre sur le récit de Marine, dont le témoignage peut être divisé en trois parties, auxquelles correspondent trois lieux : la maison, le charnier puis, dans une moindre mesure, la cabane. Selon le lieu où cette parole est sollicitée, le type de discours ainsi que le statut du personnage sont appelés à évoluer. Le film met en effet en place une figure du témoin toujours mouvante et labile, déjouant les risques d’un dispositif trop classique ou figé, réaffirmant par là même la multiplicité des témoignages et des expériences.

Dans un premier temps, la rescapée fait le récit de son vécu. Si l’on peut déceler quelques cas de voix in, le commentaire s’effectue majoritairement en off. La voix de Marine accompagne sa propre image, posant à distance ce corps ayant subi les pires outrages. Seule survivante avec sa jeune sœur d’une famille de douze personnes, elle raconte comment, victime de viols à répétition alors qu’elle fuyait les massacres puis de chantage après le génocide, elle a donné naissance à deux garçons. Au cours de cette partie, l’échelle des plans varie : un cadrage serré permettant d’insister sur le visage marqué alterne avec des vues plus larges destinées à inscrire le personnage dans l’environnement qui est le sien (la petite maison de terre, les enfants nés des violences sexuelles). Prononcé en off sur des images contenant très peu de dialogues, le commentaire ainsi détaché du corps apparaît d’autant plus rétrospectif, presque distancié, et s’affirme avec puissance comme témoignage. Le récit de Marine, effectué au sein de la maison familiale, semble s’ériger en récit de la tragédie individuelle.

Le personnage quitte ensuite le foyer et se déplace jusqu’à une fosse commune, située un peu plus loin, des hommes s’affairent. Le commentaire de Marine fournit des explications générales sur les charniers au fond desquels on précipitait les corps lors des tueries. Elle raconte aussi comment, en tant que responsable de « cellule » (entité administrative), elle a sollicité l’aide de l’État et a sensibilisé la population pour qu’elle participe au déterrement des victimes (parfois moyennant salaire). Outre cet usage de la voix off, une multiplication des échanges entre les personnages dans le cadre fait progressivement évoluer le statut de Marine de celui de témoin vers celui d’acteur. L’accent n’est plus vraiment placé sur le discours testimonial et rétrospectif : la caméra capte un événement en cours (l’exhumation) auquel le personnage prend une part active. Tenu par la responsable des fouilles, le discours s’offre comme voie d’accès à la connaissance pour le spectateur. Si les personnages présents à l’écran sont plus nombreux à cet instant de la séquence, Marine s’impose toujours comme figure emblématique de la survivante, ainsi que comme porte-parole du reste du groupe. Elle est la seule à fournir un discours concret et construit sur les gestes captés par l’objectif, tandis que les propos des autres personnages sont presque réduits à une ambiance sonore. Seul un homme vêtu d’un pull-over jaune s’adresse directement à la caméra. Cette intervention permet de l’isoler brièvement des autres travailleurs. Cette mise en évidence prend tout son sens lorsque, quelques minutes plus tard, Marine mentionne le passé de l’individu. La rescapée retrouve soudain son statut premier de témoin, dans un dispositif relevant davantage de l’interview classique face caméra. L’interprète, hors champ, pose des questions en kinyarwanda. Assise sur le sol, un peu à l’écart des fosses, la rescapée a délaissé le rôle plus actif qui était le sien quelques instants auparavant. Son témoignage révèle la présence d’anciens génocidaires parmi les personnes chargées de déterrer les cadavres (l’homme en jaune), avant d’évoquer les problèmes de cohabitation entre bourreaux et victimes après les événements de 1994. Là la maison était le lieu du témoignage de la tragédie individuelle, la fosse commune devient symboliquement celui de la tragédie collective. Le témoignage abandonne l’aspect autocentré qui prévalait dans un premier temps pour s’élargir et rendre compte de problèmes qui touchent le peuple rwandais de manière plus générale.

L’équipe du déterrement se dirige ensuite vers une cabane, et la caméra révèle une montagne de corps exhumés des charniers. Ce lieu impose le cadavre comme preuve irréfutable d’une exécution massive. La parole de Marine devient alors secondaire, et la trace que représentent les dépouilles enchevêtrées devient primordiale. Tout au long du film, ces images attestent la réalité des faits passés, mais aussi du deuil en cours, qui passe par le déterrement des cadavres qui ont été ensevelis aux quatre coins du pays et privés de toute cérémonie.

