N°7 / Crimes de masse, génocides et perceptions de la souffrance des victimes

Comment évaluer les séquelles psychotraumatiques pérennes de la déportation ?

Michel Pierre

Résumé

Si la déportation constitue en terme d'intensité un des phénomènes les plus traumatisants qu'aient pu connaître nos sociétés au cours du XXe siècle, le champs des séquelles qu'elle a produites reste assez peu étudié en termes médico-psychologiques chez les survivants. Il est vrai que les outils méthodologiques pour appréhender les troubles sont difficiles à construire et renvoient à de nombreuses questions épistémologiques. Aussi, avant de proposer les résultats de notre recherche portant sur cinquante anciens déportés, nous est-il apparu nécessaire de clarifier dans cet article les enjeux conceptuels sous-tendus par notre travail. Notre propos a donc ici pour but d'identifier ce que nous entendons par séquelles psychotraumatiques et la manière de les mesurer au travers d'échelles d'évaluation adaptées, ainsi que la nécessité qu'il y a à faire appel à des concepts médicaux plus larges, telles que les altérations de la personnalité.

Mots-clés

Plan de l'article

Télécharger l'article

Les séquelles de la déportation

Lorsqu’il s’agit de quantifier dans une étude l’importance et la gravité d’une épreuve humaine, la déportation constitue le marqueur absolu du traumatisme. Par son inhumanité, par l’importance du désastre moral quelle représente, par l’étendue de ses conséquences personnelles et sociales, elle a marqué durablement toute une société. On peut en percevoir le caractère monstrueux aussi bien par les tragédies individuelles que par les chiffres des morts en déportation, incluant les victimes dans la première année de leur retour comme l’avaient montré les études du Pr Richet[1].

Si l’on peut concevoir que les privations, les carences, l’usure des corps aient entraîné des disparitions prématurées, on en ignore souvent les mécanismes intimes. Nous savons certes que de nombreuses morts sont survenues à la suite de naufrages psychiques ou de suicides, mais il existe aussi des raisons dont la physiopathologie nous échappe encore. Un long travail de la Commission médico-sociale de la Fondation pour la mémoire de la déportation (FMD) avait permis, sous la direction de Mme le Dr Annette Chalut, ancienne déportée, de collecter des travaux originaux et d’en tirer un Thesaurus qui reste encore à exploiter.

Comme, dans les années 2000, il restait encore des survivants des camps malgré la forte mortalité qui les avait frappés à leur retour, nous avons pu conduire un travail de recherche sur les séquelles psychologiques qu’ils présentaient soixante ans après la survenance du drame et sur ce qui les avait animés pendant toutes ces années. À vrai dire, le Dr Jean-Michel André et moi-même connaissant de longue date les déportés, nous avions quelques intuitions mais il nous fallait les conforter par ce travail de recherche approfondi. Cette perspective avait l’ambition de permettre non seulement une mise en évidence des séquelles psychotraumatiques déjà connues, mais aussi de mieux appréhender les mécanismes qui avaient permis aux déportés de poursuivre leur existence. La Commission médico-sociale a donc proposé à cinquante d’entre eux de participer à cette étude, pour laquelle ils se sont tous montrés volontaires et il faut bien sûr saluer leur force et leur courage pour revenir sur cette période cruciale de leur existence. Leur témoignage nous paraissait nécessaire, à nous, médecins et psychologues de la Commission médico-sociale de la FMD, non pour construire une réflexion d’ordre historique mais pour répondre à un certain nombre de questions et d’hypothèses psychopathologiques.

En effet, si le problème des traumatismes psychiques occupe depuis un siècle environ un espace incontournable dans le champ des troubles mentaux, il n’est pas pour autant clarifié. Leur description aussi bien que leur mécanisme restent souvent obscurs avec des éléments de confusion entre effraction psychique et ébranlement physique du cerveau, mêlant ce qui relève du champ de la psychologie et du champ de la neurologie. Cette question se posait déjà en ces termes à la fin du XIXe siècle, quand une partie des fondateurs de la psychologie, comme Théodule Ribot ou Sigmund Freud se pressaient autour du grand neurologue Charcot[2] à l’hôpital de La Salpêtrière à Paris, dont le service recevait beaucoup de traumatisés crâniens blessés au cours des accidents de chemin de fer. Ces « rallway spin » ouvraient sur une vision très neurologique avec la « théorie de l’ébranlement du cerveau » qui prévalait sur des approches plus psychopathologiques.

