N°3 / XXe siècle : D’une guerre à l’autre ?

L’expulsion des Allemands des Sudètes : quel défi pour les historiens tchèques de la Seconde Guerre mondiale à nos jours ?

Françoise Mayer

Résumé

Intermède incertain entre le nazisme et le communisme, la Tchécoslovaquie de 1945 à 1948 est surtout le théâtre du transfert des Allemands sudètes. C’est une page très sensible  du passé qui déchaîne beaucoup de passions contradictoires chez les Tchèques dans la mesure où elle remet en question des  repères sur lesquels se fonde leur identité démocratique. Cela n’a pas empêché des historiens tchèques de s’engager dans l’écriture de cette histoire avant et après 1989. Certains l’on fait dès les années 1960, dans le contexte des institutions historiennes, alors qu’ils voulaient en réformer le contenu. Ils ont poursuivi ce travail par la suite dans le contexte de la dissidence dans les années 1970 et 1980. Après 1989, une historiographie s’est développée plus librement, reprenant partiellement le travail accompli sous le communisme ou innovant à partir des archives désormais largement accessibles. L’article revient sur les façons dont ces historiens ont ainsi contribué à désenclaver cette période de l’histoire tchèque et à réinsérer une continuité entre la guerre, l’après-guerre et la période communiste.

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Certaines périodes s’insèrent plus difficilement que d’autres dans les récits nationaux. La séquence 1945-1948 est de celles-là concernant la Tchécoslovaquie. En 1945, la République reconstituée a retrouvé à peu près ses frontières d’avant-guerre (à l’exception de la Russie subcarpathique qui revient à l’URSS). Tchèques et Slovaques ont renoué avec une démocratie parlementaire présidée par Eduard Beneš et gouvernée par les forces coalisées au sein du Front national. En février 1948, les ministres non communistes démissionnent, les milices sont à Prague, les communistes, déjà très présents dans les structures du régime, prennent le pouvoir. En juin, Gottwald remplace Beneš à la présidence. Ainsi s’achève la troisième République. Dans l’histoire des Tchèques et des Slovaques, elle constitue un espace incertain entre la guerre et le coup de Prague. Certains y voient un intermède démocratique, d’autres le prélude de la dictature socialiste. Elle est surtout le théâtre de l’expulsion des Allemands sudètes, ce qui complique beaucoup la tâche des historiens.

Outre une épuration qui compte parmi les plus sévères d’Europe[1], environ trois millions d’Allemands sont expulsés de leurs foyers hors des frontières tchécoslovaques entre 1945 et 1947. Ces expulsions, comme celles qui touchèrent la Pologne ou la Hongrie, furent exécutées sous l’autorité nationale, avec l’aide des Alliés dans le contexte de la reconstruction européenne. Avant d’être déplacés, ces Allemands furent souvent internés dans d’anciens camps de concentration, selon des modalités qui furent fatales à beaucoup d’entre eux. D’autres périrent dans les transports. On estime ainsi à plusieurs centaines de milliers le nombre des « déplacés » d’Europe centrale qui n’atteignirent pas l’Allemagne. Quant à leur nombre total, il oscille selon les auteurs entre 12 et 14 millions de personnes, parmi lesquelles une majorité de femmes et d’enfants. Programmés dès 1943 par les Alliés, ces déplacements forcés furent alors, en Tchécoslovaquie comme ailleurs, présentés comme un mode de résolution des questions nationales et des conflits qui avaient mené à la guerre. Ce cadre d’interprétation, assez largement partagé au départ, a été de plus en plus contesté par la suite. Ces dernières années, certains auteurs, souvent anglo-saxons, n’ont pas hésité à relire l’expérience de ces déportations d’après-guerre à la lumière des épurations ethniques des années 1990 dans l’ex-Yougoslavie, suggérant de surcroît que leurs travaux levaient ainsi le voile sur une question restée longtemps taboue[2].

