N°7 / Crimes de masse, génocides et perceptions de la souffrance des victimes

La souffrance psychique des déportés et les apports du Rorschach à la transmission par le non-dit

Serge Raymond

Résumé

Malgré le nombre important des publications relatives à la déportation produites par les déportés, peu d'entre elles se consacrent au vécu, à « l'éprouvé » de la déportation et aux effets psychiques créés par les contraintes en liens avec les phénomènes concentrationnaires. Et pratiquement rien sur ce qu'ils voudraient transmettre ne se profile dans tous ces travaux. Les obstacles à cette transmission paraissent relever d'un écart et d'un malentendu entre la population des Libérés des camps d'une part, et la population des libérés de l'Occupation d'autre part. Les premiers ont pu s'interroger sur les conditions d'accueil qui leur seraient réservés et sur la pérennité des valeurs qui étaient les leurs avant déportation ; les seconds ont dû s'interroger sur ces déportés qu'ils allaient accueillir et ce nouveau monde dans lequel ces accueillants-accueillis allaient vivre et partager une toute récente libération. Chacun a pu vivre avec ses attentes et ses insatisfactions, mais tous ont observé un silence rigoureux sur ces mêmes questions. Un silence qui a conduit l'auteur à s'interroger sur la souffrance des libérés, sur la transmission du non-dit par des moyens qu'il a dû construire.

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UNE INITIATIVE PARTAGÉE

« Œdipe ne commence à voir clair
que lorsqu’il est aveugle. »
Jean Cocteau

Rien, n’être rien, c’est ne plus être. Ni objet ; ni chose ; ni bien meuble. C’est sûrement n’être plus humain, ou avoir perdu son humanité : corps organique dépouillé de la possession de son corps. C’est être sans existence, inconsistant, en voie de décomposition. Indigne. N’être plus pour n’avoir plus à être. Cela revient à laisser une place vide, un espace troué qui aspire à être habité : statut perdu ; objet perdu ; un déchet pour pitchipoï ! Aujourd’hui encore, après la boucherie d’hier puis la fine charcuterie qui a succédé, le statut juridique du corps humain reste indéterminé ; il est encore à l’état de déchet que sacralise à peine la sépulture[1].

Tous ces points, ceux surtout de notre ignorance et de nos interrogations, nous avons pu les partager avec des déportés au sein de la Fondation pour la mémoire de la déportation (FMD), tous volontaires et informés que nous entreprenions une démarche qui devait nécessairement être partagée. Nous ne savions pas ce que nous cherchions. Eux non plus ! Ce qu’ils savaient, en revanche, était notre conviction qu’ils étaient détenteurs d’un savoir ou d’une expérience qu’ils ignoraient détenir ou ne savaient pas trop bien formuler. Et que cette expérience avait encore une valeur aujourd’hui.

Le vide, lui, est un renvoi discret au mathématicien S. Loyd[2], créateur du jeu de Taquin, un jeu de combinaison, soit d’un carré empli de petits carrés portant des chiffres ou des lettres avec une case manquante, une case vide permettant la circulation des autres lettres. Le manque étant à l’origine du mouvement conduisant de nombreux psychanalystes (dans leurs inclinaisons à l’universel) à s’interroger sur les risques de « manquer de manque », c’est-à-dire de prendre le risque de s’enfermer dans l’immobilité à vouloir tout contrôler, à s’empresser de tout combler. Nous avons donc opté pour la devise du tailleur de pierre, celle qui consiste à regarder, à observer, à se pénétrer de l’objet et à entrer dans la case vide. À se loger dans la case manquante[3] comme on se niche au cœur de la pierre pour en déceler la fragilité, en suivre le parcours et se projeter avec elle, à l’intérieur de l’édifice de pierre tout entier, pour trouver une place qui saura ménager la faiblesse du matériau tout en confortant l’ensemble. Voire en lui restituant, à cet ensemble, toute sa noblesse. C’est précisément là, à cet endroit qu’intervient le Rorschach, notre machine à dire ce qui n’est pas dicible ; instrument par excellence à transmettre le non-dit, justement par un non-dit qui emprunte de curieux moyens, que la plupart jugent  « plutôt bizarre » tout en paraissant apprécier cette bizarrerie, si on s’en tient à leur engagement et à leur spontanéité.

