N°7 / Crimes de masse, génocides et perceptions de la souffrance des victimes

Alfred Rosenberg, Die Tagebücher von 1934 bis 1944

Leonore Bazinek

Résumé

Alfred Rosenberg, Die Tagebücher von 1934 bis 1944, édité par Jürgen Matthäus und Frank Bajohr, Francfort-sur-le-Main, 2015, 650 p.

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Alfred Rosenberg, né le 12 janvier 1893 à Tallinn en Estonie, est un des doctrinaires les plus intransigeants de la « vision du monde » dont se revendique le national-socialisme. Il était convaincu d’être chargé de transmettre cette vision raciale du monde[1]. Défendue farouchement dans ses écrits destinés au public, cette prise de position fondamentale, longuement argumentée et appuyée sur de multiples références savantes, forme le cœur de sa publication phare, Le Mythe du vingtième siècle (1930)[2]. Cet engagement l’a aussi conduit à reprendre l’écriture diariste après une pause de 15 ans (p. 119). Commencé le 14 mai 1934, son journal a pour but de transmettre « le cours de la transformation figurative »[3] (p. 185), car cette « évolution nouvelle sera décisive pour le futur »[4] (p. 119) et de rendre compte de ses contributions majeures : « la lutte autour de l’Angleterre et l’hégémonie de notre vision du monde contre tous les adversaires »[5] (ibid.).

Comme il l’avoue à plusieurs reprises, la discipline de l’écriture diariste va à l’encontre de son naturel plutôt paresseux. Sa prise de notes irrégulière, restituant événements, rencontres et discussions donne toujours la perspective de cette vision du monde dont il se sent le gardien responsable.

En temps normal, on apprécie la cohérence, notamment s’il s’agit d’un écrivain influent. Ici, elle est très pernicieuse, car Rosenberg croit fermement que sa vision du monde ne vient ni de lui ni d’un autre homme : le destin inspire la pensée qu’il croit avoir reçue et l’oblige à défendre impitoyablement la vision du monde qui l’amènera à condamner sans le moindre regret des millions d’hommes à la mort. Le destin même les condamne et il appelle de ses vœux une nouvelle époque au cours de laquelle il faut libérer l’espace pour ces peuplades de même souche qui ont été fondues par l’État en un peuple (p. 218) qui seul a désormais le droit de vivre[6].

Relativement tard, en juillet 1941, alors qu’il est nommé ministre du Reich pour les territoires occupés de l’Est[7], il va, en collaboration avec tout le staff d’Adolf Hitler (1889-1945), mettre en œuvre une politique méticuleusement déduite de sa vision du monde et qui lui vaudra d’être condamné à mort par le Tribunal international de guerre et exécuté le 16 octobre 1946 ; jugement indiscutablement juste, mais tragiquement incomplet.

La publication de ce journal invite à regarder de près cette véritable obsession d’une vision du monde ouvrant une nouvelle époque. Pour expliciter la vision du monde par laquelle Rosenberg avait entièrement subordonné sa personnalité[8], je vais présenter son projet éditorial, puis décrire le schéma de pensée de Rosenberg tel qu’il se reflète dans ce journal.

Le projet éditorial des journaux de Rosenberg

Le livre est le fruit de plusieurs décennies de recherche, jalonnées par les publications occasionnelles de fragments sauvés du chaos de l’immédiat après-guerre. Autant dans leur introduction que dans les notes de bas de page accompagnant les entrées du journal, les éditeurs prennent en compte les éditions partielles publiées par l’avocat Robert Kempner (1899-1993) et le bibliothécaire Hans-Günther Seraphim (1903-1992). De même, ils renvoient aux études récentes sur la vision du monde national-socialiste qui aident à comprendre le journal. La publication tient compte de tout ce qui a été découvert, mais les éditeurs soulignent que l’on peut encore s’attendre à d’autres découvertes.