Peu à peu, un glissement sonore s’effectue : la musique et le texte de Rwanda 94 se superposent aux images tournées par Marie-France Collard. Le « Chœur des morts », qui personnifie dans la pièce du Groupov le million de victimes du génocide, permet de formuler sur le mode poétique ce que le documentaire laissait déjà transparaître :

« Nous n’avons pas eu de funérailles comme il est de coutume. Nous avons été dépecés et jetés dans des fosses communes. Nos cadavres, disséminés à travers tout le pays, chiens et vautours les dévorèrent. Puis ils laissèrent les os, exposés au soleil. »

L’interpénétration des images du film et des sons de la pièce (dialogues et musique live) permet le passage de l’un à l’autre. La transition fait ainsi place à des segments de la représentation à Kigali. La réalisatrice prend le soin de filmer à la fois la scène – rappelant la parenté et la complémentarité entre les deux projets artistiques –, et le public qui vibre, pleure, rit, crie, réagit. Parmi les spectateurs, on reconnaît Marine dont le statut est à nouveau modifié. Elle est cette fois spectatrice d’un discours porté sur sa propre tragédie, plus ou moins testimonial ou poétique au gré de l’évolution du spectacle du Groupov qui alterne les régimes.

Enfin, un dernier type d’images intervient pour montrer l’inhumation de victimes lors de l’inauguration du Centre Mémorial de Gisozi à Kigali, le 7 avril 2004. La présence de certains membres du collectif dans le champ permet de relier ces images à d’autres scènes, toujours relativement courtes, donnant à voir les artistes visitant différents lieux de mémoire. Systématiquement, ces brèves séquences sont accompagnées d’une légende permettant de contextualiser les images. Outre le fait qu’elles rendent compte d’un processus de reconstruction nationale, ces scènes tendent à inscrire le travail du Groupov et celui de la réalisatrice dans la lignée de ces gestes et lieux de commémoration.

Le documentaire décline ainsi les figures du corps, comme pour en affirmer la valeur testimoniale : corps-survivant parmi les corps-silhouettes ; corps-dépouille ; corps-théâtral (déterminé par la coprésence physique de l’acteur et du spectateur, qui prend littéralement corps dans cette communauté) ou encore corps-mémorial. En somme, et pour le dire avec Dominique Baqué[9], Rwanda. À travers nous l’humanité articule ici corps-paroles et paroles incarnées pour construire son projet politique.

De l’individuel au collectif, du mort-vivant au Chœur des morts

Rwanda. À travers nous l’humanité, à l’instar du projet du Groupov, recueille un ensemble de témoignages pour tenter de redonner un corps, une voix, un nom à ce million de morts. Progressivement se dessine un film choral où le lien entre le singulier et le collectif est central. Au-delà d’une visée thérapeutique de la parole se pose la question d’un « devoir de mémoire » qui se voit ici véritablement et littéralement re-singularisé. Tout le projet de cette articulation entre l’individuel et le collectif vise bien à rendre une identité, une humanité, aux victimes.

Yolande Mukagasana, dont le témoignage ouvre le spectacle du Groupov, joue en quelque sorte son propre rôle pour offrir, à chaque représentation, le récit d’une tragédie – la sienne – qu’elle partage avec tant d’autres familles. Elle le proclame : « Si je dois survivre, je dois témoigner du génocide. Ce sera ma vie, ce sera mon héritage. » Ces propos prononcés sur le plateau renvoient, par extension, aux différentes prises de paroles rapportées par le film. On retrouve ici la posture, assez répandue dans le cas des témoignages de survivants, du personnage témoignant pour lui-même et pour les autres victimes, survivantes ou disparues[10].

Si le mélange entre les discours testimonial et théâtral permet la naissance d’une parole plus poétique, il impose surtout l’idée du témoignage choral. Au sein du film, différents témoins font entendre leur voix, et ces témoignages s’effectuent sur différents modes. La dimension collective et polyphonique trouve un écho dans le Chœur des morts de Rwanda 94, qui réapparaît à de nombreuses reprises dans le documentaire. Cette utilisation du chœur permet ici d’étendre les possibilités du témoignage :

« Le témoignage est une forme appropriée concernant les génocides, mais dans notre cas, il faut savoir que l’on parle d’une chose qui est située dans l’ordre de la représentation. Pour un certain nombre de gens dans la profession, cela pose problème. Cela pose toutes les questions de ce qui est possible, impossible, inadéquat ou non dans l’ordre de la représentation. Le traitement de ce « réel » dans quelque chose qui se présente comme un spectacle. Qu’est-ce qui est entendu par théâtre, spectacle ? Jusqu’à quel point le théâtre peut-il déranger et comment peut-il se déranger lui-même ?

