Introduction
La notion d’« état d’exception » telle que développée par Giorgio Agamben apparaît aujourd’hui comme l’un des concepts prédominants pour penser les démocraties contemporaines et leurs écarts par rapport à un idéal d’État de droit. Selon Agamben, cette situation de « suspension de l’ordre juridique lui-même »[1] s’étendrait de manière généralisée et permanente à la planète en y introduisant des dispositifs liberticides[2]. La mise en place, d’une part, des Patriot Act I et II aux États-Unis et la généralisation, d’autre part, de codes et procédures pénales dérogeant aux garanties constitutionnelles des droits fondamentaux en Europe[3] sont considérées comme emblématiques de ce phénomène. Utilisé comme paradigme de gestion contemporaine des sociétés, l’état d’exception, « ce dispositif original grâce auquel le droit se réfère à la vie et l’inclut en lui du fait même de sa propre suspension »[4], annihilerait toute distinction entre démocratie et totalitarisme[5].
Selon Agamben, le cas helvétique confirme la thèse de l’extension infinie du droit d’exception. Dotée dès sa première Constitution fédérale de 1848 d’articles permettant de concentrer le pouvoir aux mains du gouvernement dans des situations extraordinaires, la démocratie semi-directe suisse a en effet vu se multiplier les écarts à la procédure constitutionnelle durant les deux conflits mondiaux. Agamben insiste sur sa particularité, en tant qu’« État non belligérant » en 1914, d’attribuer « des pouvoirs encore plus étendus et indéterminés que ceux qu’avaient reçus les gouvernements des pays directement impliqués dans la guerre » à l’exécutif[6]. Ce qui peut apparaître comme un paradoxe dans un État souvent considéré comme « plus démocratique » que le modèle conventionnel de la démocratie européenne s’explique peut-être justement par ses spécificités. Le juriste Jacques Bühler insiste en effet sur sa construction fédérale, qui en cas de nécessité peut facilement guider la prise de mesures exceptionnelles élargies[7]. D’autres mentionnent l’intolérable ralentissement du processus de prise de décision imposé par les instruments de démocratie directe du référendum obligatoire et facultatif en situation de danger[8]. Toutefois, lorsque le gouvernement (Conseil fédéral) conserve les pleins pouvoirs pour les mesures urgentes durant l’entre-deux-guerres, puis une fois la Seconde Guerre mondiale terminée, le peuple se mobilise à plusieurs reprises en recourant à une troisième institution de démocratie directe du pays, l’initiative populaire, pour mettre fin à cet état d’exception. Le 11 septembre 1949, l’initiative « Retour à la démocratie directe » est acceptée par le peuple et les cantons et contraint le pouvoir en place à mettre fin à l’expérience suisse la plus récente du régime d’exception.
Ce processus historique offre dès lors la possibilité de questionner la portée et l’efficacité du concept d’Etat d’exception. Permet-il de réfuter l’hypothèse d’Agamben selon laquelle « l’exception devient partout la règle, l’espace de la vie nue » et finit « progressivement par coïncider avec l’espace politique où exclusion et inclusion, extérieur et intérieur, bios et zoe, droit et fait, entrent dans une zone d’indifférenciation irréductible »[9] ? Existerait-il une voie de sortie démocratique à la velléité de construction d’un État d’exception permanent, à travers des mécanismes directs permettant aux citoyens de tenir les gouvernements responsables de leurs décisions en temps de « crise » ?
Afin de nuancer l’analyse d’Agamben, selon laquelle le « paradigme biopolitique de l’Occident est aujourd’hui le camp et non pas la cité »[10], nous commençons par esquisser les conditions d’émergence et l’usage historique du droit d’exception en Suisse. Dans un second temps, nous étudions les conditions de sa limitation au moyen de procédés de démocratie directe après la Seconde Guerre mondiale. Pour conclure, il s’agira d’effectuer un retour sur les thèses d’Agamben en nous interrogeant sur l’éventualité d’édicter des lois exceptionnelles hors de l’état d’exception. Si le modèle démocratique semi-direct de la Cité suisse, qui donne à la population les moyens formels d’initier et de se prononcer sur la mise en œuvre de lois constitutionnelles, obvie à la construction du « camp comme nomos de la modernité », il semble également introduire la possibilité, plusieurs fois réalisée, que le peuple conçu comme souverain porte lui-même atteinte aux fondamentaux de la démocratie, aux libertés publiques et individuelles, introduisant une forme d’« exception démocratique » – ceci d’autant plus qu’il n’existe pas en Suisse de Cour constitutionnelle.
