N°5 / La démocratie à l’épreuve de l’« état d’exception »

Le camp, institution symbolique de l’état d’exception ?

Critique de la « structure juridico-politique » du camp proposée par Giorgio Agamben

Nicolas Bertrand

Résumé

Sur la base de recherches récentes menées sur l’encadrement normatif de la détention concentrationnaire, l’article discute l’analyse spéculative du camp proposée par Giorgio Agamben.

1. Contrairement à ce que soutient Agamben, le camp a un fonctionnement interne régi par le droit normal. Son régime disciplinaire est ainsi fortement inspiré par le droit normal militaire et carcéral. Dans le domaine du travail forcé, le droit normal s’applique même parfois directement aux détenus.

2. Le camp n’est donc pas un espace où règne l’exception, dans lequel la vie nue du détenu est opprimée sans médiation. Au contraire, c’est l’application quotidienne d’un encadrement normatif précis qui caractérise l’enfer concentrationnaire.

Cela explique en partie pourquoi les différents acteurs, croyant leurs actes fondés et justifiés par cet encadrement normatif d’allure pseudo-juridique, participèrent au fonctionnement des camps.

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L’analyse agambienne du camp de concentration n’a pas qu’un simple intérêt historique. Agamben fait de l’étude du camp un élément clé de la compréhension de notre présent, le camp étant selon lui « comme la matrice cachée, le nomos de l’espace politique dans lequel nous vivons encore »[1]. Agamben déduit ainsi de la « structure juridico-politique » du camp les caractéristiques de l’état d’exception en germe dans nos sociétés. Il situe le début du processus qui mènera plus tard aux camps de concentration au moment où les modernes introduisent dans la sphère du politique ce qu’il appelle la « vie nue » (ou zoé), c’est-à-dire la simple vie biologique. En d’autres termes, ils politisent la « vie nue » jusqu’alors restée hors du champ du politique. Les droits de l’homme proclamés dans la tradition des Lumières s’appliquent ainsi directement aux hommes en tant que simples êtres vivants et non, comme dans la constitution américaine, aux citoyens en tant que sujets d’un système juridique particulier. Les déclarations de droits des modernes choisissent ainsi de s’adresser à l’individu pris dans un état de nature (« la vie nue »), sans qu’il soit intégré dans une société particulière. Elles « représentent la figure originelle de l’inscription de la vie naturelle dans l’ordre juridico-politique de l’État-nation »[2]. La « vie nue » est intégrée dans la sphère du politique des modernes uniquement pour y être « politisée », c’est-à-dire qu’elle doit y être détruite ou « tuée » pour devenir politique. Son inclusion dans la politique a pour immédiate conséquence son exclusion (ou politisation).

Or, Agamben définit précisément l’état d’exception comme l’état « dans lequel la vie nue [est] à la fois exclue et capturée par l’ordre juridico-politique »[3]. L’état d’exception est ainsi réalisé quand un souverain décide qu’une situation de fait (des troubles par exemple) justifie une mesure juridique (la mise en place de l’état d’exception). Cette situation de fait est intégrée au système juridique au moment même où elle se transforme en droit. Pareille à la « vie nue », elle est intégrée à la polis pour y être immédiatement « tuée ». Agamben relie le fondement moderne de notre système légal, c’est-à-dire l’intégration de la « vie nue » au politique, et sa conception de l’état d’exception. Il en déduit qu’un accroissement de la « vie nue » dans le politique signifie de fait l’extension de l’état d’exception : « Quand ses frontières s’estompent, la vie nue qui y habitait se libère dans la cité et devient à la fois le sujet et l’objet de l’ordre politique et de ses conflits, le lieu unique aussi bien de l’organisation du pouvoir étatique que de l’émancipation à son égard »[4]. Le camp, résultat de l’expansion de la « vie nue », n’est donc que le prolongement d’un phénomène fondant notre propre système politique. Pour Agamben, le camp, cet « hybride de droit et de fait, dans lequel ces deux termes sont devenus indiscernables »[5], est ainsi déjà partout en germe dans notre système démocratique moderne.

