Entre 1973 et 1990, année du début de la transition chilienne vers la démocratie, le Cône sud de l’Amérique latine a été le théâtre de crimes de masse. Cet article propose une approche en termes d’histoire comparée pour repenser une des modalités de l’insertion du continent latino-américain dans la logique de l’après-Seconde Guerre mondiale : la violence de masse. Précisons en liminaire que le terme Cône sud, né au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, est porteur d’une connotation géopolitique inhérente au contexte de Guerre froide, c’est pourquoi, pour le sujet qui nous intéresse ici, nous adopterons une définition plus restreinte de cet espace en nous limitant à l’Argentine, au Chili et à l’Uruguay. Chronologiquement, nous axerons notre développement sur les années de plomb postérieures à la Révolution cubaine en 1959, puis consécutives à la mise en place des régimes militaires dans ces trois pays[1]. Néanmoins, il conviendra d’expliciter brièvement les similitudes et les dissemblances entre ces derniers à l’aide d’une contextualisation des années 1950 et 1960 marquées par l’émergence de mouvements révolutionnaires[2]. Ces derniers constituent une réponse aux situations de crises économique et sociale, pour servir d’alibis à l’instauration de dictatures sanglantes largement influencées par la doctrine de sécurité nationale[3]. La finalité est l’éradication du « cancer marxiste » selon les propos des militaires chiliens au pouvoir après le coup d’État du 11 septembre 1973, ou encore la « délinquance subversive » dénoncée par le général argentin Videla à la suite du coup d’État du 24 mars 1976. En conséquence, nous montrerons que l’outil répressif donne à ces régimes de terreur une coloration particulière.
L’Argentine, tutelle militaire et terrorisme d’État
Entre 1930 et la fin des années 1970, l’Argentine a été gouvernée, sous des formes diverses, par les militaires. Durant les années 1960 et 1970, la vie politique est marquée par les conséquences de la proscription du péronisme qui se maintient avec quelques brèves périodes de semi-légalisation et l’influence de la révolution cubaine sur les organisations révolutionnaires, pendant que les partis traditionnels connaissent de multiples scissions. De nouvelles formations de gauche voient le jour entre 1961 et 1965 tandis que l’instabilité politique prévaut. Le 28 juin 1966, avec le coup d’État du général Ongania débute la « révolution argentine », un régime répressif et autoritaire qui pousse les classes moyennes à la radicalisation. L’insurrection urbaine, ouvrière et étudiante, ou Cordobazo, de mai 1969 catalyse les mobilisations sociales et politiques. À compter de 1970, les deux principales organisations de gauche armée, les Montoneros péronistes et le Partido revolucionario de los trabajadores-Ejército revolucionario del pueblo (PRT-ERP) opposé aux péronistes, se tournent vers la guérilla urbaine et multiplient leurs actions (enlèvements, exécutions de certains otages, braquages de banque). Le retour de Perón proscrit apparaît comme la solution inévitable et les élections présidentielles du 11 mars 1973 le plébiscitent à travers la victoire du docteur Campora. Revenu aux affaires, en juin 1973, Perón signe avec les principaux acteurs sociaux l’Acte d’engagement national qui donne naissance au « Pacte social » rapidement en proie à de nombreuses contradictions, source de tensions sociales. Dès lors, le PRT-ERP se lance dans des activités de guérilla contre des postes de police et des positions militaires et entre dans la clandestinité. Lorsqu’en juillet 1974 le président décède, sa femme Isabel lui succède alors que la situation politique et sociale se dégrade avec une recrudescence de la violence pratiquée par les Montoneros, l’ERP et l’Alliance anticommuniste argentine d’extrême droite et soutien du gouvernement. La seule institution bénéficiaire de cette situation est l’armée, avec la création en 1975 du Conseil de sécurité interne et du Conseil de défense, qui mènent conjointement la lutte contre-subversive. À la fin de l’année, bien que les mouvements de guérilla ne représentent plus un véritable danger, dans un climat des plus délétères, l’institution militaire se présente comme l’unique alternative à un pouvoir incompétent.