Les traumatismes psychiques

Le sujet du psychotraumatisme paraît aujourd’hui posé, néanmoins, on constate que la médecine occidentale, née il y a deux mille cinq cents ans, n’y a porté d’intérêt que depuis un siècle et demi. Les œuvres anciennes qui portent témoignage d’une telle préoccupation émanent d’historiens et d’hommes de lettres. Cest ainsi que nous trouvons des descriptions évocatrices de psychotraumatisme chez Hérodote, Lucrèce ou Lucain (qui mentionnent des cauchemars et des visions terribles à l'issue de batailles) et plus tard chez Sénèque, Pline, Tacite et Valère Maxime.

En fait, les médecins de l’Antiquité dont nous connaissons beaucoup d’écrits ne se préoccupaient de la maladie que dans sa dimension somatique et ils ne paraissent s’être véritablement emparés du traumatisme psychique que par le biais des passions qui relevaient plus sûrement du registre de la philosophie. Alors, pourquoi les historiens et non les médecins ont-ils décrit les traumatismes psychiques ? La raison tient sans doute à ce que les savoirs n’étaient pas enfermés dans des champs disciplinaires et que se construisait un nouveau regard sur la réalité ontologique. La médecine hippocratique sous-tendue par une réflexion médico-philosophique est apparue à Cos au Ve siècle, alors qu’à la même époque, quelques kilomètres plus loin, naissait à Halicarnasse l’Histoire avec Hérodote. Ces deux sciences poursuivaient des objectifs qui leur étaient propres dans une commune démarche diagnostique et pronostique. Le pragmatisme des anciens, leurs observations méticuleuses du réel leur avaient fait découvrir les ressorts de la mécanique mentale et par là même les avaient conduits à s’affranchir du poids du surnaturel sur la destinée humaine. De cette révolution anthropologique touchant à nos représentations se sont forgés les outils du savoir moderne. Les médecins avaient identifié des maladies, y compris des maladies mentales (mania, mélancolie, phrenitis c’est-à-dire délire avec fièvre, stultitia, dementia…), mais n’avaient jamais développé la thématique des effractions psychiques. Ainsi, Galien, six siècles plus tard, qui fut l’un des compilateurs d’Hippocrate et médecin des gladiateurs à Rome, n’évoqua-t-il jamais le traumatisme psychologique[3] (traumatzein vise le traumatisme corporel) alors qu’il a cependant écrit sur l’attitude philosophique à adopter dans l’adversité. Et cette absence de description médicale perdura pendant plus de vingt siècles… Lorsque Froissard, Agrippa d’Aubigné, Shakespeare ou Voltaire décrivant le tremblement de terre de Lisbonne firent part de leurs observations, ce furent en tant que chroniqueurs ou auteurs dramatiques et la description par Ambroise Paré de la maladie de Charles IX le lendemain de la Saint Barthélémy est l’œuvre d’un homme de lettres, chirurgien et non médecin (il était d’ailleurs en grand conflit avec les médecins de la Cour). Le terme traumatisme psychique n’est apparu finalement quen 1878 sous la plume d’un neurologue allemand, Eulenburg.

