N°7 / Crimes de masse, génocides et perceptions de la souffrance des victimes

Quand Primo Levi dérange

Lucie Bertrand-Luthereau

Résumé

La lecture de Primo Levi est proposée aux élèves dès le collège. Nous ne pourrions que nous en réjouir si nous ne connaissions pas la question terrible qui hante l'auteur depuis son retour d'Auschwitz : dans le camp, les « meilleurs sont morts », or le camp est un révélateur, dès lors, la terre ne serait-elle pas peuplée de Caïn(s)? Les vivants seraient les meurtriers de leurs frères meilleurs qu'eux ! Ce « soupçon », que l'auteur explicite quarante ans après Auschwitz, dans Les Naufragés et les rescapés, « ronge et crie », rend invivable le parcours terrestre d'un homme qui se pense en vie à la place d'un autre meilleur que lui, et qu'il aurait tué. Cette vision terrible n'est pas absente de Si c'est un homme. Moins explicite, elle se manifeste pourtant dans de nombreux passages. D'où notre question : comment faire lire Primo Levi sans amputer son œuvre de son fond philosophique terrifiant tout en préservant les jeunes lecteurs de soupçons si invivables sur l'espèce humaine qu'ils coûtèrent sans doute la vie à l'auteur qu'ils admirent ?

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Le nom de Primo Levi est généralement le premier qui vient à l’esprit lorsqu’il est question de témoignage sur la destruction des Juifs. L’homme a en effet somptueusement narré son expérience avec intelligence, sensibilité et précision. Il a également énormément donné de sa personne dans le système scolaire, pour témoigner devant les classes et répondre aux interrogations des plus jeunes.

Dans le discours simplificateur, Primo Levi est le déporté, résistant, écrivain, témoin, cet auteur qui peut et qui doit être lu par tous[1]. Émerveillée, saisie par l’œuvre de Levi, nous ne pouvons évidemment que partager ce point de vue. C’est une chance, un plaisir, un honneur, une nécessité philosophique de lire Levi.

Ce que nous défendons pourtant, c’est que ces lectures ne doivent trahir ni le texte ni l’homme. Levi doit être connu. Mais cette connaissance doit lui rendre justice, s’efforcer d’aller au plus près de sa réalité et de ses profondeurs les plus sombres.

Pourquoi et comment le personnage et l’œuvre de Primo Levi ont-ils été lissés jusqu’à la trahison ? Serait-il risqué de redonner à sa pensée tout son relief ? Primo Levi, la personne réelle, dérange-t-elle ?

Quel est ce point central de la philosophie de Primo Levi que trahit selon nous la vulgate ?

Lire l’essentiel de l’œuvre de Primo Levi relative à la Shoah est édifiant. Une réelle philosophie s’y développe. Philosophie terrible qui évolue au bord du gouffre de la condamnation de l’espèce humaine.

La question qui ronge Primo Levi – il est même possible qu’elle lui fut fatale – est la suivante : survivre se ferait forcément au détriment d’un autre meilleur que soi, par conséquent, la terre ne serait-elle pas peuplée de meurtriers ?

Cette question bouleversante, Primo Levi l’énonce explicitement au cœur d’une anamnèse déchirante dans Les Naufragés et les rescapés[2]:

« […] chacun est le Caïn de son frère, chacun de nous (mais cette fois je dis nous dans un sens très large et même universel) a supplanté son prochain et vit à sa place »[3].

Je pense qu’il est nécessaire d’isoler cette phrase, de faire en sorte que le lecteur se confronte à tout ce qu’elle a de terrible et de brutal. Comment vivre avec ce « soupçon » [4]?

Cette pensée insupportable est selon nous au cœur de la philosophie de Primo Levi. Elle constitue l’œil du cyclone, le centre de la force destructrice inoculée au détenu et qui ronge le rescapé. Explicitée dans Les Naufragés et les rescapés, écrit « quarante ans après Auschwitz » [5], elle est présente dans les autres œuvres de l’auteur, notamment dans le célèbre Si c’est un homme[6].

Le seizième chapitre de cette œuvre en est un bon exemple. Intitulé « Le dernier »[7], il commence sur un ton qui tranche par sa légèreté avec le reste de l’ouvrage. Pendant les six premières pages d’un chapitre qui en compte neuf, le narrateur expose en effet les ruses habiles qu’Alberto et lui-même ont su développer pour s’adapter et survivre. Pleins d’empathie, nous ressentons un soulagement extrême à penser le personnage tiré d’affaire grâce à cette débrouillardise nouvelle. Pourquoi ce titre alors ? Progresse-t-on vers le « dernier jour » ? Un « dernier exploit »[8], pour reprendre le terme qu’emploie le narrateur pour qualifier le succès des combines qu’il élabore avec Alberto ?

