La période post-guerre froide a vu une spectaculaire multiplication des conflits violents[1]. On tient généralement le continent africain pour un théâtre typique de ce devenir endémique de la violence politique, et ses ressortissants pour des victimes privilégiées des politiques migratoires de plus en plus répressives et sélectives du Nord[2]. Ce texte prendra pour point de départ la généalogie de la violence en contexte africain que proposent les penseurs politiques Achille Mbembe et Sidi Mohammed Barkat. Ils ont cherché à définir le statut de zones où le droit semble mis en échec, et les existences humaines paraissent avoir perdu toute valeur aux yeux des États. De telles zones (territoriales aussi bien que juridiques), qui balancent sans cesse entre la loi et son exception, entre civilité et état de nature, semblent défier la philosophie du droit moderne qui avait conceptualisé ces situations comme rigoureusement exclusives les unes des autres.
Pour engager cette réflexion, on suivra la voie d’une « forme diagnostique de la pensée politique »[3] qui, plutôt que de soumettre le réel à la question depuis des critères de surplomb, cherchera à en exposer la logique propre, pensant la politique à partir d’elle-même. On examinera tout d’abord comment la notion d’exception fut réappropriée par les deux théoriciens ; ce concept sera dans un second temps éclairé par un examen des réappropriations de l’œuvre de Carl Schmitt qu’il suppose ; on verra enfin, à l’examen de situations postcoloniales africaines, pourquoi la notion d’exception a perdu aujourd’hui de sa pertinence analytique. On suggérera qu’à l’approche normative toujours en arrière-plan de la bipartition entre la loi et son exception pourrait profitablement se substituer une approche critique, prenant acte de la privatisation et de la dispersion contemporaines de la légitimité du souverain.
L’état d’exception colonial
C’est depuis le début des années 2000 que l’on peut voir, notamment dans les travaux du penseur politique camerounais Achille Mbembe et du philosophe algérien Sidi Mohammed Barkat, le concept d’exception mobilisé pour décrire des modes de gouvernementalité relatifs à la colonisation de l’Afrique et à certains nouveaux usages du pouvoir et de la violence, postérieurs aux indépendances. Malgré des différences méthodologiques, les travaux de ces deux auteurs s’appuient sur un même souci d’identifier le concept de souveraineté caractéristique du colonialisme moderne. Pour Mbembe, qui fait écho à certains cours de Michel Foucault, la souveraineté relève d’un pouvoir de décision concernant la vie et la mort : « Je définis d’abord la souveraineté comme le droit de tuer. »[4] En conséquence, la singularité de la souveraineté coloniale ne peut être dégagée qu’en identifiant la conception particulière du droit de vie et de mort sur laquelle elle se fonde. Sa spécificité tient en ce qu’elle établit des économies différentielles complexes d’exposition à la mort, justifiée par des critères se voulant anthropologiques. Elle suppose donc une classification des groupes humains telle que l’anticipation de la mort devient le trait qui caractérise essentiellement leurs vies et, partant, constitue le critère qui les distingue. Ce rapport privilégié à ce qui, dans la vie, annonce la mort, définit en propre les politiques raciales. Les XIXe et XXe siècles en ont vu de nombreuses formes : de l’extermination à l’apartheid, en passant par l’évaluation d’aptitudes à la survie (comme dans le darwinisme social) ou, a contrario, l’injonction à la prise de soin et à la culture d’une lignée de congénères[5]. L’exception, en ce sens, désigne une situation d’exposition au risque de la mort nettement plus importante que celle qui caractérise la situation normale dont elle se distingue. Le souverain est celui qui, administrant le droit et son exception, répartit les corps dans des espaces caractérisés par des expositions distinctes au risque de la mort.