Le transfert des Allemands est la page de l’histoire récente qui déchaîne le plus de passions contradictoires parmi les Tchèques. Il en va de leur identité démocratique, ou plus exactement de la façon dont ils la conçoivent. Ce n’est pas simplement l’interprétation qui varie selon les époques et les auteurs, mais la place même qu’on lui accorde dans l’analyse du passé. L’attention qu’on lui porte remet effectivement en question un grand nombre de repères selon lesquels est généralement pensée l’expérience tchécoslovaque après la guerre. Elle peut brouiller l’image de la victoire, celle des valeurs associées aux vainqueurs, des frontières entre les responsables de violences de masse et leurs victimes. Elle peut saper les fondements sur lesquels repose la plupart des histoires des Tchèques, qu’elles soient produites avant ou après la chute du communisme. Cela n’a pas empêché des historiens tchèques, à des époques très différentes de l’histoire de leur discipline, de s’engager dans l’écriture de cette page controversée du passé national, de façon plus ou moins critique, depuis la fin des années 1950. Ils ont ainsi contribué à désenclaver la séquence 1945-1948, réinsérant une continuité entre la guerre, l’après-guerre et la période communiste. L’objectif de cette contribution est de revenir sur la façon dont ils ont relevé ce défi historiographique en fonction des contextes de leur pratique.

L’historiographie de parti face à la question du transfert

Avant de voir comment les historiens ont pris en compte le transfert des Allemands dans leurs travaux, il n’est pas inutile de comprendre comment les contemporains des événements en ont rendu compte. L’historien Pavel Zeman s’est posé cette question à partir des actualités cinématographiques et des documentaires de l’époque[3]. La production documentaire fut nationalisée et centralisée dès juin 1945 en vertu des décrets Beneš. Deux services d’actualité, un tchèque et un slovaque, furent créés. La question du transfert reste relativement absente de ces programmes d’information. Seulement six séquences sur 412, entre 1945 et novembre 1946. L’ensemble de la production (tchèque et slovaque), nous explique Zeman, témoigne de la priorité donnée à la reconstruction économique du pays. Lorsque le transfert est traité, l’accent est mis sur le calme et la sérénité dans lequel il se déroule. Le commentaire présente la politique de déportation comme « une juste réponse aux crimes des Allemands » et souligne la dangerosité des Allemands.

Cette vision bien lisse de l’expulsion contraste avec la violence des faits, mais elle est en parfaite harmonie avec la violence des discours politiques de l’époque, résolument antiallemands, et dont la presse écrite porte la trace. Lorsque Beneš, après six ans d’exil, revient en Tchécoslovaquie via Moscou et la Slovaquie et proclame, le 12 mai 1945, devant la foule venue l’écouter à l’hôtel de ville de Brno, « mon programme est de liquider le problème allemand », ses plus proches collaborateurs du parti socialiste national ne sont pas en reste[4]. L’expulsion, comme le note aujourd’hui la plupart des historiens (tchèques ou autres), a été soutenue par un spectre politique quasi unanime. Les rares voix qui s’élèvent contre le transfert après la guerre proviennent généralement des rangs du parti populaire (Lidová strana), mais même là, les critiques visent plus les modalités de ce transfert que le transfert lui-même. Les communistes se sont ralliés à cette politique depuis 1943, le programme du gouvernement de Košice a confirmé cette orientation. Ils s’engagent sans ambiguïté dans la réalisation du transfert, et aux postes clefs de l’information et de la propagande qu’ils occupent dès 1945, ils forgent les cadres officiels d’interprétation de l’événement.

On sait que le contrôle de la mémoire a été une des préoccupations majeures des communistes dès les tout premiers temps de l’après-guerre. En atteste par exemple l’attention farouche qu’ils portent aux commémorations de la Libération, que ce soit à Prague ou dans tout autre ville de la République[5]. Gommer le rôle des Américains au profit de celui des Soviétiques, valoriser au maximum la part communiste de la résistance tchécoslovaque font partie de leurs priorités. Pour le reste, ils œuvrent à la promotion d’une histoire axée sur l’évolution du mouvement ouvrier. Une histoire qui sacrifie volontiers à l’exaltation d’un socialisme tchécoslovaque, les canons de l’internationalisme prolétarien. Une histoire qui, à l’instar des actualités cinématographiques, ne s’attarde pas sur le transfert, et oublie les Allemands de Bohême. De ce point de vue, la mémoire que cherchent à imposer les communistes se trouve au diapason du discours d’édification nationale cultivé par leurs partenaires politiques du Front national depuis 1945. Lorsqu’à partir de 1948, ils fondent les bases institutionnelles d’une historiographie scientifique liée aux objectifs du parti, elle servira cette même vision nationale exclusive. C’est pourtant de là qu’émergera dix ans plus tard un courant réformiste qui contribuera, entre autres, à une réinsertion timide de la dimension allemande dans l’histoire tchécoslovaque.

