La problématique du présent dossier et le périmètre de ses champs d’investigation ont été conçus et déterminés il y a plusieurs mois de cela, longtemps avant les attentats terroristes sanglants qui ont été perpétrés à Paris les 7 et 9 janvier 2015. La légitime condamnation unanime de ces actes qui constituent, sans doute, pour la France et l’Europe, une sorte d’équivalent traumatique du 11 septembre 2001 outre-Atlantique soulève cependant la question tout aussi légitime des conséquences directes, sur le plan de l’État de droit et des libertés fondamentales, des stratégies et des mesures à adopter face aux menaces bien réelles du terrorisme international. Bien que sous des tonalités différentes, la rhétorique qui semble prévaloir chez un grand nombre de responsables politiques et d’observateurs est désormais celle d’un « état de guerre » déclaré de facto. L’usage d’une telle notion, même sous des dehors métaphoriques, peut toutefois devenir une source d’inquiétudes dans la mesure où, consacrée et rigoureusement encadrée par des textes juridiques, cette notion d’« état de guerre » se trouve ouvertement associée à d’autres catégories juridico-politiques, comme celle d’« état d’exception » notamment, et par suite, des restrictions à l’exercice des libertés publiques que cette situation exceptionnelle implique. C’est là une des questions, chargée d’actualité, qui se situe précisément au cœur même de notre dossier.
Héritage antique, la démocratie n’a cessé d’être en débat depuis la Révolution française, enjeu privilégié des luttes partisanes et de discussions théoriques. Mais il est vrai aussi que l’accélération de l’histoire durant ces dernières décennies – construction européenne, crises des États-nations, institutionnalisation des souverainetés post-nationales, mondialisation économique, effondrement des régimes soviétiques, primat des marchés financiers, prolifération des conflits et des interventions militaires en périphérie et, dans leur sillage, irruption d’opérations et d’attentats terroristes à grande échelle, etc. – a créé un cadre inédit, radicalement nouveau, qui porte le débat sur le présent et l’avenir de la démocratie vers son point d’ébullition.
Sous le rapport des questionnements politiques et juridiques que vise à soulever le présent dossier, la période qui s’ouvre avec la Grande Guerre et qui se clôture avec la Seconde Guerre mondiale s’avère décisive. C’est dans ce contexte général en effet qu’ont fait irruption de nouveaux phénomènes dans la sphère politique (guerres mondiales, guerres civiles, révolutions, fascismes, national-socialisme, guerre des partisans, communisme, guerre froide, luttes de libération nationale, etc.) aussi bien que les tentatives, quasi simultanées, cherchant à les rendre intelligibles sur le plan conceptuel et théorique : nouveaux questionnements, notamment, sur le « statut » de concepts politiques et juridiques tels que ceux de souveraineté, d’État de droit, de légalité, de légitimité, de représentation, de parlementarisme, d’état d’exception, de dictature, d’État total, de totalitarisme, etc.
Certes, notre dossier n’a pas pour objectif de livrer un récapitulatif exhaustif de toutes ces discussions à la lumière des questions du présent. Son objectif est plus modeste, mais plus précis aussi. Parmi toutes ces interrogations, il y en a une, en effet, qui semble aujourd’hui émerger de façon à la fois significative et persistante : celle de l’« état d’exception ». Si dans les années 1920 et 1930 elle occupait déjà une place éminente dans les discussions politiques, nous sommes contraints de constater qu’elle revient de nos jours en force, tambour battant, au cœur même des grands questionnements qui travaillent la théorie politique ; en témoigne le nombre croissant de publications sur ce sujet depuis une quinzaine d’années. Tout donne à penser que l’« état d’exception » a acquis la puissance d’une catégorie politique à partir de laquelle sont appelés à être redéfinis et redistribués les statuts (épistémologiques) et les places (stratégiques) de la plupart des concepts classiques de la conceptualité politico-juridique.
Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 et des mesures exceptionnelles qui virent alors le jour (parmi lesquelles l’USA Patriot Act), le philosophe italien Giorgio Agamben fut l’un des premiers intellectuels à exhumer la notion d’« état d’exception », qu’il empruntait aux réflexions d’auteurs des années 1920 et 1930, cherchant à lui donner une pertinence actuelle. Dans son État d’exception, traitant de la situation des détenus sur la base navale de Guantanamo, il soutient que « la seule comparaison possible est la situation juridique des juifs dans les Lager nazis »[1]. Parce que le camp de concentration est interprété comme l’espace où règne l’état d’exception devenu la règle, celui-ci composerait « la matrice secrète, le nomos de l’espace politique dans lequel nous vivons encore »[2]. La généralisation et la banalisation des pratiques exceptionnelles témoigneraient de l’avènement d’un nouveau paradigme de gouvernement. Nos États démocratiques seraient ni plus ni moins tombés sous la coupe du règne infaillible de l’exception faisant désormais loi.
Agamben a forgé ce constat non seulement en partant des raisonnements de Carl Schmitt et de Walter Benjamin, qu’il confronte en vue de dégager les liens intrinsèques entre exception et pouvoir souverain, mais aussi en prolongeant l’hypothèse foucaldienne d’un nouveau mode spécifique d’exercice du pouvoir — ce que Michel Foucault a appelé la « biopolitique ». À partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, le pouvoir, nous dit Foucault, se serait modifié en prenant la vie (biologique) des hommes comme objet de son exercice ; celui-ci ne porterait plus sur un territoire, mais sur la vie et le vivant, qui deviennent alors un problème politique, un enjeu des stratégies politiques. Identifié par Foucault au milieu des années 1970, ce « biopouvoir » met en évidence un rapport inédit entre le pouvoir et la vie, engendrant des mécanismes de contrôle réputés spécifiquement modernes, qui échapperaient sensiblement aux théories classiques de la souveraineté (contractualistes ou territoriales)[3].
À vrai dire, l’idée selon laquelle nous connaîtrions aujourd’hui un « état d’exception permanent » est devenue un véritable lieu commun chez un grand nombre de penseurs et de philosophes du politique, quoique ceux-ci ne partagent pas nécessairement les conclusions de Giorgio Agamben (en particulier son assimilation de la réalité politique occidentale à celle de l’univers concentrationnaire nazi). Alain Brossat, par exemple, comprend la situation présente comme un état « de prolifération du régime de l’exception rampante »[4] qu’illustreraient les pratiques policières à la fois locales et mondiales. Partant de l’analyse de cette même prolifération, Jean-Claude Paye diagnostique pour sa part « la fin de l’État de droit » et le passage de l’état d’exception à la dictature[5]. Toni Negri, quant à lui, voit dans l’état d’exception généralisé le mode de gouvernance propre à l’Empire, c’est-à-dire de cette nouvelle forme de l’impérialisme fondée sur le marché globalisé. Dans Multitude, il affirme avec Michael Hardt que la guerre se serait, de nouveau, immiscée au sein de l’espace social. En conséquence : « L’état d’exception est devenu permanent et généralisé ; l’exception est devenue la règle, et elle étend son emprise tant sur les relations internationales que sur le territoire national »[6].
À l’époque de la République de Weimar, c’est un juriste conservateur, Carl Schmitt, sérieusement compromis avec le régime national-socialiste à partir de 1933 et dont l’antisémitisme n’a jamais fait défaut, qui donna à cette notion ses lettres de noblesse : « Est souverain celui qui décide de l’état d’exception »[7], écrit-il dans sa Théologie politique de 1922. En d’autres termes, pour Schmitt, la fonctionnalité de l’ordre juridique serait, en dernier ressort, garantie par la déclaration d’un état d’exception, par une décision du souverain, qui rendrait la norme de nouveau applicable à l’avenir du fait de la suspension de son efficacité. Dans le cas d’exception, l’État suspendrait le droit en vertu d’un droit d’autoconservation ; la décision souveraine aurait pour dessein de conserver le droit en le suspendant. S’il souhaite conserver le droit devant le cas critique qui en menace l’existence, l’État souverain n’aurait d’autre choix que de recourir à des mesures exceptionnelles – que d’instaurer une situation exceptionnelle durant laquelle « l’État subsiste tandis que le droit recule »[8]. La puissance étatique aurait donc pour mission de recréer les conditions d’existence de l’« État normal », ce qui présuppose l’identification de l’« ennemi intérieur » menaçant la situation de normalité[9]. Cette idée schmittienne de suspension du droit au nom du droit lui-même afin de neutraliser l’ennemi intérieur – sorte d’actualisation de l’antique « dictature commissariale » (dictature romaine) – a évidemment connu de funestes concrétisations durant les années 1930.