Au fil des pages, Primo Levi et Alberto marchent en devisant, discutent le succès de leurs combinazioni. « Nous parlons de tout cela, en pataugeant d’une flaque à l’autre »[9]… Ils passent la grille, sont comptés. Les détenus sont au complet. Mais on ne les renvoie pas dans les baraquements. « Est-ce qu’on va faire l’appel ?»[10], demande le narrateur, feignant d’ignorer la raison du contre-ordre pour mieux nous faire revivre la scène telle qu’elle se déroula. « Il ne s’agit pas de l’appel. »[11]  Le lecteur, qui suivait, soulagé, l’échange animé des deux amis, se retrouve plongé dans l’horreur. C’est une potence qui se dresse sur la place d’appel. Une pendaison exemplaire, comme il y en eut tant d’autres dans le camp, va avoir lieu. Il s’agit cette fois de pendre l’un des révoltés qui ont fait sauter l’un des fours de Birkenau.

Le jugement de Primo Levi est sans appel : pendant que, lui, employait sa ruse et son intelligence à sa propre survie, l’homme qui sera pendu mettait les siennes au service d’une cause autrement plus grande, plus humaine. Or c’est cet homme qui va mourir. Et Primo Levi vivra. Primo Levi ne le théorise pas ici, il le vit, puis le narre : mais il est déjà, dans cet ouvrage, selon lui « le Caïn de son frère ». Avant de mourir, le rebelle crie: « Camarades, je suis le dernier ! », message d’espoir qui annonce la défaite prochaine des nazis et donc la fin des pendaisons exemplaires. Mais ce cri résonne autrement dans le cœur du détenu. C’est le « dernier homme fort » que les nazis viennent de pendre.

Il nous semble essentiel de prendre la mesure de la portée de ce chapitre. Il figure en effet dans le récit de détention le plus lu dans le système scolaire. Or il est terrible. Il repose en effet sur un procédé immersif hautement traumatique qui fait passer le lecteur du soulagement d’une légèreté retrouvée à la sanction morale de celui qui l’a ressentie par empathie. Le narrateur conduit le lecteur dans les méandres de l’enfer psychologique qui le ronge déjà et poursuivra sa course destructrice quarante ans plus tard. Procédé dantesque aux deux sens du terme : littéralement, puisqu’il s’agit d’être guidé dans les cercles de l’enfer concentrationnaire, et métaphoriquement, pour tout ce que son impact peut avoir de terrible. « Et maintenant, la honte nous accable »[12], et l’allégement ressenti par le lecteur se mue en plomb.

Que faire d’un tel chapitre ? Faut-il déconseiller la lecture de Levi aux plus jeunes de peur des effets dévastateurs de chapitres tels que celui-ci ? Évidemment non. Mais nous pensons que, trop souvent, Levi doit l’importance du nombre de ses lecteurs au fait qu’il est incompris. Rendrait-on justice à la philosophie implicite du best-seller Si c’est un homme qu’il ne serait pas mis entre autant de mains innocentes. Non, comme on pourrait le croire, car les événements décrits sont traumatiques : ils le sont ; mais Levi transcende l’horreur en se concentrant sur ses découvertes sur l’Homme. Mais bien parce que la philosophie de l’auteur, la substance qu’en tire Primo Levi, est absolument destructrice. Pour simplifier, elle lui coûta la vie. Peut-on vraiment ne pas craindre que la vie devienne invivable pour qui prendrait cette philosophie à la lettre, pour qui lui donnerait une portée universelle sans le garde-fou de l’ancrage subjectif ? La question de savoir si les bons ne sont pas voués à mourir et les moins bons à vivre n’est-elle pas une question à la fois terrible et fondamentale ?

Pour diluer la force destructrice de la pensée de Levi, nous pourrions la renvoyer au contexte. Levi pense en effet que « les meilleurs d’entre [eux] sont morts ». Cette pensée se comprend facilement : tout mouvement altruiste pouvait être fatal au détenu. Donner son pain, attendre un compagnon, tout pouvait conduire à la mort dans le camp. Beaucoup doivent effectivement leur vie à cet élan du cœur. Dans le contexte concentrationnaire donc, il y eut plus de morts parmi les altruistes que parmi les égoïstes, selon cette logique.