L’indigénat est l’un des produits de ce mode particulier de souveraineté. Il est, souligne Achille Mbembe, le statut inventé pour désigner le sujet du commandement colonial[6]. L’indigène est celui dont la vie même est investie par la souveraineté selon une modalité inédite, que Barkat définit comme « la conjonction d’un corps et d’un dispositif juridique qui a précisément pour résultat d’emprisonner ce corps dans un régime d’exception »[7]. Ce régime, pour recourir aux catégories éclairantes que proposait Jean Améry, ne relève ni de la guerre, où le but ultime des belligérants est la survie, ni du camp d’extermination, où chaque prisonnier est ultimement voué à la mort[8]. Ces deux situations ont en commun de requérir l’existence dans une certaine direction, de la destiner. Certes, les multiples dimensions de la vie quotidienne ne sauraient s’y réduire, mais elles demeurent marquées par ce telos, ce but, qu’implique déjà l’incarcération au front ou derrière les grillages d’un camp. Or, comme l’écrivait avec esprit Hannah Arendt à ce propos, la route de l’enfer peut fort bien n’être pavée d’aucune intention du tout[9] ; la condition d’indigène cristallise cette absence d’intention en une indifférenciation de la vie et de la mort. Elle est sans but déterminé ; la mort ou la vie de l’indigène sont également tenues pour dénuées de conséquence.
Si une telle situation peut être, comme le laissent entendre Barkat et Mbembe, assimilée à une forme spécifique d’exception, c’est peut-être à l’aune de la définition qu’en donne le philosophe italien Giorgio Agamben, pour qui l’état d’exception « introduit dans le droit une zone d’anomie, afin de rendre possible la normation effective du réel »[10]. Le problème est donc en premier lieu de savoir, dans le cas de la colonisation de l’Afrique, de quelle zone il s’agit et secondement de quelle norme se soutient son érection. On voit l’ambiguïté qui travaille la notion d’exception dès lors qu’elle est ainsi tordue pour embrasser la situation coloniale africaine. La colonie est un territoire, une zone conquise, qui se caractérise par sa subordination juridique à l’égard de la métropole dont elle dépend. Mais cette dépendance se manifeste précisément par une « rareté » du législatif, au profit d’un gouvernement par décrets, dont la gestion est laissée à la discrétion des administrateurs coloniaux. À cette intensification radicale d’une souveraineté territorialisée de la forme la plus traditionnelle (l’administrateur, pour détourner la fameuse définition de Jean Bodin, ne tient rien, après la Métropole, que de l’épée) se superpose le problème des définitions raciales des sujets de ce pouvoir, qui conduit Barkat à parler de corps d’exception plutôt que d’état d’exception. La zone d’anomie dont se soutiendrait le droit, ce pourrait aussi bien être la colonie que les corps mêmes des colonisés. Ce clignotement représente un défi pour la notion classique d’exception, dont les conséquences restent à mesurer. C’est pourquoi l’on va maintenant proposer, à partir de la théorie politique contemporaine qui lui est la plus largement associée, celle de Carl Schmitt, une lecture des torsions et des renversements successifs qu’elle a dû subir pour fonder la description d’un état d’exception colonial.
Carl Schmitt contre lui-même ou l’exception excentrée
À partir de ces réflexions liminaires, on peut revenir sur les origines du concept d’exception en circulation dans la philosophie contemporaine avec un œil neuf. Et l’on ne saurait faire, dans ce cadre, l’économie d’une confrontation avec Schmitt. Sa pensée servira de base à une systématisation de la théorie de l’état d’exception colonial telle que la formulent Barkat et Mbembe. Certes, un tel point de départ ne va pas sans poser son lot de problèmes : comme l’a souligné Jean-François Kervégan, à partir de 1933 Schmitt fait explicitement de l’homogénéité et de la pureté raciale le but de la politique[11]. Mais c’est précisément dans l’objectif d’en dévoiler l’aveuglement colonialiste, qui parachève le racialisme qu’il développa depuis son adhésion au national-socialisme, que la conceptualité schmittienne sera ici réinvestie.
On verra que le concept (et l’on parle bien d’un concept, c’est-à-dire d’un mode de formalisation du réel, non d’un mot ou d’une expression : il convient ici de se garder de tout nominalisme) d’état d’exception doit subir deux déplacements depuis la formulation qu’en donne Schmitt dans sa première Théologie politique de 1922 pour aboutir à l’usage qu’en fait la pensée politique africaine actuelle. Le premier de ces déplacements consistera en une localisation géographique de l’exception. Désignant tout d’abord une situation temporelle, il se change en description d’une territorialité pour définir les terres « libres », c’est-à-dire colonisables, évoquées dans Le Nomos de la terre en 1950. Enfin, la déconstruction des arguments de ce dernier ouvrage en dévoile le fond « existentiel », dépendant de présupposés anthropologiques racistes.