Le champ d’observation de notre étude

Ce premier cadre de notre étude étant posé, il nous appartient d’évoquer maintenant les traumatismes psychiques tels que nous les envisageons dans notre activité de psychiatre depuis 1989 au service des pensions du ministère des Anciens Combattants. Les personnes que nous voyons habituellement en expertise ne sont ni des malades ni nécessairement des victimes. Chaque terme a son importance. Ce sont d’abord et avant tout des hommes et des femmes auprès desquels l’État a une dette car ils ont un droit moral, à une reconnaissance de la collectivité pour ce qu’ils ont vécu. Et le mot victime n’est pas nécessairement adapté. Il n’est ainsi pas toujours flatteur de dire à un ancien déporté-résistant qu’il est une victime… Ce sont des acteurs et des témoins de l’Histoire qui en portent les stigmates et auxquels il convient en priorité d’apporter une reconnaissance, qui sera peut-être le prélude à un processus secondaire de réparation psychologique. Il n’est donc pas nécessaire de « sur victimiser » une personne pour reconnaître les conséquences d’événements terribles. Il y a encore deux ou trois décennies, la majeure partie des médecins du ministère des Anciens Combattants, mais aussi le corps médical dans son ensemble, montraient un certain déni concernant les traumatismes psychiques et pensaient que les chocs émotionnels subis guérissaient avec un réconfort rapide «en attendant que cela passe»… ou bien encore qu’il s’agissait d’une « faille narcissique », comme les psychiatres et psychanalystes de l’époque aimaient à le dire. Tous ces arguments, maintes fois entendus, œuvraient dans le même sens et rejetaient les troubles du côté d’une organisation antérieure de la personnalité, amenant logiquement au refus du droit à pension, sauf pour les déportés, pour lesquels on parlait de syndrome asthénique. Pour eux aussi, la vision médicale prévalait sur les conséquences psychologiques de leur vécu. La grande avancée des années 1990 en matière de reconnaissance du traumatisme a certainement été d'identifier l’existence de troubles complexes en relation avec des chocs émotionnels, mais aussi d’accepter l’idée que des séquelles psychotraumatiques pouvaient survenir chez toute personne normale confrontée à une situation de dé-réalité.

La première étape en fut probablement l'introduction du PTSD[4] par les classifications américaines, avec la parution en 1980 du DSM 3[5]. Cette nomenclature, très comportementaliste, sest faite à la suite des revendications des Vétérans du Vietnam (guerre qui a duré près de neuf ans, d’août 1964 à janvier 1973), soldats perdus qui, de fait, étaient des victimes d’une guerre non héroïsée, en d’autres termes victimes autant de l’Histoire que d’un vécu personnel stressant. En France, le point de départ de sa reconnaissance en a été donné en 1992 avec le Décret du 10 janvier qui est venu compléter le Code des pensions militaires, Code des pensions qui définissait déjà la psychonévrose de guerre[6] et le syndrome asthénique. Cest là encore, sous la pression d’associations d’anciens combattants (en l’occurrence d’Algérie) qui revendiquaient un droit à réparation que ce décret a été pris avec, ultérieurement, la reconnaissance par l’Assemblée nationale, en 1999, de la réalité d’une guerre, ouvrant alors un droit à réparation plus étendu. Ainsi, par le biais de ce décret, rédigé par des psychiatres militaires[7], le traumatisme psychique a-t-il été admis et reconnu comme une « blessure ». Mais il a fait davantage puisqu’il a légitimé la place de l’expertise psychiatrique dans son évaluation, qui peut « accéder au rang d’élément parfois décisif de preuve » et qu’il mentionne aussi très clairement « la dimension thérapeutique indirecte de ces actes », ce qui est assez inhabituel dans la nature de l’expertise.

C’est donc véritablement en 1992 qu’a été donné le coup d’envoi de la reconnaissance du traumatisme psychique en France, suivi de la création des CUMP en 1995, fondées à la suite de l’attentat de la station du RER Saint-Michel le 25 juillet 1995. Le traumatisme a pu alors être reconnu et traité comme une blessure de l’esprit rendant bien compte de la brutalité, de la violence et du sentiment de mort imminente et traduisant le fait qu’un état émotionnel intense laisse des traces biologiques.

Cependant, de nombreux événements traumatisants ne se ressemblent pas dans leur temporalité. Quels rapports phénoménologiques existe-t-il vraiment entre la déportation dans des conditions effroyables pendant des mois, voire des années, et la brutalité d’un accident de voiture ou d’une explosion ? Malgré tout, la symptomatologie, quelle soit immédiate, post-immédiate ou différée que l’on peut cliniquement constater est similaire. On retrouve quasiment toujours des troubles du sommeil, des cauchemars par période, des reviviscences, une asthénie diurne, des phobies, des troubles du caractèreEn revanche, certaines séquelles au long terme ne paraissent pas rencontrer de consensus. Le traumatisme est une blessure et si le PTSD en décrit plutôt fidèlement les symptômes, la cicatrisation est un processus complexe qui ne se résume pas à un catalogue de symptômes, dépourvu de la dimension de la reconstruction psychologique donnée par le groupe social.