Ce Rorschach, chacune des dix planches qui le constitue, vient successivement occuper la case vide pour faire surgir un mot, des phrases, des sentiments, des impressions, des refus, des mouvements qui se rapportent à ce qui ne peut être dit. Et qu’on appelle les revenants de l’histoire ; des revenants, dans notre approche, qui sont les clés de compréhension des rapports que les déportés entretiennent avec leur corps ou avec celui d’autrui. Aussi avec les corps institutionnels, les corps concentrationnaires et les corps de l’état : l’esprit de corps en quelque sorte. Par ces utilisations, et bien qu’il soit un « test » mondialement connu[4] – il n’est pas un « test mental » ou ne s’y réduit pas, bien qu’un nombre important de personnes aient eu à le connaître au décours de situations variées ayant jalonné leur itinéraire, y compris en situation personnelle, professionnelle, militaire –, il est parfois présenté comme un test objectif de personnalité où l’on sent bien que les multiples définitions qui lui sont accordées traduisent en fait les intérêts d’une école et les besoins d’une population. Les idéologies d’une région ou celles d’un pays, les inclinaisons de pensée et les engagements à lire dans les postures politiques qui se sont succédées depuis ses premières ébauches de 1910-1920. Sans être un imposteur, il possède les caractéristiques du test mental : fidélité, sensibilité, validité, selon qu’on s’intéresse à la mesure[5], aux cadres du test de personnalité avec cotation et nécessité de restitution sur le terrain des réactions émotionnelles et de la subjectivité – le type de résonance intime[6] ou aux éléments qui constituent la construction freudienne[7] – et qu’on s’appuie sur les concepts de projection, d’introjection, d’identification, de différenciation, de limites, mais plus encore et surtout sur les circonstances venant libérer le pulsionnel (mécanismes de défense). Ces éléments font partie du climat dans lequel, au cours des temps, le Rorschach a pu grandir et se développer. Il résiste, à l’instar des déportés, aux phénomènes de colonisation dont il a pu être victime. Ou pour le dire autrement, en s’opposant ou en se défendant de toutes les tentatives de la raison pour assigner au silence la déraison, l’inventivité avec son cortège d’imprévu-inattendu ou ses brouillages du code : épilepsie[8], schizophrénie[9], dépression[10]. Dire de cette épreuve qu’elle est de guidance[11] n’enlève rien au fait qu’elle soit un instrument de résistance dans lequel les déportés ont pu se reconnaître.

En dehors de toutes considérations autres que cliniques, ce Rorschach reste, selon Loosli Ustéri[12], une épreuve d’interprétation de « formes fortuites », une épreuve qui consiste en une présentation, à des sujets réputés en bonne santé, d’une série de dix taches d’encre dans un ordre et une position donnée. Ces taches sont toutes symétriques. Cinq sont gris-noir ; deux sont grises et rouge vif et trois sont multicolores. Il n’y a pas de bonne ni de mauvaise réponse. Le professionnel se contente de noter les mots spécifiques, le discours tenu, les mimiques, les expressions, la gestuelle et les postures du corps humain. De noter, en somme, ce qui fait la silhouette du déporté en cause. On voit ainsi, dans ce travail à trois, comment la personne s’organise vis-à-vis de toutes ses sollicitations : travail sur la forme que le fortuit suggère, travail sur les émotions que les couleurs convoquent, travail aussi de re-contextualisation portant sur les interprétations que la manière d’être du professionnel induit. On peut, ce faisant, rappeler les travaux des biotechnologies qui peuvent servir d’appui à ce que pressentait H. Rorschach, que « des choses corporelles » pouvaient vivre au dehors du corps et pouvaient aussi contribuer à ses métamorphoses. Le corps étant en perpétuel changement face et à l’intérieur d’un univers en constant changement. Ceci introduit la question de l’incorporel agissant, dont les déportés, c’est mon hypothèse, sont l’incarnation.

LA TRANSMISSION PAR LE NON-DIT

Au terme de cette triple approche, combinatoire avec la question du manque dans le jeu de Taquin ; psychologique avec l’introjection-projection de/dans la pierre, spécifique à la devise du tailleur de pierre ; le Rorschach, enfin, avec ses formes fortuites ouvrant au symbolique, j’ai essayé de rendre perceptible en dix images libres d’interprétations les symboliques corporelles auxquelles les déportés pouvaient être attachés, sortes de points d’appuis auxquels ils pensaient devoir la vie. Allusions à une nouvelle naissance, à une « revivance » dont ils savent si bien parler, mais avec des mots dont nous n’avons pas toujours la clé et qui les déconcertent eux-mêmes. Cela les conduit-il à se taire en se demandant dans quel univers ils fonctionnent ou peuvent bien fonctionner ?