Quand Agamben répond à la question : « Qu’est-ce qu’un camp, quelle est sa structure juridico-politique pour que de tels événements aient pu y trouver leur lieu ? »[6], son approche est avant tout spéculative et fondée sur très peu de sources historiques. Dans un esprit de dialogue interdisciplinaire, nous confronterons les résultats de nos recherches[7] sur le régime de détention en vigueur dans les camps de concentration avec deux éléments essentiels de son analyse du camp développée dans Homo sacer I : les rapports entre le droit normal et le camp, ainsi que la question de la médiation entre les détenus et l’autorité.

Le camp, une institution d’exception régie par des règles issues du droit normal

Suivant une perspective centrée sur la seule naissance des camps de concentration nationaux-socialistes dont le fondement serait l’état d’exception proclamé le 28 février 1933[8], Agamben en déduit que les camps n’ont rien à voir avec le droit normal. Or, les liens entre droit normal et régime de détention concentrationnaire apparaissent évidents.

La naissance des camps

Quels sont les camps dont Agamben analyse la structure juridico-politique ? On déduit de ses développements sur la naissance des camps de concentration nationaux-socialistes au printemps 1933 qu’il s’agit des camps de concentration, c’est-à-dire les camps dont le seul critère de définition est organique : leur rattachement progressif à l’inspection des camps de concentration, puis à partir de mars 1942 au service « Amtsgruppe D - Konzentrationslager ». Il n’est donc pas question de ce que Raul Hilberg dénomme les « centres de mises à mort »[9], c’est-à-dire Kulmhof (ou Chelmno), Belzec, Sobibor et Treblinka. De même, les camps de concentration d’Auschwitz et Maïdanek, les deux seuls camps dans lesquels l’extermination massive dans les chambres à gaz eut également lieu, sont traités avec les autres camps de concentration.

Agamben soutient que « les camps naissent non pas du droit ordinaire […] mais de l’état d’exception et de la loi martiale »[10]. À ce titre, il rappelle avec raison que l’un des fondements juridiques de l’internement dans les camps de concentration nazis était un mécanisme de l’état de siège ou de l’état d’exception, la Schutzhaft, et non le droit commun[11]. À côté de la peine de Schutzhaft ordonnée par la Gestapo, il faudrait ajouter que la police criminelle (Kriminalpolizei) pouvait également interner un individu dans un camp de concentration sur le fondement de la Vorbeugungshaft[12], littéralement : peine préventive, mécanisme reposant lui aussi sur la suspension de la liberté personnelle (article 114 de la constitution de Weimar) par le décret du 28 février 1933.

Après avoir justement relevé que les nazis, en prenant ce décret d’état d’exception, « ne firent […] que suivre une pratique consolidée par les gouvernements précédents »[13], Agamben croit pourtant déceler dans le décret du 28 février 1933 une « nouveauté importante » car le décret, bien que fondé sur l’article 48 al. 2 de la constitution de Weimar, « ne comportait nulle part l’expression Ausnahmezustand (état d’exception) »[14], ce qui contribue à ce que « l’état d’exception cesse ainsi d’être ramené à une situation extérieure et provisoire du danger réel et tend à se confondre avec la norme même »[15]. N’étant plus nommée explicitement, l’exception cesse ainsi de l’être et régit la situation normale. L’absence de mention du terme état d’exception dans le décret du 28 février 1933 n’est aucunement une nouveauté. Ce décret est à quelques détails près[16] la copie du décret du 20 juillet 1932 proclamant l’état d’exception dans la région de Berlin et du Brandebourg[17]. Or, ce décret de 1932 ne mentionne pas non plus le terme état d’exception mais, exactement comme le décret du 28 février 1933, la suspension des droits fondamentaux bis auf Weiteres (jusqu’à nouvel ordre). Dans le cas du décret du 28 février 1933, cette mention bis auf Weiteres signifiera : jusqu’à la chute du régime nazi.