La construction du droit d’exception en Suisse
Comment le pays des Landsgemeinde, assemblées de pays de la démocratie directe à main levée du temps du pacte historique ayant uni au XIIIe siècle les trois cantons de Schwyz, Uri et Unterwald, a-t-il pu déployer le principe d’état d’exception ? N’existe-t-il pas un hiatus entre les principes de démocratie directe et le concept moderne de raison d’État reformulé au XIXe siècle dans la théorie allemande du Notrecht ou dans l’œuvre tardive de Carl Schmitt ? Dans les deux cas, la raison d’État est en effet synonyme de secret, de dépassement des règles démocratiques, de gestion autoritariste et bureaucratique.
La construction de la raison d’État en Europe est à lier à la fois à la construction du pouvoir absolutiste de l’Europe monarchique dès les XVIIe et XVIIIe siècles[11] et à la montée des nationalismes et conflits interétatiques du siècle de la révolution industrielle et de ses empires coloniaux. Dans l’Allemagne pré-impériale, des auteurs tels que Hegel, Fichte, Ranke, Treitschke ont milité en faveur de la construction d’un État moderne qui dépasse les attentes de la société civile par la mise en place d’une raison supérieure qui amène chacun à lui faire allégeance dans la reconnaissance de la transcendance de ses lois[12]. En Italie, l’attrait de la liberté et l’indépendance dans une nation unifiée justifient pleinement pour Mazzini l’application en finalité, sur le modèle machiavélien, de la raison d’État. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la critique des défaillances sociales du capitalisme et du libéralisme engage la Verein für Sozialpolitik à réclamer de Bismarck l’application de la raison d’État dans ses efforts de redressement national[13]. En France, la raison d’État fait irruption avec l’affaire Dreyfus. Aux partisans d’une révision du procès s’opposent les antidreyfusards qui arguent, au nom de l’unité nationale, du nécessaire maintien de la culpabilité de l’officier juif français.
La Suisse se dote d’une clause d’urgence dans sa deuxième Constitution de 1874, date à laquelle deux procédures de démocratie directe y sont inscrites. D’une part, le référendum obligatoire, adopté en 1848 déjà, requiert que toute (modification de) loi constitutionnelle soit acceptée en vote populaire avant de pouvoir être mise en œuvre. D’autre part, le référendum facultatif permet à 50 000 citoyens[14] de contester certains types de lois nationales dans un délai de cent jours durant lequel la loi ne puisse être appliquée. Selon Auer et al., les procédures référendaires sont « la raison pour laquelle (…) le constituant a prévu une procédure particulière, plus rapide mais moins démocratique, pour les cas où l’entrée en vigueur d’un acte législatif ne souffre aucun retard : la législation d’urgence »[15]. Les raisons envisagées comme justifiant cette limitation au droit de référendum semblent alors tenir plus du « maintien de l’ordre » au sein du pays, notamment en cas d’épidémies, d’émeutes ou de crises financières[16], que d’une réaction face aux évènements qui se déroulent dans les pays voisins.
Comme en Allemagne prussienne et en France de la IIIe République, c’est le déclenchement du premier conflit mondial qui institue en Suisse l’application de l’état d’exception. Le parlement (Assemblée fédérale) convoqué d’urgence le 3 août 1914 vote à l’unanimité et sans véritable débat l’arrêté confiant au Conseil fédéral « le pouvoir illimité de prendre toutes les mesures nécessaires à assurer la sécurité, l’intégrité et la neutralité de la Suisse et à sauvegarder le crédit et les intérêts économiques du pays, et en particulier, à assurer l’alimentation publique »[17]. Les pleins pouvoirs, octroyés pour mener la guerre dans les pays voisins, sont décrétés en Suisse pour le farouche maintien de la neutralité suisse élevée au rang de dogme de politique étrangère. Durant quatre années de guerre mondiale, 1 400 ordonnances sont adoptées par l’exécutif. Sur les questions ordinaires, les deux chambres du parlement poursuivent leur travail législatif propre.
