N°6 / Du Témoignage. Autour de Jean Norton Cru

Pour en finir avec l’autonomie de la littérature, Jean Norton Cru (éloge d’un anticonformiste)

Frédérik Detue

Résumé

J’analyse la non-réception de l’œuvre de Jean Norton Cru dans les études littéraires. L’œuvre a pourtant été redécouverte depuis 1993, et l’on n’ignore plus son caractère fondateur dans la réflexion sur le témoignage en littérature. Pourquoi donc persiste-t-on néanmoins à s'en détourner, alors même qu’on prend le témoignage pour objet d’étude ? La réponse est que l’œuvre de Cru critique de façon radicale la conception romantique de la littérature, tandis que celle-ci continue d’innerver les travaux des chercheurs. Ainsi, le point sur lequel on achoppe encore et toujours demeure celui de la valeur documentaire. Curieusement, on refuse l’idée, soutenue par Cru, qu’un témoignage soit à la fois un document historique et de la littérature. Le ressort de cette attitude n’est autre qu’une crispation disciplinaire, or celle-ci produit une fausse conscience du témoignage.

Mots-clés

Plan de l'article

Télécharger l'article

« La maxime La vraie littérature se moque
de la littérature n’a jamais été aussi vraie qu’ici. »

Jean Norton Cru[1]

 

Je voudrais revenir ici sur la contestation dont l’œuvre de Jean Norton Cru a fait l’objet jusqu’à aujourd’hui et qui explique pour commencer sa relégation dans l’oubli au xxe siècle pendant plus de soixante ans. Il m’apparaît en effet que les fossoyeurs de cette œuvre sont toujours au travail, que, même rééditée, celle-ci a du mal à exister et que sa défense et illustration participe donc encore d’un combat. Ce constat concerne le domaine qui m’est le plus familier, à savoir celui des études littéraires. Je parlerais volontiers de mépris pour qualifier l’attitude de la critique à l’égard du livre Témoins, or il importe d’autant plus de comprendre ce mépris qu’il rejaillit sur l’objet testimonial lui-même. À cet égard, force est de reconnaître que, la plupart du temps, l’intérêt nouveau pour le témoignage en tant qu’objet de recherche et d’enseignement depuis vingt ans repose, en littérature du moins, sur un malentendu. C’est une affaire de fausse conscience qui remonte à la réception de Témoins en 1929-1930 par la corporation des écrivains. Relativement au débat de l’époque, les spécialistes du « témoignage » d’aujourd’hui s’alignent, sauf exception, sur la position des écrivains indignés. La preuve en est qu’ils se demandent constamment si ce qu’ils étudient est bien de la littérature. Comme ils ignorent ce faisant tout un corpus de textes, on ne doit pas s’étonner qu’ils contribuent en outre à maintenir la place du témoignage à la marge des études littéraires : le paradoxe n’est qu’apparent.

Portrait de l’auteur en outsider des études littéraires

Si l’auteur de Témoins a mauvaise presse auprès des critiques littéraires, c’est qu’il réfute l’idée de littérature admise communément. Le diagnostic reste vrai aujourd’hui, mais en 1929 cette posture iconoclaste suscite un véritable scandale public. De fait, convaincu que « la recherche scientifique ne doit tenir aucun compte de l’opinion publique », Cru dénonce les fautes commises au nom de la littérature sans se soucier de « heurter bien des opinions » ni de « blesser des amours-propres »[2] – comme le fera plus tard Jean Cayrol à propos des romans concentrationnaires[3]. À défaut de souscrire à cette critique, comme nous allons le voir, Jean Galtier-Boissière a du moins rendu hommage alors au « cran » de cet « [i]nexorable justicier » qui « ne se laisse influencer par aucune considération » ; dans Le Crapouillot de décembre 1929, il observe que Cru « a conservé intacte – ce qui est extraordinaire – sa mentalité de Verdun, et [que] c’est en poilu qu’il juge ses frères d’armes »[4]. Mais donc, une telle admiration pour le courage anticonformiste de l’auteur est pour le moins mal partagée, à l’époque ; celui-ci apparaît au contraire d’autant plus insupportable que l’auteur est un véritable outsider.