Toujours concernant la naissance des camps au sein de l’état d’exception, Agamben cite le chef de la Gestapo affirmant qu’« il n’existe aucun ordre ni aucune instruction pour l’origine des camps : ils n’ont pas été institués, mais un jour ils ont été là »[18]. Or, la lecture du passage du livre de Drobisch et Wieland[19] contenant cette citation conduit à en réduire la portée. Cette phrase de Diels est citée par les auteurs pour illustrer la création des tout premiers camps apparus immédiatement après le décret du 28 février 1933. Dénommés « camps sauvages » (wilde Lager) par la littérature historique allemande, ces premiers camps sont spontanément créés par des militants nationaux-socialistes particulièrement zélés en vue d’y interner des opposants au régime dans des granges, usines désaffectées ou tout autre local vacant. Dans ces lieux de détention improvisés et éphémères, les SA en particulier laissent libre cours à leur brutalité arbitraire. Ces « camps sauvages » sont assez vite remplacés par des camps placés sous une autorité centrale. Le 4 juillet 1934, Eicke devient le premier inspecteur des camps de concentration (Inspektor der Konzentrationslager). Dès la fin de la même année, il est placé sous l’autorité hiérarchique directe de Himmler et reçoit la mission de fermer la multitude de petits camps qui s’étaient créés pour les remplacer par des structures plus grandes et organisées selon le modèle du camp de concentration de Dachau. La naissance spontanée de certains camps, suite au décret du 28 février 1933, rend compte d’un phénomène limité (quelques mois) auquel le régime met fin rapidement pour leur substituer des camps créés officiellement. Comme le rappelle d’ailleurs Himmler avec détermination en décembre 1939, « les camps de concentration ne peuvent pas être érigés sans [son] autorisation »[20]. Bien que leur naissance intervienne dans le cadre de l’état d’exception, les camps ont quand même besoin d’un fondement dans l’encadrement normatif nazi en vigueur. La procédure d’autorisation de la création d’un camp est d’ailleurs complexe et le deviendra encore davantage quand sera pris en compte l’intérêt économique du futur camp.

L’analyse d’Agamben s’arrête finalement à la porte d’entrée du camp, dans la mesure où ne sont considérés que la naissance de l’institution et l’ordre d’interner un détenu sur le fondement de la Schutzhaft (et Vorbeugungshaft), laquelle n’organise pas la détention en tant que telle. Les procédures appliquées au sein du camp, c’est-à-dire en premier lieu son régime de détention, restent hors de son champ de recherche.

Le droit normal au sein du camp

Selon Agamben, le projet de création du camp de Dachau « fut immédiatement confié aux SS et, à travers la Schutzhaft, placé en dehors des règles du droit pénal et du droit carcéral, avec lesquels il n’eut jamais rien à voir ni à l’époque ni par la suite »[21]. Agamben explique également que les camps ne naissent pas « d’une transformation et d’un développement du droit carcéral »[22]. Or, si on considère les règles s’appliquant dans le camp, les liens avec le droit normal sont nombreux. Conformément au principe de validité des règles au sein de l’encadrement normatif nazi, notons bien entendu qu’une règle issue du droit normal n’est valide au sein du camp que si elle est conforme à la volonté du Führer, indépendamment donc de son ancienne validité formelle au sein du droit normal.

Dans le camp s’appliquent parfois directement des règles de droit normal destinées à organiser de manière rationnelle le travail forcé des détenus. Un document du camp de Buchenwald consacré au régime des travailleurs de force, ainsi que plusieurs procédures appliquées au sein du camp de Flossenbürg, se réfèrent expressément à un texte de droit commun : le règlement du 16 septembre 1939, publié au journal officiel du droit allemand[23]. Comme son intitulé l’indique, ce « Règlement pour l’octroi de compléments alimentaires spéciaux aux travailleurs de force et de très grande force, aux femmes enceintes et allaitantes, aux personnes malades et impotentes »[24] n’avait pas a priori vocation à s’appliquer aux internés concentrationnaires mais à la population du Reich. Selon le paragraphe 1, les bénéficiaires de cette ration perçoivent davantage de graisse, de viande, de pain et de farine. Le paragraphe 2 prévoit deux qualifications de travailleur de force : soit le travailleur « doit fournir constamment un travail physique difficile »[25], soit « il doit fournir un travail physique d’intensité moyenne dans des conditions de travail aggravantes »[26]. Dans ce second cas, quelques exemples sont donnés : ainsi, le travail par grosse chaleur, générant beaucoup de poussière, pour lequel un masque respiratoire est nécessaire ou au cours duquel le travailleur est sous l’effet de substances nocives, peut être qualifié de « travail de force ». Le travailleur de « grande force » est un travailleur cumulant les deux qualifications utilisées pour définir le travailleur de force.

