Cas de nécessité « majeurs » et « mineurs » dans la Constitution grecque
L’article 48 de la Constitution grecque régit l’état de siège[1]. Ce dernier peut s’appliquer en « cas de guerre, de mobilisation en raison de dangers extérieurs ou d’une menace imminente pour la sûreté nationale, ainsi que dans le cas où un mouvement armé tendant au renversement du régime démocratique se manifeste ». Dans ces cas-là, le parlement peut, sur proposition du gouvernement, mettre en application la loi sur l’état de siège et suspendre l’effet de certains droits et garanties constitutionnels. Ces mesures sont valables pour une durée qui n’excède pas quinze jours ; elles peuvent être prolongées par de nouvelles résolutions du parlement, pour une durée de quinze jours à chaque fois. Une crise économique ou financière, aussi grave soit-elle, ne saurait justifier l’application de l’article 48.
La Constitution contient également certaines dispositions concernant des circonstances exceptionnelles d’une intensité ou d’une portée moindres[2]. La plus importante d’entre elles est contenue dans l’article 44 paragraphe 1, qui prévoit que, « dans des cas exceptionnels d’une nécessité extrêmement urgente et imprévue », le président de la République peut, sur proposition du gouvernement, édicter des actes à contenu législatif. Ces actes sont d’application immédiate, mais ils doivent être soumis au parlement pour ratification. À défaut de soumission ou de ratification dans les délais constitutionnels (respectivement, quarante jours à partir de leur édiction ou trois mois à partir de leur dépôt pour ratification), ces actes deviennent caducs pour l’avenir – ils sont donc valides et ils produisent pleinement des effets juridiques pendant la période intermédiaire. Aussi le pouvoir exécutif peut-il légiférer de manière autonome, sans habilitation législative, court-circuitant la compétence législative générale du parlement. Une autre disposition est celle de l’article 22 paragraphe 4, qui permet la réquisition de travail pour faire face, entre autres, à « un besoin social urgent provoqué par une calamité ou pouvant mettre en péril la santé publique ». Mesure restrictive de la liberté de travail, la réquisition fonctionne en réalité tout autant comme une limitation du droit de grève.
Une différence qualitative sépare l’article 48 des autres mesures constitutionnelles visant à faire face à des situations de nécessité. L’état de siège prévu par l’article 48 est déclaré de manière solennelle par résolution du parlement, laquelle ouvre une période de dérogation institutionnalisée – quoique limitée – au droit ordinaire. Pendant cette période, l’exécutif peut prendre diverses mesures exceptionnelles et restreindre certains droits de manière plus intense que ce qui est autorisé en temps normal. En revanche, l’édiction d’un acte à contenu législatif ou la réquisition sont des mesures isolées. La situation de nécessité est gérée uno actu, l’édiction de cet acte unique marquant le début et la fin de l’état de nécessité. Donc l’état de siège prévu par l’article 48 est une période, fût-elle d’une durée limitée, de transition vers un droit exceptionnel. En revanche, les autres mesures constitutionnelles visant à faire face à des circonstances exceptionnelles sont conçues comme des moments exceptionnels au sein du droit ordinaire.
La différence entre les deux catégories correspond à une différence d’intensité ou de portée des circonstances de nécessité. L’état de siège de l’article 48 est déclaré pour faire face à une situation de nécessité « majeure », telle une guerre. Les autres mesures constitutionnelles sont conçues pour répondre à ce que l’on pourrait appeler des situations de nécessité « mineures »[3], telles une catastrophe naturelle, un acte de terrorisme ou une crise économique. La différence entre les deux catégories correspond également à deux conceptions différentes de l’« exceptionnel »[4]. L’état de siège, en tant que transition vers un droit d’exception, signifie surtout l’exception à la règle, au droit ordinaire. Les autres mesures constitutionnelles, lesquelles se situent au sein du droit ordinaire, marquent principalement l’exception par rapport au cours normal des choses.