Ce point de vue sociologique est essentiel. Je ne m’attarderai pas ici sur le soupçon qui a visé le patriotisme voire l’appartenance nationale de ce Français de l’étranger, exilé depuis quelque vingt ans aux États-Unis, même si le fait qu’on ait pu le camper en valet de « l’industrialisme américain » étranger à la culture européenne est préoccupant[5]. Je ne ferai que mentionner également le jugement de classe qui a porté sur le métier de professeur de lettres françaises qu’exerçait Cru aux États-Unis, bien que, là aussi, la condescendance des écrivains voire des universitaires incite à la vigilance : elle a mené à de bien mauvais procès sur le ressentiment de l’auteur. Si Cru est un outsider, c’est d’abord et plus sérieusement parce que, dans son projet, la littérature n’est pas la préoccupation première. C’est en cela d’ailleurs qu’il fait œuvre de témoin dans le sens des bons témoignages qu’il défend et dont la première nécessité n’est pas l’ambition littéraire. De fait, si, comme le soutient Georges Perec à propos des témoignages de déportation, la tâche de témoigner procède pour le rescapé d’un besoin vital « aussi immédiat et aussi fort que son besoin de calcium, de sucre, de soleil, de viande, de sommeil, de silence »[6], ce besoin n’est pas relatif au champ littéraire. Ce qui est vital pour les rescapés d’un crime de masse, c’est que l’on n’ignore pas plus longtemps la réalité qu’ils ont vécue. La tâche de témoigner vise d’abord une connaissance par la transmission d’une expérience, et dans ce sens, comme l’exprime Varlam Chalamov en 1965, elle « n’est pas un pur problème littéraire mais un devoir, un impératif moral »[7]. Cette conviction de Chalamov est si bien partagée par Cru qu’elle détermine non seulement le projet de Témoins mais aussi sa méthode critique.

L’« inconcevable ignorance » qu’avaient les combattants du « vrai visage [de la guerre] en août 1914 »[8] est au principe de leur besoin de témoigner du choc de cette découverte. Pour diverses raisons, telle que la présence au front de civils engagés et plus instruits en moyenne que par le passé, ils produisent alors et éditent en français une masse de témoignages inédite. Dans son ensemble, cette production testimoniale constitue ainsi pour Cru un événement historique, au sens où, pour la première fois, l’humanité dispose d’une littérature qui lui offre de connaître « la guerre telle qu’elle fut »[9]. Sa conviction s’accompagne d’une alarme, cependant, car l’humanité risque de passer à côté de cette chance historique. La nouveauté des témoignages de combattants, et la vérité qu’ils contiennent, risquent en effet de rester lettre morte, du fait, d’abord, qu’ils sont mêlés à un « immense fatras »[10] de littérature de guerre dont personne n’a jamais songé à les extraire, puis qu’ils sont eux-mêmes de qualités très diverses et qu’ils ne présentent donc pas tous les mêmes gages de fiabilité. C’est toute l’originalité du projet de Cru, alors, que de s’atteler à cette sélection des écrits de témoins et d’eux seulement, et à la tâche, ensuite, d’en essayer l’analyse et la critique afin d’en faire ressortir, dans la comparaison, la teneur de vérité. Or, en toute logique, ce travail « s’adresse en particulier aux historiens »[11], puisqu’ils n’ont jamais été en mesure d’utiliser ces matériaux issus de la troupe pour écrire l’histoire militaire, et qu’en conséquence celle-ci n’est qu’un tissu d’erreurs de jugement qui ne mérite même pas « le nom d’histoire dans le sens que nous donnons à ce mot au xxe siècle »[12]. C’est cette destination du livre qui fait de son auteur un outsider, d’un point de vue littéraire, d’autant que, suivant cette orientation disciplinaire, sa méthode vise à juger de la « valeur de vérité » des œuvres entendue comme « valeur documentaire » et que, donc, il semble que la question de la valeur littéraire passe au second plan.

Voilà pourquoi Cru soutient, dans Du témoignage, que « [sa] critique n’a rien de commun avec celle des publicistes cantonnés dans le domaine strict de la littérature »[13]. De fait, cette critique qu’il qualifie d’« intermédiaire »[14] l’amène à commettre une double hérésie, selon de tels « publicistes » : procéder à un « [c]lassement des auteurs par ordre de valeur »[15] et, dans celui-ci, disqualifier les témoins les plus renommés en tant qu’écrivains au profit le plus souvent d’inconnus de la scène littéraire. On a là, comme on sait, la base du scandale que provoque Témoins à sa parution, mais on ne va pas au fond de cette réalité de scandale si l’on s’en tient à la surface tapageuse des réactions d’écrivains blessés dans leur amour-propre. Il faut en réalité prendre au sérieux le grand reproche que l’on adresse alors à Cru et qui lui colle encore à la peau, si l’on peut dire : celui d’être un « contempteur de l’Art », et même « le porte-drapeau d’une école française antilittéraire »[16], selon les termes d’Ernest Florian-Parmentier en février 1930. À cet égard, le jugement plus nuancé que porte Galtier-Boissière est très éclairant. Celui-ci peut dans un sens être considéré comme un défenseur de Témoins, dont il vante les qualités indéniables en tant qu’« instrument de travail unique pour les historiens », et de son auteur, auquel il exprime au nom des « anciens soldats » sa « reconnaissance émue pour sa très exacte appréciation des œuvres véridiques »[17]. Mais il émet néanmoins « une [importante] réserve », lorsqu’il juge que Cru « est totalement insensible à l’art, le redoute même et s’en méfie », et qu’il l’accuse de nourrir une « [haine de la littérature] »[18]; or, dans cette mesure, il est difficile de dire qu’il « appréci[e] à sa juste valeur l’apport de Témoins »[19] – à moins de considérer la question littéraire ici posée comme accessoire, ce qu’elle n’est pas à mon avis.