Dans sa première Théologie politique, Schmitt convoque l’état d’exception pour en définir l’instauration comme une décision – geste dans lequel il reconnaît l’attribut essentiel du souverain. Si c’est une ambition d’identifier ainsi, au principe même de l’État, une dimension irréductiblement subjective qui motive sa recherche, on peut également noter qu’un thème comme celui de la suspension, de fait temporaire, de l’ordre normatif installe le problème de l’exception dans la dimension du temps. L’exception est une brisure de la continuité de la norme dans un espace homogène. Ce n’est pas à cette conception temporelle et formelle de l’exception que se réfèrent les théoriciens africains. Or, tout se passe comme si un déplacement s’opérait, dont l’œuvre même de Schmitt demeure le terrain. Et ce premier déplacement va briser l’homogénéité de l’espace étatique, constamment présupposé par le concept temporel de l’exception, pour décrire un espace-monde clivé.
C’est à partir de l’idée selon laquelle « la règle ne vit que par l’exception »[12] que ce concept peut être réinjecté dans un autre pan du travail de Schmitt : sa réflexion sur le droit public européen et les relations internationales. L’intérêt d’un tel déplacement est de montrer comment l’Europe moderne se définit essentiellement par rapport à ses frontières externes, tout comme la loi générale se définissait par rapport à l’exception dans la Théologie politique. L’analogie est d’autant plus tentante que les frontières de l’Europe dans le jus publicum europaeum, dont Schmitt se fait le généalogiste et le défenseur dans Le Nomos de la terre, sont également celles de la loi. Pour Schmitt, en effet, le monde est traversé par des « lignes globales » qui le scandent, le divisant entre, d’un côté, les territoires administrés par un État souverain et dont les frontières sont donc intangibles, garanties dans leur intégrité et, de l’autre, des terres dites libres, c’est-à-dire librement offertes à la colonisation européenne. En France, au début du XXe siècle, on parle, à propos de l’Afrique, de « territoires sans maîtres » ; on suppose ainsi que des « territoires non organisés, qui, ne connaissant pas une organisation politique comparable à celle qui prévaut en Occident, peuvent être considérés comme ouverts à l’occupation coloniale »[13]. Le privilège de l’Europe consisterait ainsi en sa capacité à effectuer des prises de terres, des appropriations de territoires non européens, situés par-delà les lignes globales. L’Europe serait le lieu de la guerre réglée entre États d’égale légitimité, alors que le reste de monde est défini comme un ensemble de terres de conquêtes où règne l’exception au droit, qui n’est qu’européen[14].
Ce qui va conduire au second déplacement, c’est que l’existence sur son territoire d’États souverains modernes n’est pas l’ultime argument qui motive, aux yeux de Schmitt, le privilège du vieux continent. En deçà du raisonnement juridique se déploie en effet un système de représentations anthropologiques, qui le fonde et en détermine les orientations. Toujours l’argument quant à l’inexistence d’États américains ou africains se redouble de propos quant à « des peuples exempts de toute civilisation »[15]. Ainsi, l’existence même de l’État finit par apparaître comme un effet dérivé de la supériorité de l’esprit européen, seul capable de découvrir des terres ultramarines – fussent-elles déjà habitées. C’est que la découverte est une opération qui procède de « la force cognitive propre à la rationalité de l’Europe chrétienne »[16]. Les relevés cartographiques réalisés par les Européens, sans équivalent chez les autochtones, en seraient l’attestation à la fois tellurique et abstraite (il s’agit certes d’un rapport à la terre, mais d’un rapport médiatisé et intellectualisé). C’est bien de l’éminence d’un certain mode d’exister, dont l’État moderne n’est que l’une des émanations, que Schmitt fait dériver le privilège européen. Privilège dont l’attribut essentiel consiste à vider symboliquement, pour ne pas dire fantasmatiquement, les territoires non européens de leurs occupants en les décrétant libres et sans maîtres.
