N°4 / Fin des camps. Libérations des déportés

La Suisse et les déportées, 1945-1947 : accueil, témoignage, prise de conscience

Éric Monnier, Brigitte Exchaquet-Monnier

Résumé

De l’été 1945 au printemps 1947, quelque 500 anciennes déportées, la plupart résistantes mais aussi juives, sont venues en convalescence en Suisse à l’initiative de Geneviève de Gaulle. Dans le prolongement du livre qu’ils ont consacré à cette page peu connue de l’après-déportation, les auteurs s’interrogent sur la prise de conscience de la déportation en Suisse, par le biais des témoins et de la presse, sur le témoignage et/ou le silence des déportées, sur l’héritage du traumatisme…

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Un mois après l’arrivée des 27000[1] à Ravensbrück, soit en mars 1944, une rumeur, selon laquelle les déportées allaient bientôt être dirigées vers la frontière suisse pour y être échangées contre des prisonniers allemands malades, circule dans le camp. Ce rêve dont elles se bercent, cet espoir insensé, sert au moins à alimenter « notre farouche volonté de vivre (…) notre imagination [qui] nous entraînait dans un pays planté de sapins, semé de grands lacs calmes et bleus », comme l’écrira presque deux ans plus tard Anne Fernier, 27399, dans le mensuel féminin suisse Annabelle[2], sous le titre « La frontière suisse ». Las, comme elle en témoigne aussi, plusieurs centaines de déportées moururent au Revier en rêvant à cette inaccessible frontière, tandis que d’autres partaient vers divers Kommandos (dont Holleischen pour Anne), où « le mirage recula, s’évanouit dans les brumes germaniques ». Pourtant ce rêve avait quelque chose de prémonitoire.

Dans la soirée du 9 avril 1945 en effet, les 300 premières femmes libérées de Ravensbrück arrivent à Kreuzlingen (sur la rive helvétique du lac de Constance), en échange de 500 internées civiles allemandes. Ces premières revenantes, qui ne font d’ailleurs que traverser la Suisse le lendemain, en direction d’Annemasse, ignorent, à ce moment-là, que le petit groupe de femmes qui leur distribue quelques menus objets de première nécessité sur les quais de gare est déjà en train de préparer des lieux d’accueil en Suisse pour les déportées, à l’instigation de Marika Delmas ; celle-ci est bientôt relayée – ô combien – par Geneviève de Gaulle, laquelle arrive elle aussi en Suisse le 22 avril, rejoignant son père Xavier, consul de France à Genève. Dès juillet 1945, les séjours de convalescence s’organisent, coordonnés depuis le 4 de la rue Guynemer à Paris par l’ADIR (qui prend le relais de l’Amicale des prisonnières de la Résistance) avec l’aide de son Comité d’aide en Suisse, lequel a son siège à Lausanne. Et c’est dans un train qui précisément amène un groupe d’anciennes déportées (dont Anne Fernier) en Suisse, à l’automne 1945, qu’une de ses camarades lui dira : « Tu vois, on l’a quand même eue la frontière suisse… » Au total, elles seront un peu moins de 500 à bénéficier de cet accueil.

Cette page d’histoire franco-suisse de l’après-déportation, dans laquelle Geneviève de Gaulle joue un rôle essentiel, reste peu connue[3]. L’accueil de ces déportées a été organisé dans neuf maisons (sises à Crassier, Nyon, Château-d’Oex, le Mont-sur-Lausanne, Villars-sur-Ollon, Les Avants-sur-Montreux, Fribourg, Grandchamp[4], Montana), et son financement assuré par les multiples conférences de Geneviève de Gaulle, des collectes et une contribution du Don suisse[5]. Les parcours détaillés (Résistance, déportation, convalescence) d’une douzaine d’anciennes déportées sont aujourd’hui retracés au travers de leurs témoignages recueillis directement auprès d’elles ou, pour deux d’entre elles, par le biais de leur fille. Il s’agit de : Gisèle Guillemot, Manou Kellerer-Bernit, Françoise Robin-Zavadil, Denise Pons-Morin, Henriette Trachta-Docquier, Suzanne Orts-Pic, Marie-Claire Jacob-Huerre, Noëlla Rouget-Peaudeau, Anise Postel-Vinay-Girard, Yvonne Curvale-Calvayrac, Paule de Schoulepnikoff-Gouber et Ida Grinspan-Fensterzab, toutes résistantes à l’exception de cette dernière.