L’Assemblée fédérale parvient, par l’arrêté du 3 avril 1919, à maintenir selon les vœux du gouvernement les pouvoirs extraordinaires pour toutes les mesures indispensables à la sécurité du pays et à la sauvegarde de ses intérêts économiques. C’est seulement en octobre 1921 que le Conseil fédéral supprime le principe des pleins pouvoirs par un arrêté urgent. À la fin des années 1930, les menaces de nouvelle guerre européenne provoquent un retour au recours à l’état d’exception. Débutée avec des ordonnances sur la sécurité, cette nouvelle phase de l’État d’exception conduit à la promulgation de l’arrêté fédéral du 30 août 1939 qui attribue au Conseil fédéral les pleins pouvoirs. Bien plus qu’une délégation de ses compétences, le parlement permet à l’exécutif de « contredire la Constitution »[18]. Il confie au gouvernement la responsabilité du maintien de la neutralité suisse « dans toutes circonstances et à l’égard de tous les États »[19]. Ce dernier adopte pour ce faire 1 856 ordonnances, devenant une nouvelle fois « le véritable centre de gravité de l’activité législative de la Confédération »[20].
Le système politique suisse a toutefois la particularité de questionner la légitimité des pleins pouvoirs durant le déroulement du conflit. Dès 1916, le parlement s’interroge ainsi sur l’opportunité de leur maintien. De plus, l’usage des pleins pouvoirs en Suisse est soumis au contrôle de l’Assemblée fédérale : deux fois par an, l’exécutif se doit de rendre compte des mesures arrêtées, et l’Assemblée peut se réserver le droit de décider du maintien ou non de ces mesures. Néanmoins, comme ailleurs en Europe, la guerre justifie l’application de la raison d’État qui limite de fait, comme il en fut dans le cas des pays belligérants, à la fois les libertés individuelles, la liberté d’association, la liberté de la presse et la liberté du commerce et de l’industrie.
En revanche, le prolongement de l’état d’exception en dehors du temps de guerre soulève le mécontentement de la population. Malgré la suppression du principe des pleins pouvoirs, le gouvernement continue en effet à utiliser la clause d’urgence pour édicter ses lois, ce qui suspend la procédure normale d’adoption des lois au nom de la nécessité[21]. Il adopte au nom des pleins pouvoirs « plusieurs impôts nouveaux, dont un impôt sur le chiffre d’affaire, un impôt pour la défense nationale et un impôt anticipé »[22]. Ainsi, « le droit de référendum fut pratiquement annihilé par le recours extraordinairement fréquent à la clause d’urgence »[23]. Toutefois, si la clause d’urgence empêche les citoyens de contester par référendum les lois choisies par le Conseil fédéral, il leur est toujours possible de recourir, même en situation d’exception, à la troisième démarche de démocratie directe : l’initiative populaire (l’initiative)[24]. Ce mécanisme permet à tout citoyen suisse ayant récolté 100 000 signatures en dix-huit mois de proposer un nouvel article ou une modification de la Constitution.