Ce déni signale que ce n’est pas d’abord une prise de terres qui fonde l’ordre juridique colonial : cette dernière doit avoir pour préalable une prise de vies. En d’autres termes, il faut qu’une capture raciste de la vie indigène, condition de possibilité de sa destruction ou de sa domestication, ait eu lieu pour qu’une prise de terres puisse être légitimement mise en œuvre. Pour que les peuples extra-européens soient perçus comme colonisables, il est nécessaire qu’ils aient auparavant été définis comme barbares. La caractérisation de leur existence comme indigne précède logiquement la qualification de leur terre comme libre. À suivre les conclusions explicitement formulées par Schmitt, c’est la souveraineté sur un territoire, acquise grâce à une prise de terres, qui donne accès au pouvoir sur les corps. Mais une correction, d’orientation postcoloniale, de sa théorie conduit à une inversion de cette formulation : c’est une prise de pouvoir souveraine sur les corps, sur les vivants, qui seule peut rendre possible l’appropriation territoriale.
Paradoxalement, ce déplacement ne trahit que partiellement la pensée de Schmitt qui admet volontiers la plurivocité de la notion de « prise » : « L’histoire universelle est une histoire du progrès – ou peut-être seulement de la transformation – des moyens et des méthodes de la prise : de la prise de terres des temps nomades et féodaux-agraires et des prises de mers des XVIe et XVIIe siècles, aux prises industrielles de l’époque industrielle et technique avec leur distinction entre régions développées et non développées, jusqu’aux prises de l’espace aérien du présent. »[17] L’hypothèse que l’on va finalement proposer pour penser la situation postcoloniale présente, c’est qu’un troisième et ultime déplacement du concept d’exception est nécessaire, menant vers un quatrième moment, après ceux de la temporalité, de la spatialisation et enfin de l’existence. Un moment qui conduira par-delà la loi et son exception. Et sa caractéristique essentielle sera moins le progrès, ou même la transformation, des modalités de la prise que son incontrôlable et protéiforme prolifération.
L’exception privatisée
L’examen de la pensée de Carl Schmitt a montré que le statut exceptionnel des territoires extra-européens ayant rendu leur colonisation possible reposait, à l’époque du jus publicum europaeum, sur une différence géographique. Mais aussi que la catégorisation raciale de leurs habitants avait été la condition de l’attribution de ce statut. On va maintenant voir comment, dans la situation postcoloniale africaine, les conséquences de la structure centre/périphérie se sont diffractées en une multitude de statuts et de micro-régimes de souveraineté. Sans remettre en cause une dépendance économique qui perdure vis-à-vis du Nord, cette pluralité montre le caractère ambigu, disparate et différencié des effets du retrait d’une domination politique directe au profit de ce que Mbembe nommait, dans De la Postcolonie, un « gouvernement privé indirect ».
De nombreux pays africains ont eu à subir ce que, depuis mars 1980, la Banque mondiale (BM) qualifie de programmes d’« ajustement structurel ». Ces politiques économiques, imposées par la BM et le Fonds monétaire international (FMI) comme condition à l’octroi d’aides et de prêts aux nations demandeuses, impliquent l’application de changements drastiques à la structure même des États. Tels qu’ils furent conçus dans les années 1970 pour être appliqués dans des pays comme la Jamaïque, ces programmes prévoyaient de dévaluer la monnaie pour privilégier l’exportation, de prévenir toute hausse des salaires pour éviter une demande trop importante de biens importés, de réduire l’intervention de l’État dans l’économie, de liquider le secteur public pour favoriser le privé (et, partant, d’abandonner les quelques bribes d’État-providence existantes) et, enfin, de diminuer la masse monétaire ainsi que d’augmenter les taux d’intérêt[18]. Dans le contexte africain s’y ajoutent des exigences de réformes politiques, telles que la fin des partis nationaux uniques ainsi que les avait notamment théorisés le président tanzanien Julius Nyerere.
Ces réformes économiques et politiques, assimilées à une démocratisation, furent d’emblée parées de tous les mérites moraux par les gouvernements chargés de les mettre en œuvre, associées à une liberté enfin conquise et à l’avènement d’une nouvelle éthique[19]. Mais elles acquièrent rapidement une fonction perverse : les institutions supranationales disposent alors, en effet, d’une autorité qui sape la souveraineté des États en leur imposant leurs conditions ; mais ce sont les gouvernements élus qui sont comptables des conséquences de l’ajustement et blâmés par les citoyens quand survient une dégradation de l’économie nationale. Ils se voient donc tôt ou tard supplantés, à la faveur du jeune système électoral, par leurs anciens opposants qui, confrontés aux exigences du FMI et de la BM, n’ont d’autre choix que de poursuivre le travail de leurs prédécesseurs, quand bien même ils en dénonçaient naguère les effets désastreux.