De la fausse conscience dans les lettres : la littérature au-delà du témoignage ?

Je me rapproche ici du cœur de mon propos sur le problème de définition de la littérature que pose Témoins. D’un côté, Galtier-Boissière ne partage pas l’avis de ceux qui « ont fait grief à Cru d’avoir tenu compte, pour juger l’œuvre d’un écrivain, de ses états de service soigneusement contrôlés » ; car, estime-t-il, l’auteur « ne fait état des affectations d’un écrivain qu’en fonction de l’exactitude de son témoignage, ce qui ne laisse pas d’être fort raisonnable »[20]. De l’autre, il juge que ce même scrupule de méthode, ce même souci d’exactitude, est « d’une injustice criante » lorsqu’il s’applique aux témoignages eux-mêmes – ou, plus précisément, à « certains très beaux récits romancés, tels Les Croix de bois, Le Feu, Les Vainqueurs [de Georges Girard], où des écrivains combattants ont tenté, non plus de retracer au jour le jour leurs impressions, mais de recréer, sans lieu ni date, l’atmosphère vraie du front et la psychologie du soldat, de composer une authentique synthèse de la guerre ». Sur ce point, le verdict de l’auteur fait quasiment l’unanimité : « M. Cru semble s’être laissé aveugler par son amour du détail exact (date, topographie, etc.) ». Autant un tel souci d’exactitude est-il légitime à l’égard des « œuvres véridiques » considérées comme « de purs documents » (puisque leur appréciation par Cru est jugée « très exacte »), autant il ne l’est plus quand on entre, avec les romans, dans le domaine de dame Littérature. On trouve ainsi chez Galtier-Boissière le partage entre littérature et document qui me faisait parler à la fois de mépris et de fausse conscience en introduction : celui qui consiste à rejeter hors du domaine de la littérature les « œuvres véridiques » des combattants, et ce, alors même que leur valorisation par Cru est, de l’aveu même de Galtier-Boissière, ce qui rend Témoins « si émouvant ». Peut-on donc louer Cru de « plac[er] très haut » les carnets de Paul Lintier, mort le 15 mars 1916 à 23 ans, et le blâmer quelques lignes plus bas de préférer « le carnet de route d’un sous-off’ allemand inconnu à À l’ouest rien de nouveau » ? La pirouette qui consiste à prendre un exemple allemand apparaît bien ici comme un symptôme[21].

Il faudrait donc croire, comme l’explicite Benjamin Crémieux en février 1930, que les « œuvres véridiques » des combattants ne sont en fait si émouvantes que « pour [les] anciens combattants » eux-mêmes, en qui « chaque détail [de ces œuvres] éveille […] de multiples harmoniques » ; que, quant aux lecteurs non-combattants, ils « risquer[aient] fort d’être rebutés par l’abus des petits détails, souvent incompréhensibles pour eux, [et aussi] par la monotonie de l’analyse ou du récit » ; et que seuls « d’autres livres, plus synthétiques » (« peut-être un peu plus approximatifs et sommaires », mais, précise Crémieux, « c’est la rançon du relief qu’ils donnent aux états d’âme »), peuvent donc prétendre réaliser une transmission auprès d’eux[22]. À vrai dire, on ne sait pas très bien ici ce qui fait le plus l’objet du mépris, du témoignage qui a besoin d’être transcendé par l’art au nom d’une synthèse de la guerre, du lecteur ignorant réfractaire aux petits détails ou de l’expérience de la guerre elle-même dont la monotonie fait pourtant partie de la « vérité vécue » par les combattants. C’est dire l’ambiguïté de la reconnaissance que l’on témoigne à Cru d’avoir rendu justice aux œuvres les plus véridiques ! À l’endroit de ces témoignages dignes de foi, l’attitude de Galtier-Boissière et de Crémieux est en fait la même que celle qu’observe Perec à l’égard de la « littérature concentrationnaire » après 1945 en France ; c’est l’attitude malaisée qui consiste à « ne voi[r], le plus souvent, dans [cette littérature], que des témoignages utiles, ou même nécessaires, des documents précieux, certes, indispensables et bouleversants, sur ce que fut l’époque, son “ambiance” », mais en « distingu[ant] soigneusement ces livres de la “vraie” littérature ».

