Dans un premier temps il nous a semblé opportun de définir et placer l’épigénétique au sein de la génétique par le cheminement de l’histoire à laquelle elle est liée, ensuite d’évaluer la possibilité pour l’épigénétique d’entrer au sein même des hypothèses de transmission du stress à la descendance, enfin de cataloguer les approches thérapeutiques actuelles et/ou à mettre en place à l’avenir.
De la découverte de la génétique à celle de l’épigénétique
La transmission d’un caractère ou trait d’une génération à une autre est étudiée par le vaste champ de la génétique. La première observation de la transmission de ces traits à travers les générations remonte aux travaux de Gregor Mendel [1822-1884] publiés en 1866. Mendel postulait l’existence de ce qu’il a appelé des facteurs transmis de génération en génération. Ces travaux seront « redécouverts » en 1900 indépendamment par Hugo De Vries [1848-1935], Carl Correns [1864-1933] et Erich von Tschermak-Seysenegg [1871-1962]. Il est intéressant de constater que ces quatre auteurs sont des botanistes et, par suite, que cette discipline est à l’origine de la génétique. C’est le biologiste anglais William Bateson [1861-1926] qui baptise la discipline du nom de génétique en 1905.
La transmission d’un caractère héréditaire est due à un facteur responsable de l’apparition de traits et qui persiste de génération en génération. Charles Darwin [1809-1882] proposa la théorie de la pangénèse en 1868 (In : The variations of animals and plants under domestication) dans laquelle il parle de particules, les gemmules, responsables de la formation de chaque élément du corps. Dans cette théorie, il ne localise pas ces gemmules. Hugo De Vries reprendra cette théorie en baptisant ces facteurs les pangènes qu’il localise dans la cellule (In : Intracellulare Pangenesis). August Weismann [1834-1914] propose sa théorie du plasma germinal (Keimplasma) en 1892. Pour lui, les déterminants de l’hérédité sont situés exclusivement dans les cellules germinales. Pour ces trois auteurs, les déterminants sont des particules ou corpuscules. Nous appelons désormais gènes ces facteurs support de l’hérédité. Le terme de gène est introduit par Wilhelm Johannsen [1857-1927], botaniste danois, en 1909. Johannsen a l’avantage de proposer un terme simple qui peut s’accoler avec d’autres noms pour former différents concepts. De ce fait, le mot gène remplace avantageusement les pangènes, unit-factors, allelomorphs ou elements des auteurs précédents. C’est à Johannsen que l’on doit le terme de génotype, qui correspond à l’ensemble des gènes présents dans une gamète ou un œuf fécondé (zygote). Le terme de phénotype lui est aussi emprunté et caractérise l’ensemble des caractères présentés par un individu. Il est important de noter que le génotype correspond au matériel transmissible de génération en génération et que sa traduction en termes anatomique et physiologique rend compte du phénotype.
Le concept de gène est à la base de la génétique classique et il convient d’y revenir dans ce travail. Un gène est constitué d’une séquence d’ADN (longue molécule formée de 2 brins enroulés en hélice et constituée de 4 nucléotides nommés A, C, T, H dont la séquence constitue le code génétique), qui a la particularité d’être discontinue. Ainsi, un gène n’est pas présent en continu sur un chromosome mais est constitué de modules séparés les uns des autres. Plusieurs modules fonctionnels peuvent être décrits dans cette structure. L’élément de base est le cadre de lecture ouvert. Cette séquence est composée de parties de gènes nommés exons séparés par des introns qui ne participent pas au codage de l’information. La séquence permet la formation d’une molécule d’ARN pré-messager puis messager (copie transitoire d’un simple brin de l’ADN) qui sera ultérieurement traduite en protéines. Toutefois, le cadre de lecture ouvert seul ne peut être lu en absence d’autres séquences fonctionnelles situées à distance. Telles sont les séquences régulatrices qui permettent d’activer ou d’inhiber la transcription de l’ADN. Il est important de préciser certaines notions concernant la régulation de l’expression des gènes. Toutefois, avant d’aborder ce chapitre important, il convient de préciser certaines idées dont la diffusion est parfois erronée dans le public.