La démocratie directe, limite à l’expansion de l’État d’exception
Pendant l’entre-deux-guerres et après la Seconde Guerre mondiale, l’initiative est ainsi utilisée à maintes reprises pour demander une modification totale ou partielle de l’Article 89[25] et, indirectement, pour contraindre les autorités à justifier publiquement leur usage de ces lois urgentes. Une première initiative est déposée en septembre 1936 par le parti communiste. Intitulé « Contre la clause d’urgence et pour la sauvegarde des droits démocratiques populaires », ce texte réclame que l’Art. 89 permette le référendum contre « toutes les lois fédérales et tous les arrêtés fédéraux », sauf dans le cas où 75 % des membres présents au parlement l’auraient adoptée[26]. Elle est refusée en vote populaire le 20 février 1938. Une deuxième initiative nommée « Atteintes aux droits démocratiques (clause d’urgence) » est lancée en février 1938[27] par la gauche socialiste et les syndicats, rassemblés sous le nom de « Mouvement des lignes directrices »[28]. Cette proposition demande une modification de l’Art. 89 « afin d’empêcher un emploi abusif de la clause d’urgence pour les arrêtés fédéraux »[29]. Elle vise à rendre l’édiction de telles lois plus complexe (avec une majorité qualifiée des deux tiers des deux chambres du parlement), à limiter leur durée de validité (à un maximum de trois ans) et à introduire la possibilité du référendum[30]. Le parlement y oppose un contre-projet, contre lequel l’initiative est retirée, qui est accepté en vote populaire en janvier 1939. Néanmoins, les historiens s’accordent à dire qu’il « s’avéra inefficace »[31], le parlement ayant ôté la condition d’une majorité qualifiée de l’Assemblée fédérale ainsi que la limite temporelle de validité des lois urgentes. La troisième initiative de cette période précédant la Seconde Guerre mondiale est déposée en avril 1938 par l’Alliance des indépendants, une formation créée à l’origine pour réaliser une économie sociale de marché. Le projet « Concernant la réglementation constitutionnelle du droit d’urgence »[32] vise lui aussi à réintroduire la possibilité du référendum contre les lois fédérales ou les arrêtés fédéraux[33] et à limiter leur durée de validité[34]. L’initiative propose également que toute loi restreignant les droits constitutionnels soit soumise, dans un délai de deux ans, au vote du peuple[35]. Mais, en octobre 1940, les initiants se rétractent et retirent leur initiative.
Pour chacune de ces initiatives, les pouvoirs exécutifs et législatifs se sont vivement opposés à la réglementation de la clause d’urgence. Dans son Rapport du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale sur l’initiative tendant à restreindre l’emploi de la clause d’urgence[36], centré sur la deuxième initiative mais incluant également une discussion de la troisième, le gouvernement présente différentes raisons de rejeter une telle proposition. Premièrement, « il y a des cas où il est indispensable de légiférer plus rapidement que ne le permet l’arrêté avec la clause référendaire »[37] ; or, dans ces situations, demander une majorité qualifiée au parlement reviendrait à permettre « à une minorité d’empêcher la déclaration d’urgence »[38], ce qui risquerait de produire des résultats allant « à l’encontre de l’intérêt public »[39]. De manière plus générale, le Conseil fédéral conçoit le droit de nécessité comme le moyen pour l’État de préserver, sur le long terme, les libertés individuelles. « Toute défense efficace de l’État et, partant, de la constitution, deviendrait impossible si, en toutes circonstances, on ne pouvait prendre que les seules mesures qui ne touchent aucunement aux droits individuels (…). Lorsqu’un danger sérieux menace l’existence même de l’État, on doit pouvoir, s’il le faut, empiéter sur les droits individuels et modifier la répartition des attributions. »[40] Néanmoins, ce droit de nécessité ne peut selon les autorités être réglementé de façon satisfaisante. « Ou bien on choisit une formule toute générale et élastique, mais qui ne permet pas de délimiter clairement ni de restreindre le droit de nécessité (…) ; ou bien on adopte une formule étroitement circonscrite, mais alors on aboutit à une limitation inflexible du droit de nécessité, en sorte que l’article constitutionnel risquera de se révéler inopérant dès qu’on devra l’appliquer »[41]. Comme l’énonce Agamben, il s’agit alors, selon le gouvernement suisse, d’opérer une « suspension du système en vigueur pour garantir son existence »[42].