D’autres figures peuvent être évoquées, comme France Audoul (qui donne aussi des conférences en projetant ses dessins), Violette Lecoq(une des autres grandes illustratrices de Ravensbrück), Thérèse Rigaud (sans doute l’une des dernières à avoir vu Missak Manouchian vivant à la fin février 1944) et surtout Charlotte Delbo, laquelle publie dans la presse suisse des nouvelles[6] qui deviendront, vingt ans plus tard, des chapitres de son œuvre littéraire majeure sur la déportation[7]. Et si ce sont principalement des déportées par mesure de répression qui sont ainsi accueillies, un certain nombre de déportées par mesure de persécution bénéficieront aussi de ces structures d’accueil : Ida Grinspan (déjà mentionnée), Léa Feldblum, présentée comme « éducatrice d’enfants » dans une archive retrouvée au cours de nos recherches et qui est en fait la seule survivante de la rafle d’Izieu et Simone Jacob, plus connue sous le nom de Simone Veil. Cette dernière, venue à Nyon en été 1945 (grâce à sa sœur Denise Vernay), va garder un souvenir très noir de son séjour au bord du lac Léman. En effet, écrira-t-elle en 2007 dans son autobiographie, « Du début jusqu’à la fin, ce séjour en Suisse demeure […] un bien désagréable souvenir. »[8]

Les retours de déportation : des différences significatives

Au-delà de la personne même de Simone Veil et des maladresses (attitudes et paroles moralisantes) qui ont pu être commises, l’appréciation de la future ministre nous paraît, en filigrane, significative des différences réservées aux retours des déportées juives et résistantes. Si toutes les revenantes se sont heurtées à l’incompréhension face à ce qu’elles avaient vécu là-bas, si nombre ont éprouvé de grandes difficultés à retrouver une vie à peu près normale, si beaucoup se sont longtemps tues, il y a bel et bien une hiérarchie parmi les déportées, entre celles qui avaient été résistantes et donc des héroïnes (même si elles étaient peut-être considérées comme moins héroïques que les résistants hommes) et celles qui avaient été déportées parce qu’elles étaient juives… ou tsiganes. Ainsi, dans le remarquable film de Virginie Linhart Après les camps, la vie[9], Simone Veil témoigne en ces termes : « On est donc rentrées trois filles dont une[10], personne ne savait qu’elle était juive, sauf de ses très très bonnes amies au camp, et ma sœur aînée et moi. L’intérêt qu’on portait à ma sœur résistante était beaucoup plus important. Ma sœur a été invitée à plusieurs reprises pour faire des conférences. Elle racontait la Résistance aussi, ce n’était pas seulement le camp ce dont elle parlait et à cette époque-là, c’était plus facile que de parler du camp. Nous n’étions pas entendues, ça n’existait pas ! » Dans le livre[11] qu’il consacre à Simone Veil, Maurice Szafran écrit qu’elle n’était « pas prête à accepter ce tri entre “bons” et “mauvais” déportés » et elle lui dit avoir « vécu tout cela comme une humiliation permanente ». De son côté, Marceline Loridan-Ivens, déportée à l’âge de 15 ans à Auschwitz, écrit : « Le vrai déporté, c’était le résistant. Le Juif était une victime civile, rien du tout. Nous n’étions même pas considérés comme des prisonniers politiques. »[12] Or, c’est précisément aux côtés de déportées issues de la Résistance que Simone Veil se retrouve, en été 1945, à la Villa-du-Port de Nyon, ressentant peut-être inconsciemment cette différence, celle d’avoir été déportée du seul fait d’être juive. De deux ans sa cadette, Ida Grinspan-Fensterzab choisira pour sa part de s’identifier à ces résistantes qu’elle rencontre (à Crassier, Montana et au Mont-sur-Lausanne) en portant fièrement une croix de Lorraine, comme elle en témoigne dans son livre J’ai pas pleuré[13]. Mais, comme l’écrit Edouard Lynch, « Les déportés formaient une toute petite minorité face à la masse des prisonniers de guerre. Tout le monde connaissait de près ou de loin un prisonnier de guerre. Ce qui n’était pas le cas pour les déportés politiques. Quant aux déportés raciaux, infiniment peu nombreux[14], leur retour est passé presque totalement inaperçu. »[15] On ajoutera que plusieurs témoins, tous déportés juifs, interrogés dans le film de Virginie Linhart, disent la même réalité : il a fallu du temps pour que leurs souffrances soient reconnues au même titre que les autres – ne serait-ce que sur le plan matériel, les pensions perçues par les Juifs au titre de la déportation ayant été inexistantes jusqu’en 1955, puis longtemps inférieures à celles des résistants. Selon Marceline Loridan-Ivens, ce n’est qu’en « 1972 que Pompidou a instauré la parité des pensions entre Juifs et résistants »[16].