Le coup d’État du 24 mars marque le début de l’expérience autoritaire la plus dévastatrice de l’histoire argentine. Entre 1976 et 1983, une série de dictateurs, Videla (1976-1981), Viola (mars à décembre 1981), Galtieri (1981-juin 1982) et Brignone (juillet 1982-1983), mène le processus de réorganisation nationale et, avant tout, la guerre contre la subversion[4]. En 1977, le général Ibérico Saint-Jean résumait en ces termes le terrorisme d’État : « D’abord, nous tuerons tous les agents de la subversion, puis leurs collaborateurs, et puis ensuite viendront les sympathisants et enfin pour terminer les indécis »[5]. Pour ce faire, tous les corps d’armée se rangent derrière la doctrine de la sécurité nationale et diabolisent un péronisme estimé responsable de la subversion, paradoxalement source de cohésion de l’armée et élément de légitimation du régime militaire. Aussi, cette « guerre » s’accompagne d’une série de lois destinées à assurer le contrôle sur la société.
Si, dès le mois de janvier 1976, les Montoneros et l’ERP sont vaincus, l’ennemi reste menaçant aux yeux d’une armée qui, outre les méthodes répressives légales, a recours à des moyens non conventionnels avec le passage d’agences de l’État à la clandestinité et l’activité de grupos de tareas. Ces derniers sont chargés d’enlever, d’interroger et de torturer tous les suspects dans des centres de détention clandestins généralement situés dans des casernes, à l’instar de la sinistre école militaire de la marine (ESMA) à Buenos Aires ; jusqu’à 340 centres vont être utilisés[6]. Ainsi un système de disparition de personnes à l’échelle nationale se met en place et la Junte établit des conseils de guerre avec faculté de prononcer des sentences de mort. Pour asseoir la pertinence du système, le territoire est divisé en zones d’ingérence placées sous la juridiction des différents corps d’armée. Des dizaines de milliers de personnes sont arrêtées et plusieurs milliers demeurent disparues. Les séquestrations se font fréquemment au domicile des individus qui sont dévalisés comme butin de guerre ; l’enlèvement puis l’adoption des bébés par les proches ou familles des tortionnaires est également une pratique courante. Puis les individus sont transférés dans les centres clandestins où la torture physique et psychologique est pratiquée aveuglement[7]. Ils y subissent un processus de déshumanisation avec l’attribution d’un numéro d’identification au terme duquel ils peuvent être récupérés c’est-à-dire intégrés aux forces répressives, ou « transférés », ce qui est synonyme d’assassinat et de disparition du corps, à l’instar des vols de la mort. L’efficacité du terrorisme d’État repose aussi sur la participation des civils et de diverses institutions, en particulier l’Église catholique. La technique de la disparition constitue bien la spécificité de la violence d’État argentine et elle s’est avérée être une arme politique terriblement efficace. En effet, elle permet d’effacer les traces du crime, de soustraire les corps à leur famille et de dissoudre la mort car les victimes ne sont jamais nées. Il appartient aux vivants de faire la preuve que ces séquestrés ont véritablement existé. La terreur trouve son prolongement dans le contrôle de la société : suspension des activités politiques, surveillance des syndicats, dissolution du congrès, destitution de la cour suprême de justice, interdiction des livres et revues considérés dangereux et censure des moyens de communication. Ces dispositions martiales confinent parfois à l’absurde avec l’ordre de couper les cheveux longs des hommes.
À partir de 1981, à la « remise en ordre » de Videla succède une phase d’alternances entre factions rivales de l’armée dans un contexte de profonde crise économique qui préfigure la fin du processus de réorganisation nationale, actée à la suite de la pitoyable guerre de Malouines de 1982 et l’élection de Raúl Alfonsín en 1983.