Il est à noter qu’aucune de ces mesures, telles que conçues dans la Constitution, n’instaure un état d’exception réel – du moins pas au sens que Carl Schmitt attribuerait à cette notion. Aussi exceptionnels qu’ils puissent être, ces pouvoirs octroyés par la Constitution n’ont aucunement un caractère dictatorial ; ils continuent d’être des compétences délimitées par le droit. De ce point de vue, tant l’état de siège que les autres mesures constitutionnelles se situent toujours au sein de l’ordre juridique[5].
La pratique constitutionnelle des situations de nécessité (1975-2010)
Sous le règne de la Constitution de 1975, l’article 48 sur l’état de siège n’a jamais été appliqué. Cela s’explique par le fait que, pendant ces années, la Grèce a eu la chance de ne connaître ni la guerre ni une menace sérieuse pour la sécurité nationale ou pour le régime. Il est toutefois intéressant de noter qu’aucun gouvernement grec n’a tenté de mettre en œuvre la procédure prévue par l’article 48 s’agissant de situations de nécessité moins graves. La raison en est que, à cause des recours abusifs à la mesure de l’état de siège observés par le passé[6], celle-ci a été conçue, dans la Constitution de 1975, de façon peu attrayante pour l’exécutif. La résolution requise du parlement et la surveillance permanente de ce dernier impliquent un contrôle public intense. Mais cela signifie surtout que le pouvoir exceptionnel en cause est partagé : c’est le parlement qui décide de la nécessité de recourir à l’état de siège, alors que c’est l’exécutif, donc pratiquement le gouvernement, qui exerce les pouvoirs corrélatifs. En revanche, les autres mesures constitutionnelles visant à faire face aux situations de nécessité sont décidées et mises en œuvre par le seul exécutif.
Contrairement à l’état de siège, ces autres mesures constitutionnelles ont trouvé bien des applications depuis 1975. Jusqu’à récemment, elles étaient cependant quelque chose d’extraordinaire et d’inhabituel. Par exemple, des actes à contenu législatif de l’article 44 paragraphe 1 ont été édictés principalement à l’occasion de détresses naturelles (tremblements de terre, incendies, etc.) ou autres, telles des attaques terroristes, ou en vue de la prise de mesures économiques d’urgence. Dans certains cas, il était clair qu’il s’agissait d’hypothèses « exceptionnel[les] d’une nécessité extrêmement urgente et imprévue », comme l’exige la Constitution. Dans d’autres cas, le concours réel des conditions posées par la Constitution était discutable et le recours aux actes à contenu législatif fut, très probablement, abusif. En tout état de cause, le recours à ce type d’actes est resté très limité. Entre 1975 et 2010, environ soixante actes à contenu législatif ont été édictés au total, c’est-à-dire moins de deux par an en moyenne. Il s’agissait, pour la plupart d’entre eux, de textes brefs comportant seulement un ou quelques articles ; en règle générale, ils avaient pour objet des mesures à caractère exceptionnel et provisoire.
Ce n’est pas un hasard si la plupart des controverses relatives à la légalité de l’édiction de tels actes soient nées à l’occasion de la prise de mesures économiques défavorables. À propos d’un tel acte, en 1987, le Conseil d’État[7] a jugé qu’il appartient au pouvoir politique de vérifier l’existence de circonstances exceptionnelles justifiant l’édiction d’un acte à contenu législatif et que cette appréciation échappe au contrôle juridictionnel[8]. Autrement dit, les juridictions ne peuvent pas vérifier si les conditions que la Constitution pose pour l’édiction d’un acte de contenu législatif sont remplies. Dans cette affaire, le Conseil d’État a toutefois procédé à l’examen de la constitutionnalité de la mesure en cause (suspension des hausses de salaire pour deux ans), laquelle avait été prise pour répondre à un besoin réel (la crise inflationniste), même si le caractère exceptionnel et imprévu de ce besoin était discutable.