Car si les politiques d’ajustement structurel finirent invariablement par déclencher le mécontentement des populations, c’est qu’elles connurent généralement des échecs spectaculaires. Plusieurs facteurs l’expliquent, mais un fait évident est qu’ainsi amputés et rendus insolvables, ces États rachitiques deviennent incapables d’assurer les compromis sociaux indispensables au passage à l’économie de marché voulu par les organismes financiers, et a fortiori d’assurer le seul maintien de l’ordre public. Pour le dire en deux mots : selon la théorie néolibérale, la dernière fonction dévolue à l’État est l’usage de la violence légitime – mais il se révèle incapable d’en faire valoir le monopole sur des pans entiers de son territoire. En outre, et contrairement à la doctrine du FMI, ce ne sont pas les États dits « stables » et « démocratiques » qui attirent le plus de capitaux étrangers, mais les États corrompus et déchirés par la guerre civile comme a pu l’être l’Angola entre 1975 et 2002[20]. C’est paradoxalement en transformant les pays en champ de bataille qu’on peut espérer attirer des capitaux, qui ne sont pas de nature à profiter aux populations. L’expliquer requiert de recourir à la notion de privatisation de l’exception.
N’en déplaise à Schmitt, certaines colonies africaines – c’est le cas de la Zambie – ne furent pas prises par des forces armées nationales, directement aux ordres d’un État souverain, mais par des entreprises multinationales (en l’espèce, la British South Africa Company) dotées d’armées à leurs ordres. Il y a une longue histoire de la souveraineté privée en Afrique (on peut penser à la possession en nom propre de l’État indépendant du Congo par le roi Léopold II de Belgique) qui peut contribuer à une meilleure compréhension de la situation présente. L’enclosure d’un territoire par quelque firme, sa protection au moyen d’armées privées[21], parfois flanquées de membres des forces de l’ordre nationales mises à leur disposition, est un mode de gouvernementalité qui complexifie l’alternative tranchée entre la loi et son exception. S’y avère en effet la forme hybride d’une privatisation, et donc d’une dispersion, de prérogatives traditionnellement étatiques. D’autant que de telles opérations sont, par exemple, imitées par certaines ONG de protection de la nature, qui n’hésitent pas à « désocialiser » des zones à protéger grâce à des mercenaires, quitte à occasionner des déplacements de populations démunies[22]. Mais plus volontiers que les parcs naturels, ce sont les zones d’extraction minérale qui se voient prises et soustraites à l’ordre juridique commun. On voit, dans ce modèle à l’angolaise, « non pas des États-nations développant les ressources nationales, mais des carrés enclavés, riches en ressources minérales, efficacement exploités par des firmes privées flexibles, dont la sécurité est assurée à la demande par des sociétés spécialisées, pendant que la clique des élites, nominalement détentrices de la souveraineté, certifient la légalité de l’entreprise et sa légitimité internationale en échange d’une part du gâteau »[23]. Ainsi, la sécurité n’est plus affaire de souveraineté nationale, mais de gestion privée de zones délimitées. Ce qui peut rebuter les grandes multinationales attire des sociétés de taille plus réduite qui agiront à leurs ordres en tant que prestataires de services. Ces terrains d’extraction minérale sont de véritables territoires d’exception privés : à la fois bien mieux intégrés à l’économie mondialisée que l’ensemble du territoire national et fortement déconnectés du reste de la société et de la vie locale – soit qu’il s’agisse d’extraction off-shore, soit qu’il s’agisse de zones transformées en forteresses avec l’aide de sociétés militaires privées.
Ce devenir moléculaire et ciblé des prises de terres marque une rupture avec l’accaparement de grands espaces caractéristique du colonialisme moderne, mais témoigne également d’une continuité. De même, les prises de vies se sont transformées mais n’ont pas disparu. Pour résumer la transformation de la fonction de l’État consécutive aux politiques d’ajustement structurel, les anthropologues Jean et John Comaroff en dégagent trois traits. Premièrement, l’avènement d’une citoyenneté de plus en plus conditionnelle, chacun étant désormais soumis au partage de l’autochtone et de l’étranger. Deuxièmement, des frontières soumises à un double-bind : à la fois ouvertes pour les capitaux et les individus dotés de passeports « puissants », émis par des pays occidentaux et permettant d’accéder sans visa à de nombreux territoires, et fermées aux migrants du Sud. Enfin, comme on l’a déjà dit, de nombreuses actions politiques et sociales dont déléguées à des acteurs privés[24].