Le metteur en scène joue au conférencier, comme on pourrait dire que Yolanda Mukagasana joue son propre rôle de témoin. Sur le point précisément dont ne peuvent témoigner que les vivants, le spectacle peut, à ses risques et périls, faire un pas de plus : il peut convoquer les morts. »[11] 

Cette personnification des disparus permet de donner corps à un collectif-témoignant absolument singulier, réunissant victimes des massacres et survivants que film et pièce présentent comme des « morts-vivants »[12]. Par ce biais, le documentaire, à la suite du projet théâtral, donne la parole aux morts qu’il convoque, dépassant ainsi une des limites de la représentation, justement pointée par Jacques Delcuvellerie, metteur en scène et co-auteur de Rwanda 94, dans la citation qui précède.

Bourreaux et complices face aux survivants

Rwanda. À travers nous l’humanité donne à voir un pays qui peine à se reconstruire. Le documentaire reconnaît, entre autres, la cohabitation problématique entre bourreaux et victimes au lendemain du génocide. Marie-France Collard fait le choix de ne donner la parole qu’aux rescapés ou aux diverses personnes soutenant les victimes. De manière exemplaire, le traitement de l’homme en jaune que Marine désigne comme génocidaire dans la séquence analysée en amont ne permet pas une réelle prise de parole qui pourrait aboutir à une confrontation entre le bourreau et son propre passé. Il est présent en tant que figurant, en tant qu’emblème d’une cohabitation insupportable et d’un deuil rendu impossible par l’absence de justice et de réparation. Le procédé fonctionne ici à l’inverse de celui prôné par Rithy Panh, qui insiste souvent sur la nécessité de l’acte[13] (en un sens, et pour le dire autrement, de la mémoire du geste) mais aussi de la confrontation pour libérer la parole du bourreau : « Il arrive un moment où la victime et le bourreau ont besoin l’un de l’autre pour continuer ensemble le travail de mémoire. »[14] La mémoire serait chez lui le fruit d’un processus dialogique entre victimes et bourreaux.

Le refus d’accorder la parole aux bourreaux permet par ailleurs de les maintenir à une distance non conflictuelle, comme le soutient Myoung-Jin Cho dans sa réflexion sur la relation filmeur/filmé : « Donner la parole aux bourreaux et les écouter implique d’instaurer une relation inconfortable d’échange entre filmeur et filmés[15]. » Ne pas accorder ce droit de parole permet d’éviter toute relation, mais également toute confusion possible entre bourreaux et victimes. De toute évidence, cette frontière demeure parfaitement hermétique dans le projet de Marie-France Collard, où le travail de la mémoire se fraye un autre chemin.

À la séquence introductive du documentaire succède la scène de témoignage de Yolande qui ouvre le spectacle du Groupov. Cette construction contribue à rapprocher les deux projets dès les premières minutes du film. Il ne fait aucun doute que les propos tenus par la rescapée rejoignent le documentaire :

« […] je déclare devant vous et devant l’humanité que quiconque ne veut prendre connaissance du calvaire du peuple rwandais est complice des bourreaux. »

À la suite de Rwanda 94, le film questionne la responsabilité des instances internationales dans le génocide rwandais. Le documentaire a ceci d’intéressant qu’il prend le parti d’assumer une certaine position schizophrénique d’une société occidentale – et d’une Belgique, en particulier – en proie à la culpabilité. Le film de Marie-France Collard ne cache pas la relation parfois problématique entre le témoignant et l’interviewer. Plusieurs séquences le soulèvent : des Européens sont à l’origine de la pièce et du film, autrement dit des personnes étrangères à cette douleur, mais, surtout, qui ont été les témoins muets et passifs du génocide. Certains témoins abordent assez directement le problème, amorçant chez le spectateur une réflexion portant sur la responsabilité occidentale aussi bien dans les faits que dans la représentation du génocide. Le film a l’honnêteté de questionner la position du réalisateur/interviewer comme locuteur privilégié, et la légitimité d’une telle parole.