Matthäus et Bajohr ont organisé leur présentation en quatre parties. L’ouvrage débute par leur introductio[9] (pp. 9-116) présentant la pensée étrange de Rosenberg et esquissant une biographie que je résumerai plus loin. L’introduction est richement annotée, ce qui permet de vérifier leur propos et d’aller plus loin dans la recherche. Suivent les journaux de Rosenberg du 14 mai 1934 jusqu’au 3 décembre 1944[10] (pp. 117-523) et des documents supplémentaires[11] (pp. 525-611). L’annexe est composée du répertoire des documents supplémentaires (p. 613sq), d’une bibliographie raisonnée (pp. 617-625), d’une liste des abréviations (pp. 626-628) et des illustrations (p. 629), enfin des index des lieux (pp. 630-638) et des personnes (pp. 639-650). La quatrième de couverture énonce qu’il s’agit d’un document-clé pour l’histoire du national-socialisme et de l’holocauste. Bien que cette formule ne se retrouve pas sous la plume de Matthäus et Bajohr, elle exprime le motif justifié de leur entreprise.

Abordons à présent leur esquisse biographique. Rosenberg étudie l’architecture à Riga et à Moscou avant de se rendre, en 1918, à Munich. Très vite, il intègre le milieu raciste allemand et rejoint le parti national-socialiste nsdap. Il excelle dans la rédaction des traités antisémites et antibolcheviques, renvoyant toujours à ses propres expériences. En 1920, il publie un premier livre, La trace des juifs au fil des temps changeants[12]. En 1923, il devient éditeur du journal national-
socialiste, Völkischer Beobachter, et dès 1924, publie le mensuel Der Weltkampf — Monatsschrift für Weltpolitik, völkische Kultur und die Judenfrage, spécialement conçu pour mettre en garde la race blanche. Évoquant encore d’autres publications, les éditeurs affirment que Rosenberg a été un écrivain populaire doué, mais qu’il lui manquait la force d’un grand orateur. Néanmoins, son influence n’est pas à sous-estimer : son livre de 1920 a influencé Adolf Hitler (1889-1945) et le programme du parti nsdap (1920). Durant l’emprisonnement de Hitler suite au putsch manqué du 9 novembre 1923 à Munich, Rosenberg veille à ce que le parti ne s’affaiblisse pas et, au lieu de s’épuiser dans des luttes internes au mouvement, il se consacre à sa tâche d’écrivain. Ainsi, il accède à la fonction du spiritus rector. Qui plus est, il réussit à combiner la fidélité aux principes idéologiques et la flexibilité pratique, si bien qu’il devient, en juin 1933, « dirigeant du Reich » et «représentant du Führer pour l’ensemble de la formation et de l’éducation selon la vision du monde pour le nsdap »[13]  (p. 13). En 1938, il obtient l’accord de Hitler pour l’institutionnalisation de la Hohen Schule, la Grande École, selon les exigences de la vision du monde raciste et qui aura pour mission de remplacer le modèle humboldtien. En mars 1941, il fonde l’Institut de recherche sur la question juive[14] à Francfort-sur-le-Main.

En somme, Alfred Rosenberg a été une des figures charnières de l’entreprise génocidaire du Reich hitlérien. Ce livre confronte le lecteur avec un mode de réflexion entièrement soumis à la tâche de refaire la face du monde et redéfinir le cours des temps.

Alfred Rosenberg : chroniqueur à contrecœur d’une transfiguration conjecturée de l’histoire

« Rosenberg a été un homme étrange. Il est très probable qu’il a été au cercle de la plus haute direction du parti le seul qui prenait au sérieux, complètement et sans réserve, le national-socialisme, et s’est efforcé avec ce concept politique de former un programme basé sur des fondements éthiques, et il a certes été le seul qui ait honnêtement essayé de réaliser sérieusement ce programme de pouvoir. »[15] (p. 95).

Rosenberg relate des discussions avec des diplomates et hommes politiques étrangers qui comprenaient très vite ce qu’il voulait dire par « révolution ». Un diplomate qui l’interrogeait sur la question des juifs et d’autres questions démographiques a été guidé par ses remarques à donner lui-même la réponse : Rosenberg le renvoyait tout simplement à la tradition de son peuple. Les sections les plus marquantes sont celles de l’année 1938, où il réfléchit beaucoup sur cette vision du monde dont il se sentait le responsable.