Dans le cas de la littérature concentrationnaire, poursuit Perec, « l’on ne sait plus très bien si le fondement de cette attitude est que l’on a trop de respect (ou de mauvaise conscience) vis-à-vis du phénomène concentrationnaire, au point de penser que la littérature ne pourra jamais en donner qu’une expression inauthentique et impuissante, ou si l’on pense que l’expérience d’un déporté est incapable, en elle-même, de donner naissance à une œuvre d’art »[23]. Quant à la littérature de la Grande Guerre, c’est sur cette dernière interprétation que l’accent est mis ; ce sont ainsi les auteurs de romans de guerre qui inventent le topos critique de la « littérature de témoignage » qui serait « plus qu’un témoignage » ou « au-delà du témoignage ». Cru ne manque pas, cependant, de démasquer leur fausse conscience. Car les romanciers « se targuent de parler en témoins qui servent la vérité, qui révèlent la guerre telle qu’elle fut »[24]. Or, dans le même temps, ils refusent l’idée que ce soit cette expérience en elle-même qui conditionne leur art d’écrire. C’est ce en quoi, précisément, ils prétendent se distinguer de tous les « écrivains de guerre » qui « s’acharn[ent] » à tenir leurs pauvres « Carnets de route », comme l’affirme fièrement Roland Dorgelès en 1929[25]. Certes, on peut admettre avec Dorgelès qu’il ne suffit pas « d’avoir vécu un drame pour le bien conter », mais on se doit en revanche de contester la conclusion logique qu’il tire de ce constat, à savoir le décret selon lequel on ne naît pas écrivain de guerre et qu’il faut donc, pour bien conter la guerre, exercer déjà le métier d’écrivain dans le civil. Ce décret, cependant, est exemplaire de l’état d’esprit des écrivains qui font corps en 1929 contre Cru. On ne comprend pas leur corporatisme de même que leur morgue face au professeur de lettres si l’on ignore cette conscience qu’ils ont de leur dignité ; c’est de sentiment d’appartenance à une caste qu’il s’agit, au sens d’un sentiment d’élection. Cette conscience d’une dignité, dans le premier tiers du xxe siècle (mais elle n’a guère évolué), c’est un legs de la tradition romantique et de son concept d’art, qui donne au poète le statut de médiateur entre les hommes et le divin, entendu comme esprit de la nature, ou comme âme du monde. Dans la théorie des premiers romantiques allemands, en effet, le poète est celui à qui revient le pouvoir exorbitant de s’identifier à ce « moi supérieur » de la nature et de l’univers et, grâce à cette « romantisation », de représenter la totalité, offrant ainsi aux hommes un accès à l’absolu. C’est pourquoi les témoins romanciers de guerre insistent tant sur leur capacité à réaliser une synthèse de la guerre : parce que, selon l’idéalisme romantique, l’imagination créatrice est au-dessus de tout, un don de seconde vue qui ne connaît aucune limite – ni celle, objective, du réel empirique et de ses petits détails, ni celle, subjective, d’un point de vue de petit homme. C’est ce qui fait par exemple que Dorgelès revendique après Balzac la liberté absolue d’inventer le vrai – en exprimant le réel plutôt qu’en le copiant –, dans la conviction (en fait métaphysique) qu’il n’y a de vérité qu’absolue ou transcendantale – et peu importe si, dix ans après la parution des Croix de bois, il n’est même plus capable lui-même d’y « reconnaître […] la fiction de la réalité »[26].

On comprend peut-être mieux alors la contradiction que souligne Cru ; car, de fait, « [c]omment concilier [la] prétention [de parler en témoins sincères] avec la liberté d’invention et l’indépendance de l’artiste ? »[27] La grandeur de Cru en tant que critique littéraire tient d’abord, en ce sens, dans le geste de critiquer toute la fausseté idéologique de cet idéalisme littéraire qui, sous couvert de se fonder sur une expérience de la guerre, prétend – grâce à l’imagination – délivrer une autre vérité que celle du témoin. Le scandale de son grand-œuvre vient ainsi de ce que, par son point de vue d’outsider, il s’attaque au dogme qui fonde tout l’édifice de la littérature depuis sa théorisation romantique, à savoir celui de l’autonomie de l’art. De façon tout à fait extravagante, il ose demander des comptes d’historien à des écrivains dont, par tradition, la légitimité ne souffrait pas d’être mise en question. Il démontre qu’à force de vouloir concurrencer l’historien en invoquant sa seconde vue, on ne produit en guise de vérité synthétique qu’un tissu fictif d’erreurs de détail et d’affabulations ; et qu’à force de dénaturer son expérience de cette façon, souvent d’ailleurs par pur conformisme esthétique, on rend bien service à ceux qui nient la réalité.