Les pouvoirs exceptionnels pendant la période de la crise en cours (2010-2014)
Depuis 2010, la Grèce connaît une situation que tous, ne serait-ce que pour des raisons différentes, s’accordent à qualifier de « crise ». Celle-ci, prenant initialement la forme d’une crise fiscale et crise de la dette publique, s’est étendue dans le cadre d’une crise économique plus générale. Il s’agit sans doute d’une situation qui peut être caractérisée comme un cas d’urgence économique[9]. La prise de certaines mesures d’exception était donc, de toute évidence, indispensable. Mais le type (le contenu) des mesures réellement prises ainsi que la manière (la forme juridique) avec laquelle celles-ci ont été imposées ont entraîné l’expansion de la crise au-delà du domaine économique, notamment au domaine politique.
Deux éléments méritent d’être soulignés à ce propos. Tout d’abord, la gestion de la crise ne s’est pas limitée à des mesures provisoires. Pendant les années 2010-2014 a été entreprise, et ce avec une ampleur inédite, une série de réformes législatives et institutionnelles à caractère structurel et permanent. Il ne s’agit pas, à proprement parler, d’un droit de nécessité, lequel vise par définition le rétablissement de la régularité antérieure[10]. Il s’agit de réformes destinées à perdurer, même après la fin de la crise. La première caractéristique de la gestion de la crise est donc la pérennisation de cette dernière et l’instauration d’une sorte d’état de nécessité permanent[11]. Deuxièmement, cet ensemble d’institutions nouvelles, de mesures et de réformes législatives (qui a fini par être appelé le « Mémorandum »), bien que formellement décidé par le pouvoir politique grec, a essentiellement été dicté par les créanciers internationaux du pays[12]. Le pouvoir politique national peut généralement choisir la forme sous laquelle il imposera les mesures, mais il possède de facto un pouvoir d’appréciation très limité quant à leur contenu.
Concernant la forme des mesures, il est possible de distinguer deux options principales à disposition de l’exécutif. Premièrement, malgré la rhétorique extrême qu’il a employée pour justifier ces mesures, le gouvernement n’a jamais tenté d’appliquer l’état de siège prévu par l’article 48 de la Constitution. En même temps, il a fait un usage extensif des autres pouvoirs que la Constitution prévoit pour la gestion des situations de nécessité. Ainsi, l’édiction abondante d’actes à contenu législatif de l’article 44 paragraphe 1 a permis au gouvernement de légiférer dans de vastes domaines en contournant le parlement. Si, ainsi qu’il a été noté auparavant, jusqu’en 2010 le nombre moyen d’actes à contenu législatif était de deux par an, la seule année 2012 a connu l’édiction de vingt-huit actes de ce type[13]. Ce contraste quantitatif est en réalité encore plus marqué si l’on prend en considération le fait que certains de ces vingt-huit actes ne se sont pas contentés de poser des mesures isolées mais ils ont établi des ensembles entiers de mesures[14]. La plupart, sinon la totalité d’entre eux, ont comporté des réglementations permanentes dans des branches importantes du droit. Dans bien des cas, il est évident que leur édiction n’a servi à aucune nécessité réelle[15]. Dans ces conditions, ce qui auparavant était inhabituel et constituait une exception est désormais devenu habituel et se transforme en règle. La vraie justification (quoique non avouée) de cette pratique est que bon nombre de mesures impopulaires n’auraient probablement pas été approuvées si elles avaient été soumises pour vote au parlement suivant la procédure législative ordinaire. Cette manière de procéder du gouvernement soulève donc la question de la légitimité des mesures.
En ce qui concerne le contenu des mesures, on peut également distinguer deux catégories. D’une part, il y a les mesures exigées par les créanciers par le biais des Memoranda comme conditions pour le versement des tranches du prêt accordé au pays. Elles comprennent des mesures d’austérité (hausse des impôts, baisse des salaires et des pensions de retraite), la cession d’éléments du patrimoine public et la déréglementation des professions et du marché de travail. L’on pourrait les appeler « mesures de gestion de la crise ». D’un point de vue constitutionnel, ces mesures posent essentiellement des questions d’État de droit, telles que la protection des droits économiques et sociaux ou le respect du principe d’égalité. D’autre part, il y a ce que l’on pourrait appeler des « mesures de gestion des réactions à la gestion de la crise ». Il s’agit de mesures législatives (par exemple, le resserrement des règles du droit disciplinaire) ou individuelles, prises dans le but de discipliner la société et ses réactions. La réquisition de l’article 22 paragraphe 4 de la Constitution en constitue un exemple caractéristique en tant qu’elle vise à empêcher les grèves dans divers secteurs. Dans ces conditions, outre les questions d’État de droit qui se posent, émergent également des interrogations sur le plan du principe démocratique.