Dès 1934, il évoque régulièrement les développements en Roumanie, un élément important pour l’institutionnalisation du Reich en Europe. Le 26 novembre 1935, il dispose de l’information que « le peuple est dès maintenant indubitablement pour une orientation allemande »[16] (p. 174) et, effectivement, la lutte diplomatique est couronnée de succès : « Un deuxième État antisémite a maintenant surgi en Europe »[17], peut-il écrire après les élections roumaines en décembre 1937 (p. 250) ; et malgré les difficultés de ce nouveau gouvernement, il réaffirme le 11 février 1938 : « le tournant est là »[18] (p. 253). Les négociations diplomatiques se poursuivent bien évidemment, mais le tournant qui entraîne la Roumanie dans la nouvelle époque est achevé. Pour la Belgique, une remarque lapidaire, « le roi Leopold a apparemment lu le Mythos avec beaucoup d’attention »[19] (p. 255), atteste que le processus a commencé. Le cas de l’Italie est particulièrement intéressant, car Rosenberg caractérise l’évolution du fascisme italien, tant par sa différence avec le national-socialisme que par sa capacité à amener le tournant en Italie. Ce fascisme aurait été au départ catholique, mais avec l’acceptation de la doctrine raciale, il aurait « pris la tournure de rejoindre le XXe siècle »[20] (p. 256). Rosenberg reste sur ses gardes, se demandant si le fascisme sera à la hauteur de ce tournant. Mais le fascisme italien a fait le pas de quitter « le surplomb du couplage de la vision du monde actuelle », car « il veut maintenant être "nordique" et "aryen", et il relie le "racial" au "psychique" »[21] (ibid.). Il pose aussi la question de savoir si le peuple allemand pourrait supporter la charge de ce qui advient (p. 312 sq) et « si les Allemands le pouvaient, la vision du monde et l’instinct de vie développeraient enfin ensemble leur efficacité et entraîneraient le déploiement de force maximale du peuple allemand » ; et de conclure : « Ce sera alors vraiment une nouvelle époque »[22] (ibid.). Le 7 octobre 1938, Rosenberg restitue la conversation avec un phalangiste espagnol qui a parfaitement compris qu’il faut faire siens les problèmes sociaux des ouvriers, gagner ainsi les plus grandes villes, priver de dimension internationale la question sociale pour qu’elle devienne ainsi véritablement sociale et nationale. Rosenberg met l’accent sur le développement spécifique de l’Espagne : « J’ai insisté sur le fait que les traditions allemandes permettaient d’autres conséquences pour la vision du monde que les traditions espagnoles. C’est pourquoi nous n’envisageons jamais de vouloir exercer ici de l’influence »[23] (p. 258). Le tournant doit avoir lieu sur la base espagnole. De cette manière, Rosenberg unit le biologique et le culturel. Face à un interlocuteur hongrois, il conseille « de ne pas appeler un mouvement radical "national-socialiste". Chaque nation devait choisir un nom selon ses données. M. acquiesçait. Il suppose que l’on puisse réintroduire la vieille désignation de "protecteurs de la race" »[24]. Comme par hasard, c’est face aux pays Baltes que Rosenberg donne une explication qui rassemble ces éléments. En mai 1939, il rapporte la visite de deux Baltes qui « revendiquent la reconnaissance de leur destin vieux de 700 ans ». Rosenberg leur dit clairement : « nous n’avons aucun intérêt de revoir la Russie à Reval et à Riga. Nous reconnaissons le caractère racial de chaque nation […], vous devez vous-même mobiliser les forces, afin d’imposer la nouvelle posture », et il ajoute : « Les messieurs partaient, satisfaits »[25]. Pour Rosenberg, les peuples de l’Europe sont placés devant l’alternative suivante :

En conclusion se dessine la théorie précise défendue par Rosenberg concernant l’Europe à venir, réunissant des pays soit incorporés directement au Reich soit guidés par l’Allemagne dans la construction de leur propre national-socialisme[26]. Avec toutes les précautions qu’il faut prendre à ce stade précoce de la recherche, on retient que Rosenberg suppose que chaque peuple dispose à la fois d’un patrimoine culturel, sa tradition[27] et d’un patrimoine biologique, son instinct de vie. Tous deux sont déterminés par l’espace dans lequel le peuple est né. L’intrusion d’autres peuples entrave cette relation à l’espace. Elle contamine le patrimoine culturel avec un art étranger et le patrimoine biologique avec des instincts inappropriés à la survie dans cet espace précis. Le peuple perd alors ses forces. Cette construction est portée par une seconde construction qui concerne la relation existentielle avec l’espace de vie. Rosenberg semble en effet supposer que ces espaces sont portés par des destins et la combinaison des deux formes des mondes. De ce monde du destin, des questions surgissent et se posent aux peuples : ce sont les défis historiques auxquels les peuples doivent impérativement répondre. Car leur destin exige que les peuples créent incessamment de nouveaux mondes, entraînant des tournants d’époques. Un peuple qui a perdu sa force vitale par intrusion des races étrangères ne pourra plus relever les défis.