Peut-on rappeler que le symbole est un concept, c’est-à-dire la représentation des relations entre le sens premier du symbole comme représentation de l’absent, de l’imperceptible ou du non représentable. La représentation désigne étymologiquement l’action de replacer et, dans notre perspective, celle aussi de remplacer ou d’avoir procuration, être à la place de, parler en son nom et place. Le drapeau illustre assez bien cette définition du symbole en cela qu’il est à la fois la représentation et son symbole. Il est le symbole d’un peuple ou d’un pays ; d’une équipe ou d’une armée, ce qui anime et fait marcher. Le Rorschach, comme représentation, devient le symbole de la case vide dans le jeu de taquin, ou devient encore l’indicible du déporté. II est, en tout cas, ce Rorschach, la représentation matérielle d’une chose abstraite comme la mort ou la vie, qui se nourrit aussi d’impressions, auditives ou visuelles sinon olfactives : représentation d’un objet par le moyen d’une impression d’odeurs : « Là, en bas, de la fourrure » (Pl IV : « ça sent une drôle d’odeur. J’avais 10 ans… »), perceptions qui renvoient à l’enfance et ressurgissent dans un temps décalé. Par ce décalage dans la durée, on entre dans le retour vers les origines, vers de l’ancien, vers un primordial qui touche à l’initiation, c’est-à-dire aux métamorphoses. Autant de postures qui pourraient donner aux événements vécus par les libérés des camps comme aux événements vécus par les libérés de l’Occupation une forme initiatique centrée sur la perte et sur la mort. Il serait alors possible d’avancer que la transmission par le non-dit correspond à une étape initiatique consistant à transmettre des représentations.

Dans cette perspective, construite de toutes pièces, et avec cet argument majeur d´une ignorance partagée entre les protagonistes, la méthode, inspirée de cette situation paradoxale de la réponse normale adaptée à une situation anormale, pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Mais ces questions méritent d’être mises à jour et de se voir posées car elles intéressent l’avenir de la déportation et concernent ce que n’ont pu en faire les déportés et ce dont vont hériter les descendants de ces déportations-transportations. Ce dont ils vont hériter, ou se voir transmettre, ce sont des interrogations crispées autant qu’anxieuses, ce sont des questionnements organisés autour de ce qui fait l’humain dans l’homme, c’est-à-dire ce qui fait sa dignité par le fait de pouvoir s’opposer à toutes tentatives d’appropriation et de manipulation de son corps.

Faire face et répondre ou se conformer à cette exigence de rester maître de soi-même correspond, dans cette perspective, à rendre sensible un objet absent (ou un concept) au moyen d’une image, d’un signe (pictogramme, diagramme, symbole ou emblème…) qui devient la représentation matérielle de quelque chose d’immatériel : la représentation matérielle, par une figure, d’une chose abstraite. Les propositions d’images se succédant montre bien que ces représentations, déclenchées et rappelées par ces images, ne correspondent pas à un spectacle, au spectacle qu’on se donne à soi sur la scène de la consultation, celle de l’entretien ou sur la scène du monde. Un spectacle qui se déroule sous le regard du thérapeute, du consultant ou sous celui du spectateur, puise dans l’idée qu’on s’en fait et vient activer les capacités d’élaboration des déportés qui se prêtent à cette expérience. En cela, cette triple démarche incluant le Rorschach permet de transmettre, par procuration, des représentations auditives, visuelles, des impressions olfactives… « Là, dans le gris vert (Pl : 8) la soupe aux choux. Un sentiment de tendresse, de chaleur… ce soir-là. » On assiste ainsi à une sorte de retour sur soi, de renvoi aux origines fortement évocateur de ce que convoquent l’initiation comme point de rassemblement des représentations. Transmettre par le non-dit, transmettre ce qui n’est pas dicible ni même représentable revient à transmettre des représentations comme voies(x) d’accès à un autre monde : celui du symbolique.