Mais la phrase de Primo Levi dans Les Naufragés et les rescapés est sans appel, en témoigne la parenthèse de la citation qui figure plus haut : rappelons que, lorsqu’il postule que « chacun de nous a supplanté son prochain et vit à sa place », il précise en effet qu’il « di[t] nous dans un sens très large et même universel ». Selon ce postulat, vous et moi qui sommes sur terre y sommes parce que nous avons supplanté un meilleur que nous. Comme dans de nombreuses philosophies, le bourdonnement de la vie ne ferait que brouiller la trame qui tisse le monde et que révèle le camp. Le camp montre de manière explicite et brutale un lien de cause à effet fondamental entre le fait de vivre et celui de vivre en lieu et place d’une personne meilleure que nous, et dont notre vie même empêche la présence sur terre.

La connaissance de cette œuvre ultérieure de Levi écarte donc toute interprétation apaisante du terrible du chapitre 16 de Si c’est un homme. L’ouvrage, écrit quarante ans après, explicite la philosophie implicite du récit écrit au retour du camp. Si c’est un homme suit une logique narrative et chronologique. La philosophie est implicite et diffuse. Les Naufragés et les rescapés est un ouvrage moins narratif, et il est organisé selon un schéma thématique. La pensée a mûri, s’est extraite du contexte, et peut être clairement explicitée. Le lien entre le chapitre 16 de Si c’est un homme qui se termine par « la honte nous accable », et le chapitre 3 de l’ouvrage ultérieur qui s’intitule « La honte » est selon nous éloquent en ce sens.

Pour qui s’intéresse avec sérieux aux œuvres de Primo Levi, pas d’équivoque donc. Mais alors, si l’on veut traiter de l’œuvre de Levi sans trahir la pensée réelle de son auteur, il faut expliciter cette donnée présentée de manière latente dans Si c’est un homme. Comment le faire ?

La première page de l’édition française Pocket de 2012 consiste en une notice biographique de Primo Levi, qui présente l’auteur aux lecteurs. Lisons ensemble les deux premières phrases de celle-ci :

« Primo Levi est né à Turin en 1919. En 1942, après des études de chimie, il s’installe à Milan. Il est arrêté comme résistant en février 1944, puis déporté à Auschwitz [...]. »[13]               

A priori, ces quelques lignes ne présentent rien d’extravagant. Descriptives, elles semblent ne faire qu’énoncer des faits avérés. Pourtant, dès que Levi prend la plume, à la première page du premier chapitre de son œuvre, quelque chose cloche. L’auteur commence en effet par se présenter tel qu’il était à la date de son arrestation.

« J’avais été fait prisonnier par la Milice fasciste le 13 décembre 1943. J’avais vingt-quatre ans, peu de jugement, [et] aucune expérience. [Après] quatre ans de lois raciales, [je] cultivais à part moi un sentiment de révolte abstrait et modéré. Ce n’était pas sans mal que je m’étais décidé à prendre la route de la montagne. »[14] 

Loin de nous l’idée de porter un jugement sur l’engagement de Primo Levi. Ce que nous admirons chez lui, c’est sa capacité et, surtout, sa volonté de se montrer tel qu’il était, afin de donner accès à la complexité de l’intériorité humaine. C’est à cela que nous voulons rendre justice. C’est donc un jeune homme pris de court par les événements que Primo Levi nous présente ici.

Notons au passage le problème de date que soulève la confrontation de la notice biographique et des premières lignes de l’auteur. Dans l’une, l’arrestation a lieu en février 1944. Dans les autres, le 13 décembre 1943. Sans nous étendre sur le sujet, peut-être pouvons-nous nous autoriser à souligner la maladresse qu’il y a à parler de l’auteur du livre en se trompant sur une date qu’il cite lui-même dans la première phrase du chapitre liminaire de son œuvre. Poursuivons.