Diverses questions se posent alors : existe-t-il des lésions cérébrales précoces et a-t-on la possibilité d’identifier des marqueurs comme on le pense maintenant ? Pourquoi certaines personnes ne développent-elles pas de traumatisme psychique, contrairement à d’autres à événement potentiellement traumatogène égal ? La prévention passe-t-elle exclusivement par une prise en charge précoce et quel en est le mécanisme ? Pourquoi existe-t-il parfois une très longue période de latence ? Nous avons rencontré des personnes qui se sont effondrées plus de cinquante ans après leur déportation, notamment au moment de la retraite ou à loccasion d’un fait apparemment anodin. Comment seffectue la transmission des traumatismes aux descendants ? Quel est le rôle de l’épigénétique ? Les traumatismes psychiques entraînent-ils des modifications de la personnalité ou seulement dans la personnalité ? Il existe ainsi des patients qui développent, longtemps après un traumatisme, d’authentiques troubles psychotiques, dysthymiques, délirants ou à évolution déficitaire, mais aussi d’autres troubles de la personnalité comme des personnalités quérulentes processives ou avec de grands états hystériformes.

Sans doute les méthodes de prévention que nous connaissons sont-elles en partie efficaces pour empêcher le développement de séquelles et c’est toute l’ambition des CUMP et des consultations de psychotraumatologie, mais cela n’est sans doute pas suffisant. Le traumatisme, surtout celui qui est différé, se développe sur le long terme et nécessite pour l’analyser une démarche sémiologique renouvee, qui pourrait ouvrir sur la mise en place d’une prévention plus globale au sein de la société. La prise en charge du traumatisme n’est donc pas quune affaire de médecins et de psychologues. Elle relève tout autant d’un processus de construction sociale et ce fait social appelle au moins deux observations :

– la première est qu’il reste encore un long travail à accomplir pour comprendre comment se construit actuellement ce trouble dans notre société, dans sa double acceptation médicale et sociale;

– la seconde est que nous constatons combien ce processus varie d’une société à une autre et que ce qui constitue un traumatisme n’est pas identique dans toutes les sociétés.

Il nous faudrait ainsi des travaux d’historiens et d’anthropologues pour nous apporter davantage d’informations sur ces questions. Les enjeux en seraient importants car les troubles traumatiques pourraient alors être conçus comme les indicateurs de ce qui est inacceptable dans une société, les bornes infranchissables du psychisme à un moment donné en quelque sorte. Notre étude n’a toutefois pas cette ambition. Son objectif est de pouvoir mettre en évidence les principaux signes cliniques du traumatisme par l’appui d’une méthodologie que nous avons cherché à construire.

Létude selon l’échelle d’évaluation de la CAPS

Après l’entretien biographique mené par le Dr Jean-Michel André et avant la passation du test de Rorschach, ou plus précisément de guidance projective, proposé par Serge Raymond, psychologue clinicien, vient se placer l’évaluation des séquelles psychotraumatiques, visant à donner la photographie la plus exacte possible des traces de la déportation dans le fonctionnement psychologique et dans ses conséquences sociales.