LE RAPPORT AU SYMBOLIQUE

Cette scénographie psychologique en trois étapes a permis de donner une signification à l’impossible à dire des déportés, de comprendre mieux les limites de leurs éprouvés et de leurs ressentis et, surtout, de voir comment ces non-dits pouvaient préparer une sorte d’initiation pour accéder à ce qui s’apparente à une métamorphose. À une découverte mise en mots dans le « Je est un autre » rimbaldien[13], à cet impossible, à cet incroyable, à cet inouï à penser, c’est-à-dire aux mécanismes instinctivo-pulsionnels. À ce que les experts des névroses traumatiques de guerre nomment « capacités de coping »[14] et que les déportés rangent sous la rubrique des « terrhorrifications », soit encore des réponses déraisonnables face à des situations déraisonnables pour revenir à la raison. Soit un détour par la déraison pour parvenir à la raison, un détour dont les déportés furent les initiateurs en passant du stade de la peur de la mort pour conserver la vie, à la peur de la vie pour protéger la mort ou pour préserver sa dignité, c’est-à-dire pour sauvegarder ce qu’il y a d’humain dans le vivant assigné au silence. Ce sont ces paradoxes, ces situations insolites, cet intransmissible de l’inouï avec lesquels se promènent les déportés des camps. Ces aspects, enfermés dans le mutisme, sont susceptibles de venir éclairer ce vaste mouvement de suicide altruiste que découvrent, sous la poussée djihadiste, nos sociétés occidentales. Ce rappel de l’hier déporté déchire la cape d’invisibilité dont est enveloppé le « c’est pas possible », ce voile du déni qui a pu séparer les déportés de leurs proches de leurs ascendants et descendants, de leurs héritiers. Où l’on observe, dans ces moments forts et non représentables, chez les déportés volontaires, une confusion entre l’instinctuel et le pulsionnel, une confusion qui tient de la survie, une confusion entre corps et pensée ; entre nécessité d’ignorer ce corps douloureux pour préserver la pensée et nécessité de le respecter, ce corps-là, pour se protéger de la souffrance psychique.

Peut-on mettre sur le même plan le silence des corps déportés avec celui des camps ? L’histoire parle des camps de déportés ; peu de celle des corps déportés ou de déportés. Quant à la médecine, elle paraît les avoir négligés ou, tout au moins, avoir concédé de réduire les souffrances psychiques et les corps malmenés aux phénomènes de douleur et à la symptomatologie somatique. En somme, la réduction du psychique au biologique pourrait, pour partie, rendre compte du silence des déportés sur leurs apports à la compréhension des violences contemporaines.

Il est des choses qui peuvent être entendues. Et d’autres beaucoup moins. Répondre à une question d’ordre psychologique par un argument du même registre n’est pas entendable. Il y est généralement répondu par un argument biologique. Sur ce terrain, les déportés ont appris à se taire. Ce qui a trait au symbolique a dû céder devant le réel et les principes furent relégués aux rangs du dérisoire par ceux qui imposaient les contraintes. Paradoxalement, ce dérisoire devint l’arme de résistance des déportés dans les camps. Or, ces personnes qui ont su accepter de participer à nos travaux sont des sujets réputés en bonne santé physique et psychologique. Ils ont parlé, dans notre dispositif, une langue de devant la mort, la langue du silence de ceux qui avaient franchi le Rubicon : « avec mon copain de baraquement, mort du typhus, on rigole bien les jours de commémoration. On met notre pyjama rayé. Le pantalon, c’est le mien, la veste c’est la sienne. Et on nous voit tous les deux sous l’Arc de Triomphe… » (en planche 10). Il voyait « la Tour Eiffel. Cette tour montait jusqu’au Trocadéro, empruntait l’avenue Kléber et débouchait sur l’Arc de Triomphe pour prendre sa place ». La langue est ici celle du « après la mort », celle de ceux qui n’en sont pas revenus et qui usent de curieux détours pour se faire entendre et susciter des interrogations :

1. qui croire, et quoi croire ? (ouvrant les portes de l’interprétation);

2. quoi comprendre, et comment y parvenir ? (ouvrant les portes de l’identification);

3. qui suis-je ? (ouvrant les portes de la crise identitaire. Concilier l’intime et le collectif).