Pour comprendre comment les artisans de cette historiographie de parti parviennent à renouveler le questionnement sur le passé et prendre de la distance par rapport aux dogmes initiaux, il faut cesser de considérer leur activité comme un pur exercice de propagande et essayer d’éclairer leur pratique au sein des institutions créées à cet effet. C’est ce qu’a tenté de faire Vítězslav Sommer[6]. En étudiant la façon dont s’est forgée l’historiographie de parti entre 1948 et 1960, il a mis à jour l’évolution complexe de ses modalités de fabrication. Au début, il s’est surtout agi d’organiser des expositions ou de créer des musées du mouvement ouvrier, afin d’imposer l’image d’une continuité révolutionnaire du peuple tchèque depuis le Moyen-Âge. Ensuite, l’objectif fut de constituer un corpus de textes codifiant l’histoire du socialisme révolutionnaire en Tchécoslovaquie autour de deux héros : l’État et le peuple. Et puis, il fallut écrire l’histoire du parti, en vue de l’anniversaire de sa naissance en 1961 ; l’entreprise engagea des centaines d’historiens plusieurs années. Au sein de ces « institutions de recherche », la part des idéologues purs et durs, primordiale les premières années, a décliné avec le temps, au profit d’une relève (parfois à peine plus jeune), soucieuse d’une pratique historienne respectueuse des méthodes propres à la discipline, notamment dans son rapport aux archives. De plus en plus, ces historiens vont travailler dans des comités thématiques et s’affranchir un peu de la tutelle doctrinaire du parti. Parmi eux, un groupe va jouer un rôle important dans cette évolution, le Comité pour l’histoire de la résistance antifasciste.

Ce comité regroupe des historiens de toute la République qui reviennent sur l’histoire de la résistance et celle de la collaboration. Les historiens comme Jan Křen, Václav Kural, Karel Bartošek ou Karel Kaplan, qui incarneront le réformisme historiographique quelques années plus tard, y jouent un rôle moteur. À cette époque, sur l’initiative de l’historien Henri Michel, un vaste programme de coopération international entre historiens de la Deuxième Guerre mondiale voit le jour. Dans ce contexte, les chercheurs tchèques reviennent sur certains mythes résistantialistes, communistes, nationalistes. Leur critique des dogmes initiaux ne fait pas d’eux des anticommunistes, ils cherchent toujours à édifier le socialisme sous la houlette du parti, mais en le débarrassant des oripeaux du bureaucratisme stalinien. Il leur importe de montrer que le socialisme tchèque, né dans la guerre, conduit à une révolution spécifique, non violente, engendrée par un vaste front de gauche soudé par la lutte antifasciste. Dans ce processus de réinterprétation de la résistance, les composantes non communistes sont réinsérées dans le tableau, à condition toutefois d’en souligner l’identité socialiste. D’autres composantes, assimilées à un héritage nationaliste bourgeois, restent disqualifiées.

La réappropriation, même partielle, de l’héritage de Beneš, et du parti socialiste-national conduit à repenser la sortie de guerre, le rapport aux Allemands vis-à-vis du transfert. Des historiens tels que Milan Hübl, Václav Kural, Bedřich Loewenstein, Bohumíl Černý, Jan Křen amorcent une réévaluation de ce passé. Leur critique du transfert reste dans les limites conceptuelles du réformisme historiographique des années 1960. Ces auteurs s’interrogent sur l’idée de transfert plutôt que son exécution. Reconnaissant le caractère cruel de la déportation, ils concluent à l’inévitabilité d’une telle politique. Contre une vision qui attribue une responsabilité exagérée aux Tchèques ou à leur président, Beneš, ils rappellent celle des Alliés dans l’élaboration des politiques de déplacements forcés et préconisent de prendre sur ces thèmes le recul (international) nécessaire.