Il existe en pratique un certain nombre d’outils psychométriques, mais celui dont nous nous sommes le plus inspiré est la CAPS, qui est une échelle d’évaluation clinique structurée anglo-saxonne destinée à évaluer les symptômes d’un état de stress post-traumatique (ESPT) décrit dans le DSM-III-R, ainsi que des caractéristiques associées. Le DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux), qui en est maintenant à sa cinquième version, est la classification américaine multiaxiale émanant de l’APA (société américaine de psychiatrie) d’inspiration behavioriste. Le behaviorisme, appeencore comportementalisme, qui est le grand paradigme de la psychologie américaine, né d’un article de John Watson en 1913 sopposant au « mentalisme » de la philosophie allemande, jugée trop académique et spéculative, affirmait que la psychologie devait être traitée comme une science naturelle et se limiter aux phénomènes observables et mesurables. Des notions telles que la « conscience » avec l’usage de « l’introspection » étaient jues inutiles et devaient être remplacées par la description de stimulus et de réponses autour de ce qu’il était convenu d’appeler « la boîte noire », avec la possibilité de noter des évolutions à la suite d’apprentissages ou plus exactement de conditionnements. Cette prise de position assez radicale a profondément marqué les classifications nord-américaines et la recherche. Si la description des phénomènes psychiques a été réintroduite avec les travaux des cognitivistes, la psychologie anglo-saxonne s’appuie toujours sur l’utilisation d’échelles d’évaluation structurées et la psychiatrie française, longtemps d’inspiration psychanalytique, s’est rapprochée depuis bientôt trois décennies de cette idéologie. Sans doute peut-on trouver dans cette approche l’intérêt de produire des résultats fiables, standardisés, reproductibles, mais la sécheresse des études, l’abstraction des échelles d’évaluation ne lasse pas d’interroger sur le caractère excessif et pointilleux d’un discours dont les fondements théoriques restent malgré tout assez pauvres.

Pour ces raisons de complexité, de lourdeur de la procédure, de durée et surtout d’une exigence de neutralité dans la passation des épreuves, qui nous paraissait contraire à la nécessaire empathie que nous éprouvions pour ces hommes et ces femmes, ainsi que par respect pour leur âge, nous n’avons souhaité garder que les principaux items du PTSD repris dans la CAPS.

Cest ainsi que nous avons retenus :

– les troubles du sommeil, leur durée avec présence ou non de cauchemars et variété de la thématique;

– les reviviscences pouvant inclure des flash-back, une souffrance psychologique en présence de certains événements rappelant la déportation et la réactivité physiologique; la tendance à l’évitement de certaines situations;

– les troubles de la mémoire et de la concentration; un désintérêt pour certaines activités;

– l’asthénie, la fatigabilité;

– le sentiment d’être détaché ou étranger vis-à-vis des autres; la difficulté à ressentir des émotions;

– les troubles du caractère avec irritabilité et accès de colère; l’hypervigilance.

Nous nous sommes attachés à relever les conséquences sociales et familiales de cette symptomatologie et avons noté aussi les pathologies somatiques associées comme une hypertension artérielle, un ulcère gastro-duodénal, une maladie de peau, un diabète…

Cependant, si l’évaluation psychométrique correspond à la « phot» des troubles à un moment donné, elle ne rend pas tellement compte de la durée et de la variabilité des processus. Or, ce qui nous intéresse, ce n’est pas tant le cliché lui-même que le film dont il est tiré. De plus, dans le cas de notre étude, nous avions affaire à un très long métrage… ce qui veut dire que les symptômes ont pu largement évoluer selon les périodes de la vie. Il nous fallait donc pouvoir intégrer l’ensemble de ces paramètres, sans toutefois trop fatiguer les déportés âgés et sans faire durer trop longtemps notre entretien. Une autre « petite » source de difficultés a été de canaliser leurs propos, car bon nombre de nos interlocuteurs étant des hommes et des femmes de caractère, militants, il était parfois difficile de revenir aux questions un peu élémentaires de notre étude !

Il nous semble toutefois que le résultat donne une image assez juste de leurs troubles, qui sont encore importants et handicapants. Une seule personne parmi ces cinquante souffrait de troubles psychotiques, mais ce chiffre de 1/50 rejoint la fréquence attendue de 2/100 présentant des troubles mentaux (schizophrénie et troubles bipolaires confondus) parmi une population de référence. La population que nous avons examinée ne souffre donc pas de maladie mentale, ce dont nous n’avions jamais douté, mais de troubles que l’on peut qualifier de séquellaires d’un PTSD (syndrome psychotraumatique d’apparition différée), qui ont pu évoluer au fil du temps et qui ont pu modifier aussi certains traits de personnalité. Cest cette question cruciale des rapports du traumatisme à la personnalité qui nous est apparue comme étant la plus féconde et la plus difficile.