Une des idées les plus prégnantes concernant le gène est que celui-ci code une protéine. Si cette notion est exacte dans un grand nombre de cas, elle mérite d’être nuancée. Il existe des gènes qui codent plusieurs formes de protéines différentes. Ainsi, un ARN messager peut être lu de plusieurs façons différentes selon le nombre d’exons traduits. Ce mécanisme de contrôle se nomme l’épissage alternatif et il conduit, à partir du même messager, à produire différentes isoformes. De ce fait, un gène peut théoriquement générer plusieurs protéines (qui se ressemblent certes, mais qui sont légèrement différentes). Plus récemment, des gènes non-codants ont été identifiés. Il s’agit de séquences d’ADN qui produisent un ARN dont les fonctions sont régulatrices sur la traduction d’autres ARN. Ainsi, ces gènes jouent un rôle dans la production de protéines mais par interaction avec d’autres ARN. Leur séquence ne contient aucun message spécifique propre permettant de coder des protéines, leur rôle est pourtant crucial pour le contrôle de l’expression d’autres gènes.
Très souvent, le public et les médias parlent du gène d’une maladie. Il est évident qu’un gène est une structure normale et que c’est la mutation de ce gène qui est responsable de l’affection.
Enfin, certains attribuent à des gènes des comportements complexes. Ainsi, il est assez commun de lire des expressions telles que le gène de l’égoïsme, le gène du langage, le gène de l’aventure… Il paraît évident que de tels comportements font appel à de nombreux processus biologiques et ne peuvent se résumer par un unique gène, cette simplification étant bien entendu trompeuse.
La régulation de l’expression des gènes est un champ en pleine expansion. Un cadre de lecture ouvert isolé ne peut servir à la transcription et il est nécessaire qu’il soit associé à ses éléments régulateurs. Ces derniers sont activés ou réprimés par des protéines appelées facteurs de transcription. Pour que ces protéines puissent se lier aux séquences régulatrices, celles-ci doivent être accessibles. Cette accessibilité est rendue possible par une décompaction de l’ADN. Ainsi, la structure tridimensionnelle de la molécule d’ADN conditionne l’expression du gène. Des protéines nucléaires telles les histones contrôlent le degré de compaction de l’ADN. Une deuxième condition pour qu’un gène puisse être exprimé est que les séquences régulatrices, parfois très éloignées du gène qu’elles contrôlent, soient situées à proximité du cadre de lecture des informations portées par ce gène. Ceci est conditionné par le repliement de la molécule d’ADN. Ainsi, les caractéristiques tridimensionnelles de l’ADN rendent compte de l’expression ou de l’inhibition des gènes. Ces caractéristiques sont contrôlées par des facteurs indépendants du génome de la cellule. Une anomalie de la conformation de l’ADN peut alors rendre compte d’un défaut de synthèse protéique similaire à une mutation génétique. Enfin, un troisième système de contrôle passe par l’adjonction de radicaux chimiques aux régions promotrices. Le système le mieux étudié est celui de la méthylation. En règle générale, un promoteur méthylé (ce petit radical organique, le méthyle CH3-, est dérivé du méthane) est inhibé et ne permet pas la transcription du gène. Une anomalie de la méthylation peut entraîner un défaut de synthèse protéique. Dans la mesure où la méthylation peut se réaliser sur les cellules gamétiques, une telle anomalie peut être transmise de génération en génération sans pour autant qu’il y ait une anomalie du message génétique. L’ensemble de ces troubles de la synthèse protéique ne relevant pas d’une mutation est étudié par une nouvelle branche de la science, l’épigénétique.
Stress et épigénétique
Des anomalies de la réponse au stress ou des troubles psychiatriques de type schizophrénie ont été rapportés chez des enfants nés de femmes soumises à l’hiver de la faim aux Pays-Bas en 1944-1945[1]. Il en est de même pour les enfants conçus lors de la famine chinoise de 1959-1960[2]. Ces faits rejoignent la constatation de troubles psychiatriques chez les enfants descendants de survivants du génocide des Juifs[3]. Chez ces enfants nés de parents ayant subi la déportation « génocidaire », la réponse au stress (sécrétion de corticoïdes) est perturbée[4]. Par la suite, l’équipe de Rachel Yehuda a montré qu’il existe une modification de la méthylation de plusieurs des promoteurs du gène codant le récepteur des glucocorticoïdes[5]. Ces importants résultats suggèrent fortement un lien entre le stress lié à la déportation et la transmission d’une erreur de marquage épigénétique.