CONCLUSION

Il serait vain, prématuré et bien présomptueux de prétendre conclure sur cette mise en place d’un cadre dans lequel notre rencontre avec les déportés volontaires a pu se dérouler. Un cadre fondé sur une ignorance réciproque et ouvert à l’inattendu, celui de la surprise et de la complicité sur ce qu’il convient de garder silencieux :

1. l’horreur et le carnage qui ne peuvent se dire en aucun code ou se transmettre par les voies habituelles;

2. conserver le masque des convenances plutôt qu’admettre de vivre dans un autre univers, et selon un code qui vient brouiller celui du « vivre ensemble » propre à la population qui voulait bien les accueillir;

3. conviction d’une incompréhension réciproque, source d’un malentendu au quotidien, entre les institutions d’État, l’institution familiale et les initiatives individuelles ou sociales.

De façon imprévue, ce qui a pu se profiler au décours de ces temps d’intenses projection-introjection fut la mise en perspective de leur réel quotidien autour de la souffrance-douleur d’un corps épuisé, d’une part, avec un recours quasi constant à la fonction symbolique qu’ils pensaient être la leur, d’autre part. En cela, et avec pudeur sinon crainte, ils nous invitaient à passer de « la vie des morts parmi les vivants » à celle des vivants parmi les morts, en restaurant, ce faisant, la fonction symbolique déclinante tout en montrant combien cette fonction avait pu les tenir debout et les maintenir vivant malgré l’acceptation de la mort de ce corps embarrassant.

Le deuxième corps de E. Kantorowicz[15] prend ici toute sa signification «  le roi est mort, vive le roi » ou, plus proche de nous, François Mitterrand est mort, vive la fonction présidentielle ! Les déportés ne savent plus très bien la valeur de telles déclarations aujourd’hui. Ce qu’ils savent, en revanche, c’est la valeur des symboles dans lesquels ils vivent depuis leur retour, celle de ces symboles qui les rassemblent en faisant d’eux des étrangers dans le monde contemporain, c’est-à-dire des inclassables portant haut la bannière de la droiture et de la solidarité.

La valeur de ces symboles tourne autour de la prévalence de l’immatériel sur le matériel, de l’incorporel sur le corporel, de l’indicible sur ce qui est proclamé, du silence et du recul sur le bavardage et la réaction. Ces notions rendent mieux compte de la distance qu’on peut observer entre les héritiers de la déportation et leurs parents déportés, de cette absence de communication que les premiers plus que les seconds déplorent, en se détournant des engagements de leurs ascendants. Ils paraissent prêter à ces déportés un savoir que les intéressés eux-mêmes ignorent détenir, avec cette précision cependant que ces héritiers sont convaincus que ce savoir leur est dissimulé à dessein. Pour exprimer les choses plus clairement, ces étrangers que sont les déportés le sont par le fait de cette sacralisation dans laquelle les mémoriaux comme les commémorations les ont enfermés. Ils sont devenus, avant terme, des morts parmi les vivants.

De ce point de vue, l’approche pose des problèmes difficiles à envisager, à la fois aux psychologues et aux psychanalystes. Difficiles en cela qu’il s’agit de deux mondes distincts : celui des symboles et celui des faits. Est-il seulement acceptable de comparer ce qui n’est pas comparable, ou d’apprécier avec ce que l’on sait des choses qu’on ne connaît pas. Une invite en somme, à repenser ce que nous savons des théories traumatiques. Les déportés nous amènent sur un terrain psychologique nouveau, un terrain qui oblige à se demander ce que nous savons des rapports que chacun d’entre nous entretient avec son corps, avec le corps d’autrui, avec les corps institutionnels et ceux de l’état, à se demander ce que nous savons de l’esprit de corps pourtant si bien développé par les fondations de déportés.

Ce moment de passage a pu rappeler l’initiation philosophique des anciennes écoles de pensée, soit un temps de tourisme dans la vie intérieure d’un monde antérieur. Autant d’arguments donnant corps au présent par le canal des symboles. Ce temps fait des déportés à la fois les miroirs et les mémoires qui relèvent de la deuxième personne, c’est-à-dire du deuxième corps.

Une modeste visite dans les sous-sols du mémorial de Caen donne consistance à ce deuxième corps. Les richesses qu’il enferme apportent avec notre travail (tout au moins le croyons-nous) une approche tout à fait singulière à la compréhension des phénomènes de violences contemporaines, une compréhension dont nous nous privons dans une période, pourtant, où l’expérience déportée pourrait donner une bonne vision du rapport au corps et à la mort qu’entretiennent les terroristes, adeptes du suicide altruiste. Et la question posée reste de se demander ce que nous avons fait de l’expérience des déportés, sinon de la sceller dans le marbre.