Les altérations de la personnalité

Le terme « personnalité » désigne l’organisation psychologique la plus habituelle quune personne présente dans ses relations avec le monde et vient du mot latin persona, qui veut dire « masque », renvoyant ainsi à la permanence de l’identité des « personnages » dans le théâtre. Si depuis Hippocrate on parle de tempérament, puis plus récemment de caractère, de constitution ou d’habitus l’occurrence du terme « personnalité » en revient à Théodule Ribot (1839-1916), créateur de la psychologie française (coue comme une science autonome de la philosophie) qui a décrit en 1883 les « maladies de la personnalité »[8] à côté des « maladies de la mémoire » et des « maladies de la volonté ». Cet ami de Bergson, professeur de P. Janet qu’il poussa à étudier la médecine, normalien et agrégé de philosophie comme eux, s’était intéressé à la théorie associationniste anglaise de J. Stuart Mill ainsi qu’à la mesure et à la quantité des faits psychiques de la psychologie allemande. Il avait compris l’intérêt qu’il y avait à se rapprocher de l’étude des pathologies mentales et des maladies nerveuses pour étudier les mécanismes de l’hérédité psychologique, de la volonté, de la mémoire, de l’imagination, de l’attention ou des sentiments et, bien sûr, de la personnalité. Cest donc le désir de créer une psychologie expérimentale en partant des troubles psychiatriques pour explorer le fonctionnement normal de l’esprit qui caractérise le travail de ce grand théoricien et précurseur, que l’on redécouvre depuis une vingtaine d’années. Pour lui, la personnalité était la « fonction psychologique par laquelle un individu se considère comme un moi un et permanent » et le moi était « une coordination. Il oscille entre ces deux extrêmes où il cesse d’être : l’unité pure et l’incoordination absolue. Tous les degrés intermédiaires se rencontrent en fait, sans démarcation entre le sain et le morbide ; l’un empiète sur l’autre » (1885). Cette fonction qui peut être altérée ouvre sur la perspective de décrire des « maladies de la personnalité » en « étudiant successivement les conditions organiques, affectives et intellectuelles de la personnalité et en insistant sur les anomalies et les désordres ».

La direction était ainsi donnée et même si la psychologie a proposé depuis lors des dizaines de définitions dont aucune n’a été consensuelle[9], les recherches se sont poursuivies jusques et y compris dans la psychologie américaine contemporaine, dont on a dit précédemment quelle s’était beaucoup éloignée des conceptions euroennes. Cest ainsi quon peut lire maintenant dans la classification américaine du DSM[10] un deuxième axe portant sur le type de personnalité sur les cinq quelle comporte. Il n’en demeure pas moins que les variétés des troubles de la personnalité restent importantes aussi bien dans leur description que dans leur terminologie, même si l’on peut reconnaître une relative permanence de certaines grandes classes de traits, comme le trouble dyssocial (CIM 10) ou antisocial (DSM 4), les personnalités histrioniques et obsessives compulsives.

Il est nécessaire cependant de souligner dans ces distinctions la grande différence faite entre une approche des troubles que l’on dénomme « catégoriels » , c’est-à-dire qui se laissent catégoriser selon une procédure quantitative, et une approche dimensionnelle. Celle-ci est une procédure d’« ordonnancement », au sens d’une relation d’ordre qui repose sur une comparaison pertinente de diverses séquences entre elles. Un exemple qui est parfois donné est celui de la minéralogie où l'on compare les duretés relatives des diverses roches comme on peut le faire pour le Courage: ainsi dire de quelqu’un qu’il est plus ou moins courageux est relatif (Pierre Pichot). Les maladies mentales relèvent d’une classification catégorielle, comme pour le reste de la médecine, alors que les troubles de la personnalité relèvent d’une doctrine de continuité. On peut donc opposer les « variétés anormales de la structure mentale » aux « maladies mentales » pour lesquelles on pourrait supposer des causes biologiques.