On notera toutefois que s’est ensuite produit un changement de paradigme dans la perception des déportations par le grand public, sans doute grâce à une meilleure connaissance de la Shoah. Toujours est-il que lorsque nous avons commencé notre recherche, à chaque fois que nous parlions de déportées, nos interlocuteurs/trices traduisaient automatiquement Juives. Nous devions alors préciser que notre travail portait principalement sur des déportées résistantes. Aujourd’hui, ce sont les déportées issues de la Résistance qui se sentent parfois oubliées, consternées de constater que certaines personnes disent ignorer que des résistantes ont été déportées. Est-il utile de préciser que nous ne voulons aucunement opposer les mémoires des unes ou des autres, qui doivent toutes être absolument préservées?

La presse suisse et les déportées

Dès la libération des camps, au printemps 1945, la presse suisse commence à rendre compte de la déportation[17], certains journalistes se rendant même dans quelques-uns de ceux-ci. Mais lorsque des convois rapatriant des déportées transitent par la Suisse, les journalistes sont tenus – comme la population du reste – à l’écart de ceux-ci, sous des prétextes sanitaires ; ils ne peuvent rencontrer les pauvres voyageuses de ces trains et se bornent donc à en signaler les passages. Peu à peu, la censure des médias par la division Presse et radio s’allège, à compter du 30 mai 1945, avant d’être levée le 18 juin.

La presse helvétique ouvre parallèlement ses colonnes aux ancien(ne)s déporté(e)s séjournant en Suisse ou simplement de passage. Nous avons déjà évoqué Anne Fernier et Charlotte Delbo, mais il y en a d’autres : le Journal de Genève du 18 juin 1945 publie, sous le titre « Un médecin au camp de Dora », le substantiel et édifiant témoignage du Dr Louis Girard. Un chapeau précise qu’il « a été interné au camp de Buchenwald depuis le 27 septembre 1943, puis transféré au camp de Dora au début de 1944. Il fut nommé médecin de l’hôpital du camp. Son fils a été déporté à Buchenwald, une de ses filles à Ravensbrück et sa fille cadette tuée par la Gestapo aux environs de Paris en août 1944 »[18]. Il y détaille les conditions de (sur)vie des déportés, mettant l’accent sur le fait que la plupart des 8500 hommes recensés dans le registre des décès de ce camp souterrain étaient morts d’épuisement. Pierre-Louis Berthaud (1899-1956), journaliste bordelais en poste à Vichy pendant la guerre, par ailleurs membre du réseau Mithridate et déporté à Dachau le 18 juin 1944, signe dans la Tribune de Lausanne (dont il était le correspondant) des 21 et 25 juin 1945 un important papier sous le titre « Retour de Dachau ». Dans la Voix ouvrière[19] du 25 octobre 1945 paraît également un long article, « Ravensbrück : “Pont des corbeaux », signé « B. George matricule 27889 »[20] ; l’auteure, qui y est restée, comme Verfügbar, jusqu’au 22 avril 1945, donne un terrible descriptif du camp (même si le bilan qu’elle dresse de seulement 80 survivantes de son convoi est heureusement erroné, puisque qu’elles sont 77 % à être rentrées). Parmi d’autres articles, ces écrits de témoins directs contribuent à la prise de conscience de la déportation par la population suisse.

Les séjours de convalescence des déportées, à partir de l’été 1945, vont permettre à la presse d’aller à la rencontre de celles-ci et de rapporter leurs témoignages. On notera que ce sont, à quelques exceptions près dont André Marcel, surtout des journalistes femmes, telles Colette Muret, Simone Hauert, Hélène Cingria ou Alice Rivaz, qui vont s’intéresser aux déportées, et ce souvent dans des mensuels ou des hebdomadaires féminins (Annabelle, la Semaine de la femme…) ou dans les pages féminines des quotidiens, entre la mode et les recettes de cuisine.