Dans les archives du camp de Buchenwald, un document intitulé « Directives pour la sélection des détenus ayant droit à un complément alimentaire »[27] reprend fidèlement le texte du paragraphe 2 du règlement de 1939. Une longue liste, par branches, des différents métiers indique en outre à quels métiers la qualification des travailleurs de force doit être accordée. Toutefois, « pour les détenus en camps de concentration, il n’y a pas de distinction entre les travailleurs de force et de grande force »[28]. Si la catégorie des travailleurs de grande force semble avoir disparu dans les camps, une nouvelle catégorie est parfois évoquée dans les archives des camps : le travailleur de demi-force (Halbschwer-arbeiter).

Le droit normal militaire et carcéral ne s’applique pas directement au sein du camp mais a clairement inspiré les règles disciplinaires concentrationnaires. Le règlement disciplinaire du camp de Ravensbrück[29] connaît trois types de peines[30] : les peines administratives, les peines d’arrêts et les châtiments corporels.

Les peines administratives sont les suivantes :

« a) Avertissement avec menace de punition,

b) Corvée durant le temps libre sous la surveillance d’une garde,

c) Interdiction d’écrire ou de recevoir des lettres personnelles,

d) Privation du repas de midi ou du soir avec maintien de la pleine activité,

e) Affectation au Block disciplinaire,

f) Couchage à même le sol dans une cellule après la journée de travail »[31].

Les peines d’arrêts comprennent trois niveaux : de « moyen » (I) à « de rigueur » (III) en passant par « renforcé » (II)[32]. Enfin, les châtiments corporels consistent en des peines de cinq, dix, quinze, vingt ou vingt-cinq coups de bâton.

On retrouve le même vocabulaire et le même triptyque (vexations diverses, peines d’arrêts et châtiments corporels) dans le « Règlement disciplinaire pour la marine impériale du 1er novembre 1902 »[33] dans sa version en vigueur en 1911.

Les mousses, personnel le plus bas dans la hiérarchie de la marine, peuvent être condamnés aux peines disciplinaires suivantes :

« 1. Blâme public [...] et affichage du nom du blâmé au maximum durant trois jours,

2. Repas pris à l’écart – jusqu’à huit jours,

3. Exercices disciplinaires, enseignement disciplinaire et service de garde supplémentaire jusqu’à quatre heures, mais pas plus d’une heure par jour,

4. Ligoté derrière une paroi de telle manière que le condamné puisse se tenir debout mais ne puisse ni s’asseoir, ni s’allonger, ceci toutefois au maximum une heure par jour et pas plus de trois jours consécutifs […],

4a. Révocation du grade de service des sous-officiers mousses [...],

5. Peines d’arrêts [...]. Arrêts moyens jusqu’à cinq jours. Arrêts de rigueur jusqu’à trois jours […],

7. Châtiments corporels jusqu’à dix coups [...] »[34].

Un texte plus ancien confirme cette impression selon laquelle les peines concentrationnaires sont une radicalisation du droit normal militaire. Selon le paragraphe 5 C du règlement relatif à la répression disciplinaire dans l’armée prussienne du 21 octobre 1841, dans sa version publiée en 1845[35], les soldats de première classe et les simples soldats (Gefreite und Gemeine) peuvent être condamnés à des exercices (1. a), à un service de garde supplémentaire (1. b), à des corvées (1. c), au port d’une tenue particulière (1. d), à diverses confiscations temporaires de la jouissance de la solde (1. e) ou à une peine d’arrêts simples, moyens ou de rigueur. Le paragraphe 5 D ajoute que « les simples soldats de deuxième classe peuvent également être condamnés disciplinairement et subir [...] des châtiments corporels jusqu’à 30 coups et jusqu’à 40 s’ils se trouvent dans les sections disciplinaires ou les compagnies de travail »[36]. Enfin, le paragraphe 6 envisage comme peine le ligotage à un arbre ou à un mur de telle manière que le soldat ne puisse ni s’asseoir ni s’allonger.