Les pouvoirs exceptionnels devant le Conseil d’État
C’est dans l’arrêt 693/2011 que le Conseil d’État grec a excipé pour la première fois des « circonstances exceptionnelles » en tant que fondement possible d’une dérogation aux exigences constitutionnelles. Quatre des sept juges de la chambre étaient d’avis que la contribution fiscale extraordinaire imposée aux hauts revenus était inconstitutionnelle car imposée rétroactivement, en méconnaissance de l’article 78 paragraphe 2 de la Constitution. Les trois autres juges ont soutenu la position contraire : « La Constitution est destinée à régir le fonctionnement de l’État dans des conditions normales » et « elle comporte des règlementations spéciales dans l’hypothèse de certaines situations exceptionnelles, comme l’article 48 relatif au cas de guerre » ; la Constitution ne contient cependant « aucune disposition visant l’hypothèse d’un déraillement fiscal complet et imminent ». Au vu de ces éléments, ils ont conclu que l’article 78 paragraphe 2, en interdisant l’imposition rétroactive, « ne vise pas, et par conséquent il n’exclut pas non plus, la prévision rétroactive, dans une telle hypothèse, d’une contribution extraordinaire qui s’imposerait aux citoyens les plus riches »[16]. Cette position finit en réalité par admettre qu’une situation de nécessité économique est de nature à mettre en échec une interdiction constitutionnelle.
L’arrêt 693/2011 n’a pas tranché de manière définitive la question posée, mais a renvoyé l’affaire à la Grande Chambre, laquelle a basé la solution qu’elle a retenue sur des motifs différents. La position de l’opinion dissidente est restée isolée. Le Conseil d’État a jugé, à plusieurs reprises, que les mesures prises pour faire face à la crise n’échappaient pas au contrôle juridictionnel, même si, compte tenu des circonstances, il a en même temps reconnu au profit du législateur un très large pouvoir discrétionnaire[17]. Il a conclu, dans la plupart des cas, à la constitutionnalité des mesures sur lesquelles il a été invité à se prononcer. Il existe néanmoins aussi des cas pour lesquels certaines mesures, ou certains aspects de celles-ci, ont été jugés contraires à la Constitution. Mais il ressort dans l’ensemble que, selon le Conseil, les mesures en cause n’échappent pas au contrôle juridictionnel. Il y a en revanche une catégorie d’actes étatiques qui, par principe ou dans les faits, est exclue du contrôle juridictionnel. Il s’agit de la décision de l’exécutif de recourir à une mesure constitutionnelle afin de faire face à des cas de nécessité « mineurs », comme l’édiction d’un acte à contenu législatif ou une mesure de réquisition. Dans ces cas-là, ce n’est pas le contenu mais la forme juridique, voire la voie choisie pour la prise des mesures, qui, dans les faits, demeure exclue du contrôle.