Dans cette décennie, le rapport aux Allemands évolue. Le cinéma, la littérature, des revues témoignent de cette transformation. Le sens du transfert est discuté, dans les milieux de l’exil, mais en Tchécoslovaquie aussi. La référence aux thèses de Karl Jaspers sur la responsabilité collective est présente dans les débats. La mémoire du transfert y est clairement désignée comme un enjeu majeur de l’identité des Tchèques. Le Printemps de Prague et son échec mettront un frein à cette évolution. Les historiens cités perdent alors leurs positions dans les structures de l’historiographie communiste. C’est de leur exil, ou en tant que déclassés, travailleurs manuels, pompeurs d’eau, laveurs de carreaux, chauffagistes, que dans les années 1970 ils reprennent certaines questions débattues avant l’instauration de la normalisation, dans les institutions académiques, culturelles ou politiques du régime.

Le transfert revu par les dissidents

Après l’échec du Printemps de Prague, le thème du transfert ne s’impose pas immédiatement dans les milieux dissidents. On doit à un historien slovaque, Jan Mlynárik, de relancer le débat dans la deuxième partie des années 1970 ; et à un exilé, Pavel Tigrid, de donner un écho international au débat que provoque la publication de ses thèses dans une des plus importantes revues de l’exil qu’il dirige à Paris : Svědectví (Témoignage). L’engagement de Tigrid n’a rien de fortuit. Avant de quitter la Tchécoslovaquie, il avait été un des très rares politiques à protester contre le transfert.

Mlynárik porte sur le transfert un jugement sans appel. Il le rapproche des violences de masses des années 1940, engendrées par les systèmes dictatoriaux nazi et communiste (le génocide des Juifs, les déportations à l’Est), et dénonce le principe de la culpabilité collective sur lequel elles s’appuient. Là où ses collègues ne voyaient qu’un « mal incontournable », Mlynárik voit la faillite de la démocratie, une perte des valeurs morales et matérielles. Les épreuves infligées par la normalisation aux historiens devraient selon lui les sensibiliser aux souffrances perpétrées et les amener à comprendre l’urgence d’un devoir de mémoire. Slovaque, Mlynárik est issu du même milieu que les historiens réformistes cités plus haut. Déclassé comme eux après 1969, membre de la Charte 77 comme eux, il s’attaque à des cadres d’interprétation que ces collègues n’avaient jamais songé à remettre en question. Ses thèses suscitent auprès d’eux des réactions négatives mais mitigées. Certains comme Hübl, Křen ou Kural, dénoncent ce qu’ils considèrent comme un amateurisme historien. Tous trois mettent en avant l’autorité de leur discipline et récusent toute réévaluation anachronique du passé à l’aune de critères moraux. Au sein de la Charte 77, leur autorité se frotte à celle d’un large spectre d’intellectuels (comme le juriste Petr Pithart, l’historien Milan Otáhal, le psychologue Petr Přihoda) soucieux de s’exprimer sur ce qui, à leurs yeux, relèvent surtout de l’identité et peut par conséquent être remis en question. D’autres critiques vont se développer, en marge de la Charte, à partir d’autres foyers culturels.

Dans les années 1980, on constate par exemple en Tchécoslovaquie, comme en Hongrie ou en Pologne, un regain d’intérêt pour l’idée d’Europe centrale. En 1984 sort à Prague le premier numéro de Střední Evropa, une revue samizdat. Elle rassemble, autour de l’historien Rudolf Kučera, des auteurs qui partagent la même curiosité intellectuelle pour ce qu’ils perçoivent comme un espace d’expériences communes. Les déportations des années 1940 sont l’une d’entre elles, ils s’y intéressent, comme ils s’intéressent à la Shoah, aux minorités, et à tout ce qui constitue l’identité d'une Europe centrale, la religion, le baroque, les nobles, tous ces thèmes tabous ou négligés par l’historiographie officielle selon eux. Leur engagement pour une révision de l’histoire a des racines très différentes de celui des historiens réformistes. Ce sont des conservateurs, pour qui l’ancienne Autriche-Hongrie reste une référence, au plan politique comme au plan culturel, un antidote en tous les cas aux nationalismes de tout poil, dont les communistes ont su si bien tirer parti à partir de 1945. Ils représentent une alternative nouvelle, qui rentre en concurrence avec celle que les historiens marxistes proposent depuis les années 1960. Ces clivages idéologiques s’avèrent plus significatifs que celui qui distinguerait une histoire « institutionnelle » d’une « histoire dissidente » ou « alternative » et qui, dans les années 1980, ne correspond plus que très imparfaitement à la réalité académique.