Vexations, trois niveaux d’arrêts, châtiments corporels : les peines disciplinaires de l’armée prussienne du milieu du XIXe siècle présentent de grandes similitudes avec les peines concentrationnaires. D’ailleurs, cette parenté avec le droit disciplinaire normal est utilisée par le régime nazi pour montrer que le camp de concentration est finalement une institution carcérale comme une autre. En janvier 1937, lors d’une formation destinée à la Wehrmacht[37], Himmler justifie explicitement l’emploi de la peine des châtiments corporels dans les camps de concentration par sa reprise du règlement intérieur de certains établissements pénitentiaires de 1914-1918. À propos des détenus, il dit : « Si l’un d’entre eux est insolent ou oppose de la résistance, certains s’y essaient de temps à autre, il est interné en cellule d’isolement, mis aux arrêts dans l’obscurité au pain et à l’eau, ou – je vous prie ici de ne pas vous effrayer, j’ai pris le vieux règlement des établissements pénitentiaires [Zuchthaus] prussiens des années 1914-1918 – il peut recevoir 25 coups dans les cas sérieux »[38].

À la lecture de ces quelques exemples, les règles concentrationnaires ne semblent être qu’une aggravation des régimes militaires et carcéraux, et donc une simple aggravation du droit pris « en temps normal ».

Enfin, le régime concentrationnaire met en œuvre des mécanismes juridiques empruntés au droit du travail. Quand, en 1943, les administrations concentrationnaires centrales décident de mettre en place un système de primes de rendement pour les détenus les plus « méritants », ils empruntent au droit normal le terme et la méthode d’évaluation du rendement. L’évaluation d’un groupe s’effectue en comparant le nombre de pièces réellement produites dans un temps imparti avec un objectif chiffré fixé à l’avance. Si le travail est terminé avant cette limite, chaque détenu du groupe est récompensé par une prime au montant proportionnel au temps gagné. Ce système du Gruppenakkord est directement inspiré du droit du travail allemand, comme le suggère une thèse en droit du travail publiée en 1938[39]. L’auteur y développe notamment (pp. 46-48) les spécificités de ce système de bonifications du rendement quand il est appliqué à un groupe de travailleurs participant à la production d’une même pièce. Ce système s’appelle alors « Gruppen- oder Kolonnenakkord ».

La médiation de l’ordre concentrationnaire

Agamben écrit à propos des détenus : « Dans la mesure où ses habitants ont été dépouillés de tout statut politique et réduits intégralement à la vie nue, le camp est aussi l’espace biopolitique le plus absolu qui ait jamais été réalisé, où le pouvoir n’a plus en face de lui que la pure vie, sans aucune médiation »[40]. Nos recherches font plutôt apparaître une médiation omniprésente entre les détenus et l’autorité SS.

Modalité de l’exercice de l’autorité sur les détenus

Sans nul doute, comme le soutient Agamben, les garanties et droits subjectifs existant dans le droit normal sont suspendus au sein du camp. Cependant, la réglementation très précise encadrant l’action des SS sur les détenus présente les traits d’une médiation entre le détenu et l’autorité.

Ainsi, la répression des détenus se fait par le truchement d’une procédure disciplinaire. Dès la commission de l’infraction, la rédaction d’un rapport d’incident (Strafmeldung) doit se substituer à la punition arbitraire et spontanée infligée par le SS ou le responsable détenu témoin de cette infraction. Ce rapport d’incident indique les circonstances de l’infraction et est transmis par son auteur à son supérieur hiérarchique. Le règlement de Ravensbrück règle précisément cette procédure. « La garde désignée chef d’un commando de travail est responsable de l’ordre et de la discipline de sa colonne de travail. Elle signale par écrit les infractions au Schutzhaftlagerführer [commandant adjoint responsable du camp des détenus] »[41]. Les gardes ne sont pas les seuls destinataires de cette obligation de signalement écrit des infractions disciplinaires commises par les détenus. De manière générale, « les atteintes de détenus contre le règlement du camp doivent à chaque fois être signalées par écrit par l’intermédiaire du chef de service compétent au directeur du camp »[42]. La formulation employée insiste sur le caractère obligatoire et automatique du signalement écrit des infractions : « À chaque fois » [jeweils] qu’il constate une infraction, le SS a l’obligation de transmettre un rapport d’incident écrit.

Dans Les Jours de notre mort, David Rousset raconte comment un détenu, qui travaille à l’extérieur de l’enceinte du camp durant la journée, peut faire l’objet d’un rapport. Tout commence quand un garde SS surprend une conversation entre détenus durant laquelle David Rousset parle de l’évasion. Le SS le menace de faire un rapport :

« – Vous avez dit que les évasions c’était très bien, me dit-il. Je vous ai entendu. Je ferai un rapport.