La coupure entre les revenus de l’extraction et la société, comme la cession du monopole de la sécurité intérieure à des prestataires privés au champ d’action borné, ont contribué à l’apparition d’autres pouvoirs et d’autres modes de gouvernement des zones tenues pour improductives par les firmes transnationales. Elles sont ainsi ouvertes à la captation par des organisations criminelles. Ces mafias, comme y insistent Jean et John Comaroff, imitent la ritualité juridique, adoptent des simulacres de droit ou même de constitution et de citoyenneté : « ce dédoublement, cette coprésence de la loi et du désordre, a sa propre géographie, une géographie de souverainetés continues et enchevêtrées »[25]. Walter Benjamin avait analysé que, faisant perdre à l’État le monopole de la violence, le « grand » bandit pouvait incarner la menace d’une fondation d’un ordre juridique concurrent[26] de celui de l’État légitime. La privatisation de l’exception est annonciatrice d’une sorte d’extension de la concurrence au champ de la souveraineté. Ce n’est alors plus la naissance, comme dans le paradigme national, ni l’action politique et l’agir communicationnel, comme dans le paradigme d’une démocratie délibérative, qui déterminent la participation à une entité politique. Il s’agit d’évaluer, en fonction des besoins de son organisation, quels bénéfices sont à tirer d’un espace quasi souverain donné. Si l’Afrique fait figure de révélateur, il faut se garder de tenir le continent pour un ailleurs exotique. Une organisation telle que l’État islamique, au départ multinationale criminelle, a pour objectif déclaré de bâtir une souveraineté sur les ruines d’États fantômes en faillite, détruits par l’accumulation des guerres. Dès lors que toute monopolisation de la violence devient impossible, la concurrence des légitimités y supplée, réduisant la discrimination de la loi et de son exception à un quasi-effet de perspectives. Une allégeance, dès lors, ne saurait plus être le seul fait d’une autorité héritée (puisque les légitimités des héritages eux-mêmes sont mises en concurrence), mais seulement d’engagements en fonction de besoins et d’intérêts, d’idéologies et de croyances.
Conclusion : Par-delà la loi et son exception
Peut-être l’exemple africain invite-t-il la pensée politique à envisager la question de la souveraineté par-delà l’opposition de la loi et de l’exception. L’étrange « dépérissement » de l’État qu’a connu le continent dans la période postcoloniale a vu l’apparition d’une multiplicité de régimes enchevêtrés d’exposition à la mort, et de souverainetés dont la légitimité pouvait provenir des sources les plus diverses. Décréter a priori qu'elles sont les ordres légitimes tient de la gageure, car les critères d’évaluation dont nous disposons participent eux-mêmes d’un monde en train de s’effacer et ont ainsi perdu toute neutralité analytique, et même la notion, toujours tautologique, de « légitimisme » devient inopérante. Il semble nécessaire, face à cette impossibilité des approches normatives de la théorie politique, de réhabiliter la démarche critique, qui déploie ses critères d’évaluation depuis la finitude de la situation même. C’est l’une des leçons des œuvres de Mbembe et Barkat, qui semblent nous inviter à revisiter une notion marxiste, qui fonde l’approche de la Théorie critique : la notion d’intérêts. Comme l’écrivait Lukacs, « c’est, pour le prolétariat, un besoin vital, une question de vie ou de mort que d’atteindre à la vision la plus parfaitement claire de sa situation de classe » [27]. L’exception n’est pas à définir par rapport à la loi, mais par rapport au péril de la violence. On ne peut plus guère partir de la souveraineté pour identifier des régimes d’exposition à la mort : c’est le mouvement inverse qui est pertinent. Il faut réincarner la théorie politique, la replacer dans la continuité des intérêts des populations frappées de plein fouet par les violences exceptionnelles que peuvent abriter des ordres juridiques. La pensée politique doit redevenir critique, c’est-à-dire envisager le monde actuel à partir des questions de vie ou de mort qui le structurent.
[1] Earl Coneth-Morgan, Collective political violence, Londres et New-York, Routledge, 2004.