À la même époque, à l’autre bout de l’échiquier politique et partant du droit de grève constitutionnellement garanti, le philosophe Walter Benjamin n’a pas manqué de relever une « contradiction objective »[10] au cœur même de l’ordre juridique : ce dernier, tolérant la violence qu’implique l’exercice de ce droit (de grève), n’hésite pourtant pas à la réprimer par des mesures exceptionnelles dès lors que cette violence prend la forme d’une grève générale insurrectionnelle. Benjamin radicalisera cette référence à l’exception et au cas critique dans ses thèses Sur le concept d’histoire, texte posthume et hautement emblématique, rédigé à Paris peu avant son suicide fin septembre 1940. Pour lui : « S’effarer que les événements que nous vivons soient “encore” possibles au XXe siècle, c’est marquer un étonnement qui n’a rien de philosophique »[11]. L’expérience en cours du national-socialisme aurait démontré, selon lui, à la fois l’inanité du « progrès » comme « norme historique » et le divorce entre le pouvoir fondé sur la norme et l’exercice du pouvoir qui ne peut reposer que sur un « état d’exception » se donnant tous les attributs de la règle : « La tradition des opprimés nous enseigne que l’“état d’exception” dans lequel nous vivons est la règle. »[12] Aussi, pour Benjamin, « nous consoliderons […] notre position dans la lutte contre le fascisme » en luttant pour « instaurer le véritable état d’exception »[13].
De nos jours, ces deux auteurs (aux noms desquels il faut sans doute adjoindre celui de Foucault) sont souvent présentés comme des penseurs « visionnaires » ; leurs réflexions respectives auraient, entre autres, autorisé l’appréhension des tendances actuelles à la banalisation de l’exception, pathologie qu’aurait engendrée la démocratie libérale aujourd’hui en crise, que Schmitt et Benjamin, bien que partant de points de vue diamétralement opposés, avaient radicalement critiquée. Mais plus encore, le concept d’« exception », qu’ils contribuèrent tous deux à forger, loin de se réduire à un instrument capable de diagnostiquer les maux dont souffrirait la démocratie libérale, serait à même de dégager une voie de sortie de crise.
Ici, comme ailleurs cependant, ce sont toujours des contextes et des événements concrets qui nous obligent à réinterroger la place, la portée et l’efficacité des outils conceptuels dont nous disposons. Dans le cas qui nous préoccupe, il ne s’agit de rien de moins que de la « crise » (ou des crises), tout aussi profonde(s) qu’aiguë(s), dans laquelle (ou dans lesquelles) semble s’enfoncer, depuis les dernières décennies, le monde – et l’Europe en particulier. À titre d’exemple, nous pouvons relever les spécificités politiques qui caractérisent la crise des pays méditerranéens membres de l’Union européenne et de la zone euro (Grèce, Espagne, Italie et Portugal). Le « cas » grec semble constituer ici un paradigme révélateur : selon certains observateurs avisés, depuis le premier Mémorandum de 2010 imposé par la « Troïka » [Banque centrale européenne (BCE), Commission européenne et Fonds monétaire international (FMI)], toutes les mesures d’austérité ont été décidées dans le cadre de la déclaration, de facto, d’un « état d’exception permanent », voire d’un « état de guerre », qui autorise le contournement des contraintes constitutionnelles et des règles élémentaires du fonctionnement de la démocratie parlementaire.