Cette notion est d’autant plus importante qu’elle a été formellement établie chez les rongeurs expérimentaux. Toutefois, de nombreuses inconnues demeurent. Plusieurs périodes de sensibilité existent et il n’est pas certain que le mécanisme soit identique pour toutes. La transmission intergénérationnelle est facilitée lorsque la mère est atteinte, tant chez l’animal que chez l’être humain[6]. Cette transmission peut s’étendre sur de nombreuses générations itératives chez les rongeurs. Mais qu’en est-il chez les humains ?
Du stress de la déportation et de ses séquelles
Le stress lié à la vie clandestine, l’arrestation, l’internement avec leurs interrogatoires, l’épreuve du transport en convoi et enfin la vie en camp de déportation constituent un état de stress permanent encore présent au retour des déportés[7]. Ces troubles se sont installés pour ensuite perdurer jusqu’à aujourd’hui, c’est-à-dire plus de 60 ans après les faits réalisant un « état de stress post-traumatique pérennisé »[8].
Chez l’homme, le stress de la déportation et son cortège de séquelles se traduit par une symptomatologie dorénavant bien cernée : reviviscences incoercibles de l’événement traumatisant, troubles du sommeil avec insomnies et cauchemars, troubles anxieux, troubles phobiques et hypervigilance en sont les principaux signes. Ces séquelles pérennes font l’objet de l’article du Dr Michel Pierre dans ce même numéro de la revue (voir p. 83).
Les effets du stress parental sur les descendants : des certitudes, des doutes et des études parfois non concordantes
L’un des auteurs, durant 35 ans médecin-conseil de la Fédération nationale des déportés et internés résistants et patriotes (FNDIRP), a trop souvent été confronté aux confidences des déportés pour ne pas constater qu’il semblait exister de bien fréquents problèmes relationnels avec leur entourage familial ; ces confidences faisaient une large place à des interrogations de toutes sortes : naissance trop précoce au retour, auto-culpabilisation immotivée jusqu’à la thématique même d’une malédiction sans qu’aucune réponse ne puisse leur être apportée. Certes parfois une personnalité très affirmée et façonnée par la guerre pouvait mettre à l’épreuve la cohésion familiale et combien de fois l’un des auteurs de cet article n’a-t-il pas entendu de la part du conjoint et plus tard d’un descendant : « et c’est aussi à moi docteur qu’il faudrait donner une pension ! » L’effet cumulatif pouvait rendre compte d’un sentiment général de l’existence d’un problème…
Toutefois, le constat de problèmes dans la descendance a été suffisamment ressenti pour donner lieu à publications depuis une trentaine d’années.
Une thèse soutenue en 1993 à Paris par Catherine Breton[9] retrouve dans une cohorte de 60 descendants de déportés résistants un fort sentiment d’altérité (deux tiers des cas) et de solitude lors de l’adolescence ainsi que des angoisses (en particulier de ne pas être à la hauteur de l’attente du parent déporté).
Si l’adaptation sociale montre, dans à peu près toutes les études, qu’elle est en grande majorité bien réussie, on relève toutefois une « impression particulière » chez une majorité de descendants : sentiment de marginalité, d’altérité, de ne pas se sentir à l’aise dans la société[10] sans que les praticiens ne décèlent de psychopathologie spécifique[11] ; d’autres chercheurs ont décrit davantage d’anxiété, de troubles de la personnalité, de dépression et une plus grande vulnérabilité face aux épreuves de la vie que dans la population générale, mais il faut mentionner que ces études sur la descendance des déportés juifs semblent plus complexes car mêlant bien souvent immigration, antisémitisme et déportation et l’on y retrouve une problématique intriquant le questionnement sur les origines familiales, la persécution ancestrale, des interrogations de type identitaire et l’intégration dans le pays d’accueil[12].