[2] Étienne Balibar et al., Sans-papiers : l’archaïsme fatal, Paris, La Découverte, 1999 ; Danièle Lochak, Face aux migrants : État de droit ou état de siège ?, Paris, Textuel, 2007.
[3] Hans Sluga, Politics and the search for the common good, Cambridge, Cambridge University Press, 2014, p. 7.
[4] Achille Mbembe, « Nécropolitique », in Raisons Politiques, n° 21, Paris, Presses de Sciences Po, 2006, p. 30 ; voir aussi : Michel Foucault, Il faut défendre la société. Cours au Collège de France (1976), Paris, Gallimard-Seuil, 1997.
[5] Elsa Dorlin, La Matrice de la race (2006), Paris, La Découverte, 2009, pp. 274-275.
[6] Achille Mbembe, De La Postcolonie, Paris, Karthala, 2000, pp. 46-47.
[7] Sidi Mohammed Barkat, Le Corps d’exception, Paris, Éditions Amsterdam, 2005, p. 72.
[8] Jean Améry, Par-delà le Crime et le Châtiment (1966), trad. Françoise Wuilmart, Arles, Actes Sud, 1995, p. 49.
[9] Hannah Arendt, L’Impérialisme (1951), trad. Martine Leiris et Hélène Frappat, Paris, Seuil, 2002, pp. 8-9.
[10] Giorgio Agamben, L’État d’exception, trad. Joël Gayraud, Paris, Seuil, 2003, p. 64.
[11] Jean-François Kervégan, Que Faire de Carl Schmitt ?, Paris, Gallimard, 2011, p. 33.
[12] Carl Schmitt, Théologie politique, trad. Jean-Louis Schlegel, Paris, Gallimard, 1988, p. 25.
[13] Dino Costantini, Mission civilisatrice. Le rôle de l’histoire coloniale dans la construction de l’identité politique française, trad. Juliette Ferdinand, Paris, La Découverte, 2008, p. 104.
[14] Carl Schmitt, Le Nomos de la terre (1950), trad. Lilyane Deroche-Gurcel, Paris, Presses Universitaires de France, 2012, p. 171.
[15] Ibid., p. 198.
[16] Ibid., p. 132.
[17] Carl Schmitt, « Prendre / partager / paître » (1953), La Guerre civile mondiale, trad. Céline Jouin, Paris, Ère, 2007, p. 63.
[18] Vijay Prashad, Les Nations obscures. Une histoire populaire du tiers monde (2007), trad. Marianne Champagne, Montréal, Écosociété, 2009, pp. 291-292.
[19] Jean Comaroff et John Comaroff, « Law and disorder in the postcolony : an introduction », in Jean Comaroff et John Comaroff (dir.), Law and disorder in the Postcolony, Chicago et Londres, Chicago University Press, 2006, p. 4.
[20] James Ferguson, Global Shadows. Africa in the Neoliberal World Order, Durham et Londres, Duke University Press, 2006, pp. 196-197.
[21] « Certaines sociétés privées interviennent ainsi de manière à peine voilée pour des entreprises de lobbying, d’extraction minière diamantifère ou pétrolière, dans des pays instables comme, dans les années 1990, la Sierra Leone, l’Angola ou la République démocratique du Congo (ex-Zaïre). Leur implication dans le jeu nébuleux et immoral de certaines multinationales contribue d’ailleurs au prolongement des conflits. » Pascal Le Pautremat, « Mercenariat et sociétés militaires privées : expressions divergentes de la privatisation des conflits ? », in Inflexions, n° 5, 2007, p. 144.
[22] James Ferguson, Global Shadows, op. cit., pp. 46-47.
[23] Ibid., p. 204, nous traduisons.
[24] Jean Comaroff et John Comaroff, Zombies et frontières à l’ère néolibérale, trad. Jérôme David, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2010, pp. 80-84.
[25] Jean Comaroff et John Comaroff, « Law and disorder in the postcolony : an introduction », art. cit., p. 34.
[26] Walter Benjamin, Critique de la violence (1921), trad. Nicole Casanova, Paris, Payot, 2012, p. 68.
[27] Georg Lukacs, Histoire et conscience de classe (1923), trad. Kostas Axelos et Jacqueline Bois, Paris, Minuit, 1960, p. 40.