Du Sud au Nord, le « cas » grec ne risque-t-il pas de se généraliser ? Nombre de signes de la crise actuelle ne démontreraient-ils pas que nous sommes au seuil d’une incompatibilité entre les principes de la démocratie délibérative et les principes d’une mondialisation économique centrée sur le primat des marchés financiers ? La « nouvelle gouvernance » qui fait la part belle aux experts, à la technocratie et à des exécutifs extra-parlementaires, ne risque-t-elle pas de faire valoir un nouvel ordre politique fondé sur un état d’exception généralisé ? Le flagrant déficit démocratique des organisations internationales et supranationales (BCE, Commission européenne, FMI, etc.), l’amputation d’éléments constitutifs des souverainetés nationales ainsi que l’autonomisation croissante des exécutifs vis-à-vis des procédures de la démocratie délibérative ne risquent-t-ils pas de produire, in fine, en s’accumulant, un nouveau type de régime politique qu’incarnerait l’oxymore d’une « démocratie sans démos » ? Quels sont les effets de ces processus sans doute en cours sur l’État de droit ?
La multiplication possible des déclinaisons de l’« exception » créerait un environnement politico-juridique opaque qui ne peut qu’inquiéter : les frontières entre « état de nécessité », « état d’urgence » et « état d’exception » sont susceptibles de s’avérer extraordinairement poreuses et d’une telle indétermination juridique que nombre d’abus et de dérives deviendraient possibles. Même si le législateur s’efforce d’encadrer juridiquement toutes ces mesures d’exception afin de protéger les libertés publiques et individuelles, n’encourt-on pas le risque d’intégrer du même geste ces limitations dans le droit, dans la norme, de sorte qu’ici aussi l’exception deviendrait la règle ? Mais, au fond, doit-on se demander, l’état d’exception représente-t-il un concept fécond à partir duquel il nous serait envisageable de penser une sortie de crise ? La place qu’il occupe dans les pensées politiques du XXIe siècle est-elle la conséquence d’une conceptualité politique désuète, devenue dysfonctionnelle ? Ou, au contraire, est-elle le symptôme d’une résurgence « réactionnaire » plus ou moins larvée, plus ou moins assumée ?
Les différentes contributions qui composent le présent dossier ne prétendent évidemment pas répondre à l’ensemble de ces questionnements on ne peut plus actuels. Elles participeront toutefois, pensons-nous, à éclairer utilement certains de leurs aspects saillants à la fois sur le plan des théories politiques et juridiques qui ont pour épicentre la question de l’état d’exception, et sur celui, pragmatique, de l’évaluation de ces théorisations confrontées aux expériences politiques en cours aux États-Unis, en Europe et dans l’espace colonial et postcolonial.
On l’a vu plus haut, Schmitt, Benjamin, Foucault et Agamben ont contribué à penser – chacun à sa manière – l’importance de l’exception relativement à l’exercice du pouvoir. Saisir au mieux l’actualité politique qui est la nôtre par le biais de l’état d’exception ne pouvait faire l’impasse sur une réévaluation et une mise en perspective critique de ces thèses ; elles nous donnent à penser, tout en posant un certain nombre de difficultés. Ces thèses seront discutées dans un premier ensemble d’articles, plus théoriques, qui permettront de recadrer et de spécifier les enjeux philosophiques et intellectuels que charrie la période de crise (et des crises) que notre monde traverse.
Nicolas Bertrand nous propose, à partir de ses recherches sur les réglementations internes des camps de concentration nazis, une critique serrée des thèses de Giorgio Agamben, selon lesquelles l’institution des camps serait le résultat ultime de l’expansion de l’état d’exception devenu, de la sorte, la « loi » même (ou le nomos) de l’espace politique dans lequel nous vivons aujourd’hui encore. Norman Ajari élargit le champ géopolitique de notre questionnement à partir des réflexions de politologues et philosophes africains qui s’efforcent de penser dans toute son étendue l’état d’exception au sein de l’espace colonial et postcolonial, en confrontant de façon critique les thèses de Giorgio Agamben, de Carl Schmitt et de Michel Foucault – les « prises de terre » du projet colonialiste présupposeraient en fait la « prise des vies » des populations autochtones, racialement qualifiées d’inférieures, de non civilisées, de barbares.