Le Chili, la lente marche vers l’État militaire et l’affirmation du régime pinochétiste
Depuis les débuts du XXe siècle, le Chili se caractérise par un mouvement ouvrier massif et organisé autour de deux puissants partis de gauche, cibles chroniques de violentes répressions. Au cours de la période 1958-1973, le pays connaît une profonde démocratisation et une recomposition de la gauche. Entre 1964 et 1970, le président Eduardo Frei lance la « Révolution dans la liberté ». Cependant, le gouvernement entame un virage à droite et la Démocratie-chrétienne au pouvoir se fragmente. En 1969, se crée le Mouvement de Acción popular unitaria (MAPU) qui rejoindra l’Unité populaire (UP) ; en 1971, est fondée la Izquierda cristiana (IC) qui intègre aussitôt l’UP. De plus, en 1965, des militants provenant du syndicalisme révolutionnaire et des organisations trotskystes fondent le Mouvement de la gauche révolutionnaire (le MIR) qui envisage l’insurrection populaire et urbaine comme possibilité de changement. Avec l’élection de Miguel Henríquez à sa tête, il prône la conquête du pouvoir par les armes. Ses seules actions seront des attaques de banque avec cette particularité que ce mouvement a le souci de ne pas faire de victimes. En 1970, il passe un accord avec Salvador Allende et accorde son « soutien critique » au gouvernement pour participer à la formation de la Garde personnelle du président (GAP). Sur cette période, diverses formations éphémères finissent par se rapprocher de l’UP en 1970, par abandonner la notion de lutte armée et, pour certaines, par incorporer la GAP. La seule exception est le groupuscule de la Vanguardia organizada del pueblo (VOP), émanation du MIR, qui exécute l’ancien ministre de l’Intérieur d’Eduardo Frei en 1971 ; ses militants sont arrêtés voire tués sur ordre du gouvernement d’Allende. Il approfondit les réformes lancées par Eduardo Frei avec sa « voie chilienne vers le socialisme » et l’UP renforce la dynamique socio-politique existante à travers la mobilisation sociale et les structures d’organisations des secteurs populaires comme les Cordons industriels notamment dès 1972[8], dans un pays confronté à une situation économique chaotique instrumentalisée par l’opposition. L’entrée des militaires au gouvernement, en octobre 1972, n’arrive pas à endiguer la polarisation politique. Et, certains secteurs des forces armées fomentent à l’été 1973 un projet de renversement du gouvernement.
Le coup d’État du 11 septembre 1973 frappe par sa violence justifiée par la lutte contre la subversion gauchiste. Ainsi la Junte entame une croisade destinée à sauver le pays d’un « Plan Z », construit de toute pièce et décliné dans le « livre blanc »[9]. Elle consiste en une « guerre sainte » anticommuniste, nationaliste et patriotique contre un régime illégitime et subversif, autorisant toutes les violations des droits de l’homme au nom de la raison d’État[10]. Les mois suivant le coup d’État sont marqués par une répression massive et peu sélective, tant la notion d’ennemi intérieur recoupe de possibilités d’inculpation. Des centaines d’individus sont arrêtés, exécutés et il faut attendre la fin de l’année 1973 pour que la Junte dispose d’infrastructures pour accueillir un nombre croissant de prisonniers[11]. Des camps de concentration et des prisons sont installés dans le pays et des opérations de nettoyage s’organisent[12]. De façon synchrone, des milliers de Chiliens fuient leur pays.
Pour optimiser la guerre contre-subversive, l’ensemble des services de sécurité sont mis à contribution et ils rivalisent de zèle pour traquer, infiltrer et démanteler les partis clandestins ; des milliers de personnes vont être fichées et surveillées. Une des particularités de cette phase de liquidation de l’opposition est la concurrence entre les services de renseignement des différentes armes. Cette rivalité voit le Commando conjoint disputer la palme de la répression à une autre émanation du pouvoir militaire : la Dirección de inteligencia nacional, plus connue sous son acronyme DINA[13]. Cette police politique, aux pouvoirs démesurés, coordonne une structure complexe organisée autour de centres de torture à l’existence éphémère pour ne pas éveiller les soupçons, de centres d’interrogatoire et de cliniques pour soigner les personnes que l’on souhaite maintenir en vie. Pour arriver à leurs fins, les agents ont recours aux pratiques les plus sadiques pour briser moralement et/ou physiquement leurs victimes[14]. D’une sinistre célébrité, la DINA est dissoute, en août 1977, sur décision de la Junte mais remplacée immédiatement par la Centrale nationale d’information (CNI).