À rebours des productions évoquées en introduction qui tendent à arracher le Rwanda à son histoire, Marie-France Collard propose avec Rwanda. À travers nous l’humanité un travail à la fois politique et poétique. La forme qu’emprunte son projet cinématographique, hybride, constitue l’une des voies possibles dans le cadre problématique et toujours délicat de la représentation d’un génocide. En optant pour un documentaire croisant les pratiques artistiques, la cinéaste construit un film où les figures du témoin, plurielles, oscillant entre spectacle vivant et enregistré, entre réalité et fantasme, non seulement jouent un rôle important en tant que vecteurs d’une mémoire collective mais interrogent en outre la responsabilité de toute forme et de toute représentation d’un génocide.


[1] Guido Convents, Images et paix. Les Rwandais et les Burundais face au cinéma et à l’audiovisuel, Leuven, Afrika Filmfestival, 2008, p. 496.

[2] Voir notamment l’article que Nancy Delhalle consacre à cette question. Nancy Delhalle, « Un miroir inversé. La mise en scène de la télévision dans Rwanda 94 du Groupov », in Visible, n° 3, « Intermédialité visuelle », 2007, pp. 99-106.

[3] Le génocide rwandais n’a produit que peu d’images, au point qu’Olivier Barlet parle d’ailleurs d’un « massacre perpétré à l’abri des caméras ». Voir Olivier Barlet, Les Cinémas d’Afrique des années 2000. Perspectives critiques, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 258.

[4] Une tentative de réparation symbolique envers les morts, à l’usage des vivants.

[5] Groupov, « Le Groupov », [en ligne], http://groupov.be/index.php/index/presentation, consulté le 25/11/2015.

[6] Jacques Delcuvellerie, « Rwanda 94, une tentative », in Europe. Revue littéraire mensuelle, nos 926-927, « Écrire l’extrême. La Littérature et l’art face aux crimes de masse », juin-juillet 2006, pp. 115-118

[7] Le spectacle est le fruit d’une écriture collective. Sont crédités comme auteurs Marie-France Collard, Jacques Delcuvellerie, Yolande Mukagasana, Jean-Marie Piemme, Mathias Simons.

[8] Marie-France Collard, entretien avec Richard Olivier, Big Memory [DVD], Olivier films, 2012.

[9] Dominique Baqué, Pour un nouvel art politique. De l’art contemporain au documentaire, Paris, Flammarion, coll. Champs, 2006, pp. 235-254.

[10] La plupart des témoins qui interviennent dans le film ont par ailleurs eu l’occasion de s’exprimer dans un autre cadre. L’activité mémorielle de Yolande, par exemple, s’étend à une pratique d’écriture et de témoignage extérieure au projet du Groupov. Le documentaire laisse par ailleurs entrevoir que d’autres personnages, telle que Marine, ont été appelés à témoigner dans un cadre juridique, principalement au sein des « gacacas » (sorte de tribunaux communautaires) qui apparaissent en nombre au Rwanda après les événements de 1994, dépeints notamment dans le film de Bernard Bellefroid, Rwanda, les collines parlent (2006).

[11] Marie-France Collard, Jacques Delcuvellerie, « C’était un million de fois une personne », in Quarto, n° 73, « La volonté de l’autre », 2000, [en ligne], http://groupov.be/index.php/index/showtexte/id/10, consulté le 25/11/2015.

[12] Le terme est aussi bien utilisé par une survivante qui intervient dans le documentaire que par Jacques Delcuvellerie (voir J. Delcuvellerie, « Rwanda 94, une tentative », art. cit., p. 116).

[13] François Niney parle de « remise en jeu » pour parler de ce re-jeu d’une situation passée. François Niney, Le documentaire et ses faux-semblants, Paris, Klincksieck, 2009, p. 178.

[14] Rithy Panh, « La parole filmée. Pour vaincre la terreur », in Communications, n° 71, « Le parti pris du document », 2001, p. 383.

[15] Myoung-Jin Cho, « Donner la parole aux bourreaux ? », in Jean-Pierre Bertin-Maghit (dir.), Lorsque Clio s’empare du documentaire, vol. II, « Archives, témoignage, mémoire », Paris, L’Harmattan/INA, 2011, p. 188.

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