De l’idéalisme dans les lettres : la vérité au-delà des faits ?

J’ai résumé ici à grands traits la partie négative de la critique de Cru. Or tout se passe comme si elle continuait à heurter les opinions des chercheurs en littérature et faisait obstacle à la réception de la partie positive de cette critique, qui, de fait, demeure pour beaucoup une terra incognita. La façon dont on relaie aujourd’hui l’accusation qui fait de Cru un « contempteur de l’Art » ne constitue pas un ensemble discursif homogène, cependant. La posture la plus antithétique du projet de Cru va dans le sens de l’indistinction entre fiction et témoignage prônée par Dorgelès, mais en la radicalisant ; c’est-à-dire que la garantie de l’expérience de l’auteur apparaît même parfois facultative. Par exemple : « On conçoit que pour Norton Cru le témoignage ne pouvait […] être qu’individuel, et ne pouvait être le fait que de participants. En réalité, il arrive aussi que des écrivains qui n’ont pas participé directement aux événements ont réussi, par une sorte de fusion intime entre la documentation qu’ils ont pu recueillir, les témoignages qu’ils ont écoutés et leur intuition, à rendre la réalité »[28]. On peut être très étonné de lire un tel propos sous la plume d’un historien, en l’occurrence Jean-Jacques Becker ; or ce point de vue est très largement partagé par les littéraires. C’est le parti de Pierre Schoentjes dans Fictions de la Grande Guerre, en 2009, où l’auteur propose de « s’arrêt[er] aux images que la littérature renvoie de la guerre », mais où il ne s’agit de s’interroger ni sur le statut des auteurs (témoins ou non), ni sur le statut des textes (qu’on n’a que trop considérés « sous l’angle du témoignage », par idéologie pacifiste), ni par conséquent « sur la fidélité” des fictions, comme pouvait le faire Jean Norton Cru », autrement dit sur la valeur de vérité de ces images forgées par la littérature. Si l’auteur se désintéresse du « lien entre littérature et histoire » pour s’en tenir « à l’ancrage proprement littéraire des œuvres », c’est que, souligne-t-il, « [l]’éthique n’est pas seule en jeu : les ouvrages sont traversés aussi par des questions esthétiques ». Tout se passe ainsi comme si l’auteur justifiait en fait son parti par la seule autorité de la littérature, qu’il semble placer au-dessus de toute autre considération. Il désigne bien comme un « paradoxe » le fait que « des hommes désireux de porter témoignage se [soient] tournés vers le roman et la nouvelle », et relève que, dans ces fictions, « les “vérités” sont cependant parfois bien divergentes », mais il reste que, pour lui, « c’est sur les fictions que dès 14-18 s’est concentré l’essentiel de l’attention » et que « ce sont les fictions qui déterminent encore dans une très large mesure notre vision de la Grande Guerre »[29]. Il peut sembler qu’on ait affaire ici à un cas-limite, étant donné que, selon cette perspective, la question de la représentation de la réalité est purement et simplement congédiée au profit d’un imaginaire de la guerre on ne peut plus impressionniste et artificiel. Pourtant, de telles méthodes de travail sont en fait plutôt la règle que l’exception[30]. Au demeurant, faut-il le rappeler, dans un article de 2010, Susan Suleiman, chercheuse en littérature de renommée internationale, considérait Max Aue, narrateur SS des Bienveillantes de Jonathan Littell, comme « un témoin historique fiable (c’est-à-dire quelqu’un qui fonctionne comme un témoin informé par la connaissance historique ultérieure) »[31], c’est dire le pouvoir magique que l’on accorde encore à la littérature autonome.

Ce qui ressort de cette tendance majoritaire de la recherche en littérature, c’est que la croyance en l’autonomie de la littérature (car il s’agit bien de croyance) se crispe aujourd’hui autour de la notion de fiction, dans le sens des travaux de Gérard Genette – dont on se souvient qu’il opposait en 1991 la fiction en tant que littérature « constitutive » à la diction, qui, en tant que « prose non fictionnelle », « ne peut être perç[ue] comme littéraire que de manière conditionnelle, c’est-à-dire en vertu d’une attitude individuelle[32]». Ce qui est paradoxal en apparence, c’est que Genette, dans les années 1970, était censé avoir amorcé un mouvement de retour critique sur la théorie romantique ; mais donc, on s’aperçoit que celle-ci fait retour subrepticement par l’idée normative d’une littérature « constitutive » identifiée à la fiction. Or, de façon générale, les spécialistes du « témoignage » eux-mêmes n’ont pas rompu résolument avec cette partition genettienne. Ils reconnaissent certes à des témoignages une dignité littéraire à part entière qu’ils n’identifient pas à de la fiction. Mais, pour eux comme pour les autres chercheurs, l’appartenance du témoignage à la littérature demeure conditionnelle, au sens où l’on juge toujours d’un côté qu’un mauvais roman est de la mauvaise littérature et de l’autre qu’un mauvais témoignage n’est pas de la littérature. Il y a deux poids, deux mesures – ce qui explique notamment le refus presque unanime de la notion de genre (promue par Charlotte Lacoste[33]) pour déterminer le témoignage ; et ce qui se répercute en dernière instance dans les catalogues des bibliothèques et des librairies, au sens où les témoignages qui n’accèdent pas à la dignité littéraire sont relégués dans les rayons d’histoire ou de sociologie comme dans un nouvel enfer.