Je le regardai. Il avait enfin trouvé ce qu’il cherchait depuis si longtemps. La question demeurait de savoir s’il irait jusqu’au bout. […] Il s’approcha du Kommandoführer et lui raconta sa fable. […] S’il faisait un rapport au Blockführer, j’étais assuré de recevoir une correction exemplaire et peut-être pis. Personne ne pouvait dire où s’arrêterait une pareille accusation et je savais que je ne disposais d’aucun moyen de défense »[43].

David Rousset indique même la procédure habituelle selon laquelle le SS compétent pour le kommando de travail faisait son rapport au retour du kommando dans le camp :

« Le Kommando s’arrêta devant la porte du camp. Nous allions être comptés. Le Kommandoführer s’avança vers la petite fenêtre derrière laquelle se tenait le Blockführer pour lui présenter l’équipe dont il avait la charge. […] C’était le moment. Il donnait le nom du Kommando et le chiffre des hommes qui le composaient. Nous allions défiler lentement au pas devant le Blockführer. Puis, le dernier passé à la tête droite, les mains allongées sur le pantalon, le Kommandoführer avertirait qu’il avait un rapport à faire. Toni lancerait l’ordre de rester en rang, immobile. Emil [le kapo] attendrait, un peu inquiet. Puis, au bout d’un moment, on m’appellerait et tout recommencerait. Les premiers rangs passèrent. L’Idiot resta sur la route avec les autres sentinelles, qui prirent le chemin de leurs baraques en bas de la colline. Je le vis hésiter à les suivre, jeter un coup d’œil au Kommandoführer, s’attarder près de la porte. Le Blockführer nous comptait lentement, ses petits yeux froids inquisiteurs. J’étais au dernier rang. Le Kommandoführer salua et sortit. Il n’avait rien dit. C’est alors seulement que l’Idiot se décida à descendre la route »[44].

Dans le domaine du travail, les procédures relatives aux primes de rendement opèrent également une médiation entre l’autorité SS chargée du travail et le détenu. Ainsi, dans un texte édicté le 5 juillet 1944 par le camp de concentration de Herzogenbusch, l’interdiction de faire des cadeaux aux détenus est expressément liée au système des primes : « Il est interdit de faire des cadeaux aux détenus sous forme de cigarettes, ou autres objets. Si le but est de distinguer un détenu en raison de ses rendements spécialement élevés, alors des primes de rendement peuvent être payées »[45]. La médiation de la procédure d’attribution des primes de rendement évite les témoignages spontanés et directs de reconnaissance de la part du personnel.

Inutile de préciser que cette médiation au moyen de procédures et de dizaines de formulaires employés quotidiennement dans les camps n’est pas destinée à protéger le détenu ni à lui conférer des droits subjectifs. Les motifs de cette médiation n’ont jamais aucun rapport avec le détenu : les autorités SS insistent pour que soit respectée la procédure du rapport d’incident, non pas pour protéger le détenu qui sera battu de toute manière, mais pour protéger la dignité du SS qui ne doit pas se laisser aller à des comportements non contrôlés[46]. De même, l’encadrement du travail forcé n’a d’autres motifs que la mise au travail optimale des détenus pour les besoins de l’économie de guerre.

Le camp n’est donc pas un espace où règne l’exception, dans lequel la vie du détenu est mise à nue pour être opprimée sans médiation. Au contraire, c’est l’application quotidienne d’un encadrement normatif précis qui caractérise l’enfer concentrationnaire.

Le détenu réduit à un corps

La médiation de l’ordre concentrationnaire s’adresse à des détenus réduits à la vie nue. Un courrier adressé aux commandants des camps de concentration le 26 octobre 1943, par Oswald Pohl, chef de l’économie de la SS (SS-WVHA), illustre ces dispositions opérant une médiation entre l’autorité SS et des détenus considérés comme des corps.

Il explique ainsi aux commandants des camps : « Ce n’est pas par fausse sensiblerie [sic !] mais parce que nous avons besoin d’eux avec leurs bras et jambes, et parce qu’ils doivent contribuer à ce que le peuple allemand [das deutsche Volk] remporte une grande victoire, que nous devons nous occuper du bien-être des détenus »[47]. Pour ce faire, il propose des mesures : « Je fixe un premier objectif : seuls 10 % des détenus doivent être en arrêt de travail pour maladie. Cet objectif doit être atteint grâce au travail en commun de tous les responsables.