Le débat provoqué par les thèses de Mlynárik a profité à la recherche sur les relations tchéco-allemandes. Certaines études significatives naissent à cette période : celles de Křen (qui se consacre entièrement à l’histoire de ces rapports depuis le XIXe siècle) et de Kural (qui étudie ces rapports sous la première République, puis le Protectorat). Tous deux cherchent à reconstituer une chaîne de causalités pour expliquer comment Allemands et Tchèques sont passés d’une coexistence pacifique au conflit ouvert, avec pour conséquence la guerre et l’expulsion. À la même époque, le discours national est en profonde mutation en RFA, en quête d’une « normalité » historique. Le récit qu’ils élaborent va dans le sens d’une « normalisation » des liens avec l’Allemagne, que les dirigeants communistes appellent alors de plus en plus nettement de leurs vœux. Bien que signataires de la Charte 77, ces deux auteurs sont alors autorisés à accepter l’invitation de l’université de Brême en 1983-1984. Mlynárik ne jouit pas des mêmes faveurs. Lorsqu’il se rend en Allemagne fédérale, en 1982, c’est au terme d’une garde à vue de treize mois, accusé de diffuser de la littérature interdite. À l’issue de son procès, les autorités du régime de Husák lui donnèrent le choix de rester en prison ou de s’exiler.

S’il est vrai que les années 1980 ont constitué une étape décisive dans la prise de conscience de la nécessité d’écrire l’histoire du transfert et que l’esprit dissident a joué ici un rôle primordial, la dynamique née à cette époque va dans des sens différents, selon des traditions et des projets politiques différents. L’après 1989 apporta des conditions nouvelles qui transformeront radicalement ce champ de recherche.

Après 1989, le transfert entre politique et histoire

En novembre 1989, Václav Havel, à titre personnel en tant que dissident et avant même la chute du Mur, exprime des excuses aux Allemands des Sudètes pour les expulsions d’après-guerre. Dans un entretien accordé au journal Stern, lors de sa première visite en Allemagne de l’Ouest en tant que président, au début de l’année 1990, il condamne de nouveau l’expulsion des Allemands, et le principe de la culpabilité collective[7]. Si son geste était emblématique de l’ouverture des dissidents à cette question, la réaction de l’opinion tchèque montra à quel point elle était peu préparée à une réévaluation du passé. Quelques années plus tard, l’affaire Dreithaler, un entrepreneur allemand qui réclamait que lui soient restituées des propriétés confisquées en vertu des décrets Beneš, témoigna de la peur qu’inspirait auprès d’une partie de l’opinion tchèque toute tentative de reconnaissance des droits des expulsés[8]. À la même époque, la voix de ceux qui critiquent le transfert, et veulent œuvrer à sa mémoire se fait plus entendre. En 1997, une déclaration de réconciliation germano-tchèque, qui exprime les excuses des Allemands envers les Tchèques et des Tchèques envers les Allemands, est signée entre les deux gouvernements et ratifiée par les parlements. Pour autant, quelles que soient les avancées de la politique de réconciliation, la question allemande n’en finit pas de faire débat, clivant l’opinion tchèque entre ceux qui trouvent le transfert légitime et ceux qui le déplorent ou le condamnent. Dans ce débat, certains historiens s’efforcent de jouer un rôle modérateur, sans avoir forcément voix au chapitre. D’autres poursuivent leur travail sur le transfert, en marge du débat. Parmi les premiers, on retrouve souvent ceux qui avaient investi cette thématique avant 1989. Dans la première moitié des années 1990, ce sont eux qui dominent ce champ historiographique.

En 1994, V. Kural estime que l’historiographie tchèque a produit depuis 1989 plus qu’au cours des quarante dernières années. Les années 1990 représentent assurément un tournant sur le plan éditorial, mais les publications de cette époque rendent surtout compte du travail accompli avant 1989. À côté des ouvrages qui rappellent les débats provoqués par les thèses de Mlynárik, les Tchèques disposent dorénavant, grâce aux livres de Kural et Křen, d’une imposante fresque de la coexistence des Tchèques et des Allemands depuis l’empire des Habsbourg. Des travaux sur l’après-guerre complètent ces œuvres. Koural se félicite : les historiens tchèques ne sont plus en reste par rapport aux historiens allemands dans ce domaine[9]. Ce que ne dit pas Kural, c’est que les titres concernant l’après-guerre, donc le transfert lui-même, sont d’un auteur qui appartient à une toute autre expérience que celle de V. Kural.