Louis Carré revient, quant à lui, sur l’emprunt que fait le même Agamben au thème foucaldien de la « biopolitique » ainsi que sur l’hypothèse selon laquelle une forme d’exception y serait en jeu. Il soutient que nous aurions là affaire à deux régimes d’exception distincts, à deux manières différentes d’envisager les liens entre le biopouvoir et l’état d’exception. Mais toutes deux, la « biopolitique souveraine » (Agamben) et la « biopolitique gouvernementale » (Foucault), posent à leur façon de réels défis à nos démocraties libérales contemporaines, parmi lesquels cette menace diagnostiquée par Foucault « d’un État où les fonctions de gouvernement seraient hypertrophiées jusqu’à la gestion quotidienne des individus »[14].
Un second ensemble de contributions se confronte très directement à nos réalités actuelles, à des cas singuliers et concrets (réalités nationales et européenne), décelant et mettant en question sur le plan empirique cette logique de généralisation de l’exception. Nos démocraties et nos États de droit sont-ils en train de dériver vers des régimes d’exception ? Que nous disent les spécialistes (juristes, historiens et sociologues) de ces réalités tangibles ?
Partant des textes juridiques promulgués à la suite des attentats du 11 septembre 2001, Jean-Claude Paye observe que la transformation de l’ordre juridique aux États-Unis révèle un changement de régime politique, à savoir la fin de l’État de droit et le passage à une forme d’organisation qui concentre tous les pouvoirs aux mains du seul exécutif. S’opère ainsi un clivage dans l’exercice de la puissance étatique, de sorte que le législatif ne puisse pas exercer de contrôle sur les actes de l’exécutif. La séparation des pouvoirs, telle que formulée par le président Obama, devient synonyme d’absence de surveillance de l’action présidentielle.
La contribution de François Saint-Bonnet, intitulée « État d’exception et djihadisme », actualise de façon éclairante la problématique générale du dossier. Selon son analyse du cas français (auquel l’auteur ne réduit pas non plus sa réflexion), la réaction contre le terrorisme djihadiste ne peut aucunement être l’état d’exception, et la réponse pénale ne saurait non plus suffire. Ne craignant pas la mort, le djihadiste représente un défi pour le droit moderne qui considère la crainte de la mort comme fondamentale. Par là même, le djihadisme est aussi un challenge pour la modernité politique, auquel on ne peut répondre qu’en redonnant un contenu substantiel à la concitoyenneté.
Antonio Ruggeri cherche à savoir, pour sa part, si la situation italienne peut aujourd’hui être regardée comme une exception permanente. Il souligne combien il est difficile de répondre à cette inquiétante question, en particulier lorsqu’on considère le caractère problématique de la distinction opérée entre la fonction de garantie (Cours constitutionnelles, Cours et Conventions de protection des droits fondamentaux) et la fonction d’orientation politique (fonctions exécutives et législatives). Cette indistinction contribuerait ainsi à produire un mélange inextricable entre des éléments propres à l’état d’exception et propres à l’État de droit ; mélange dont l’équilibre interne serait d’autant plus délicat et incertain que les contraintes et pressions économico-financières s’affirmeraient sous la forme d’un dilemme majeur, celui de la survie, du salut de l’État et de la nation. L’auteur démontre à quel point, en Italie, le fonctionnement activiste des organes de garantie, faisant l’impasse sur la question de savoir qui gardera les « gardiens », relève partiellement du paradigme d’état d’exception.
L’article d’Akritas Kaïdatzis nous ramène également à l’actualité la plus brûlante, en traitant de la situation grecque telle qu’elle existe aujourd’hui même, sous le concept d’état d’exception. Ici, comme pour le cas italien, l’approche est essentiellement juridique et politique ; elle se rapporte, en grande partie tout au moins, à la façon dont la question de l’état d’exception s’articule à la gestion de la crise économique et financière qui taraude la Grèce depuis 2010. L’analyse proposée montre tout autant la complexité de la situation que la nécessité d’apporter des nuances dans l’évaluation des processus juridico-politiques quant aux rapports qu’entretiennent État de droit, état d’exception et démocratie. Tout donne à penser que, dans ces deux cas, Italie et Grèce, les contraintes et pressions économiques, qui découlent notamment de la crise financière et de la dette souveraine frappant le sud méditerranéen, finissent par créer une situation d’« extrême nécessité » qui affecte de façon déterminante aussi bien la sphère politique (État de droit et fonctionnement des institutions démocratiques) que la sphère juridique (organes de garantie des libertés fondamentales).