Dans le même temps, la refonte de la société chilienne induit l’institutionnalisation du régime qui s’incarne progressivement dans la figure du commandant en chef de l’armée de terre. Et son souci de restaurer la « chilénité » perdue l’encourage à se munir d’un appareil juridico-répressif idoine pour contrôler la population. Le cadre juridique imposé se caractérise par une rupture avec l’État de droit, le démantèlement des institutions préexistantes et la militarisation des rouages administratifs. Le Congrès est dissous, les registres électoraux sont déclarés caducs, les partis politiques interdits, l’administration est purgée et les services publics sont réorganisés tandis que les forces armées contrôlent les administrations locales et régionales. L’activité syndicale est supervisée par les forces armées et les réunions à caractère politique sont interdites. Les recteurs des universités sont limogés et remplacés par des recteurs délégués à la solde de la Junte. L’État de siège est déclaré sur l’ensemble du territoire et l’État d’urgence est imposé dans plusieurs provinces et départements. Ces dispositions transfèrent les compétences de la justice ordinaire à des tribunaux militaires. En 1978, afin d’amorcer une nouvelle étape, le régime adopte une législation ad hoc sur la question de la violence politique en promulguant le décret-loi n° 2191, appelé « loi d’amnistie ».
Dès lors, le général Pinochet confirme la personnalisation du régime et fait adopter, en 1980, une nouvelle constitution munie de tous les attributs autoritaires pour assurer la paix sociale, voire au-delà comme l’illustre la sévère répression contre les protestas entre 1983 et 1986. Et c’est en application de ce texte sur mesure qu’il organise et perd le référendum du 8 octobre 1988, prélude à la transition vers la démocratie.
L’Uruguay, de la lente décrépitude du modèle à un État garnison
Les années 1960-1970 sont vécues en Uruguay sur fond de crise économique, d’intensification de la répression, de recul des libertés et de montée en puissance des mobilisations sociales[15]. Ce contexte induit un processus de rénovation des partis de la gauche traditionnelle, Parti socialiste et Parti communiste dont des militants s’associent à la « nouvelle gauche ». Au début des années 1960 se crée le Movimiento revolucionario oriental (MRO) et, en 1963, apparaît le Movimiento de liberación nacional-Tupamaros sur la scène publique avec l’assaut du club de tir d’Helvecia. Dès 1965, il s’engage dans le braquage de banque pour financer une infrastructure clandestine, et il devient la cible prioritaire de la police.
La société se polarise sous la brève présidence éphémère d’Oscar Gestido (1966-1967), candidat du parti Colorado, auquel succède Jorge Pacheco Areco (1967-1971) et la réponse du gouvernement reste autoritaire : fermeture de journaux de gauche, censure de la presse, surveillance policière et blanc-seing donné aux forces de l’ordre contre les groupes révolutionnaires. Des mesures de sécurité (MPS) sont prises en juin 1968 pour contrôler les activités syndicales. Les Tupamaros entrent alors en clandestinité et radicalisent leur action (attaques contre des entreprises étrangères, contre la délégation diplomatique des États-Unis, contre des infrastructures militaires et contre des lieux de la haute bourgeoisie). En outre, à la suite de la répression policière lors de l’occupation de la ville de Pando, en 1969, les assassinats politiques se multiplient. Dans ce contexte, l’Assemblée générale vote, en août 1970, la suspension des garanties institutionnelles ; en décembre, alors que la création du Frente amplio (FA) en vue des élections de 1971 se concrétise, les Tupamaros l’intègrent et suspendent les actions armées. La défaite du FA et l’élection de Juan María Bordaberry à la présidence les incitent à reprendre la voie des armes. En avril 1972, leur réseau clandestin est démantelé ; parallèlement, l’État de guerre interne est instauré tandis que la répression s’accentue. Une dictature constitutionnelle se met en place sous l’égide du président Bordaberry qui promulgue la loi de sécurité de l’État et de l’ordre intérieur, en juillet 1972. Au mois de février 1973, l’armée met sous tutelle le pouvoir exécutif par le biais du Conseil de sécurité nationale (COSENA) avec l’assentiment présidentiel. L’acte final se joue le 27 juin 1973 avec la fermeture du Parlement.
La dissolution des deux chambres et la création d’un Conseil d’État inaugure un régime mixte, soit une dictature militaire avec une façade civile incarnée jusqu’en 1976 par le président Bordaberry puis par Aparicio Méndez (1976-1980) à la suite de l’intérim d’Alberto De Micheli (1976), subterfuge employé pour éviter la tenue de nouvelles élections. Néanmoins, on constate un déclin de la participation des civils dans le régime au cours de cette dictature civilo-militaire ; la dernière présidence, de 1981 à 1985, est assurée par le général Gregorio Álvarez[16].