Né à Ostrava en 1952, Tomáš Staněk reconnaît avoir été influencé par les débats dissidents sur la question allemande dans les années 1970, mais c’est dans les structures académiques de la Tchécoslovaquie des années 1980, à l’instar d’autres historiens comme Jaroslav Kučera, qu’il commence à travailler sur les Allemands expulsés de Bohême. Dans un entretien donné récemment à un journal historien, il rappelle comment, enfant, il avait été confronté au spectacle de ces espaces frontaliers où avaient vécu les Allemands avant d’avoir été expulsés, et combien l’atmosphère étrange de ces lieux l’avait alors interpellé. Devenu jeune historien, il avait cherché des réponses à ces questions dans la littérature disponible. En poste à Opava (dans le nord de la Moravie), il avait eu accès à ce que les Allemands écrivaient sur la question. Des travaux d’ethnographes locaux, malgré certaines formulations idéologiques, lui avaient fourni d’autres pistes. L’accès aux archives régionales l’avait rapproché de la réalité de la politique menée à l’égard des Allemands après la guerre. Il avait alors rédigé ses premières études sur le transfert, qui ne pourront être publiées qu’après 1989[10]. Dans les années 1990, il est un des premiers à profiter de l’accès élargi aux fonds du ministère de l’intérieur sur l’expulsion. Il peut ainsi documenter plus systématiquement ce qu’il avait perçu par bribes dans les archives d’Opava. Il apporte notamment une vision nouvelle des reponsabilités politiques et administratives tchèques dans l’exécution de la première phase du transfert. Les premiers mois du transfert, en 1945, constituent ce qu’on appelle la phase "sauvage" du transfert, celle à laquelle sont associés les pires excès. Staněk, contrairement à beaucoup d’auteurs avant et après lui, montre qu’on ne peut imputer la responsabilité de cette étape du transfert à une prétendue pulsion de la population. Staněk, tout comme son homologue J. Kučera, deviennent des spécialistes incontournables du transfert. Leur expérience de recherche est différente de celle qu’ont connue les historiens-réformistes-dissidents. De ces deux expériences découlent deux manières d’envisager l’historiographie du transfert après 1989.

Ceux qui, hors institution, ont pendant plus de vingt ans œuvré à la transformation de la mémoire du transfert des Allemands veulent poursuivre leur œuvre après 1989. Ils se sentent investis du devoir de combler les pages blanches de l’histoire tchèque. Une partie d’entre eux pense pouvoir mettre le savoir-faire historien au service d’une politique de réconciliation germano-tchèque. Ils sont à l’origine d’une institution qui deviendra le foyer de cette orientation : la commission mixte d’historiens, dirigée jusqu’en 2000 par J. Křen. Au sein de cette commission, des historiens tchèques, slovaques et allemands s’efforcent de s’entendre sur les cadres d’une histoire partagée. Dans la continuité des visions forgées hors institution avant 1989, ils élaborent les bases d’un récit acceptable pour chacune des parties impliquées (allemande, tchèque et slovaque) et nourrissent l’espoir de produire une histoire « réparatrice » appuyée sur le rapprochement des narrations nationales des uns et des autres. Un ouvrage collectif intitulé Pour comprendre l’histoire. Les relations tchéco-allemandes entre 1848 et 1948 rend compte de ce travail[11]. L’objectif des auteurs est d’expliquer l’échec d’une cohabitation de plus de huit siècles et son dénouement, de montrer les « raisons historiques » de la politique de déportation (qui occupe un tiers de l’ouvrage). Tout est fait dans le récit pour présenter le transfert comme une conséquence inéluctable de l’expérience nazie, et comme la seule solution envisageable après la guerre. Sur les quatre chapitres consacrés au transfert (pp. 190-292), une vingtaine de pages seulement (pp. 208-228) concernent sa réalisation. Le dernier chapitre consacré à l’interprétation des décrets Beneš aujourd’hui achève d’inscrire l’ouvrage dans l’actualité du débat public.