Lors d’une étude de la Commission médico-sociale de la Fondation pour la mémoire de la déportation (FMD) effectuée entre 2002 et 2012[13], portant sur 50 témoins déportés et déportées français pour répression ou persécution, les auteurs n’ont relevé dans les biographies que dix cas de problèmes conjugaux (mésententes, séparations, divorces) et cinq problèmes relationnels avoués avec leur descendance adulte (conflits, ruptures). Ces statistiques de respectivement 20 % et 10 % ne sont vraiment pas très éloignées des statistiques nationales… Cette problématique relationnelle prendrait-elle un jour particulier dans le milieu de la déportation ? Du côté des déportés eux-mêmes, serait-elle davantage épiée, ressentie et exprimée ? Bien entendu, on peut objecter que le nombre des témoins est réduit, mais il n’en demeure pas moins que ces chiffres restent concordants avec ceux de la population française…
Il faut reconnaître en tout cas qu’un débat contradictoire s’est rapidement instauré depuis une trentaine d’années sur la réalité des séquelles psychologiques de la deuxième génération.
Si la problématique a été très peu étudiée chez les déportés de répression, c’est beaucoup moins le cas pour les déportés juifs de persécution.
Ainsi, une étude de 2003[14], comparant 48 femmes déportées juives avec leurs filles adultes et un groupe témoin indemne, ne retrouve pas de différence significative entre les enfants des déportées et ceux du groupe témoin. Antérieurement déjà, d’autres auteurs[15] dès 1981 avaient mis sérieusement en doute la validité des méthodes des études effectuées sur ce sujet pour arriver à ces résultats.
Pourtant, par la suite, plusieurs études[16] mentionnaient l’existence de troubles touchant les enfants des déportés juifs.
Hélène et David Oppenheim recensent en 2006[17] 16 études d’analyses chez les enfants de déportés qui orientent dans le sens d’une atteinte psychologique, mais il faut dire que ces auteurs ont travaillé sur des populations ciblées avec des effectifs très restreints.
Une étude originale[18] constate chez les femmes de la seconde génération des troubles psychologiques et surtout une détresse extrême face à la survenue d’un cancer du sein par comparaison avec un groupe témoin de population tout-venant.
Catherine Breton[19] constate dans sa cohorte d’enfants de 60 déportés résistants des effets sur la descendance : 35 % ont rencontré des difficultés importantes dans leur construction identitaire et ont dû faire appel à un soutien psychologique, tandis que 18 % déclarent avoir eu à souffrir de troubles psychologiques.
Des enquêtes commencent aussi à être publiées depuis sur la vulnérabilité de la troisième génération[20].
Même si un faisceau de présomptions nous oriente progressivement vers la possibilité de troubles psychologiques dans la descendance, ces publications contradictoires doivent nous amener à considérer toute la difficulté de mettre en place des études psycho-sociales déterminantes sur une population à coup sûr restreinte et aux critères multifactoriels d’appréhension difficile. Se pose la complexité du problème chez l’homme ou s’intriquent le regard de la société, l’entourage familial, la personnalité propre des parents et des enfants et, pourquoi pas, la marque biologique épigénétique spécifique de chacun qui peut être transmise de génération en génération tout en tenant compte des possibilités de réversibilité biologique.
Quelle serait dès lors la place de l’épigénétique parmi les hypothèses sociales sur les modes de transmission du stress de la Déportation ?
L’attitude de la société de l’après-guerre sur la déportation et les déportés fut celle de la convocation d’un retour à la normalité focalisée sur la reconstruction sociale, économique et politique du pays et l’émergence de nouveaux biens matériels. Il va falloir quelques dizaines d’années pour que le « devoir de mémoire » y trouve aussi sa place et puisse alors libérer l’ensemble des survivants du poids du silence.