La tâche du national-socialisme est alors d’aider les peuples à prendre conscience de cette situation. Les doctrinaires nationaux-socialistes supposent que le monde a vécu le tournant vers la doctrine raciale et qu’en conséquence la tradition philosophique est désormais devenue superflue, voire devenue une ennemie à détruire. Car la philosophie garantit les valeurs universelles de l’humanité, consolidée par sa relation, certes très conflictuelle, avec la tradition judéo-chrétienne. Il faut alors renouer avec la Grèce antique afin de pouvoir construire une tradition libérée du judéo-christianisme[28].

Dans cette construction, la subjectivité, l’âme, l’individualité et toutes les autres notions qui désignent l’homme dans la philosophie sont replacées dans l’âme du peuple. Ce déplacement est en dernière analyse le ressort de l’industrie de la mort, si souvent déplorée, mais jamais vraiment analysée à la lumière de ses propres doctrinaires.

Rosenberg veut rendre compte de ce processus ; c’est pourquoi il s’attache à restituer par écrit ses entretiens principaux, ses observations et ses réflexions fondamentales.

Le champ sémantique du pouvoir

C’est du côté de la sémantique du pouvoir que l’on trouve les indications les plus précises qui permettent d’expliciter la reconstruction de ce schéma. La discussion des rapports de forces par Rosenberg renseigne aussi sur le redéploiement d’une subjectivité selon les exigences de cette vision du monde. Retraçons brièvement la relation entre subjectivité et écriture diariste avant de présenter deux paragraphes traitant chacun d’une modalité spécifique du pouvoir.

Dans un journal, rappellent les éditeurs, on s’attend à rencontrer la subjectivité de l’auteur. Mais comme le national-socialisme s’est entièrement voué à l’action, ils conjecturent que cette vision du monde ne permet pas le développement d’une réflexion posée. C’est pourquoi les nationaux-socialistes auraient utilisé plutôt des agendas, permettant un mode de notation approprié au style de vie de ces « risque-tout » qui se moquaient des « chevaliers de l’encre »[29] (p. 16).

Alors qu’on s’attend à une certaine subjectivité, on ne la trouve pas dans ces textes. Le national-socialisme se rattache à une autre notion de subjectivité, « un amour nouveau pour l’individuel » qui, selon Baeumler, « contient le germe d’une synthèse nouvelle, plus profonde »[30]. Convaincre l’individu qu’il est un moment dans le développement nécessaire de son peuple est la conditio sine qua non pour que la doctrine raciale puisse prendre. Cette destitution de l’individu est ensuite suivie par une véritable déclinaison du champ sémantique de pouvoir. Baeumler avait jeté les bases théoriques de cette adaptation de la notion de subjectivité à la nouvelle vision du monde. Rosenberg l’entérine dans la réalité politique, l’appliquant autant aux personnes qu’aux peuples pour déterminer le degré de proximité à la « révolution », au « tournant » (p. 254 sq), au revirement (pp. 255-257).

Le journal du 5 octobre 1939 (pp. 292-295) évoque un certain nombre d’éléments qui éclairent une notion plutôt faible, mais dont l’importance ne peut pas être surestimée : l’exercice de l’influence[31]. Rosenberg restitue un échange avec le ministre du Reich pour l’approvisionnement et l’agriculture[32] Richard Darré (1895-1953). Ils abordent des questions concernant l’espace Est. Darré raconte que Ribbentrop aurait fait des allégeances aux bolchevistes. Après avoir mentionné que l’on savait déjà que Ribbentrop n’avait compris ni le bolchevisme ni le national-socialisme, il écrit : « Qu’il soit assez borné pour le déclarer publiquement montre quel type d’homme doit représenter une grave situation historique au nom du Führer. »[33] (p. 293). L’entrée ne laisse rien au hasard. Il revient à Ribbentrop après avoir mentionné très brièvement que Joseph Staline (1878-1953) aurait même loué Heinrich Himmler (1900-1945) et restitué des échanges sur l’Angleterre. Aux États-Unis, Ribbentrop aurait défendu ses intérêts égoïstes : être messager de la paix pour rassurer sa réélection.