L’auteur nous présente ensuite le groupe réuni dans la montagne, et dont l’objectif vague était de « devenir une bande de partisans affiliée à Giustizia e libertà ». Lisons Levi :

« Nous manquions de contacts, d’armes, d’argent et de l’expérience nécessaire pour nous procurer tout cela ; nous manquions d’hommes capables, et nous étions en revanche envahis par une foule d’individus de tous bords plus ou moins sincères qui montaient de la plaine dans l’espoir de trouver auprès de nous une organisation inexistante, des cadres, des armes, ou même un peu de protection, un refuge, un feu pour se chauffer, une paire de chaussures. »[15] 

Levi choisit ici de nous donner à voir la réalité de ce qu’éclipse, le temps passant, le mot de « résistance » qui nous reste. Description passionnante qui montre la difficulté réelle, lorsque l’expérience manque, d'organiser un « réseau » : l’auteur pointe du doigt ce que les années qui s’écoulent ont tendance à lisser. Les hommes que nous montre Levi sont plus désemparés que militants, plus en quête de chaleur et de protection, humaines et matérielles que combatifs. Poursuivons :

« Trois cents miliciens fascistes, partis en pleine nuit pour surprendre un autre groupe de partisans installé dans une vallée voisine et autrement important et dangereux que le nôtre, firent irruption dans notre refuge à la pâle clarté d’une aube de neige, et m’emmenèrent avec eux dans la vallée comme suspect. »[16] 

Levi précise ici très clairement que son arrestation est due à une erreur : les miliciens ne recherchaient pas la bande peu organisée dont Primo Levi faisait partie, mais un groupe organisé, armé et connu, caché sur les mêmes hauteurs. Levi est interrogé. Il voudrait dire qu’il n’est qu’un « réfugié », mais la montagne est trop connue pour les groupes de partisans qui la peuplent pour qu’il utilise ce qualificatif. Selon lui, s’il avoue l’objectif de la bande à laquelle il appartient, il se condamne à la torture et à la mort. Il « préfèr[e ainsi] déclarer [s]a condition de "citoyen italien de race juive“ »[17]. Pour résumer, les miliciens n’ont pas mis la main sur le réseau qu’ils recherchaient, et Levi sera envoyé à Fossoli, « en tant que juif »[18].

La notice biographique, outre ses erreurs de dates dommageables, présente donc des faits erronés. Levi n’est pas « arrêté comme résistant »[19]. La bande désorganisée dans laquelle il se trouve est arrêtée à la place d’un groupe de partisans connu et recherché. Et il ne se présente pas aux miliciens comme « résistant », mais comme « citoyen italien de race juive ».

Nous comprenons bien sûr le rôle d’une notice biographique. Ce n’est pas le lieu de discuter des points de détail. Mais sont-ce vraiment des détails ? Non, évidemment, une date est une date et une erreur est une erreur. Mais nous n’écririons pas cet article s’il s’agissait uniquement dans ce type de propos de simplifier la réalité pour la rendre plus claire et plus abordable. Il participe de ce grand mouvement qui fait rentrer de force Primo Levi dans le moule du « héros-résistant-déporté ». Est-ce un problème dans le fond ? Non, si l’on considère que l’homme, pour l’extraordinaire apport de sa plume aux hommes, mérite tous les honneurs du monde. Mais oui, si certains qualificatifs spécifiques sapent les racines mêmes de ce qui fait l’immense valeur des œuvres de Levi. Et si Levi veut montrer la complexité de l’homme, la réalité d’un contexte, la subjectivité d’un vécu unique, alors un moule, quelque doré soit-il, empêchera son œuvre de briller de son éclat si particulier. Si… dérangeant ?

Nous ne nous étendrons pas sur les autres exemples qui vont dans ce sens, ils sont foule. La notice biographique vaut pour les autres déformations pavées de bonnes intentions qui jalonnent les propos sur Levi. L’École est d’ailleurs un lieu d’accueil privilégié pour ces descriptions déformantes bien utiles aux amateurs de grandes célébrations et de « figures historiques ». Les journées sur ce « grand résistant » se multiplient dans le système scolaire. Des journées sur Levi ? Nous ne saurions trop encourager toute personne qui en a l’envie et les moyens de les organiser ! Et vive les propos élogieux ! Ils seront toujours insuffisants. Mais halte aux propos déformants, préjudiciables à la compréhension de l’homme et de son œuvre, lui qui fit un tel travail de nuances, et qui manipula avec tant de doigté les concepts en cristal dont la finesse émerveille encore qui se donne la peine d’en observer le matériau !

Ce n’est pas l’envie qui nous manque de nous insurger sur d’autres présentations éditoriales à faire bondir tout lecteur de Levi qui se respecte. Il faudrait consacrer tout un article à ce sujet. Citons simplement, pour les intéressés et les curieux, cette quatrième de couverture de La Trêve, qui propose au lecteur de s’immerger joyeusement dans une ambiance de colonie de vacances… de retour d’Auschwitz !!