Cette militarisation de l’État va de pair avec la destruction des organisations représentatives, la proscription des partis de gauche, l’arrestation de leurs dirigeants et la censure des médias. L’armée justifie son action par la lutte contre la subversion dans un pays en proie à une crise économique, sociale, politique, idéologique et morale[17]. Il s’agit d’éliminer toutes les organisations susceptibles de mobiliser la population. Pour ce faire, un système de contrôle et d’analyse de l’information est instauré, allant de la prévention du risque de mouvement social au suivi de la vie privée des individus fichés comme suspects. La définition en est assez large pour qu’il soit possible de l’étendre à l’ensemble de la société. Durant les premières années de la dictature, une mesure ordonne une demande préalable auprès du commissariat local pour toute réunion privée dépassant cinq personnes[18]. De fait, la société est placée sous le contrôle des services secrets pour limiter les espaces de liberté, la sphère culturelle et éliminer les organisations estimées subversives. Par exemple, en 1975, la direction nationale du courrier est autorisée à confisquer toutes les correspondances considérées séditieuses. Cette mainmise sur l’espace public favorise la suspicion et la délation qui alimente le cercle des suspects.
Un des principaux traits du système est l’emprisonnement massif et prolongé ; plusieurs milliers de personnes sont condamnées par la justice militaire ou passent par des centres de réclusion pour y être interrogées. Son corollaire est alors un exil politique massif. Près de 18 centres de détention, installés dans des unités militaires ou d’anciens bâtiments confisqués aux forces de gauche par la justice militaire, sont ouverts. De plus, deux centres clandestins dits d’enterrement vont permettre d’ensevelir des corps[19]. Dans ces espaces de détention, la torture, également physique et/ou psychologique, est constante et placée sous la surveillance de médecins au service du régime ; elle devient une procédure administrative courante. Cette pratique est complétée par la violence sexuelle et la disparition et l’enlèvement de bébés afin d’entretenir un climat de terreur permanent inhibant toute velléités contestatrices et voulant générer un « consensus autoritaire »[20]. Aussi, la dictature impose une nouvelle tradition culturelle, élaborée à partir d’une historicisation nationaliste, à laquelle une partie de la population va adhérer ; en ce sens, en 1975, est créée la Direction nationale des relations publiques (DINARP), chargée d’orchestrer la propagande officielle. Les résultats du référendum, perdu, de 1980 sur la réforme constitutionnelle témoignent de ce relatif soutien populaire avec 43 % des votes favorables à la motion dictatoriale. Or cette défaite constitue le début de la transition qui, au terme de longues tractations entre les partis politiques autorisés, aboutit à la signature de l’accord du Club naval en août 1984, prévoyant l’organisation de l’élection présidentielle remportée en novembre par Julio María Sanguinetti.