De l’avis général, la commission constitue une plate-forme intéressante qui contribue à une certaine valorisation de la recherche, encourage le dialogue entre historiens tchèques, slovaques et allemands. Elle n’est cependant que très partiellement représentative des avancées de l’historiographie tchèque sur la question du transfert. Une autre école, développée après 1989 dans le sillage d’auteurs tels que T. Staněk ou J. Kučera, délaisse la question des « racines historiques du transfert » au profit d’une l’analyse minutieuse des opérations concrètes de déplacements forcés.

À partir des années 2000, le nombre des auteurs travaillant sur la question des Allemands de Bohême en tirant profit des fonds d’archives augmente. Ils privilégient souvent les perspectives locales, comme autant de sondes qui permettent de complexifier la façon d’interroger les politiques migratoires pendant et après la guerre, leur conception, leur réalisation, leur impact. Les recherches de ces auteurs, très proches des territoires, des faits et des acteurs, s’insèrent dans des thématiques plus larges que le transfert des Allemands vers l’Allemagne ou l’Autriche. Elles concernent par exemple le repeuplement des espaces vidés par les expulsions, le déplacement d’Allemands vers le centre de la Bohême, le retour de certaines catégories d’expulsés, les déplacements d’autres minorités[12]. Soucieux d’éclairer les phénomènes migratoires, ces chercheurs sont amenés à relier ce que les traditions historiographiques précédentes avaient artificiellement séparé. Le transfert des Allemands des Sudètes est en effet inextricablement lié à d’autres migrations plus ou moins contraintes. Selon Adrian von Arburg, entre 1945 et 1950, un quart de Tchèques tente de commencer une vie nouvelle dans les régions frontalières habitées jusqu’à l’expulsion par les Allemands[13]. La politique de repeuplement des régions désertées coïncide avec l’instauration d’un nouveau modèle social (soviétisé et « sans classes ») et la programmation de cette politique de repeuplement commence dès 1945. Les chercheurs questionnent le lien entre ces différentes politiques. Comprendre ce lien implique de sonder le terrain non seulement d’un point de vue politique et social, mais aussi économique (en observant notamment les mutations de l’industrie et de l’artisanat), juridique, démographique et ethnologique. Dans ces domaines, un travail considérable a été accompli, mais c’est une historiographie qui a les défauts de ses qualités : innovante, très fouillée, elle reste pour le moment assez éclatée, on peut lui reprocher de ne pas proposer de synthèse ou de rester encore trop en retrait d’un débat public sur le transfert des Allemands sudètes qui n’en finit pas d’agiter l’opinion tchèque.

L’époque où le transfert s’effaçait des actualités et disparaissait de l’histoire nationale des Tchèques et des Slovaques est aujourd’hui bien révolue, pour autant, les passions autour de son interprétation montrent qu’on a toujours affaire à un passé qui ne passe pas. En 2010, un documentaire de David Vondráček diffusé par la télévision tchèque créa ainsi la polémique. Sous le titre provocateur de Tuerie à la tchèque (« Zabijení po česku »), le cinéaste revenait sur un épisode de l’expulsion des Allemands sudètes à l’aide, entre autres, d’images tournées à l’époque par un amateur. Son tableau ne ménageait pas la mémoire des autorités locales et nationales impliquées dans l’opération évoquée. Dans la même veine, des journalistes reviennent régulièrement sur les violences à l’égard des expulsés sudètes, au grand dam des historiens. Contre ces rappels intempestifs du passé, qu’ils considèrent comme des ingérences dans leur domaine, certains d’entre eux cherchent à défendre bon an mal an les frontières de leur discipline[14]. D’autres, nous l’avons vu, acceptent de facto le débat dans lequel ils s’engagent en tant qu’experts. Ce sont souvent les mêmes qui, avant 1989, ont œuvré à sortir le transfert du silence où l’avait relégué la propagande d’après-guerre. La vision du transfert qu’ils défendent doit aussi constituer une alternative à la littérature plus ou moins savante qui interprète les déportations d’Allemands après-guerre dans les grilles de l’épuration ethnique (Voir note 2). C’est en marge de ces deux modes d’engagements historiens que se cultive actuellement la recherche la plus féconde et la plus prometteuse concernant le transfert des Allemands sudètes. En partant des sources, plutôt que de schémas préétablis, cette nouvelle historiographie tchèque bat en brèche un certain nombre de stéréotypes durables, comme celui concernant la phase dite « sauvage » du transfert, celle où l’on compte le plus d’excès et que la littérature antérieure attribuait à une « vindicte populaire incontrôlée ». Ce faisant, elle dresse un bilan très sévère sur les responsabilités individuelles et collectives (politiques, sociales, militaires) des Tchèques dans la politique de déportation, bilan qui va parfois bien au-delà des condamnations que véhiculent certains médias avides de sensationnel. Cette recherche, encore un peu isolée au sein de l’historiographie de l’après-guerre et du communisme, remet de plus en plus en cause les cadres nationaux et temporels dans lesquels est traditionnellement pensée et écrite l’expérience tchèque après 1945.