« A la fin de la Seconde Guerre mondiale, un groupe d'Italiens, rescapés des camps nazis, entame une marche de plusieurs mois : “accompagnés” par l’Armée rouge, ils cherchent à rejoindre leur terre natale. Héros et traîtres, paysans et voleurs, savants et nomades se retrouvent pêle-mêle dans une réjouissante pagaille : autant d’hommes qui redécouvrent, émerveillés, la vie, le monde, la forêt, les filles, sans oublier l’art du trafic pour subsister ».[20] 

Notons déjà, sans nous étendre sur le sujet, que l’essentiel des informations sont fausses : il ne s’agit ni d’un « groupe d’Italiens », ni d’une « marche », là encore ce qui peut apparaître comme un point de détail hérissera quiconque connaît l’œuvre.

Notons surtout la trahison qui est faite à tout le tissage subtil des émotions complexes, bien souvent denses et douloureuses qui sont au cœur de ce récit de Levi ! Une « réjouissante pagaille » ? Oui, certains passages de débrouillardise sont drôles. Mais une « réjouissante pagaille » ? Vraiment ? Mesure-t-on l’impact de ce terme utilisé pour qualifier le retour d’Auschwitz, de ces êtres blessés jusqu’aux tréfonds de leur être, de leur Vie, de leur Humanité ? Réjouissante pour qui ? Comment peut-on se « réjouir » dans cet ouvrage ? Oui, il y a une lumière que fait ressortir l’obscurité des ténèbres du camp, toujours en arrière-plan, mais comment parler de cette lumière seule ? Levi maîtrise le clair-obscur, le doux-très amer, la beauté de surface d’un visage fond pour révéler la face grimaçante de l’âme… Que dire des hommes qui, selon ce résumé « redécouvrent, émerveillés, la vie, le monde, la forêt, les filles » ? Oh non, le rescapé ne mord pas la vie à pleines dents sans que le fruit ne se mette à saigner. Telle cette femme, qu’il reconnaît dans ce « périple ». Un visage familier, et un malaise qui s’installe. Soudain, il se souvient : c’était cette femme, au camp, qui se prostituait pour garder ses cheveux[21]. Primo Levi, ce prince obscur des sentiments mêlés, décrit comme l’évangéliste la redécouverte émerveillée de la vie.

Une quatrième de couverture réductrice donc ? Nous n’avons pas tout dit. Je ne peux m’empêcher de citer la phrase qui clôt celle-ci :

« Primo Levi révèle les ressources merveilleuses d’hommes qui se montrèrent à la hauteur de leur destin. »

Que signifie cette phrase ? Que tout rescapé est un héros ? Mais c’est alors écraser le cœur même du propos de Levi ! L’auteur montre les « figures abjectes et pathétiques »[22]  qui peuplent les « limbes » de l’errance ! Lui-même saisit, avec un courage et une sensibilité incroyables, les aspérités de son intériorité ! Il montre l’horreur du camp comme une série d’épreuves initiatiques diaboliques qui conduit à la terrible révélation de soi à soi, cette révélation de tout ce que l’homme voudrait garder caché, masqué au fond de soi, dans l’espoir que la vie ne le révèle jamais : cette nature profonde qui distingue les Caïn des Abel. C’est un leitmotiv à travers les œuvres de Levi : certains ne sont pas de la même « trempe » [23] que d’autres ; lui, Primo Levi, n’est pas de la même trempe que certains qui se sont révélés dans le camp. Il en mourra. Doit-on réhabiliter Primo Levi malgré lui ? Oui, j’en suis certaine. L’homme portait un jugement terrible sur lui-même. Et en connectant cette approche intime qu’il avait de lui à une métaphysique issue du camp, il lui était impossible de survivre. C’est là l’objet même de notre article. Oui, Primo Levi mérite toutes les louanges du monde pour des qualités qui lui sont si spécifiques et qui ont irradié le monde de ses lecteurs. Mais nul n’a le droit d’oblitérer ses doutes, ni sa capacité sans égale à percevoir le mélange infiniment complexe des émotions les plus intimes.

L’enjeu est donc périlleux et nous évoluons en équilibriste sur le fil bien mince qui se tend entre la rive d’une lecture profonde et juste, mais destructrice, et celle de la célébration méritée, mais préjudiciable à la chair douloureuse de l’œuvre de Levi.