Pour chaque déporté, à la reconstruction sociale s’est vu simultanément s’ajouter la nécessité d’une reconstruction individuelle qu’il a dû prendre seul en charge, reconstruction sans doute plus simple pour les déportés de répression inscrits dans de puissants réseaux associatifs et enrichis des souvenirs de leurs combats menés durant la guerre avec leurs camarades de la Résistance. Ce fut plus difficile pour les déportés de persécution qui, revenant d’Auschwitz ou de Bergen-Belsen, durent, pour la plupart d’entre eux, découvrir les dégâts de l’extermination familiale et l’apprentissage de la solitude. Rappelons qu’au mieux seulement 5 % d’entre eux étaient rentrés ; alors leur fallait-il, avec tous ces morts laissés là-bas, venir se plaindre, au risque du vertige de l’auto-culpabilisation d’un syndrome du survivant ? Mariage d’un consensus social et individuel…
D’où ce chemin initiatique mené dans l’éducation des familles de déportés : comment faire, sans aucune référence antérieure, pour effectuer la transmission de la mémoire entre les déportés et leurs enfants et cela, répétons-le, à l’époque sans appui de la Nation. « Quoique vous fassiez, vous ferez mal ! » faut-il croire Freud ? Trop en parler ou ne jamais évoquer le sujet de la déportation, serait-ce pareil ? Chaque famille a fait – sans recette – au mieux pour l’éducation des enfants et le plus souvent avec des résultats pas si éloignés de la population générale…
Mais soudain, par l’épigénétique voici donc que la biologie entre en jeu et se dit capable d’expliquer de façon convaincante la transmission transgénérationnelle des troubles liés au stress !
Le schéma biologique exposé plus haut est convaincant, les preuves de l’influence du stress chez les mammifères sont authentifiées et, pour l’homme, les mécanismes épigénétiques interviennent dans de plus en plus de domaines (drogue, obésité, diabète, cancer…)
Concernant le stress, avec les déportés juifs et leur descendance, Rachel Yehuda et ses collaborateurs ont beaucoup travaillé et leur publication la plus récente[21] a proposé pour la première fois un schéma convaincant d’une transmission intergénérationnelle épigénétique chez l’homme ; pour rester prudent, signalons toutefois que, pour certains chercheurs, dans l’état actuel de nos connaissances, un doute subsisterait encore, car on ne saurait définitivement affirmer que ces marqueurs épigénétiques soient vraiment hérités ou bien acquis en s’inscrivant de novo en réponse aux attitudes des parents déportés (anxiété, par exemple).
Les difficultés, voire les discordances des schémas étudiés, devraient tenir compte des interactions de la prise en charge sociale, des relations familiales, de la manière d’aborder la déportation et, sans doute aussi, du brassage épigénétique.
Le terrain thérapeutique : proposer toutes les pistes aux victimes de traumatismes psychiques de toutes générations
Prévenir l’apparition et, par la suite, une possible transmission des troubles liés au stress grâce à l'action médico-sociale.
Les lourds reproches du silence, confronté au refus d’écoute par la société de l’après-guerre et dont se sont si amèrement plaints les déportés, ont progressivement porté leurs fruits : il est légitime de croire que la mise en place efficace des cellules d’urgences médico-psychologiques (CUMP) lors des événements collectifs traumatisants s’avère d’importance pour réduire à la fois les souffrances psychologiques et ensuite leurs séquelles (y compris sur la descendance). On a mentionné que tous les déportés étudiés avaient des séquelles psychiques pérennes et il faut toujours rappeler qu’on estime aujourd’hui qu’environ le tiers des blessés psychiques seront confrontés à des troubles persistants et invalidants dans les années qui suivront. L’attitude actuelle est d’intervenir au plus vite pour tenter d’apaiser l’anxiété et les émotions par l’écoute et libérer la parole (débriefing) mais aussi de ne pas omettre d’exercer sur la durée un suivi ultérieur personnalisé.
Réduire l’évolution et l’aggravation (et donc la transmission) des troubles grâce à l’engagement social des victimes : dans notre étude, nous avons pu constater l’importance chez la plupart des témoins (certes pour les résistants plus souvent acteurs de leur destin que victimes) de se façonner une solide résilience par une activité socio-associative et professionnelle. Une étude israélienne avait déjà mis l’accent sur l’engagement de la vie au kibboutz comme réducteur du psycho-syndrome post-traumatique.