Pour cela, est nécessaire :

1) une alimentation correcte et appropriée,

2) un habillement correct et approprié,

3) l’exploitation de tous les moyens naturels pour être en bonne santé,

4) éviter tous les efforts inutiles et pas directement nécessaires pour le rendement,

5) les primes de rendement »[48].

Ces cinq points sont détaillés dans cinq pages de mesures extrêmement précises comme « mettre environ 10 % de pommes de terre crues et râpées dans la nourriture ». Le motif pratique des dispositions relatives au travail est strictement économique : tout doit être fait pour que le détenu produise pour le Volk. Toutes ces mesures sont destinées, pour reprendre les termes de Pohl, aux bras et jambes des détenus, c’est-à-dire aux parties de leur corps utiles à la production.

Conclusion

L’approche agambienne centrée sur la naissance du camp au sein de l’état d’exception ne permet pas de saisir la structure juridico-politique du camp dans son ensemble. C’est selon nous à l’intérieur du camp qu’il convient de « chercher par quelles procédures juridiques et par quels dispositifs politiques des êtres humains ont pu être si totalement privés de leurs droits et de leurs prérogatives, au point que tout acte commis à leur encontre a cessé d’apparaître délictueux »[49]. Un encadrement normatif appliqué au sein du camp et souvent emprunté au droit normal a permis que tout devienne possible. Son application pouvait faire croire aux différents acteurs que le camp fonctionnait finalement de manière rationnelle et juridique, comme n’importe quelle institution normale. En cela, de par sa finalité, l’encadrement normatif rendait tout possible, à commencer par la mise en esclavage de centaines de milliers d’êtres humains. Les multiples dispositions en vigueur donnaient l’impression que les détenus travaillaient dans une entreprise, dans laquelle les plus méritants étaient d’ailleurs gratifiés par des primes de rendement calculées de la même manière que dans le droit normal du travail. L’existence de fortes discriminations entre les détenus n’atténuait pas la finalité du régime de détention : les mesures discriminatoires privilégiant une hiérarchie de détenus conféraient l’impression d’un système rationnel dans lequel les plus débrouillards ou méritants pouvaient s’en sortir. Les différents acteurs, y compris détenus, pouvaient ainsi penser que si les simples détenus mouraient de faim, c’était finalement un peu de leur fait. Il leur suffirait de travailler mieux, d’atteindre des positions dans la hiérarchie des détenus pour pouvoir manger à leur faim. C’est en fait grâce aux dispositions discriminatoires – telles que l’autorisation faite à une hiérarchie de détenus de fréquenter le bordel – que le camp pouvait apparaître comme une institution au fonctionnement rationnel dans laquelle une chance de s’élever semble être laissée aux détenus qui le veulent bien.

De même, la mort, la bastonnade, la privation de nourriture, toutes ces peines devenaient possibles grâce à la médiation d’une procédure disciplinaire ressemblant au droit normal. La condamnation était prise à l’issue d’une procédure d’apparence juridique et apparaissait de ce fait comme justifiée : infraction, rapport d’incident, instruction, condamnation, exécution de la condamnation. D’autant plus que, comme pour la récompense du mérite au travail, la procédure disciplinaire concentrationnaire se fondait finalement sur un principe encore accepté de tous : l’auteur d’une infraction (ou d’une faute) mérite une punition.

 


[1] Giorgio Agamben, Homo sacer I : le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, 1997, p. 179.

[2] Ibid., p. 138.

[3] Ibid., p. 17.

[4] Ibid.

[5] Ibid., p. 183. En italique dans le texte original.

[6] Ibid., p. 179.

[7] Concernant le régime de détention concentrationnaire en général, cf. Nicolas Bertrand, L’Enfer réglementé. Le régime de détention dans les camps de concentration, Perrin, 2015. Cet ouvrage est le texte remanié d’une thèse en droit en cotutelle soutenue le 5 juillet 2011 à la faculté de droit de l’université Humboldt de Berlin (directeurs : Olivier Camy et Gerhard Werle).

[8] Reichsgesetzblatt I, p. 83.

[9] Raul Hilberg, La Destruction des juifs d’Europe, t. 3, Gallimard, 2006, pp. 1 595-1 657.

[10] Giorgio Agamben, op. cit., p. 180.