 


[1] Benjamin Frommer, National Cleansing. Retribution against Nazi Collaborators in Postwar Czechoslovakia, Cambridge, Cambridge University Press, 2005.

[2] Ray M. Douglas, Les Expulsés, Paris, Flammarion, 2012 ; Norman M. Naimark, Fires of Hatred, Ethnic Cleansing in Twentieth Century, Harvard, 2001, traduit en tchèque en 2006 ; Alfred Maurice de Zayas, Die Deutschen Vertriebenen «  Keine Täter sonder Opfer », Graz, Aresverlag, 2006.

[3] Pavel Zeman, « My se nemstíme... Československý zpravodajský a dokumentární film 1945-1947 a odsun Němců », in Pamět‘ a dějiny , 2013/2, pp. 16-23.

[4] Tomáš Staněk – Adrian von Arburg, « Organizované divoké odsuny? Úloha ústředních státních orgánů při provádění "evakuace" německého obyvatelstva (květen až září 1945) », Soudobé dějiny, 2005/3-4, Prague, pp. 433-465, p. 499.

[5] Michal Kšinan a kol. : Communists and Uprisings. Ritualisation of Remembrance of the Anti-Nazi Uprisings in Central Europe (1945–1960), Kraków, Towarzystwo Słowaków w Polsce, 2012.

[6] Vítězslav Sommer, Angažované dějepisectví, Prague, Lidové Noviny, 2011.

[7] Voir Anne Bazin, « Excuses et gestes symboliques dans le rapprochement de l’Allemagne avec ses voisins à l’est », Raison publique, n° 10, mai 2009. [En ligne], URL : http://www.raison-publique.fr/article563.html

[8] Voir Dastakian Anne, « Tchécoslovaquie : pas d’abolition du décret de 1945 sur les Tchèques d’origine allemande », Libération, 10 mars 1995. [En ligne], URL : http://www.liberation.fr/monde/1995/03/10/tchecoslovaquie-pas-d-abolition-du-decret-de-1945-sur-les-tcheques-d-origine-allemande_127591

[9] Václav Kural, Místo společenství, konflikt. Češi a Němci ve velkoněmecké říši a cesta k odsunu (1938-1945), Prague, Ústav mezinárodních vztahů, 1994, pp. 3-4.

[10] Petr Blažek, Pavel Zeman, « Nechat mluvit fakta », Pamět‘ a dějiny , 2013/2, pp. 63-74.

[11] Beneš et al., Rozumět dějinám Vývoj česko-německých vztahů na našem území v letech 1848-1948, Prague, Gallery, 2002. La version allemande originale : www.collegium-carolinum.de/doku/vdok/hiko-benes.htm

[12] Parmi ces auteurs, citons Adrian von Arburg, Tomáš Dvořák, Matěj Spurný.

[13] Adrian von Arburg, « Tak či onak. Nucené přesídlení v komplexním pojetí poválečné sídelní politiky v českých zemích », Soudobé dějiny, 2003/3, pp. 253-292. A. v. Arburg est suisse, mais a fait son doctorat à l’université Charles de Prague. Il publie abondamment en tchèque dans des revues tchèques, et a coopéré  avec T. Staněk depuis la fin des années 1990.

[14] En 2002, un collectif d’historiens signe une déclaration contre la politisation de l’histoire (« Les historiens contre le viol de l’histoire »).

 

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La confusion des guerres mondiales comme obstacle à l’intelligibilité du XXe siècle

Charles Heimberg

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