Omniprésente dans notre étude de la FMD[22], l’engagement social (associatif, syndical, politique) semble bien avoir eu un effet déterminant sur l’équilibre et la résilience des témoins.
Prévenir la transmission du stress au sein du milieu familial : la thèse de Catherine Breton[23] est ici instructive et pourrait servir de ligne de réflexion. Elle constate que la transmission mémorielle a été indirecte par l’écoute de conversations d’adultes entre déportés ou lors d’entretiens familiaux et que les parents n’ont pas souhaité ou pu transmettre directement l’expérience concentrationnaire. Il aura fallu attendre ultérieurement et, bien souvent, le questionnement des petits-enfants pour qu’un dialogue (parfois libérateur) s’établisse vraiment.
On serait en droit de penser qu’entreprendre ce dialogue – adapté à chaque âge – serait plus bénéfique pour les enfants qu’apposer une chape de silence qu’on pourrait croire cuirasse protectrice.
Appliquer et encore trouver des pistes d’intervention pour minorer l’importance du stress chez la victime et, par suite, agir sur la réversibilité des troubles dans leur descendance avec de multiples choix et propositions avérées qu’il n’est pas interdit de cumuler :
– appliquer un « débriefing » : désamorcer au plus tôt l’état de stress aigu par la parole ;
– adapter ensuite dans le temps en proposant un suivi par des entretiens médico-psychologiques ;
– repérer au plus tôt les signes d’un état de stress post-traumatique en vue d’orienter vers un suivi spécifique psychothérapique le plus souvent associé à un traitement médicamenteux, et remarquons avec intérêt qu’une publication récente[24] vient de montrer que, chez des vétérans américains, la psychothérapie peut amender à la fois les symptômes et les biomarqueurs…
– encourager l’activité physique régulière : se libérer par le corps avec des conséquences positives sur le bien-être émotionnel et la libération d’endorphines par l’activité sportive est reconnue depuis longtemps ;
– plus récemment et sous les feux de l’actualité : initier la pratique de la méditation en pleine conscience ou mindfullness : technique dont on a démontré ces dernières années par l’imagerie IRM qu’elle modifie le fonctionnement du système nerveux en améliorant des performances qui aboutissent à réduire notablement le niveau de stress des individus qui la pratiquent[25] ;
– enfin, répétons-le, l’engagement social semble être un puissant facteur de résilience et devrait être encouragé.
En guise de conclusion
L’approche de la transmission biologique du stress de la déportation par la connaissance de l’épigénétique semble intéressante à plus d’un titre : outre qu’elle crée un modèle satisfaisant de compréhension, elle comble un espace explicatif laissé libre par les autres disciplines, elle repose sur de solides bases biologiques qui progressent et elle ouvre la voie vers des processus de réversibilité rassurantes pour les victimes et les générations ultérieures.
On pourra lui reprocher de subir un effet de mode (mode du tout expliquer par l’épigénétique) et il ne faudra pas tomber dans ce piège ; pour l’heure il n’est pas possible de ne pas s’intéresser à cette hypothèse que seule la poursuite des connaissances biologiques sur le contrôle du gène et d’attentives études médico-sociales pourront éclairer sur sa validité définitive.
Nous croyons que l’expérience de la vie des déportés et les dires de leurs enfants devraient pouvoir aider la société quant à la prise en charge des victimes de conflits à venir… hélas.
[1] A. S. Brown et E. S. Susser, « Prenatal nutritional deficiency and risk of adult schizophrenia », Schizophr Bull, 2008, n° 34, pp.1 054-1 063.
[2] M. Q. Xu et al., « Prenatal malnutrition and adult schizophrenia: further evidence from the 1959-1961 Chinese famine », Schizophr Bull, 2009, n° 35, pp. 568-576.
[3] N. Link et al., « Psychosis in children of Holocaust survivors: influence in the choice of themes in their psychoses », The Journal of Nervous and Mental Disease, 1985, n° 173, pp. 115-117 ; U. Reulbach et al., « Late-onset schizophrenia in child survivors of the holocaust », The Journal of Nervous and Mental Disease, 2007, n° 195, pp. 315-319.