Enfin, compte tenu du rôle décisif que jouent aujourd’hui les structures et les institutions supranationales, et singulièrement les institutions de l’Union européenne et les Traités qui lui confèrent sa physionomie actuelle, nous avons jugé utile de solliciter le philosophe Jean-Marc Ferry en vue d’un entretien qu’il nous a gentiment accordé. Nous connaissons le vif intérêt du Pr. Ferry pour les aspects philosophiques et politiques de l’unification européenne en tant que projet de société et pour l’avenir du vivre-ensemble dans les conditions nouvelles qui accompagnent la mondialisation. Les questions ne manquent pas à cet égard. De quelle manière et sous quelles conditions le projet européen nous oblige-t-il à repenser à nouveaux frais les catégories classiques de la philosophie politique et juridique telles que la souveraineté, l’État de droit, la démocratie, la légitimité, la légalité, l’exception, etc. ? Comment penser l’écart inquiétant entre les intentions et les idéaux programmatiques de l’unification européenne et les réalités de leur mise en œuvre, souvent jugées bien décevantes ? Comment combler le « déficit démocratique », parfois criant, des institutions supranationales, européennes en particulier ? L’hégémonie des marchés financiers est-elle compatible avec l’exercice et les procédures de la démocratie délibérative ? Nombre de questions abordées par les différents contributeurs du dossier sont reprises et repensées dans le cadre de ce riche entretien conclusif, qui vient synthétiser une bonne part des préoccupations de ce dossier.
À l’origine, ce dossier comprenait douze articles, difficiles à faire tenir dans les limites habituelles de la revue. Pour des impératifs de format, deux contributions ont été publiées dans la rubrique Varia des numéros suivants. Nous les avons rajoutées à cette version numérique.
[1] Giorgio Agamben, État d’exception, Paris, Seuil, 2002, p. 13.
[2] Giorgio Agamben, Moyens sans fins. Notes sur la politique, Paris, Payot & Rivages, 2002, p. 47.
[3] Michel Foucault a développé l’idée d’un « biopouvoir » en particulier dans le premier tome de l’Histoire de la sexualité (La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976) et dans Il faut défendre la société. Cours au Collège de France (1976), Paris, Gallimard-Seuil, 1997.
[4] Alain Brossat, Tous Coupat tous coupables, Paris, Nouvelles Éditions Lignes, 2009, p. 19.
[5] Jean-Claude Paye, La fin de l’État de droit. La lutte antiterroriste, de l’état d’exception à la dictature, Paris, La Dispute, 2004.
[6] Michael Hardt, Antonio Negri, Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, Paris, La Découverte, 2004, p. 20. Les auteurs soulignent.
[7] Carl Schmitt, Théologie politique. Quatre chapitres sur la théorie de la souveraineté, dans Théologie politique, Paris, Gallimard, « Nrf », 1988, p. 15.
[8] Ibid., p. 22.
[9] Schmitt écrit : « Cette tâche nécessaire de pacification intra-étatique peut également amener l’État, lorsque la situation est critique, et tant qu’il subsiste comme unité politique, à définir de son propre chef l’ennemi du dedans, l’ennemi public » (La Notion de politique, Paris, Flammarion, 2009).
[10] Walter Benjamin, « Critique de la violence », dans Œuvres i, Paris, Gallimard, 2000, p. 217.
[11] « Sur le concept d’histoire », dans Œuvres iii, Paris, Gallimard, 2000, p. 433. Ce texte a été publié pour la première fois en 1942, après la disparition de Benjamin, par l’Institut de recherches sociales de Los Angeles.
[12] Ibid., p. 433.
[13] Ibid.
[14] Michel Foucault, « Va-t-on extrader Klaus Croissant ? », dans Dits et écrits (1976-1988), Paris, Gallimard, 2001, p. 362.