En matière de traumatisme psychique, la réflexion la plus pertinente à l’heure actuelle ne porte pas tant sur la description des troubles post-traumatiques (classification catégorielle) que sur la notion de dissociation structurelle de la personnalité, ce qui renvoie naturellement aux travaux de P. Janet[11] sur « une division de la personnalité ou de la conscience » (1887), ou encore des divisions entre « des systèmes d’idées et des fonctions qui par leur synthèse constituent la personnalité ». Pour cet élève de Ribot, la dissociation mentale est la base première de toute pathologie psychique. P. Janet suggère que c’est l’accumulation latente de troubles divers qui rend angoissé, inquiet, fatigué, « épuisé », sans doute parce que le corps entier ne comprend pas pourquoi l’action n’a pas été accomplie ni son échec analysé, alors que toute l’énergie y a été synthétisée. Cela peut aller jusqu’à « rétrécir l’esprit » sur quelques comportements élémentaires répétés par ailleurs indéfiniment, alors que les diverses autres sensations sont en quelque sorte négligées ou, au contraire, scandées en idées fixes et obsessions, dissociées comme si elles étaient mises à part du reste de l’organisme. On remarquera au passage l’écart qui existe entre les idées de P. Janet, qui cooit un lien organique entre personnalité et symptômes, et la théorie élaborée par son contemporain S. Freud dans laquelle les névroses sont des régressions vers des stades de développement antérieurs dans le cadre d’une dynamique pulsionnelle et dont les symptômes résultent de la mise en œuvre de mécanismes de défense inconscients[12]. Pour P. Janet, c’est la phobie du souvenir traumatique qui empêche la pleine conscience de l’expérience traumatisante et qui bloque ensuite les capacités du sujet à s’engager dans d’autres actions adaptatives générant alors des troubles tels qu’angoisses, phobies, limitant alors la « tension psychologique » et altérant le « niveau mental ». Puis ce fut un psychologue et psychiatre anglais, Charles Samuel Myers (1873-1946), qui décrivit une forme élémentaire de dissociation chez des combattants de la Première Guerre mondiale grièvement traumatisés par les bombardements « le Shell-Shocked ».[13]Cette dissociation signifiait pour lui une alternance de ce qu’il appelait une « partie apparemment normale de la personnalité » dénommée PAN et une « partie émotionnelle de la personnalité » dénommée PE. Il existe un certain nombre d’auteurs, comme Onno Van Der Hart, qui reprennent actuellement cette partition et développent l’idée que « la dissociation est une division » qui se produit entre « des systèmes d’idées et des fonctions qui par leur synthèse constituent la personnalité »[14]. La PAN du survivant apparaît alors comme incapable d’intégrer les expériences traumatiques, alors que la PE modifie les possibilités d’action et « peut rester latente, dormante pendant de longues périodes » en finissant un jour par être réactivée émotionnellement et physiologiquement lors d’un rappel du traumatisme. On peut dans ce cadre distinguer cliniquement des symptômes dissociatifs négatifs (amnésie, détérioration cognitive et des affects, dépersonnalisation, mutisme mais aussi pseudo-paralysies, perte de la sensibilité) et des symptômes dissociatifs positifs (hallucinations, troubles divers d’allure psychotique).

C’est cette conception intégrative de la personnalité qui, dans certaines situations extrêmes, peut parfois se dissoudre, laissant alors émerger divers systèmes d’idées dont la réparation dans le temps reste incertaine qui nous apparaît être à l’heure actuelle le modèle le plus pertinent et permet de rendre compte des troubles hétérogènes mais pérennes de notre cohorte de déportés.

En conclusion

Nous avons pu montrer qu’il n’y avait pas nécessairement de corrélation entre la dureté des épreuves subies par les déportés et leur parcours personnel ultérieur. Plus de soixante ans après les faits terribles et douloureusement marquants que nous connaissons, les séquelles de la déportation restent gravés, mais ont malgré tout laissé la possibilité à ces hommes et à ces femmes de construire une vie « normale », c’est-à-dire autonome même si on ne doit pas oublier tous ceux qui se sont arrêtés en chemin. Les outils utilisés pour mesurer l’intensité des troubles, telle l’échelle psychométrique de la CAPS, ne représentent qu’une « photo » extérieure de la personne au moment de l’examen mais n’illustrent pas véritablement le vécu de la personne dans la permanence de sa souffrance intérieure. Or nous savons que, souvent derrière une apparente normalité, les survivants restent hantés par des souvenirs effrayants épuisant leurs ressources émotionnelles et physiques. Les tests de guidance projective proposés par Serge Raymond paraissent particulièrement pertinents à ce titre, en permettant d’entrevoir des pans cachés de la personnalité.