Comment, donc, enseigner Levi ? Je pense que la question doit être posée. Il n’est plus temps pour cette tension entre une lecture qui se veut juste et profonde et une stratégie de l’évitement qui l’empêche de l’être.

« Il n’est plus temps ». Cette donnée a son importance. Car il y a une histoire de la lecture des œuvres. Le temps de la « réconciliation » a empêché la lecture des récits de rescapés. Les tentatives révisionnistes ont au contraire fait émerger des voix insoupçonnées. Chaque contexte induit une approche différente des récits concentrationnaires et génocidaires. Les études portent en partie la marque de leur époque. Et il fut important d’étudier Antelme, Levi, Semprun, Rousset, Delbo et d’autres en soulignant leurs points communs, en les faisant parler d’une même voix pour comprendre les mécanismes de l’horreur, pour distinguer certains rouages qui conduisent à l’inhumain, comme l’ont fait Charlotte Wardi[24], Sem Dresden[25] ou encore Alain Parrau[26] dans des ouvrages qui ont fait date. Nous-même avons trouvé nécessaire de fonder un genre empirique nouveau, le « récit concentrationnaire », pour rendre justice aux spécificités nouvelles que ces œuvres avaient en partage[27]. Mais aujourd’hui est venu le temps de dépasser le cadre des études de contenu et de forme pour voir quelle est la philosophie propre à chacun de ces auteurs. Certains ouvrent des pistes anthropologiques majeures. D’autres proposent un système complexe et complet qui s’apparente à la philosophie, que certains d’entre eux poussent jusqu’à la métaphysique. Certains avec une portée eschatologique. Levi est de ceux-là.

La noirceur eschatologique de la pensée de Levi est évidemment un obstacle à l’étude des profondeurs de sa philosophie, dans le système scolaire notamment. Nous l’avons vu, on ne peut raisonnablement dire à des enfants ou à des adolescents que la destruction des Juifs, selon Primo Levi, a révélé que tous les êtres qui vivent sur terre seraient « le Caïn de leur frère », quand bien même l’idée serait présentée comme un « doute », un « soupçon »[28] pour reprendre les termes de Primo Levi.

Ce qui pourrait être fait, en revanche, c’est d’analyser en parallèle la philosophie qui découle des œuvres de Primo Levi et de celle de Robert Antelme par exemple. Car c’est une pensée aussi forte que lumineuse que développe ce dernier. Ce qu’aura prouvé la tentative nazie, au niveau le plus profond, ce serait selon lui que nul ne peut être « sorti » de l’espèce humaine. Ni l’esclave-détenu pour le nazi, qui serait un sous-homme, ni le nazi, selon l’esclave-détenu, qui est pour lui un monstre. Ni le monstre ni le sous-homme n’existent. Il n’y a qu’une espèce humaine qui ne peut pas muter. Le camp serait le révélateur des forces à l’œuvre dans la société, forces mauvaises de hiérarchisation de l’espèce, qui impliquent insidieusement, que certains en soient à la frange et puissent en sortir.

« [L]a variété des rapports entre les hommes, leur couleur, leurs coutumes, leur formation en classes masquent une vérité qui apparaît ici éclatante, au bord de la nature, à l’approche de nos limites : il n’y a pas des espèces humaines, il y a une espèce humaine. C’est parce que nous sommes des hommes comme eux que les SS seront en définitive impuissants devant nous. C’est parce qu’ils auront tenté de mettre en cause l’unité de l’espèce qu’ils seront finalement écrasés. Mais leur comportement et notre situation ne sont que le grossissement, la caricature extrême – où personne ne veut, ni ne peut sans doute se reconnaître – de comportements, de situations qui sont dans le monde et qui sont même cet "ancien monde véritable" auquel nous rêvons. Tout se passe effectivement là-bas comme s’il y avait des espèces – ou plus exactement comme si l’appartenance à l’espèce n’était pas sûre, comme si l’on pouvait y entrer et en sortir, n’y être qu’à demi ou y parvenir pleinement, ou n’y jamais parvenir même au prix de générations –, la division en races ou en classes étant le canon de l’espèce et entretenant l’axiome toujours prêt, la ligne ultime de défense : "Ce ne sont pas des gens comme nous." […] Et si nous pensons alors cette chose qui, d’ici, est certainement la chose la plus considérable que l’on puisse penser : "Les SS ne sont que des hommes comme nous" [...] nous sommes obligés de dire qu’il n’y a qu’une espèce humaine. »[29]