Toutefois, le Conseil fédéral reconnaît également à plusieurs reprises dans ce texte que la clause d’urgence n’a pas toujours été utilisée avec raison. En effet, deux conditions auraient dû être remplies pour faire entrer une loi urgente en vigueur : « l’urgence doit être temporelle, mais aussi objective »[43]. Il doit donc à la fois y avoir une réelle nécessité de la mettre en œuvre immédiatement, et elle doit concerner « un objet important »[44]. Or, selon l’exécutif suisse lui-même, « tous les arrêtés édictés pendant la crise ne contiennent pas de dispositions fondées sur le droit de nécessité »[45]. « Il se peut que, pendant la crise, on ne se soit pas tenu toujours très strictement à ce principe » de l’urgence par rapport au temps[46] ; quant au contenu, le Conseil fédéral reconnaît que certaines lois qui ne correspondaient pas à la Constitution auraient dû être adoptées par la procédure standard et que « peut-être n’a-t-on pas toujours, ces dernières années, témoigné une très grande sévérité à cet égard »[47]. L’introduction d’un nouvel impôt fédéral direct sans base constitutionnelle via l’utilisation des pleins pouvoirs fut par exemple en ce sens grandement contestée au sein de la population[48]. L’exécutif continue en affirmant qu’il est « juste, en principe, qu’après la fin de l’état de nécessité les actes législatifs extraordinaires cessent d’avoir effet le plus rapidement possible »[49]. Mais cela ne suffit pas, de son avis, à justifier une réglementation de la clause d’urgence. « Des garanties politiques contre la limitation des droits populaires nous sont fournies par le système bicaméral, par le serment constitutionnel, par la responsabilité et le sentiment de responsabilité des autorités fédérales, par la courte durée des fonctions et par l’opinion publique » ; en réalité, « la garantie la plus forte et la plus efficace réside dans les conceptions de droit public du peuple suisse et de ses autorités, notamment dans le sentiment démocratique profondément enraciné et la grande valeur que le citoyen suisse donne à ses libertés et à la structure fédérative de notre État »[50].
Ces discours précèdent la seconde attribution des pleins pouvoirs au Conseil fédéral de 1939 et la question de la clause d’urgence n’est alors plus soulevée par la population jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Mais le 23 juillet 1946, le débat est relancé par la Ligue vaudoise, qui dépose l’initiative « Retour à la démocratie directe ». Ce mouvement pro-fédéralisme défendant, entre autres, la souveraineté du canton de Vaud, propose d’abroger la clause d’urgence et de la remplacer par un Art. 89bis. Si celui-ci permet la mise en œuvre immédiate d’« arrêtés fédéraux de portée générale dont l’entrée en vigueur ne souffre aucun retard »[51] acceptés à la majorité des deux chambres parlementaires, il limite « leur durée d’application »[52]. Les citoyens ou les cantons peuvent également y opposer un référendum, auquel cas un vote populaire doit être tenu dans l’année suivant l’adoption de la mesure d’urgence – sans quoi celle-ci doit être abrogée, sans renouvellement possible. De plus, pour toute loi d’urgence dérogeant à la Constitution, le référendum est obligatoire : ces arrêtés « doivent être ratifiés par le peuple et les cantons dans l’année qui suit leur adoption par l’Assemblée fédérale » pour ne pas perdre leur validité[53]. Malgré les recommandations du gouvernement et du parlement à voter « non », le peuple adopte cette modification de l’Art. 89 de la Constitution en septembre 1949 avec 50,7 % des voix.
Selon Auer et al., « l’adoption, en 1949, de l’art. 89bis aCst (…) a profondément modifié la réglementation du droit d’urgence »[54]. En plus d’avoir lancé un débat public sur la question de l’état d’exception, demandant au gouvernement de justifier son usage des lois urgentes, les différentes initiatives ont ainsi aussi permis une modification de la loi afin de permettre un meilleur contrôle du recours à l’État d’exception. « L’urgence n’exclut plus le référendum », qui devient un outil non plus suspensif, mais « résolutoire (…). Au lieu de suspendre l’entrée en vigueur de l’acte qui lui est soumis, il met un terme à sa validité, un an après son adoption, si le vote populaire est négatif »[55].
Dès lors, face à ce qui peut apparaître comme une tentative du gouvernement de conserver l’état d’exception afin d’accroître sa marge de manœuvre dans un système politique où les contrôles sont multiples, le recours des citoyens suisses à la démocratie directe a permis de mettre un terme à ces usages et de réclamer un retour à la norme. Il semble ainsi que l’affirmation d’Agamben selon laquelle « l’état d’exception cesse (…) d’être ramené à une situation extérieure et provisoire de danger réel et tend à se confondre avec la norme même »[56] doive être remise en question par ce cas historique[57].
Conclusion : le cas suisse d’« exception démocratique »
Toutefois, arrêter là cette analyse reviendrait à ignorer les récents développements de l’outil « salvateur » de l’initiative populaire. En effet, ce même droit d’initiative a depuis permis l’adoption de plusieurs lois allant à l’encontre des droits fondamentaux inscrits dans la Constitution et la Convention européenne des droits de l’homme. Parmi les plus récentes, l’une prescrit par exemple l’internement à vie pour les délinquants sexuels ou violents jugés dangereux et non amendables sans autre forme de procès ; une autre le renvoi immédiat des criminels étrangers ; une autre encore interdit d’office toute construction de minarets[58]. Ces lois constitutionnelles paraissent correspondre à différentes caractéristiques qu’Agamben attribue aux lois édictées en situation d’exception.