[11] Ibid.

[12] Sur le régime applicable à cette peine, cf. Gerhard Werle, Justiz-Strafrecht und polizeiliche Verbrechensbekämpfung im Dritten Reich, Walter de Gruyter, 1989, p. 499 sq.

[13] Ibid., p. 181.

[14] Ibid.

[15] Ibid. En italique dans le texte original.

[16] Gerhard Werle, op. cit., p. 69.

[17] Verordnung des Reichspräsidenten, betreffend die Wiederherstellung der öffentlichen Sicherheit und Ordnung in Groß-Berlin und Provinz Brandenburg vom 20. Juli 1932, Reichsgesetzblatt I, p. 377-378.

[18] Giorgio Agamben, op. cit., p. 182.

[19] Klaus Drobisch, Günther Wieland, System der NS-Konzentrationslager 1933-1939, Akademie Verlag, 1993, p. 30.

[20] Bundesarchiv (abrégé par BArch) NS 19 / 1919 Bl. 5. Différents arrêtés ordonnant la création d’un nouveau camp le confirment. Concernant le camp de Varsovie créé le 11 juin 1943 (BArch NS 3 / 426 Bl. 105) ; le camp de Riga (BArch NS 3 / 426 Bl. 46) ; le camp Stutthof (BArch R 58 / 1027 Bl. 238) ; le camp de Lublin (BArch R 58 / 1027 Bl. 290) ; les camps Kauen et Vaivara (BArch R 58 / 1027 Bl. 313) ; le projet de Himmler de transformer le camp de transit de Sobibor (Durchgangslager) en camp de concentration le
5 juillet 1943 (BArch NS 19 / 1571).

[21] Giorgio Agamben, op. cit., p. 182.

[22] Ibid., p. 180.

[23] Reichsgesetzblatt I, p. 1 825.

[24] Ibid.

[25] Ibid.

[26] Ibid.

[27] Richtlinien für die Auswahl der Zulageberechtigten, BArch NS 4 BU 209.

[28] Ibid.

[29] Sur la validité des dispositions disciplinaires du règlement de Ravensbrück dans l’ensemble des camps de concentration, cf. Nicolas Bertrand, op. cit., p. 103 sq.

[30] La peine de mort étant traitée par d’autres textes, cf. ibid., p. 191 sq.

[31] Règlement intérieur du camp de concentration de Ravensbrück, Dienstvorschrift für das Fr. K.Z.-Ravensbrück (Lagerordnung), BArch Film Nr. 41304., p. 42.

[32] Ibid.

[33] Fritz Fielitz, Kommentar zur Disziplinar-Strafordnung und zur Beschwerde-Ordnung für die kaiserliche Marine, Ernst Siegfried Mittler und Sohn, 1911.

[34] Paragraphe 45, Fritz Fielitz, op. cit., p. 90-91. Les mousses sont la seule catégorie pour laquelle ce règlement prévoit des châtiments corporels.

[35] Verordnung über die Disziplinar-Bestrafung in der Armee, de Dato Sanssouci, den 21. Oktober 1841, Decker, 1845.

[36] Ibid., p. 5.

[37] L’intégralité du discours de Himmler, prononcé lors d’une formation de la Wehrmacht (Nationalpolitischer Lehrgang der Wehrmacht) organisée du 15 au 23 janvier 1937, se trouve dans le document PS-1992 (A), Der Prozess gegen die Hauptkriegsverbrecher vor dem Internationalen Militärgerichtshof, vol. XXIX, 1948, pp. 206-234.

[38] Ibid., p. 221.

[39] Heinz-Adolph Hönnecke, Der Akkord im Arbeitsrecht, Berhard Sporn Verlag, 1938.

[40] Giorgio Agamben, op. cit., p. 184.

[41] Règlement intérieur du camp de concentration de Ravensbrück, op. cit., p. 22.

[42] Ibid., p. 7.

[43] David Rousset, Les Jours de notre mort, Éditions du Pavois, 1947, pp. 399-400.

[44] Ibid., pp. 400-401.

[45] BArch NS 4 HE 2 Bl. 2.

[46] BArch NS 31 / 372, Bl. 70.

[47] BArch NS 3 / 386 Bl. 102.

[48] Ibid.

[49] Giorgio Agamben, op. cit., p. 184.

 

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