Cette pensée merveilleuse qui procède des ténèbres s’inscrit dans la lignée du final du Traité sur la tolérance de Voltaire, ou des phrases éclatantes de Germaine Tillion dans Les Ennemis complémentaires. La philosophie d’Antelme s’ancre dans l’horreur du camp, celle de Voltaire dans les atrocités du supplice de Jean Calas, celle de Germaine Tillion dans les massacres terroristes de la guerre d’Algérie. Antelme affirme l’unité de l’espèce, Voltaire la similitude profonde entre les êtres fédérés par un Dieu qui transcende toute différence de surface. Quant à Germaine Tillion, elle est celle qui a déclaré : « l’individu transcende la catégorie », invitant à considérer les auteurs de torture et les terroristes comme des hommes, à qui on peut parler, pour transformer le cercle vicieux des atrocités commises. Et elle y est parvenue.

L’horreur peut donner lieu à une philosophie lumineuse qui a des aspects de révélations sur l’humain. Elle peut être entendue. Et par sa force, elle permet aux philosophies terribles qui découlent de la destruction des Juifs d’être entendues aussi. Là est peut-être la clé pour sortir de l’impasse dans laquelle se trouve la pensée de Levi. Elle peut-être étudiée jusque dans ses profondeurs abyssales parce qu’elle n’est pas la voie unique de la pensée après le processus génocidaire. Évidemment, ni Tillion, ni Antelme n’étaient juifs. Ils ne furent pas déportés à Auschwitz. Et la question de la polarité différente de la philosophie de Primo Levi et de celle de ces derniers se pose en ce sens.

Levi peut et doit être étudié. L’étude de son œuvre doit sortir de la contradiction qui existe entre son immense popularité et la philosophie terrible, insupportable, dont elle est porteuse. Lire Levi ne doit pas se limiter à lire ses écrits en surface pour en prendre ce qui parle à tous et éclipser ce qui, en eux, peut susciter une angoisse profonde. Il faut étudier cette philosophie terrible, en mesurer la pertinence, la portée, car elle est là, au centre de l’œuvre, comme le ver dans le fruit, le ver dans les entrailles, elle « ronge et elle crie » !

Il n’est plus temps de rassembler les récits de rescapés pour en tirer une substance commune porteuse d’espoir. Il faut rendre à chacun la spécificité de sa pensée et en étudier sans réserve la portée philosophique. Nous sommes au début de cette ère. « L’ère du témoin [30]» doit laisser place à « l’ère des philosophes », car les témoins dont nous étudions encore les œuvres ont produit bien plus que des témoignages. Ils ont développé une vision de l’homme, et donnent des outils nouveaux et puissants pour investiguer le présent et les champs de la pensée contemporaine.

Cet état de fait implique que nous repensions la pédagogie concernant ces écrits. Nous militons pour une lecture pleine de Levi et proposons de rendre celle-ci possible par la mise en parallèle de philosophies lumineuses qui découlent d’atrocités ou de celle, paroxystique, du génocide des Juifs. Ce n’est qu’une piste, et elle est mince. Notre objectif ici est de nommer le paradoxe qui pèse sur l’œuvre de Levi, de l’expliciter, de faire en sorte qu’on ne puisse plus oblitérer la part la plus profonde de son œuvre et transformer sa pensée au gré des attentes du lectorat. De pousser la porte qui ouvre sur un renouvellement de la pédagogie de la destruction des Juifs. Ce qu’il y a derrière la porte, découvrons-le ensemble, enseignants, étudiants et chercheurs.

Levi, Antelme, Semprun et quelques autres ouvrent la voie d’une philosophie nouvelle, qui reconnecte le philosophe avec son vécu humain le plus profond. Une philosophie « à l’antique » redécouverte et transformée par les fils contextuels de l’histoire du XXe siècle. Une « philostrophie »[31], pour parler juste, une philosophie de l’intime, qui procède du dérangement, du moment où la vie nous « retourne » (« philostrophie » est fondé sur le strophê grec, le  « retournement »] .

Levi dérange, c’est un fait. Et une bonne chose. Car il nous invite à interroger ce « dérangement ». Et si nous sommes dérangés, c’est que nous avons encore beaucoup à découvrir.