Un premier élément ressort de ces articles, soit la reconnaissance envers ces femmes qui se sont battues, alors que la Suisse a été épargnée par la guerre : ainsi le Messager paroissial du Pays-d’Enhaut salue l’arrivée à Château-d’Oex de « 25 Françaises déportées pour avoir voulu défendre leur pays » et ajoute : « Leur présence nous permettra de mieux saisir ce que signifie par contraste cette conclusion si rapide : “On a échappé”. »[21] Simone Hauert écrit pour sa part dans Annabelle : « Nous autres, Suissesses, nous n’oublierons pas que les déportées nous ont sauvées, qu’elles ont élevé un barrage afin de nous garder nos libertés »[22], alors qu’au moment où les dernières déportées de Montana regagnent la France, Colette Muret conclut son compte-rendu dans la Gazette de Lausanne du 24 mars 1947 en ces termes : « Ce que la Suisse a pu leur donner est si minime en regard de ce que leur héroïsme nous a épargné. »

Mais ce qui revient beaucoup, c’est la problématique entre les besoins contradictoires d’oublier ET de témoigner. L’oubli, Hélène Cingria, qui rencontre les anciennes déportées séjournant à Crassier et Nyon en septembre 1945, l’évoque en ces termes : « N’y a-t-il pas quelque impudeur […] à interviewer des êtres qui ne demandent qu’à oublier leurs atroces malheurs ? »[23] Dans Le Confédéré[24] du 12 octobre 1945, André Marcel écrit quant à lui : « À présent les voilà définitivement à l’abri de leurs bourreaux, comme on les comprend de ne plus guère y songer pour mieux s’adapter à un bonheur possible ! L’oubli définitif ne viendra pas, mais à la longue un brouillard enveloppera ces images de détresse et de mort. » Même opinion chez Antoinette Vy, dans la Feuille d’avis de Lausanne du 14 décembre 1945 : « Ces rescapées des camps d’extermination sont venues chercher santé, repos. L’on voudrait que ce soit l’oubli aussi qu’elles trouvent dans la grande campagne paisible… » Mais elle ajoute : « Et puis soudain besoin de raconter, besoin de dire ce qu’on a sur le cœur. Alors on écoute, le cœur étreint d’angoisse, ces récits toujours semblables et toujours différents. » Et elles évoquent Ravensbrück ou Bergen-Belsen, la faim encore et toujours, la dysenterie, la mort omniprésente, les marches épuisantes…

En mai 1945, un médecin suisse, le Dr Jean-Michel Junod (1916-2010) participe à l’évacuation de certains camps (en particulier ceux autour de Mauthausen) et va publier plusieurs articles dans L’Impartial de La Chaux-de-Fonds, ou dans la Gazette de Lausanne. Dans ce dernier quotidien, en date du 26 juin 1945, sous le titre « Le silence est-il d’or ? » (précédé de l’avant-titre « Choses vues dans les camps de mort »), il décrit un gigantesque incendie : « C’étaient les vieilles baraques du camp d’extermination de Gusen, auxquelles les Américains avaient mis le feu, après en avoir évacué les habitants. Mesures d’hygiène… Des flammes géantes déchiraient le pied de la colonne de fumée. Ces flammes mangeaient le bois maudit et j’avais l’impression que tous les souvenirs des atrocités commises dans ce camp disparaissaient dans le ciel, avec la fumée. Je me demandais alors si c’était un bienfait, ou si c’était dommage. Le monde doit-il effacer au plus tôt de sa mémoire ce cauchemar nauséabond, ou doit-il au contraire en perpétuer le souvenir ? La réponse paraît facile : oublier, c’est un peu pardonner, or les auteurs de ces atrocités ne méritent pas de pardon ; se souvenir, c’est veiller, c’est prévenir des récidives, c’est en surveiller les auteurs éventuels, ainsi que toute la nation qui n’a pas hésité à laisser faire, à soutenir des spécialistes du crime collectif. Oublier, c’est oublier les morts qui ont droit au souvenir, c’est refuser aux futures victimes une assurance pour l’avenir. […] Oublier “pour avoir la paix”, c’est laisser revenir la guerre. […] Or chez nous, en Suisse, on entend souvent des gens qui ne sont pas de cet avis. Les uns qui ne veulent pas croire parce qu’ils ont conservé une certaine sympathie pour les régimes totalitaires. Les autres ne veulent pas savoir, parce qu’ils ne supportent pas de savoir que ces horreurs existent, parce qu’elles leur retournent le cœur. […] Pourtant, lorsque l’on considère la publicité qui est faite aux camps de concentration, on peut se demander s’il n’est pas malsain d’offrir des photographies atroces dans des journaux de famille, à un public trop étendu. Des enfants et des femmes pourraient être vivement ébranlés, etc. C’est évident, mais il est impossible d’éviter cet écueil. La nausée et les cauchemars s’effaceront, mais le souvenir demeurera, l’avertissement subsistera, qui pourra éviter le retour des régimes brutaux et la complicité active ou passive des pays voisins. » Junod déplore quand même le sensationnalisme de certains films et le fait que ceux-ci rapportent beaucoup d’argent à leurs auteurs sans que ces « “bénéfices de guerre” » ne soient « versés aux œuvres en faveur des victimes des camps… – comme l’a fait, par exemple, Mlle Geneviève de Gaulle ». Puis il ajoute : « Les populations des localités allemandes voisines des camps ont été obligées, par les Alliés, à de sinistres pèlerinages, comme punition d’être demeurées passives. Mais le monde entier est demeuré passif, beaucoup trop longtemps. Donc personne, nulle part, n’a le droit de ne pas savoir. Le silence n’est pas d’or. » L’auteur conclut que quand bien même « aucun récit, aucun moyen de reproduction, images, films, etc., ne pourrait donner une idée suffisante de l’enfer dans lequel [les déportés] avaient vécu », il est essentiel de « rassembler le plus possible de témoignages de leurs martyres, afin que le monde n’oublie pas »[25].