Ce qui est regrettable, dans cette situation, c’est d’observer qu’il existe pourtant un point de rencontre possible entre la perspective critique de Cru et celle des chercheurs contemporains. C’est-à-dire que la façon dont les meilleurs spécialistes valorisent l’art du témoignage rejoint à beaucoup d’égards la partie positive de la critique de Cru, notamment en ce qui concerne la subjectivité des bons témoignages. On peut reconnaître ainsi pour une part une concordance entre ce que Catherine Coquio appelle en 2006 « la vérité” du témoin » ,qu’elle qualifie de « “vérité” humaine »[34], et la « vérité toute humaine » du « témoin sincère »[35] selon Cru, celle qu’il distingue en particulier dans l’art de « dire l’indicible »[36] propre à André Pézard dans Nous autres à Vauquois – soit l’art de faire imaginer la guerre en ce qu’elle a de plus intime, dans ce qu’elle donne à sentir et à penser quand on l’a vécue dans sa chair. C’est ce qui justifie à cet égard que, dans son projet d’étudier le « deuil de guerre » comme « démarche intime » (dans Les Fables du deuil en 2001), Carine Trevisan s’appuie sur des témoignages de rescapés autant que sur des fictions d’endeuillés, et notamment sur Nous autres à Vauquois. Mais on constate que, là où Cru s’efforce de penser le témoignage dans sa spécificité de « document personnel » et donc d’apprécier l’effort des témoins pour « un[ir] la valeur littéraire à la valeur documentaire »[37], C. Trevisan comme C. Coquio visent en fait, à rebours, à analyser la valeur littéraire du témoignage contre la valeur documentaire. C’est la raison pour laquelle C. Trevisan appelle « fables du deuil » indifféremment « les fictions et les témoignages »  : parce que, estime-t-elle, il s’agit dans les unes comme dans les autres de « mett[re] en texte et à l’épreuve du langage une expérience de la mort et de la perte qui échappe au discours de la preuve » et que l’étude de ces « mots mis sur la mort et le deuil » « se situe » donc « délibérément en marge de l’histoire »[38]. C’est également la raison pour laquelle C. Coquio prend le soin de préciser – comme une évidence – que la « “vérité” visée par le “témoignage” ne saurait se rabattre sur la “réalité” des “faits” », que « [l]e témoignage littéraire n’est évidemment pas un “document” de faits où puiserait l’historien […] mais un matériau essentiel pour tenter de penser, au-delà de la logique des faits attestés, la “vérité” humaine de tels événements destructeurs »[39]. Le plus déconcertant dans cette thèse, c’est de remarquer que l’on ne peut certainement pas reprocher à C. Coquio – qui a édité en 2004 un formidable volume sur « Négation et témoignage »[40] – d’ignorer le phénomène du négationnisme. Or, malgré tout, elle entreprend de situer la vérité du témoin, en tant qu’auteur d’un témoignage littéraire, « au-delà de la logique des faits attestés », et donc d’opposer le témoin écrivain au témoin d’un procès, d’opposer le témoignage littéraire à la déposition judiciaire ; elle précise en effet : « Le propos de l’écrivain n’est pas d’attester ces faits – même si la violence du déni lui tend constamment ce piège : à l’instant où il y tombe, le témoin se replace dans “l’horizon de l’archive” propre au positivisme historien, et cesse d’être écrivain »[41].