On voudrait solliciter les chercheurs en épigénétique et les inviter à nous dire s’il est possible de souffrir des tragédies vécues par nos anciens, d’une part, et de bien vouloir nous éclairer sur cette éventuelle transmission qu’on pourrait appeler transmission par le non-dit, d’autre part. Car chacun peut accepter cette question : est-il concevable que le silence puisse se transmettre ou soit véhicule de cette transmission ? Ces questions se sont imposées d’emblée lorsqu’on s’est efforcé de mettre en place un modèle conceptuel (notre dispositif) qui permette de surmonter la barrière du silence des déportés ou celles de nos catégories de pensée. En acceptant qu’un même événement suscite des points de vue différents selon les lieux, la langue, les valeurs… d’où et avec lesquels il est regardé.

Un symbole n’a de valeur que par ce qu’il exprime ou par ce qu’il évoque. Et cela vaut pour la psychothérapie, qui a uniquement une valeur dans ce qu’elle libère ou met au travail chez l’analysant. Ce que nous appelons « clinique des effets produits », et qui nous introduit dans un autre monde, nous fait accéder à une autre catégorie de pensée. Le monde des symboles auquel eurent recours les déportés au temps de leur déportation, celui de leur « revivance », de leur seconde naissance, et qui les distingue nettement de leurs héritiers, ou encore de leur premier corps pour reprendre les termes de Kantorowicz à propos du corps du roi.

 


[1] J.-P. Baud, L’Affaire de la main volée. Une histoire juridique du corps, Paris, Seuil.

[2] S. Loyd, Le Jeu de Tamgram, 1903. Popularisation du jeu de Taquin en 1891. Ce puzzle de Sam Loyd est un damier de 4 cases comportant 15 pions numérotés de 1 à 15, ces pions ne peuvent se déplacer sur un plateau seulement par glissement dans l’unique case vide à un moment donné. Ce jouet mathématique fut surtout connu par les élèves des classes primaires durant les années 1960, notamment pour l’apprentissage de l’alphabet et de l’écriture.

[3] D. Cru et J. Oury, « Louper la façade », Chimères, n° 84, « Avec Jean Oury », Toulouse, érès, 2014.

[4] H.F. Ellenberger, Les Mouvements de libération mythique et autres essais sur l’histoire de la psychiatrie, Montréal, éd. Quinze, 1978, « La vie et l’œuvre de Hermann Rorschach (1884-1922) »[« The life and word of Hermann Rorschach », The Bulletin of the Menninger Clinic, 1954], in Les Médecines de l’âme : essais d’histoire de la folie et des guérisons psychiques, Paris, Fayard, 1995.

[5] P. Pichot, Les Tests mentaux, Paris, PUF, Coll. Que sais-je, 1954.

[6] N. Rausch de Traubenberg, La Pratique du Rorschach, Paris, PUF, coll. Le Psychologue, 1973.

[7] C. Chabert, Le Rorschach en clinique adulte, Paris, Dunod, 1983.

[8] F. Minkowska, Le Rorschach à la recherche du monde des formes, Paris, Desclée de Brouwer, Bibliothèque neuropsychiatrique de langue française, 1956.

[9] R.M. Palem, Le Rorschach des schizophrènes, Paris, éd. universitaires, 1969.

[10] J. Lighezzolo et C. de Tichey, « À propos de la dépression mélancolique. Contribution du test de Rorschach en passation classique», in Psychologie médicale, 16, 14, pp. 2 241-2 450.

[11] O. Douville (dir.), Les Méthodes cliniques en psychologie, Paris, Dunod, 2006.

[12] M. Loosli-Usteri, Manuel pratique du test de Rorschach, Paris, Hermann, 1969.

[13] A. Rimbaud, Œuvres complètes, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2004, Correspondances, lettre à Georges Izambard, Charleville, 13 mai 1871, p. 224.

[14] C. Barrois, Les Névroses traumatiques. Le psychothérapeute face aux détresses des chocs psychiques, Paris, Dunod, coll. Psychisme, 1988.

[15] E. Kantorowicz, Œuvres. Les deux corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen âge, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2000, pp. 645-1217. Le premier corps est le corps anatomique et le deuxième, le corps symbolique.

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