Le plan Condor : une internationale du terrorisme d’État
Concrètement, la coopération souterraine entre les polices et les armées d’Amérique du Sud existe avant la naissance du plan Condor, comme l’atteste la mort du général Carlos Prats et de son épouse en 1974 à Buenos Aires sous les coups d’une bombe à retardement, ou la tentative d’assassinat à Rome de l’opposant démocrate-chrétien chilien Bernardo Leighton par des néofascistes italiens employés par la DINA[21]. Cette « multinationale de la répression » débute avant le coup d’État argentin et elle est organisée, depuis Santiago, par Manuel Contreras, directeur de la DINA, avec toujours la même motivation : lutter contre la subversion. Plusieurs réunions secrètes entre les représentants des polices du Chili, de l’Uruguay, de la Bolivie et la présence d’Alberto Vilar, sous-chef de la police fédérale argentine et cofondateur de la AAA, pour éradiquer les « subversifs » réfugiés en Argentine, précèdent la mise en place de l’opération Condor. Celle-ci devient effective le 25 novembre 1975 à Santiago, son but est de centraliser les informations à l’aide de moyens de communication modernes, de s’échanger des services entre les différentes polices politiques permettant l’envoi de prisonniers d’un pays à l’autre et d’accéder à des formations spécifiques pour pratiquer la torture ou sur les modalités des interrogatoires[22]. Le plan prévoit trois phases : la création d’un centre de coordination des renseignements pour établir une base de données concernant les subversifs et les opposants, la réalisation d’actions contre des cibles à l’intérieur des pays membres et la surveillance et l’assassinat des opposants politiques en dehors des pays membres. L’opération est coordonnée par les armées auxquelles sont subordonnées les polices tandis que des services de renseignement étrangers (DST, CIA) et des fascistes italiens collaborent avec ses membres[23]. Pour sa part, le Chili, via la DINA, devient le centre de soutien des opérations. Les activités principales de Condor vont alors résider dans l’espionnage, la manipulation de l’information, la torture et l’assassinat de personnes de toutes nationalités jugées subversives. Des actions conjointes sont menées dans les pays membres (Argentine, Bolivie, Chili, Paraguay, Uruguay) dans le cadre de la phase 2, principalement en Argentine. La répression touche surtout le MIR chilien et les militants de l’ERP argentine et elle conduit à des cabales médiatiques afin de masquer des exactions comme lors de l’« opération Colombo »[24]. La chasse aux subversifs ne se limite pas aux seuls militants, des personnalités politiques jugées encombrantes sont éliminées, citons les cas de Juan José Torres, ex-président de Bolivie réfugié et assassiné en Argentine, de l’ex-sénateur uruguayen Zelmar Michelini et de son compatriote Héctor Gutiérrez Ruiz, ex-président de la Chambre des députés, enlevés en Argentine et retrouvés morts dans une voiture en compagnie d’un couple de Tupamaros. Bien qu’agissant dans une totale impunité, la notoriété des victimes soulève des vagues de protestation internationale. C’est la phase 3, consistant à opérer hors de l’Amérique latine, qui va être un des éléments précipitant la fin de l’opération Condor. Le tournant est l’assassinat d’Orlando Letelier, ancien ministre des Affaires étrangères de l’Unité populaire, et de sa secrétaire Ronny Moffit en plein cœur de Washington dans le quartier des ambassades, le 21 septembre 1976. Il provoque un éloignement des États-Unis et l’annulation de missions du système Condor en Europe[25]. Quelques semaines plus tard, l’alliance terroriste renonce à ses opérations de la troisième phase et démantèle ses structures. Pour autant, des opérations répressives vont se poursuivre selon un schéma identique et ce n’est qu’avec la chute des dictatures qu’elle disparaît dans le Cône sud. Il convient de préciser que l’efficacité du système n’a pas réussi à faire taire les contentieux entre des états souvent rivaux et les logiques nationalistes, à la fois sources de rivalités et failles du Condor.
Entre 1973 et 1988, les dictatures militaires du Cône sud ont perpétré des crimes de masse, justifiés par la polarisation des sociétés, pour éradiquer les groupes estampillés subversifs au nom de la sécurité nationale. Les bilans humains approximatifs éclairent notre propos : entre 10 000 et 30 000 disparus en Argentine ; 38 000 personnes torturées, 3 200 tuées et environ 200 000 exilés au Chili ; 172 victimes, 7 000 prisonniers politiques et des dizaines de milliers d’exilés en Uruguay ; et les dizaines de milliers de disparus et de torturés du plan Condor. Ces régimes ont bafoué les droits de l’homme pour préserver des intérêts particuliers, orientation idéologique qui constitue sa matrice même si celle-ci semble délirante en termes de violences induites. Or, un des facteurs que ces régimes sanglants ne doivent pas faire oublier, et qui feront l’objet de débat sous les régimes de transition, est que leur obsession répressive repose sur une dissymétrie du rapport de force renforcée par un système terroriste organisé par un pouvoir militaire disposant d’attributs sans limites. La fin des années de plomb a provoqué au sein de ces sociétés brutalisées un goût amer en raison des contextes politico-juridiques hérités des dictatures, même si ces derniers sont différents tant au niveau de la temporalité des faits que de celui du volontarisme des gouvernements de transition.