Abus du pouvoir d’édiction d’actes à contenu législatif
Comme on l’a déjà vu, le Conseil d’État se refuse systématiquement de vérifier l’existence des « cas exceptionnels d’une nécessité extrêmement urgente et imprévue » requise par la Constitution pour l’édiction d’un acte à contenu législatif. Pendant la période de la crise (2010-2014), ces actes sont devenus la règle, et non l’exception. Souvent ils ne servent aucune autre nécessité que celle consistant à la prise de mesures pour lesquelles l’obtention de la majorité parlementaire est improbable. Si les circonstances ont changé, le Conseil d’État, lui, n’a pas modifié sa jurisprudence[18]. Mais en se refusant de contrôler les abus dans le recours à l’article 44 paragraphe 1, le Conseil a fini par permettre à l’exécutif de légiférer à son gré et à l’abri des contraintes parlementaires, ne serait-ce que pour un temps limité. Le Conseil tolère ainsi, sans la reconnaître expressément, l’instauration d’un état d’exception limité. Les règles constitutionnelles « ordinaires » sur la séparation des pouvoirs et sur l’exercice du pouvoir réglementaire de l’administration – règles étroitement liées au caractère démocratique du régime – sont mises à l’écart lorsque l’exécutif invoque, sans aucun contrôle sur ce point, les pouvoirs exceptionnels prévus par l’article 44 paragraphe 1.
Le cas de la suppression de la radiotélévision grecque (ERT) est caractéristique. Le 11 juin 2013, le gouvernement a édicté un acte à contenu législatif modifiant la législation relative aux entreprises publiques et permettant au gouvernement de procéder à la suppression directe d’organismes du secteur public. Le même jour, ERT a été supprimée par arrêté gouvernemental. Dans aucun autre cas il n’a été fait usage du pouvoir de suppression en cause et l’acte en question n’a jamais été ratifié par le parlement ; il est donc devenu caduc trois mois après son édiction. Cet acte semble donc avoir été édicté dans le seul but d’une modification « photographique » de la législation, destinée à son tour à une seule et unique application. Il n’y avait, bien sûr, aucune nécessité réelle justifiant l’édiction de cet acte, vu que le parlement était en session et qu’il aurait pu, si la majorité était assurée, légiférer. Toutefois, le Conseil d’État a estimé qu’il n’y avait pas, à cette occasion non plus, lieu de contrôler l’application – en l’occurrence manifestement abusive – de l’article 44 paragraphe 1 de la Constitution[19].
Abus du pouvoir d’imposer la réquisition de travail
Une deuxième catégorie de mesures pour lesquelles le gouvernement semble jouir d’un pouvoir discrétionnaire quasi absolu sont les réquisitions prévues par l’article 22 paragraphe 4 de la Constitution. Contrairement aux actes à contenu législatif, le Conseil d’État ne considère pas que les mesures de réquisition soient a priori exclues du contrôle juridictionnel. Dans ses arrêts, il admet cependant systématiquement les justifications avancées par le gouvernement pour la prise des mesures de réquisition. Et, peut-être plus essentiellement encore, le Conseil échoue, voire évite, de contrôler la durée raisonnable de ces réquisitions.
La réquisition est une mesure constitutionnelle exceptionnelle, qui présente un aspect collatéral « intéressant » : pendant sa durée, les travailleurs qui en font l’objet ne peuvent pas faire grève. Cela a eu pour conséquence que la réquisition, au lieu d’être une mesure visant à faire face à une situation de nécessité, est devenue une mesure de prévention des mouvements grévistes. La pratique de la mesure est discutable sur plusieurs points. Tout d’abord, la réquisition ne se limite pas à quelques travailleurs précis, mais elle est massivement imposée dans des secteurs entiers ; en outre, elle n’est pas imposée pour une période déterminée, mais indéfiniment, jusqu’à sa révocation ; enfin, elle est appliquée non pas pour faire face à une nécessité concrète et présente, mais compte tenu des périls qui risquent de résulter d’une grève annoncée.