[4] R. Yehuda et al., « Effects of parental PTSD on the cortisol response to dexamethasone administration in their adult offspring », The American Journal of Psychiatry, 2007, n° 164, pp. 163-166.
[5] R. Yehuda et al., « Influences of maternal and paternal PTSD on epigenetic regulation of the glucocorticoid receptor gene in Holocaust survivor offspring », The American Journal of Psychiatry, 2014, n° 171, pp. 872-880 ; R. Yehuda et al., « Holocaust exposure induced intergenerational effects on FKBP5 methylation », Biological Psychiatry, 2015 12 Aug. pii:50006-3223(15)00652-6.
[6] T. L. Bale, « Epigenetic and transgenerational reprogramming of brain development », Nature Reviews Neuroscience, 2015, n° 16, pp. 332-344.
[7] C. Richet et A. Mans, Pathologie de la déportation, Paris, Plon, 1956.
[8] Y. Barak et H. Szor, « Lifelong postraumatic stress disorder: evidence from aging Holocaust survivors », Dialogues in Clinical Research, 2000, vol. 2:1 ; A. Sagi-Schwartz et al, « Attachement and traumatic Stress in female holocaust child survivors and thier daughters », The American Journal of Psychiatry, 2003, n° 160, pp. 1 086-109.
[9] C. Breton, Socialisation des descendants de parents résistants déportés de France dans les camps de concentration allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, thèse de doctorat, Université Paris X Nanterre, 1993.
[10] Ibidem ; E. Braining, « Le syndrome des camps de concentration et ses conséquences sur la génération suivante », in R. Thalman (dir.), Femmes et fascisme, Paris, éd. Tierces, pp. 193-207.
[11] S. Robinson et H. Winnick, « Second generation of the holocaust », Journal Israeli Psychiatry,1981, n° 18, pp. 99-107.
[12] H. Oppenheim-Gluckman et D. Oppenheim, « être troisième génération d’immigrés en France, l’exemple des petits-enfants des juifs venus de Pologne », L’information psychiatrique, 2006, n° 9, vol. 82.
[13] J.-M. André, M. Pierre, S. Raymond, Les séquelles pérennes de la déportation : 50 témoins déportés se révèlent, Commission médico-sociale de la FMD ; en cours de publication.
[14] A. Sagi-Schwartz et al, « Attachement and traumatic Stress in female holocaust child survivors and thier daughters », op. cit
[15] N. Solkoff, « Children of survivors of the nazi holocaust : a critical review o the litterature », American Journal of Orthopsychiatry, 1981, n° 51, pp. 29-42.
[16] M.S. Bergman et M.E. Jucovy, Generation of the holocaust, 1982, New-York, Basic Books ; Z. Solomon et al, « Combat-related PTSD among second generation Holocaust survivor », The American Journal of Psychiatry, 1988, n° 145, pp. 865-868.
[17] H. Oppenheim-Gluckman et D. Oppenheim, « être troisième génération d’immigrés en France, l’exemple des petits-enfants des juifs venus de Pologne », op. cit.
[18] L. Baider et al., « Transmission of response on trauma ? Second-generation Holocaust Survivor’ reaction to cancer », The American Journal of Psychiatry, 2000.
[19] C. Breton, Socialisation des descendants de parents résistants déportés de France..., op. cit.
[20] H. Oppenheim-Gluckman et D. Oppenheim, « être troisième génération d’immigrés en France, l’exemple des petits-enfants des juifs venus de Pologne », op. cit.
[21] R. Yehuda et al., « Holocaust exposure induced intergenerational effects on FKBP5 methylation », op. cit.
[22] J.-M. André, M. Pierre, S. Raymond, Les séquelles pérennes de la déportation, op. cit.
[23] C. Breton, Socialisation des descendants de parents résistants déportés de France..., op. cit.
[24] R. Yehuda et al., « Epigenetic markers as predictors and correlates of symptom improvement following psychotherapy in combat veterans with PTSD », Frontiers in Psychiatry, sept. 2013.
[25] Ricard et al., Pour la science, n° 448, février 2015 ; J. Kabat-Zinn, Au cœur de la tourmente, la pleine conscience, « réduire le stress grâce à la mindfulness », De Boeck, 2014 (2e édition).