Rosenberg vient ensuite à « la guerre des âmes qu’il faut mener par les voies militaire, économique et propagandiste ». Il aurait discuté avec Hermann Göring (1893-1946) qui lui aurait répondu positivement, soulignant : « vous êtes notre programmeur ». Rosenberg rajoute qu’il faut aussi une action du gouvernement, ce qui trouve son « consentement énergique »[34] (p. 294) confirmant apparemment l’opinion positive de Hitler sur les compétences politiques de Rosenberg. Il rapporte ensuite comment il essaye en vain de discuter en détail avec le Führer, mais lui remet régulièrement ses propositions. Il termine en évaluant la situation : l’Allemagne se trouve coincée entre la Russie et l’Angleterre, et il serait « nécessaire » d’infliger à « l’Angleterre un affaiblissement décisif »[35] (p. 295). La diplomatie nationale-socialiste se compose de l’exercice de l’influence au plan économique, psychologique, politique et stratégique. Cette tâche est à accomplir au nom du Führer, ce qui demande non seulement un type de réflexion et d’action, mais un type d’homme dont Rosenberg est chargé de dessiner le profil. Le journal remplit alors parfaitement son rôle : il réfléchit sur cette subjectivité vouée à la vision du monde, au peuple, au Führer, au Reich.

L’entrée du 26 juillet 1943 (pp. 475-478) nous sert à élucider sa conception de la souveraineté[36]. L’occasion est « le putsch du trône et de l’autel contre Mussolini »[37] (p. 475). Rosenberg passe en revue le théâtre de la guerre, relevant des manques dans le comportement de l’armée et concluant que « Mussolini n’avait pas eu la force de fusiller des officiers lâches, ce qu’il doit maintenant payer »[38] (p. 476). Il se dresse vertement contre le nivellement qui sévit en Allemagne et qui l’enfonce dans une fausse attitude de domination. Rosenberg prône que, aujourd’hui, « est enfin donnée la possibilité de redéployer les vieux instincts du temps des empereurs. Souveraineté sans discours ostentatoires, sans fausse théâtralité[39], souveraineté comme une évidence, comme attitude ferme et généreuse »[40] (p. 477). Cette attitude est à propager dans le peuple si l’on veut éviter le sort de Mussolini.

Conclusion

Ce journal permet de comprendre la vision du monde dont provient le national-socialisme. Mais comprendre n’est pas légitimer. Nous sommes certes face à une construction qui est, du point de vue philosophique, assimilée au crime ; pourtant, le Reich hitlérien a procédé par des décrets, des lois, des arrêtés et l’on risque de se laisser tromper par cette pseudo-légalité.

Nous avons présenté les bases, à savoir la conception de la subjectivité humaine et l’immense importance de la rhétorique du pouvoir. Il reste à parfaire ces analyses et à les conduire plus loin, notamment à confronter ce projet avec des projets philosophiques, afin de montrer clairement pourquoi il s’agit réellement d’un crime contre l’humanité et en quoi consiste exactement ce crime[41].

 

N.B. Après la rédaction de ce compte rendu est parue une traduction française : Alfred Rosenberg, Journaux 1934-1944, Paris, Flammarion, 2015.

 


[1] Rosenberg parle de la « vision du monde national-socialiste (nationalsozialistische Weltanschauung) ». Par commodité, ce terme sera utilisé.

[2] Der Mythos des 20.Jahrhunderts.

[3] « den Verlauf des Gestaltenwandelns » − Ma traduction part de la supposition que le « n » est une des nombreuses fautes d’allemand que les éditeurs soulignent à juste titre et signalent en règle générale avec un « [sic] »; supposition confirmée par Jürgen Matthäus (courriel du 15 mai 2015).

[4] « neuen Entwicklung, die für die Zukunft entscheidend sein wird ».

[5] « das Ringen um England und die Durchsetzung unserer Weltanschauung gegen alle Gegner ».

[6] Voir à titre d’exemple la notice immonde sur la destruction des villes allemandes du 31 décembre 1943 (492-495) et encore du 22 octobre 1944 (512-514). – Cf. pour les autres peuples notamment les documents dans l’annexe.

[7] Reichsminister für die besetzten Ostgebiete.

[8] Cette substitution est le noyau de son projet d’éducation, d’instruction et de formation.

[9] Einleitung.

[10] Die Tagebücher Alfred Rosenbergs 1934 – 1944.

[11] Ergänzende Dokumente.

[12] Die Spur des Juden im Wandel der Zeiten.