On voit donc les journalistes, et le public derrière ceux-ci, pris entre la nécessité, supposée d’ailleurs, pour les déportées d’oublier les horreurs vécues et le besoin de savoir, ou de ne pas savoir ! Tout de même, ce besoin de savoir fait que l’on se presse aux très nombreuses conférences que les journaux annoncent et dont ils rendent compte, de Geneviève de Gaulle, mais aussi de France Audoul, laquelle étaie ses mots par ses dessins, réalisés à Ravensbrück (qu’elle a pu miraculeusement rapporter), projetés à l’épidiascope. La Tribune de Lausanne du 15 mars 1946 en parle en ces termes : « La voix de celle qui en réchappa, après quelles souffrances, évoque le martyre de tant de ses compagnes connues ou inconnues, tandis que sur l’écran, le crayon accuse les bourreaux, retrace des scènes d’enfer, fait revivre en quelques traits incisifs des visages, des corps de femmes dont la plupart succombèrent au froid, à la faim, aux sévices barbares. » Montrer, comme le dit encore l’article, la « géhenne effroyable » des camps, tel est bien le premier objectif de France Audoul, mais elle veut aussi, poursuit le journal, « lutter contre la campagne d’oubli qui se déchaîne contre ceux qui ont payé de leur personne à l’heure du danger », car les déportées ne peuvent « accepter, et on le comprend sans peine, que le sacrifice qu’elles ont fait à l’humanité soit rendu inutile par l’indifférence si prompte à venir sitôt la tourmente passée ». Et le journaliste d’ajouter : « On ne doit pas oublier, il est urgent de se souvenir constamment, car le danger subsiste. » On mesure là que les conseils qu’on distille aux rescapées des camps de tirer un trait sur ce qu’elles ont vécu, dans le but avoué de leur permettre d’aller de l’avant, cachent des raisons moins avouables, les prémices du négationnisme, mais que très tôt aussi certaines personnes ont conscience qu’occulter les atrocités nazies ne peut que favoriser le retour de tels régimes, car contre le ventre encore fécond le témoignage des victimes est indispensable.

Le silence des femmes

Il est intéressant de souligner que c’est lorsque les négationnistes ont sérieusement sévi dans les années 1980, y compris en Suisse, qu’un certain nombre de femmes ont commencé à témoigner. On citera ici l’exemple de Noëlla Rouget-Peaudau[26], née à Saumur en 1919, résistante à Angers et déportée à Ravensbrück sous le matricule 27240. Pendant sa convalescence à Château-d’Oex, elle rencontrera son futur mari, André Rouget, et vivra désormais à Genève. Longtemps elle s’est tue sur sa déportation jusqu’à ce qu’une enseignante lausannoise, Mariette Paschoud (par ailleurs juge suppléante au sein de la justice militaire helvétique !), nie publiquement, au côté d’Henri Roques, l’existence des chambres à gaz. Noëlla lui adresse alors une admirable lettre ouverte par le biais de la Gazette de Lausanne du 20 août 1986, qui se termine pas ces mots : « J’ai le pénible sentiment que par vos négations, mes infortunées camarades sont assassinées une seconde fois. »[27] Noëlla Rouget-Peaudeau n’a eu, dès lors, de cesse de témoigner dans les écoles et les paroisses genevoises.