Sur un plan plus théorique, la théorie de la dissociation structurelle de la personnalité élaborée par P. Janet nous offre un modèle de représentation du fonctionnement psychologique des personnes traumatisées avec l’idée que la personnalité est constituée du regroupement de différentes fonctions. Si le véritable enseignement de ce travail porte sur la richesse de la clinique psychiatrique des traumatismes pérennes en développant une méthodologie d’évaluation, il a aussi pour but de susciter une réflexion théorique sur les processus en jeu dans la reconstruction de la personnalité.

 


[1] C. Richet (dir.), « Les séquelles de la misère chez l’adulte », comptes rendus du congrès international des 4 et 5 octobre 1954, Paris, RMF, pp. 287-294.

[2] J.-M. Charcot, Leçons sur les maladies du système nerveux faites à La Salpêtriere, Paris, 1889, rééd. L’Harmattan, 2009.

[3] A.-M. Voutyras-Pierre, « Le traumatisme psychique de guerre dans la culture et les institutions gréco-romaines », in D. Salles, A. Deroche, R. Carvais (dir.), études offertes à Jean-Louis Harouel. Liber amicorum, éd. Panthéon-Assas, Paris II, ouvrage publié avec le soutien de la Faculté de droit de Poitiers et son Institut d’histoire du droit et de l’Institut d’histoire du droit de l’Université de Paris II, Paris, 2015.

[4] Post-Traumatic Syndrome Disorder.

[5] Diagnostic and statistical manuel of mental disorders, 1994, 4e éd., Washington, American Psychiatric Association.

[6] C. Barrois, Les Névroses traumatiques, Paris, 1988, Dunod ; Guide-Barème des invalidités applicable au titre du Code des pensions militaires d’invalidité et des victimes de guerre, 1995, Lavauzelle ; A. Kardiner, The Traumatic neuroses of war, New York, 1941, Hoeber ; H. Oppenheim, Die Traumatischen Neurosen, Berlin, V. von August Hirschwald, 1892.

[7] L. Crocq, Les Traumatismes psychiques de guerre, Paris, Odile Jacob, 1999.

[8] Th. Ribot, Les Maladies de la personnalité, Paris, L’Harmattan, 2001.

[9] A. Binet, Les Altérations de la personnalité, Paris, 1892, rééd.1977, F. Alcan, H. Bourru et P. Burot, La Suggestion mentale et les variations de la personnalité, Paris, 1888 ; J.-B. Baillère, J. Ledoux, Neurobiologie de la personnalité, Paris, Odile Jacob, 2003 ; A. Damasio, Spinoza avait raison, Paris, Odile Jacob, 2003 ; G. Edelman, Biologie de la conscience, Paris, Odile Jacob, 1997.

[10] M. Corcos, L’Homme selon le DSM, le nouvel ordre psychiatrique, Paris, Albin Michel, 2011.

[11] P. Janet, L’Automatisme psychologique, Paris, 1889, rééd. 2005 ; F. Alcan, Névroses et idées fixes, Paris, 1898, rééd. 2007, L’Harmattan ; Les Névroses, Paris, 1909, rééd. 2008, L’Harmattan ; L’évolution psychologique de la personnalité [1929], rééd. 2005, L’Harmattan.

[12] S. Freud, Introduction à la psychanalyse, Paris, 1973, Payot.

[13] S. Myers, Shell Shock in France 1914-1918, Cambridge University Press [1940], rééd. 2012.

[14] O. Van der Hart, E. Nijenhuis, K. Steele, Le Soi hanté, Bruxelles, 2014 ; O. Van der Hart, E. Nijenhuis, K. Steele, E. de Soir, « Le traitement des souvenirs traumatiques selon le modèle de la dissociation structurelle de la personnalité », Revue francophone du stress et du trauma, Paris, 2009, pp. 81-92.

 

Continuer la lecture avec l'article suivant du numéro

Alfred Rosenberg, Die Tagebücher von 1934 bis 1944

Leonore Bazinek

Alfred Rosenberg, Die Tagebücher von 1934 bis 1944, édité par Jürgen Matthäus und Frank Bajohr, Francfort-sur-le-Main, 2015, 650 p.

Lire la suite

Du même auteur

Tous les articles

Aucune autre publication à afficher.