[13] « Reichsleiter und „Beauftragten des Führers für die gesamte weltanschauliche Schulung und Erziehung der nsdap »  – Dès 1940, il est aussi responsable de la spoliation des œuvres d’art.

[14] Institut zur Erforschung der Judenfrage.

[15] « Rosenberg war ein seltsamer Mann. Vermutlich war er im Kreise der obersten Parteiführung der einzige, der den Nationalsozialismus ganz ohne Rücksicht bitterernst nahm und sich bemühte, mit diesem politischen Begriff ein auf ethische Fundamente gestütztes Programm zu bilden, und ganz bestimmt war er der einzige, der ehrlich versuchte, dieses Programm allen Ernstes auch noch in der Macht zu verwirklichen. »

[16] […]" stehe das Volk schon jetzt eindeutig für eine deutsche Orientierung » − Cf. aussi le paragraphe daté du 8 janvier 1937 (pp. 231-233).

[17] « Jetzt ist ein zweiter antisemitischer Staat in Europa entstanden » − L’Ukraine aussi joue un rôle crucial pour l’institutionnalisation du Reich. Dans ce paragraphe qui adopte parfaitement le style et le vocabulaire de sa vision du monde, Rosenberg prétend avoir déjà vers 1923 introduit la question ukrainienne dans le combat allemand. On pourrait lire trop rapidement ce propos comme un témoignage de la lutte intestine qui a traversé le cercle autour de Hitler, rédigé dans la lti, la langue du Troisième Reich. Mais il faut lire plus prudemment, car Rosenberg, convaincu de sa position, fait bien évidemment de son mieux pour garder la faveur du Führer, mais ce but est subordonné au but final, l’institutionnalisation du Reich à l’échelle européenne. − Comme le montre Alfred Baeumler (1887-1968), Rosenberg a saisi que le Führer a tout compris, cf. son Alfred Rosenberg und der Mythos des 20. Jahrhunderts. Als Einleitung zu Alfred Rosenbergs « Schriften und Reden » im gleichen Verlag erschienen (1934), Munich, Hoheneichen 1943, 111 p. – L’enjeu de la discussion autour de l’Ukraine est donc moins la polémique avec Joachim von Ribbentrop (1893-1946) que  la question des modalités du pouvoir. Il faut empêcher la résurgence des vieilles modalités du pouvoir sur d’autres peuples.

[18] « die Wende ist da ».

[19] « König Leopold habe den ‘Mythos’ sehr genau gelesen ».

[20] « ins 20. Jahrhundert eingeschwenkt ist ».

[21] « der bisherigen weltanschaulichen Überkuppelung » ; « nunmehr ‘arisch-nordisch’ sein will und ‘rassisch’ mit ‘seelisch’ zusammenbindet » − Avec Henri Lefebvre (1901-1991), on peut argumenter que le national-socialisme promeut aussi un tel surplomb (cf. Le nationalisme contre les nations (1937), Paris, Méridiens Klincksieck, 1988, 195 p.).

[22] « Könnte es dies, dann werden W.[elt]-A.[nschauung] u. Lebensinstinkt einmal zusammenwirken u. die grösste Kraftentfaltung der d. Nation herbeiführen. Das wäre dann wahrhaft ein neues Zeitalter. »

[23] « Ich legte Wert darauf zu erklären, dass die deutschen Traditionen andere weltanschaul. Konsequenzen ermöglichten, als die spanischen, wir deshalb nie die Absicht hätten, hier Einfluss nehmen zu wollen. » − Suivent des développements sur l’objectif des phalangistes de séparer l’Espagne de l’Église romaine et d’instituer une papauté espagnole à Tolède.

[24] « Ich riet ihm, eine radikale Bewegung nicht nationalsozialistisch zu nennen. Jede Nation müsse einen Namen aus ihren Gegebenheiten wählen. M. stimmte zu u. glaubt, die alte ungarische Bezeichnung Rassenschützler wieder einführen zu können ».