 


[1] En témoignent les nombreuses pages web consacrées au travail sur l’œuvre de Levi dans les Lycées. On peine à reconnaître la complexité de Levi, la dureté du jugement de l’auteur sur lui-même, ainsi que le caractère déchirant de ses œuvres dans ces présentations. Citons pour exemple la page de présentation de l’auteur de son œuvre par le Lycée Raoul Vadepied d’Évron: « Primo Levi Si c’est un homme: Résistant, fait prisonnier le 13 décembre 1943 à l’âge de 24 ans. […] Son témoignage est essentiel. Häfling, il décrit précisément le fonctionnement du camp, les difficultés de la vie quotidienne, les astuces pour survivre. » http://home.nordnet.fr/fghesquier/Peda1001.htm

Le livre est largement considéré comme une œuvre «à mettre entre toutes les mains», notamment celles des lycéens, voire des collégiens. Le point de vue exposé dans le très populaire blog de littérature «All Time Readings» illustre bien ce sentiment largement partagé par nombre de lecteurs et d’enseignants: « [Si C’est Un Homme] devrait être lu au collège et au lycée, afin que toutes les nouvelles générations se rendent compte de ce que les nazis ont fait et que ceci ne doit jamais se reproduire. » https://alltimereadings.wordpress.com/2015/06/20/si-cest-un-homme-primo-levi

[2] Primo Levi, Les Naufragés et les rescapés, Turin, 1986, Gallimard Arcades, 2000, trad. André Maugé.

[3] Ibid., chapitre 3, «La Honte», p. 80.

[4] Ibid., p. 80.

[5] Nous renvoyons ici au sous-titre de cet ouvrage écrit en 1986, soit un an avant la mort, très vraisemblablement le suicide, de l’auteur.

[6] Primo Levi, Si c’est un homme, Turin, 1958, traduit de l’Italien par Martine Schruoffeneger, Julliard, coll. Pocket, 2012.

[7] Ibid., pp. 225-234.

[8] Ibid., p. 228.

[9] Ibid., p. 230.

[10] Ibid., p. 231.

[11] Ibid., p. 231.

[12] Si c’est un homme, op. cit., p. 234.

[13] Op. cit., p. 11, nous soulignons.

[14] Ibid.

[15] Ibid., p. 12, nous soulignons.

[16] Ibid., p. 12, nous soulignons.

[17] Ibid., pp. 12-13.

[18] Ibid., p. 13.

[19] Ibid., p. 11.

[20] Primo Levi, La Trêve, Turin, 1962, Grasset, 2012, trad. Emmanuelle Genevois-Joly, quatrième de couverture.

[21] Ibid., p. 197.

[22] Les Naufragés et les rescapés, op. cit., p. 40.

[23] Si c’est un homme, p. 233.

[24] Charlotte Wardi, Le Génocide dans la fiction romanesque, Paris, PUF, coll. écriture, 1986.

[25] Sem Dresden, Extermination et littérature (Amsterdam, Meulenhoff, 1991), trad. Marlyse Lescot, Paris, Nathan, coll. Essais & Recherches, 1997.

[26] Alain Parrau, Écrire Les Camps, Paris, Belin, 1995.

[27] Lucie Bertrand, Vers une poétique de L’Espèce humaine de Robert Antelme, l’Harmattan, coll. Critiques littéraires, 2005.

[28] Les Naufragés et les rescapés, op. cit., p. 80.

[29] Robert Antelme, L’Espèce humaine, Paris, 1947, Gallimard, coll. Tel, 1999, pp. 239-240.

[30] Nous reprenons ici le titre de l’ouvrage de Annette Wieviorka (L’ère du témoin, 1998, Pluriel).

[31] Lucie Bertrand-Luthereau, « Qu’est-ce que "Philostropher"? », www.cultures-et-croyances.com, rubrique Vidéos, novembre 2015.

 

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Rwanda. A travers nous l'humanité de Marie-France Collard. Du théâtre au documentaire

Lison Jousten

Le film de Marie-France Collard Rwanda. À travers nous l’humanité (2005) s’inscrit dans le prolongement de la pièce Rwanda 94, projet auquel elle avait collaboré comme auteur et vidéaste. Présenté en 2000, ce spectacle pose des questions de mémoire, de représentation et d’engagement. Le documentaire, réalisé lors de la tournée du Groupov à Kigali à l’occasion de la commémoration du dixième anniversaire du génocide, reprend le cours de ces questionnements, revient sur la réception de cette pièce par le public...

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