Premièrement, les effets de leur application sont similaires à ceux des lois urgentes. Tout comme ces dernières permettent aux élites politiques d’imposer des mesures extra- ou anticonstitutionnelles[59], l’initiative populaire permet au peuple d’adopter des lois allant à l’encontre de la Constitution ou des traités internationaux ratifiés par la Suisse. Par leur substance, ces lois correspondent parfaitement à celles du « totalitarisme moderne » défini par Agamben : elles permettent « l’instauration, par l’état d’exception, d’une guerre civile légale, qui permet l’élimination physique non seulement des adversaires politiques, mais de catégories entières de citoyens qui, pour une raison ou une autre, semblent non intégrables dans le système politique »[60]. Les groupes visés par les initiatives suisses – migrants, criminels, musulmans – sont ainsi clairement construits comme « autres » dont le traitement juridique différencié, allant jusqu’à la suspension complète de certains de leurs droits fondamentaux, serait démocratiquement légitime. Le fait que les lois votées via les institutions de démocratie directe modifient le droit formellement plutôt qu’elles le suspendent ne semble pas remettre en cause cette interprétation, selon le paradigme proposé par Agamben. Au contraire, l’inscription dans la Constitution de lois au contenu exceptionnel pourrait être le signe que l’exception est effectivement la règle[61].
Deuxièmement, les raisons utilisées pour justifier l’adoption de ces lois coïncident avec les justifications proposées pour défendre le recours à l’état d’exception. Dans l’entre-deux guerres, le Conseil fédéral affirmait utiliser le « droit de nécessité » pour protéger les citoyens et leurs droits d’un danger imminent[62]. Aujourd’hui, les partisans des initiatives affirment que celles-ci visent elles aussi à protéger le pays et à préserver les citoyens face à des « menaces » – qu’elles soient construites comme étant extérieures (comme l’Islam ou les étrangers criminels) ou intérieures (comme les criminels sexuels) – faisant ainsi recours à une forme de raison d’État. En cela, il s’agit dans les deux cas, selon la formule d’Agamben, de modifier le « système en vigueur pour garantir son existence »[63].
Néanmoins, la procédure d’édiction de ces lois n’est pas extraordinaire, mais inscrite dans la Constitution. Les Art. 136 et 138 Cst garantissent en effet à tous les citoyens adultes le droit « de lancer et signer des initiatives populaires »[64]. Cette distinction met toutefois en évidence la troisième similitude entre ces lois suisses problématiques et l’état d’exception. Le droit démocratique direct d’initiative semble en effet placer le peuple (et les cantons[65]) dans le rôle de souverain au sens décrit par Schmitt et repris par Agamben : « est souverain celui qui décide de l’état d’exception »[66]. Capable d’imposer la fin du droit de nécessité et de se donner le droit constitutionnel de contrôler son application future en 1949, le peuple continue aujourd’hui de faire usage de son « pouvoir légal de suspendre la validité de la loi »[67] via le droit d’initiative. Aucune limite n’est posée concernant les lois qui peuvent être proposées[68] ; aucune cour ne peut remettre en question le caractère légal d’une loi nationale acceptée en votation populaire. La seule limite formelle à ce pouvoir de proposition et de décision est la majorité qualifiée du peuple et des États fédérés[69]. Permettant au peuple de créer des catégories d’êtres humains objets « d’une pure souveraineté de fait »[70], l’initiative populaire apparaît donc comme une démarche par laquelle les Suisses peuvent adopter, au nom de la démocratie, des formes d’exception démocratique.