[25] « Anerkenntnis eines 700-jährigen Schicksals » ; « Wir haben kein Interesse daran, Russland wieder in Reval u. Riga zu sehen. Wir anerkennen d. Volkstum einer jeden Nation […], ihr müsst selbst die Kräfte mobilisieren, um eine neue Haltung durchzusetzen. » ; « Die Herren schieden befriedigt. »

[26] Il faut encore mentionner la fonction que Rosenberg accorde à l’Islam (mot qu’il ne mentionne pas) pour l’institutionnalisation du Reich. Les paragraphes qui restituent des rencontres avec des diplomates musulmans témoignent toutes d’un accord de fond sur les questions cruciales. – Que certains musulmans aient pleinement compris son système, est attesté par l’entrée du 18 novembre 1942 : « Die Legion der Idel-Uraler möchte neue Embleme haben : mit dem Halbmond. Diesen haben wir bisher eliminiert, da wir den nationalen Kampf unterstützen, jedoch keinen Glaubenskrieg. Es wird darauf hingewiesen, dass dies nur eine ehrwürdige Tradition sei (La légion des Idel-Uraliens veut des nouveaux emblèmes : avec le croissant. Nous l’avons jusqu’à maintenant éliminé, car si nous favorisons le combat national, nous n’encourageons aucune guerre de religion. On renvoie à ce qu’il s’agirait ici tout simplement d’une tradition honorable). » (p. 460). 

[27] Ce schéma est à compléter par des recherches sur le contenu de ces traditions. Un aperçu toujours important est donné par Ernst Loewy, Literatur unterm Hakenkreuz. Das Dritte Reich und seine Dichtung. Eine Dokumentation (1966), Francfort s/M, Europäische Verlagsanstalt 1967, 366 p. – Cf. pour le contenu de la tradition déclarée normative pour l’Allemagne, l’article de Gianluca Nesi, « Il sacrificio rituale nazista. Guido List, Adolf Hitler, Martin Heidegger », dans Intersezioni Rivista di storia delle idee, 3/2014, dicembre, pp. 423-448.

[28] Font écho : les entrées du 9 avril 1941 (375 sq) et pour le  9 décembre 1941 (p. 431 sq).

[29] Draufgänger, Tintenritter.

[30] « die neue Liebe für das Individuelle [...] enthält den Keim zu einer neuen, tieferen Synthese » − Alfred Baeumler, Das Irrationalitätsproblem in der Ästhetik und der Logik des 18. Jahrhunderts bis zur Kritik der Urteilskraft (1923), Darmstadt, Wiss. Buchges. 1974, p. x; cf. Leonore Bazinek, Les sciences de l’éducation au défi de l’irrationalité. La question de la conscience individuelle dans les sciences de l’éducation de 1800 à l’ère contemporaine. Dossier d’investigation, 2014 (http://docfx.free.fr/L_B/), p. 31.

[31] Einwirkung.

[32] Reichsminister für Ernährung und Landwirtschaft.

[33] « Dass er so borniert ist, das öffentlich zu bekunden zeigt, was für ein Typus Mensch eine schwere geschichtliche Situation im Namen des Führers zu vertreten hat. »

[34] « den Seelenkrieg, den es neben Militär u. Wirtschaft u. Propaganda gebe  » ; « Sie sind doch unser Programmatiker. » ; « wozu er energisch beistimmte ».

[35] « eine entscheidende Schwächung Grossbritanniens zu einer Notwendigkeit ».

[36] Herrentum.

[37] « Staatsstreich von Thron u. Altar […] gegen Mussolini ».

[38]  « dass Mussolini aber nicht die Kraft aufbrachte, feige Kommandeure zu erschiessen, das hat er jetzt zu bezahlen ».

[39] Cf. aussi les entrées après le 12 janvier 1943 (p. 467 sq) et du 29 juillet 1943 (pp. 478-481).

[40] « Heute sei endlich die Möglichkeit gegeben, die alten echten Instinkte aus grosser Kaiserzeit wieder zu entwickeln, Herrentum ohne protzige Redensarten, ohne falsche Theatralik, Herrentum als Selbstverständlichkeit, als feste gosszügige Haltung. » − Cf. aussi les entrées du 18 décembre 1938 (p. 265 sq), du 18 décembre 1942 (p. 465 sq) et du 26 octobre 1944 (pp. 514-518).

[41] Outre des projets philosophiques classiques, il faut se préoccuper de confronter ce journal avec les projets des auteurs national-socialistes. J’ai ici amorcé une articulation entre  Baeumler et Rosenberg et je signale le  cas de Martin Heidegger (1889-1976) dont la publication des textes paradiaristes est en cours. Le défi est lancé : lire ces documents ensemble afin de voir le véritable profil de sa « pensée ».

 

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Claude Torracinta, Rosette, pour l’exemple, Genève, Slatkine, 2016, 93 p.

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