Il y aurait ici beaucoup à redire à mon sens à ce qui est qualifié sommairement de « positivisme historien » et qui vient, comme C. Coquio l’indique dans une note, de la lecture de Marc Nichanian, auteur de La Perversion historiographique. Je me contenterai d’observer que ce n’est pas en méprisant les faits de la sorte que l’on combat le négationnisme. Ce sont les criminels de masse qui méprisent les faits. Les victimes, elles, « cr[oient] aux faits », dans lesquels, comme dit Rithy Panh, « [c]hacun [est] à sa place »[42] ; leur expérience de la violence de masse leur a appris, comme à Jean Marot au front, que « [l]es faits exigent le respect »[43]. Leur œuvre de témoignage vise donc bien à établir des faits, et cela n’a rien de positiviste. Ce qui est positiviste, ce n’est pas de croire aux faits, c’est de croire que les faits parlent d’eux-mêmes. Cru puis Perec ont sévèrement critiqué les témoins qui ont commis cette erreur, et pour cause ; car leur faible valeur littéraire est aussi ce qui affaiblit leur valeur documentaire (j’insiste ici sur la causalité logique). Dans ce sens, le positivisme peut être légitimement un repoussoir ; mais à la condition que l’on n’en fasse pas le propre de la discipline historique (les historiens savent mieux que quiconque que, pas plus que les faits, une archive ne parle d’elle-même). Et il me semble que l’on aura fait un grand pas dans l’héritage de Cru lorsqu’on aura cessé cette guerre de tranchées entre les disciplines. À cet égard, le caractère interdisciplinaire de cette publication collective m’apparaît comme un bon présage.


[1] Jean Norton Cru, Du témoignage, Paris, Gallimard, coll. « Les documents bleus », 1930, p. 88.

[2] Ibid., p. 9.

[3] Voir la première ligne de l’article « Témoignage et littérature », Esprit, avril 1953, 21e année, n° 4, p. 575 : « Littérature, Littérature, que de gaffes on commet en ton nom ! », s’exclame Cayrol.

[4] Jean Galtier-Boissière, « Norton Cru et la vérité sur la guerre », Mémoires d’un Parisien, t. II, Paris, La Table Ronde, 1961, pp. 177, 183.

[5] Voir Ernest Florian-Parmentier, « Contre Monsieur Cru, contempteur de l’Art » (L’Esprit français, 14 février 1930), cité par Frédéric Rousseau dans le « Dossier de presse » édité en postface de J. N. Cru, Témoins : Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928 (1929), Nancy, Presses universitaires de Nancy, coll. « Histoire contemporaine », 2006, pp. S139-S140.

[6] Georges Perec, « Robert Antelme ou la vérité de la littérature » (1963), L.G. : Une aventure des années soixante, Paris, Seuil, coll. « La Librairie du XXe siècle », 1992, p. 89. Voir Primo Levi, Si c’est un homme, trad. de l’italien par M. Schruoffeneger, Paris, Pocket, coll. « Presses Pocket », 2003, p. 8 : « Le besoin de raconter aux “autres” […] avait acquis chez nous, avant comme après notre libération, la violence d’une impulsion immédiate, aussi impérieuse que les autres besoins élémentaires. »

[7] Varlam T. Šalamov, « O proze » [« De la prose », 1965], Neskol’ko moih žiznej : Proza, poèziâ, èsse [Quelques-unes de mes vies : Prose, poésie, essais], Moskva, Izdatel’stvo « Respublika », 1996, p. 429. Je traduis.

[8] Témoins, p. 411.

[9] Témoins, p. VIII.

[10] Ibid., p. 26.

[11] Ibid., p. 26.

[12] J. N. Cru, Du témoignage, op. cit., p. 17.

[13] Ibid., p. 83.

[14] Ibid., p. 96.

[15] Témoins, p. 661. Voir J. Galtier-Boissière, « Norton Cru et la vérité sur la guerre », Mémoires d’un parisien, op. cit., p. 187 : « C’est un esprit terriblement systématique. Je n’en veux pour preuve que ces invraisemblables “tableaux” placés à la fin de son bouquin où, après avoir groupé les auteurs par âge, par classe de recrutement, par secteur, il dresse un classement par ordre de mérite et attribue, en professeur, des notes d’examen ! »

[16] Témoins, pp. S138-S140.

[17] J. Galtier-Boissière, « Norton Cru et la vérité sur la guerre », Mémoires d’un parisien, op. cit., pp. 186-187.

[18] Ibid., p. 187. Les passages entre crochets n’apparaissent plus dans cette version de l’article publiée en 1961. On les trouve dans l’extrait de l’article original de 1929 édité par F. Rousseau : voir Témoins, p. S82.

[19] F. Rousseau, Le Procès des témoins de la Grande guerre : L’affaire Norton Cru, Paris, Seuil, 2003, p. 187. L’auteur, qui a révisé son jugement depuis 2003, m’a confié qu’il nuancerait son propos aujourd’hui.

[20] J. Galtier-Boissière, « Norton Cru et la vérité sur la guerre », Mémoires d’un parisien, op. cit., p. 183. Cet examen a permis à Cru de dénoncer des impostures comme celle de Marcel Berger et des transpositions problématiques comme celles d’Adrien Bertrand ou de Pierre Champion, par exemple (voir Témoins, pp. 571, 579, 583).