L’analyse du cas suisse permet dès lors de nuancer l’approche d’Agamben et de concevoir une relation plus complexe entre état d’exception et démocratie. L’exception n’est pas intrinsèquement liée à la suspension du politique, à une procédure de dépolitisation ; au contraire, affirmée et sanctionnée par l’utilisation des droits populaires, l’état d’exception est ancré dans le domaine du politique. Ainsi, quand l’un des leaders du parti majoritaire (et d'extrême droite) en Suisse demande, en septembre 2014, une minute de silence au parlement pour honorer l’initiative « Retour à la démocratie directe », ce n’est vraisemblablement pas uniquement pour célébrer et défendre la protection des droits politiques face aux menaces de l’exécutif ; c’est aussi pour défendre la liberté des citoyens suisses à se déterminer, même si cette liberté entraîne, comme le témoignent plusieurs initiatives populaires lancées par son parti, la mise en exception de catégories de la population.
[1] Giorgio Agamben, État d’exception : Homo Sacer, Paris, Seuil, 2003, p. 15.
[2] Ibid., p. 146.
[3] Jean-Claude Paye, La Fin de l’État de droit. La lutte antiterroriste de l’état d’exception à la dictature, Paris, La Dispute, 215.
[4] Giorgio Agamben, État d’exception, p. 10.
[5] Giorgio Agamben, Homo Sacer : Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997, p. 132.
[6] Giorgio Agamben, État d’exception, p. 32.
[7] Jacques Bühler, Le Droit d’exception de l’État. Étude des droits publics allemand et suisse de 1871 à nos jours, Lausanne, Droz, 1995, p. 253-254.
[8] Andreas Auer, Giorgio Malinverni, Michel Hottelier, Droit constitutionnel suisse. Volume 1, l’État, Berne, Stämpfli, p. 523.
[9] Giorgio Agamben, Homo Sacer, p. 17.
[10] Ibid., p. 179.
[11] Pierre Bourdieu, « De la maison du roi à la raison d’État. Un modèle de la genèse du champ bureaucratique », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 118, juin 1997, p. 55-68.
[12] Friedrich Meinecke, L’Idée de la raison d’État dans l’histoire des temps modernes, Paris, Droz, 1973, p. 311-370.
[13] Bernd Zielinski, « Figures de la raison d’État autoritaire en Allemagne (1871-1933) », in Brigitte Krulic (éd.), Raison(s) d’État(s) en Europe. Traditions, usages, recompositions, Bern, Peter Lang, 2010, p. 129.
[14] Nombre qui s’élevait alors à 30 000, modifié suite à l’attribution du droit de vote aux femmes.
[15] Andreas Auer et al., op. cit., p. 523-524.
[16] Jean-François Aubert, « Le référendum populaire dans la révision totale de 1872/1874 », Revue de droit suisse, Vol. 93, n° 1, 1974, p. 423.
[17] André Manuel, Les pleins pouvoirs en droit public fédéral suisse, Lausanne, Université de Lausanne, 1953, p. 22.
[18] Andreas Auer et al., op. cit., p. 559.
[19] André Manuel, op. cit., p. 36.
[20] Andreas Auer et al., op. cit., p. 558 (ils soulignent).
[21] Giorgio Agamben, Homo Sacer, p. 181.
[22] Andreas Auer et al., op. cit., p. 396.
[23] Georg Kreis, « Démocratie », Dictionnaire historique de la Suisse, 6 août 2014, http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F9926.php, consulté le 3.02.15.
[24] Jean-Daniel Delley, L’Initiative populaire en Suisse : Mythe et réalité de la démocratie directe, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1978, p. 34.
[25] Aujourd’hui Art. 165 de la nouvelle Constitution de 1999.
[26] « Initiative populaire “contre la clause d’urgence et pour la sauvegarde des droits démocratiques populaires (référendum facultatif)” », Chancellerie fédérale, http://www.admin.ch/ch/f/pore/vi/vis42t.html, consulté le 3.02.15.
[27] Jean Möri, « Votation fédérale sur le retour à la démocratie directe », Revue syndicale suisse : Organe de l’Union syndicale suisse, Vol. 41, no 9, 1949, p. 328.
[28] Bernard Degen, « Mouvement des Lignes directrices », Dictionnaire historique de la Suisse, http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F17395.php, consulté le 3.02.15.
[29] « Initiative populaire “Atteintes aux droits démocratiques (clause d›urgence)” », Chancellerie fédérale, http://www.admin.ch/ch/f/pore/vi/vis46t.html, consulté le 3.02.15.
[30] Ibid.
[31] Georg Kreis, « Démocratie », Dictionnaire historique de la Suisse, 6 août 2014, http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F9926.php, consulté le 3.02.15.