Mais le long silence de beaucoup de femmes sur leurs parcours de résistantes et de déportées tient aussi à autre chose qu’à l’inaudible et qu’aux souvenirs pénibles qui les hantent. Nombre de celles que nous avons rencontrées ne souhaitaient pas rendre publics leurs témoignages, même si elles avaient parfois écrit leurs souvenirs à l’intention de leurs proches. Il nous a fallu user d’un peu de persuasion et gagner leur confiance, pour qu’elles nous confient, précisément, leur histoire et acceptent donc de la faire connaître : « Je n’ai rien fait d’héroïque, vous savez » : cette modestie des femmes tient au fait qu’elles n’ont, à quelques exceptions près, pas pris les armes, mais accompli toutes ces petites tâches subalternes (intendance, courrier, dactylo…) typiquement féminines, dont il ne vaut guère la peine de parler. Ainsi, beaucoup de résistantes ont été – et sont restées – des « anonymes dans l’armée des ombres », comme l’a bien dit le président de la République, François Hollande, dans son discours du 21 février 2014, au Mont-Valérien, dans lequel il a annoncé la prochaine entrée de Germaine Tillion et de Geneviève de Gaulle-Anthonioz au Panthéon.

On commence à peine à prendre conscience du rôle des femmes dans la Résistance et à leur rendre hommage. On le sait, mais il faut le redire, seules six femmes ont été faites compagnons de la Libération, sur un total de mille trente-six. À leur retour des camps, certaines femmes, comme Neus Català, se sont entendu dire qu’il ne leur serait rien arrivé si elles étaient restées à leur place… dans leur cuisine !

Le traumatisme en héritage

Nous voudrions encore traiter ici brièvement d’un autre aspect apparu au cours de notre recherche. Nous avons été amenés à rencontrer plusieurs enfants de déportées et avons compris, peu à peu, que ces enfants portaient, souvent douloureusement, l’héritage traumatique des épreuves de leurs mères. Certains de ces enfants ont eu droit, très tôt, aux souvenirs difficiles, d’autres, qu’on voulait préserver, à des anecdotes plus ou moins drôles, à d’autres, enfin, on n’a rien dit. Mais forcément, les enfants savaient, entendaient des bribes de cauchemars nocturnes ou de conversations d’adultes et l’imagination, surtout quand on ne leur disait rien, fonctionnait à fond. Et il y avait ces injonctions paternelles : « ne fais pas de peine à ta maman, elle a assez souffert comme ça », ou celles de finir son assiette, que tout le monde a plus ou moins connues, sauf que là, en arrière-fond, pesaient la faim lancinante – et organisée ! – des camps, les 32 kilos des mères quand elles étaient rentrées… Par ailleurs, lorsque la déportation résulte d’une trahison, la question du pardon se pose certainement avec plus d’acuité pour les descendants. Malgré la fierté que tous ressentent, à l’évidence, face aux héroïques histoires maternelles, d’aucuns de ces enfants auraient (peut-être ?) préféré avoir une mère sans histoire.

Conclusion

Les séjours des déportées en Suisse ont permis à celles-ci de recouvrer une meilleure santé physique et peut-être psychique. Elles ont pu retouver une nature apaisante et non plus hostile, elles dansent en plein air, elles jouent dans la neige, cette neige naguère ennemie des appels interminables. Elles se resociabilisent, entre elles d’abord, et avec les personnes qui leur rendent visite ou les convient chez elles.

De son côté, la population de ce pays épargné a pu prendre une (certaine) mesure de la tragédie que ces femmes avaient vécue, par le biais de la presse, des conférences qu’elles donnaient ou en les recevant parfois dans les foyers. Ainsi, une des sœurs de la communauté de Grandchamp résumera-t-elle sans doute assez bien les sentiments des gens, en disant : « Je ne raconterai pas tout ce qu’elles ont vécu, cela remplirait un livre. Très vite elles ont été entourées de beaucoup de marques d’affection. Puis elles ont commencé à faire des conférences à Neuchâtel racontant leur captivité d’une manière si saisissante que tout l’auditoire était ému, et c’était tout du vécu, pas des racontars, toutes de la Résistance, des femmes de grande valeur… »[28]