En effet, les processus de démocratisation dans le Cône sud se sont appuyés sur des commissions de vérité afin que les faits soient connus par la société civile, allant jusqu’à légiférer sur le sort des responsables des violations des droits de l’homme pour rendre, à des degrés divers, impossible un exercice réel d’une justice compensée, de façon dilatoire, par des réparations. Des procès ont eu, et ont lieu en Argentine et au Chili et des lieux de mémoire existent, cependant la question des disparus obère encore la réconciliation.
[1] Stéphane Boisard, Cecilia González, Eugénia Palieraki, Mobilisations sociales et effervescences révolutionnaires dans le Cône sud (1964-1976), Paris, PUF, 2015.
[2] Alain Rouquié, L’état militaire en Amérique latine, Paris, Seuil, 1982, pp. 276-378 ; Genaro Ariagada Herrera, El pensamiento politico de los militares, Santiago, Privada ; Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française, Paris, La Découverte, 2004.
[3] Marcos Roitman Rosenmann, Tiempos de oscuridad, historia de los golpes de estado en América latina, Madrid, Akal, 2015, pp. 111-154.
[4] Paula Canelo, « La politique sous la dictature argentine. Le processus de réorganisation nationale ou la tentative inachevée de refonte de la société (1976-1983) », in L’Amérique latine des régimes militaires, op. cit., pp. 81-82.
[5] Irène Barki, Pour ces yeux-là, la face cachée du drame argentin. Les enfants disparus, Paris, La Découverte, 1988, p. 70.
[6] María Soledad Cattogio, « La última dictadura militar argentina (1976-1983) : la ingenería del terrorismo de Estado », Online encyclopedia of Mass Violence, Sciences Po, 2010, p. 9, http://www.massviolence.org.
[7] http://www.desaparecidos.org/arg/conadep/nuncamas, consulté le 20 janvier 2016.
[8] Franck Gaudichaud, Chili 1970-1973, Mille jours qui ébranlèrent le monde, Presses universitaires de Rennes, 2013.
[9] Libro blanco del cambio en Chile, Ed. Lord Cochrane, 1973.
[10] Informe de la Comisión nacional de verdad y de reconciliación, tomo 1, Santiago, Chile, 1991, pp. 109-123.
[11] Informe de la Comisión nacional sobre prisión política y tortura, Santiago, Chile, 2004, pp. 231-240.
[12] Verdugo Patricia, Los Zarpazos del Puma, Santiago, CESOC, 1989.
[13] Informe de la Comisión nacional de verdad y de reconciliación, tomo 2, Santiago, Chile, 1991, pp. 718-744.
[14] Luz Arce, L’enfer, terreur et survie sous Pinochet, Paris, Les Petits Matins, 2013.
[15] Mobilisations sociales et effervescences révolutionnaires dans le Cône sud (1964-1976), op. cit., p. 170.
[16] Jaime Yaffé, « La dictadura ururguaya », Estudios ibero-americanos, Porto Alegre, v. 38, n° 1, jan./jun. 2012, p. 18.
[17] Las Fuerzas armadas al pueblo oriental, El proceso político, tome 2, Ed. República oriental de Uruguay, 1978, p. 653, cité par Jean-Marc Coicaud, L’Introuvable Démocratie autoritaire. Les dictatures du Cône sud : Uruguay, Chili, Argentine (1973-1982), Paris, L’Harmattan, 1996, pp. 118-119.
[18] Jaime Yaffé, op. cit., p.19.
[19] Presidencia de la República oriental del Uruguay, Investigación histórica sobre detenidos desaparecidos, tomo 1, IMPO, Uruguay, 2007, pp. 345-412.
[20] Jaime Yaffé, op. cit., p. 21.
[21] Benjamin Offroy, « Le Paraguay, un nid du “Condor” », L’Amérique latine des régimes militaires, op. cit., pp. 37-41.
[22] John Dinges, Les années Condor, comment Pinochet et ses alliés ont propagé le terrorisme sur trois continents, Paris, La Découverte, 2004, pp. 23-34.
[23] Marie-Monique Robin, op. cit., pp. 368-390.
[24] Calloni Stella, « Operación Colombo », Los Años del Lobo : Operación Condor, Buenos Aires, Continente, 1999, pp. 60-71.
[25] John Dinges, op. cit., pp. 225-227.