[32] « Initiative populaire “concernant la réglementation constitutionnelle du droit d’urgence” », Chancellerie fédérale, http://www.admin.ch/ch/f/pore/vi/vis47.html, consulté le 3.02.15.
[33] Ibid.
[34] Ibid.
[35] Proposition d’un Art. 89bis. Ibid.
[36] Rapport du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale sur l’initiative tendant à restreindre l’emploi de la clause d’urgence, Feuille fédérale, Vol. 1, no 20, 10 mai 1938 (ci-après : Rapport).
[37] Ibid., p. 724.
[38] Ibid.
[39] Ibid.., p. 725.
[40] Ibid.., pp. 729-730.
[41] Ibid.., p. 730.
[42] Giorgio Agamben, État d’exception, p. 55.
[43] Andreas Auer et al., op. cit., p. 524.
[44] Ibid.
[45] Rapport, p. 723.
[46] Ibid., p. 725.
[47] Ibid., p. 728.
[48] Andreas Kley, « Pleins pouvoirs », Dictionnaire historique de la Suisse, http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F10094.php, consulté le 4.03.15.
[49] Rapport, p. 732
[50] Rapport du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale sur l’initiative concernant le droit de nécessité et la clause d’urgence, Feuille fédérale, Vol. 1, no 14, 5 avril 1939, p. 557-558.
[51] « Initiative populaire “Retour à la démocratie directe” », Chancellerie fédérale, http://www.admin.ch/ch/f/pore/vi/vis56t.html, consulté le 3.03.15.
[52] Ibid.
[53] Ibid.
[54] Andreas Auer et al., op. cit., p. 559.
[55] Ibid., p. 524.
[56] Giorgio Agamben, Homo Sacer, p. 181.
[57] Si l’objectif de cet article est d’observer le lien entre droits de démocratie directe et état d’exception, nous ne sous-estimons pas pour autant la marge de manœuvre dont bénéficient le gouvernement et le parlement pour user de la clause d’urgence. Les lois urgentes d’une durée inférieure à une année ne peuvent par exemple faire l’objet d’un referendum facultatif – ce qui a notamment permis le « sauvetage d’UBS » en octobre 2008. De plus, seules six demandes de référendum contre des lois urgentes ont été faites depuis 1949. Reste que la marge de manœuvre du gouvernement est tout de même grandement réduite. Auer et al., op. cit., p. 524-526.
[58] « Démocratie directe et droits humains : suivi d’un débat national », humanrights.ch, 26 juin 2014, http://www.humanrights.ch/fr/droits-humains-suisse/interieure/democratie-directe/democratie-directe-droits-humains-suivi-dun-debat-national, consulté le 9.03.15.
[59] Rapport, p. 728.
[60] Giorgio Agamben, Homo Sacer, 11. L’objectif explicite des initiatives xénophobes des années 1960-70 était précisément l’élimination physique (par leur départ du territoire suisse) des étrangers.
[61] Giorgio Agamben, État d’exception, p. 18
[62] Rapport, p. 730.
[63] Giorgio Agamben, État d’exception, p. 55.
[64] Art. 136 al. 2 Cst.
[65] Spécificité helvétique analysée par Francis Cheneval, « Volkssouverenität als Status-Funktion: Eine kleine politische Philosophie – nicht nur der Schweiz », Studia Philosophica, Vol. 71, 2012, p. 103-105.
[66] Giorgio Agamben, Homo Sacer, p. 19.
[67] Ibid., p. 23.
[68] Étienne Grisel, Initiative et référendum populaires : Traité de la démocratie semi-directe en droit suisse, Lausanne, Institut de droit public de l’Université de Lausanne, p. 131.
[69] Anna Christmann, Die Grenzen direkter Demokratie, Baden-Baden, Nomos, 2012, p. 53. Daniel Bochsler ajoute que la marge de manœuvre du gouvernement et du parlement pour mettre les initiatives en œuvre constitue également une sorte de limite. Daniel Bochsler, « Corrigeons notre système politique », Le Temps, 11 mars 2014, http://www.bochsler.eu/media/letemps_110314.pdf, consulté le 10.03.15.
[70] Agamben, État d’exception, p. 13.