Quant aux autorités fédérales qui avaient autorisé l’entrée en Suisse des déportées, si elles ne disent pas vouloir s’en débarrasser[29] aussi rapidement que possible, elles ne sont certainement pas mécontentes de les voir rentrer en France. Le gouvernement suisse n’avait sans doute que modérément apprécié la lettre que lui adresse une quinzaine d’entre celles qui sont encore à Montana, en date du 21 février 1947, au sujet de l’affaire Carmen Mory, une Suissesse[30] qui avait été cheffe du block 10 de Ravensbrück, où sa cruauté l’avait fait surnommée l’ange noir ; sa condamnation à mort au procès de Hambourg avait suscité une certaine sollicitude diplomatique du Conseil fédéral. En tous cas le Don suisse, qui avait par ailleurs tardé jusqu’en mars 1946 pour verser sa première contribution en faveur des déportées, leur fait signifier que, tant qu’elles sont en Suisse, elles n’ont qu’à se taire sur cette affaire !

Comme ce fut le cas pendant la guerre elle-même, l’honneur de la Suisse a dans une large mesure mieux été préservé par sa population que par ses autorités.


[1] Ce célèbre convoi, de près de 1 000 femmes qui recevront les matricules 27000 à leur arrivée à Ravensbrück dans la nuit du 2 au 3 février 1944, avait quitté Compiègne le 31 janvier. C’est le plus important convoi de femmes dirigé sur Ravensbrück. Geneviève de Gaulle en fait partie. Voir Pierre-Emmanuel Dufayel, Un convoi de femmes : 1944-1945, Paris, Vendémiaire, 2012.

[2] N° 59, janvier 1946, p. 39.

[3] Voir Éric Monnier, Brigitte Exchaquet-Monnier, Retour à la vie : l’accueil en Suisse romande d’anciennes déportées françaises de la Résistance, 1945-1947, Neuchâtel, Alphil, 2013, 411 p. [Diffusion CID-FMSH Diffusion. Tél. 01 53 48 56 30 ou cid@msh-paris.fr].

[4] Hameau des bords du lac de Neuchâtel où sont installées des sœurs d’une communauté protestante. Dans tous les autres lieux des maisons particulières sont prêtées ou louées au Comité d’aide.

[5] Le Don suisse pour les victimes de la guerre est un organisme semi-officiel, créé le 25 février 1944 à l’initiative du Conseil fédéral. Il disposera jusqu’en juin 1948 d’un budget de plus de 200 millions de francs suisses (dont un quart environ provenant de collectes auprès de la population) et participera à ce que l’historien Jean-Claude Favez qualifiera de « rattrapage humanitaire de la Suisse ». Le Don suisse financera à hauteur de 168 000 frs l’action du Comité d’aide en Suisse (de l’ADIR), lequel réunira une somme identique par ses propres actions.

[6] En particulier dans deux numéros d’Annabelle (le même périodique dans lequel Anne Fernier a écrit le texte cité ci-avant), soit « Lily », n° 63, mai 1946 puis « L’ours en peluche », n° 70, décembre 1946, pp. 67, 94.

[7] Sa trilogie, Aucun de nous ne reviendra, Une connaissance inutile, Mesure de nos jours, publiée aux éditions de Minuit, est une œuvre admirable et indispensable. Pourtant, et malgré de nombreuses manifestations autour de son centenaire en 2013, Charlotte Delbo reste peu connue du grand public : aussi est-elle absente du Petit Larousse (2015), comme Geneviève de Gaulle du reste.

[8] Une vie, Paris, Stock, 2007, p. 113.

[9] Coproduction Cinétévé, INA, 2009. Diffusé sur France 2 en avril 2010.

[10] Il s’agit donc de Denise Vernay-Jacob, déportée à Ravensbrück.

[11] Simone Veil : destin, Paris, Flammarion, 1994.

[12] Ma vie balagan, Paris, R. Laffont, 2008, p. 141.

[13] R. Laffont, 2002, puis Pocket, 2003.

[14] Rappelons les chiffres : en France, sur les quelque 76 000 déportés raciaux, 2 500 (3 %) seulement sont rentrés. Des 86 000 (dont 8 800 femmes) déportés par mesure de répression, 49 000 reviennent (55 % des hommes et 75 % des femmes ; sur cette dernière différence, voir Anise Postel-Vinay, « Camps d'hommes, camps de femmes : premières approches, étude d'une ancienne déportée de Ravensbrück », in Histoire@Politique, Politique, culture, société, n° 5, mai-août 2008).