[21] Au demeurant, Galtier-Boissière avouait une certaine gêne d’être bien traité par Cru, comme si cela mettait en cause la valeur artistique et littéraire de son propre témoignage : « Personnellement, je me sens d’autant plus à l’aise pour reprocher à M. Cru un jugement affreusement injuste sur des œuvres sincères et particulièrement originales que l’auteur de Témoins me témoigne un intérêt des plus vifs – et qui m’incline à penser qu’il n’y a pas beaucoup d’art dans mes propres récits… » (Témoins, p. S82). L’auteur a jugé bon cependant de supprimer ce passage dans la version de l’article qu’il a publiée en 1961.

[22] Témoins, p. S147.

[23] G. Perec, « Robert Antelme ou la vérité de la littérature », L.G., op. cit., pp. 87-88.

[24] J. N. Cru, Du témoignage, op. cit., p. 83.

[25] Roland Dorgelès, Souvenirs sur les Croix de bois, Paris, À la Cité des livres, 1929, p. 15. Voir F. Detue, « Le schisme littéraire des témoignages de la Grande Guerre », Vox Poetica : Lettres et sciences humaines [en ligne], 2013, disponible sur : http://www.vox-poetica.org/t/articles/detue2013.html (mis en ligne le 6 février 2013).

[26] R. Dorgelès, Souvenirs sur les Croix de bois, op. cit., p. 35.

[27] J. N. Cru, Du témoignage, op. cit., p. 83.

[28] Jean-Jacques Becker, Préface : « Du témoignage à l’Histoire », dans Maurice Genevoix, Ceux de 14 [et autres textes], Paris, Omnibus, coll. « Omnibus », 1998, pp. VII-IX.

[29] Pierre Schoentjes, Fictions de la Grande Guerre : Variations littéraires sur 14-18, Paris, Classiques Garnier, coll. « Études de littérature des xxe et xxie siècles », 2009, pp. 14-15, 46-47, 49.

[30] Elles expliquent par exemple qu’un collègue universitaire ait pu me proposer, en 2014, d’étudier « le parti pris de la fiction comme témoignage », ou qu’un autre ait imaginé, en 2015, d’étudier si « [l]a présence du témoin est […] nécessaire au témoignage ».

[31] Susan Rubin Suleiman, « Quand le bourreau devient le témoin : réflexions sur Les Bienveillantes de Jonathan Littell », dans Marc Dambre, Richard J. Golsan (dir.), L’Exception et la France contemporaine : Histoire, imaginaire et littérature, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2010, p. 36.

[32] Gérard Genette, Fiction et diction, Paris, Le Seuil, coll. « Poétique », 1991, p. 7.

[33] Voir Le Témoignage comme genre littéraire en France de 1914 à nos jours, thèse de doctorat en sciences du langage sous la dir. de François Rastier et Tiphaine Samoyault, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, 02/12/ 2011.

[34] Catherine Coquio, « La “vérité” du témoin comme schisme littéraire », dans Daniel Dobbels, Dominique Moncond’huy (dir.), Les Camps et la littérature : Une littérature du xxe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006, coll. « La Licorne », p. 79.

[35] Témoins, p. 661.

[36] Ibid., p. 225.

[37] J. N. Cru, Du témoignage, op. cit., pp. 81, 83.

[38] Carine Trevisan, Les Fables du deuil : La Grande Guerre : Mort et écriture, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Perspectives littéraires », 2001, pp. XVI-XVIII.

[39] C. Coquio, « La “vérité” du témoin comme schisme littéraire », dans D. Dobbels, D. Moncond’huy (dir.), Les Camps et la littérature, op. cit., p. 79.

[40] C. Coquio (dir.), L’Histoire trouée : Négation et témoignage, Nantes, L’Atalante, coll. « Comme un accordéon », 2003.

[41] C. Coquio, « La “vérité” du témoin comme schisme littéraire », dans D. Dobbels, D. Moncond’huy (dir.), Les Camps et la littérature, op. cit., p. 79.

[42] Rithy Panh (avec Christophe Bataille), L’Élimination, Paris, Grasset, 2012, pp. 79 et 293.

[43] Témoins, p. 451.

Continuer la lecture avec l'article suivant du numéro

Empêtré dans la littérature

Bruno Védrines

Nous faisons l’hypothèse que l’œuvre de Jean Norton Cru, dans la mesure où elle tente d’éclairer les liens entre formes de texte et idéologie politique, offre une base de réflexion privilégiée pour envisager certains des enjeux propres à une didactique de la littérature. Raison de plus pour légitimer l’objet testimonial dans les cours de français et lui donner la place qui lui revient, ce qui permettrait d’aborder avec les élèves la délicate, mais passionnante question des rapports entre l’esthétique et...

Lire la suite

Du même auteur

Tous les articles

Aucune autre publication à afficher.