[15] Marie-Anne Matard-Bonucci, Édouard Lynch (dir.), La Libération des camps et le retour des déportés, Bruxelles, Complexe, 1995, p. 126. L’auteur ajoute qu’après les mois d’avril et de mai 1945 l’opinion et la presse se désintéressent des déportés, au moins jusqu’aux premiers procès.

[16] Ma vie balagan, p. 141.

[17] Voir, en particulier, Florine Quartier-La-Tente, « La libération des camps de concentration et le transit des déportés par la Suisse, vus par les médias romands au cours des premiers mois de 1945 », mémoire présenté à la section d’histoire contemporaine de la faculté des lettres, Lausanne, Université de Lausanne, 2009.

[18] Il s’agit respectivement de François Girard (né en 1924), membre de Défense de la France, déporté de Compiègne le 17 août 1944 ; d’Anise Girard, née en 1922, déportée le 21 octobre 1943, grande figure de la déportation, plus connue sous son nom de femme mariée, Postel-Vinay, et de Claire Girard (1921-1944). Louis, leur père, né en 1881 au Bélieu, dans le Doubs, à deux pas de la frontière suisse, est décédé en 1947.

[19] Quotidien (à l’époque) du Parti suisse du travail (appelé Parti ouvrier et populaire dans certaines sections cantonales), parti né des cendres du Parti communiste suisse, interdit pendant la guerre.

[20] Il s’agit en fait d’Elisabeth George (1916-2003). L’initiale « B. » de cet article est soit une coquille, soit celle de l’éventuel surnom de Babette. Nous ne savons pas si elle fait partie des déportées en convalescence en Suisse.

[21] Nos 9-10, septembre-octobre 1945.

[22] N° 59, janvier 1946.

[23] Extrait d’un article paru sous le titre « Sous le ciel helvétique, des déportées recouvrent la santé », dont nous n’avons qu’une photocopie. Malgré d’intenses recherches nous n’avons pu identifier ni le titre, ni le numéro, ni la date de parution précise de ce périodique, que nous pouvons cependant dater de septembre 1945 par son contenu.

[24] Tri-hebdomadaire valaisan, paraissant à Martigny. On signalera qu’en été 1942 Le Confédéré dénonce le sort fait aux Juifs, en particulier en France, citant la « razzia » de milliers de Juifs à Paris, parqués au « Vélodrome d’hiver », puis « déportés ». Le journal souligne aussi qu’en « France libre une dizaine de milliers de Juifs internés dans des camps de concentration du Midi, ont été expédiés en Allemagne ». Et de poursuivre : « Ainsi s’explique-t-on d’autant mieux maintenant cet afflux de réfugiés à la frontière suisse » avant d’en appeler aux autorités (suisses) de suivre les « traditions d’hospitalité qui furent de tous temps l’honneur de la Suisse », numéro daté du 11 septembre 1942, sous le titre « Le triste sort des Juifs ».

[25] Nous citons ici assez longuement cet article, découvert après la publication de notre livre et donc inédit par rapport à celui-ci.

[26] Un long chapitre lui est consacré dans notre ouvrage Retour à la vie… pour lequel elle nous a offert une émouvante postface.

[27] L’intégralité de ce texte est consultable en ligne, dans les archives de la Gazette de Lausanne, sur le site du quotidien suisse Le Temps : http://www.letempsarchives.ch/. En recherche simple, il suffit d’inscrire les mots « noëlla rouget » avec les guillemets pour retrouver ce texte. Il a également été publié dans Voix et Visages (n° 201, juillet-octobre 1986), qui consacre toute la page 4 à « L’affaire Paschoud », reproduisant aussi une réaction de Manou Kellerer-Bernit, qui écrit : « Même absurdes, des agressions morales pareilles font très mal ».

[28] Voir Marguerite de Beaumont, Du grain à l’épi : recueil de souvenirs, Le-Mont-sur-Lausanne, Ouverture, 1995.

[29] Pour reprendre la délicate formule du délégué du Conseil fédéral pour les œuvres d’entraide internationale Edouard de Haller à propos de réfugiés et en particulier d’enfants accueillis en Suisse au printemps 1945.

[30] Née à Berne en 1906, sa vie est un véritable roman… noir. Elle se suicidera le 9 avril 1947, mettant ainsi fin à l’action de la justice.

 

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Signes avant-coureurs de la terreur nazie

Jacques Aron

Cet article accompagne la publication de l’ouvrage de Jacques Aron, Theodor Lessing, le philosophe assassiné, L’Harmattan, Paris, 2014, qui comprend aussi une anthologie de textes du philosophe traduits de l’allemand par l’auteur.

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