Ces dernières années, c’est à trois reprises que le gouvernement a imposé une réquisition dans des secteurs où s’activent des syndicats puissants, afin d’empêcher les grèves annoncées contre les mesures d’austérité. En novembre 2011, aux travailleurs du secteur marin ; en janvier 2013, aux travailleurs du métro et du tramway d’Athènes ; et, en mai 2013, aux enseignants de l’enseignement secondaire. Dans les trois cas, le gouvernement a invoqué des périls pour la santé publique. Les syndicats ont contesté cette justification devant le Conseil d’État, mais toutes les requêtes ont été rejetées. Le Conseil d’État n’a pas accordé de l’importance au fait que, au moment de l’examen des requêtes, la réquisition était en vigueur depuis déjà plusieurs mois. Et il a admis, presque inconsidérément, tous les arguments avancés par le gouvernement concernant l’existence d’un péril pour la santé publique. La perturbation des transports maritimes aurait effectivement pu être considérée comme constituant un péril pour la santé des habitants des îles[20]. L’invocation, pour les habitants d’Athènes, du même péril résultant de l’interruption des transports ferroviaires est, en revanche, beaucoup moins convaincante[21]. Enfin, n’est pas non plus convaincante la justification absurde – et manifestement abusive – selon laquelle le report des examens d’admission à l’enseignement supérieur à cause d’une grève annoncée « est susceptible d’avoir, pour la santé psychique des élèves qui participent aux examens en question, des effets très graves, d’une ampleur et d’une intensité telles qu’ils pourraient mettre en péril la santé publique »[22].
Se refusant de contrôler l’application abusive du pouvoir de réquisition, le Conseil d’État a, dans les fait, autorisé le gouvernement à suspendre le droit de grève à volonté et pour des périodes de temps indéterminées, en invoquant ou en « inventant » des périls réels ou imaginaires. Sur ce point encore, le Conseil d’État tolère, sans la reconnaître expressément, l’instauration d’un état d’exception limité. Les dispositions constitutionnelles « ordinaires » relatives au droit de grève (l’article 23 paragraphe 2) sont mises à l’écart dans la mesure où le gouvernement exerce abusivement, et sans contrôle aucun, le pouvoir de réquisition.
Réflexions conclusives
De ce qui précède, il est possible de tirer certaines conclusions sur l’attitude des pouvoirs exécutif et juridictionnel pendant la période de la crise en Grèce et, par extension, sur le fonctionnement de la démocratie.
D’une part, l’exécutif, et pratiquement le gouvernement, malgré sa rhétorique selon laquelle la crise actuelle constituerait un cas de nécessité « majeur », n’a jamais cherché à utiliser les pouvoirs prévus par l’article 48 sur l’état de siège. D’autre part, il a appliqué à très grande échelle – et parfois de façon abusive – les autres pouvoirs que la Constitution prévoit afin de faire face aux cas de nécessité « mineurs ». De cette manière, des pouvoirs prévus à titre d’exception, comme l’édiction d’un acte à contenu législatif ou la mesure de la réquisition, tendent à devenir la règle.
Un pareil décalage caractérise aussi l’attitude du pouvoir juridictionnel, et notamment du Conseil d’État. D’une part, le Conseil n’estime pas que l’on est en présence d’un cas « majeur » de nécessité de nature à faire échapper au contrôle juridictionnel les mesures visant à faire face à la crise. D’autre part, cependant, le Conseil évite systématiquement, soit par principe (le cas des actes à contenu législatif) soit dans les faits (le cas de la réquisition), de contrôler l’exécutif, lorsque celui-ci décide d’utiliser des pouvoirs visant à faire face à des cas « mineurs » de nécessité. Or, le fait que des hypothèses manifestement abusives échappent au contrôle juridictionnel signifie que les pouvoirs corrélatifs échappent, en fin de compte, au droit même : pour exercer ces pouvoirs, il suffit au gouvernement de les invoquer, indépendamment de la question de savoir si les conditions requises pour cet exercice sont remplies ou non.
L’abus et l’absence de contrôle des pouvoirs d’exception « mineurs », outre le déficit qu’ils impliquent du point de vue de l’État de droit, affectent avant tout le fonctionnement démocratique du régime. Un bon nombre de mesures importantes sont prises en dehors de la publicité parlementaire et sans légitimation démocratique suffisante. Le gouvernement peut plus facilement limiter la réaction sociale et populaire aux mesures. Cet état particulier et « partiel » d’exception que le pouvoir exécutif cherche à imposer, et que le pouvoir juridictionnel paraît pour l’heure tolérer, vise moins les droits individuels, économiques et sociaux que les libertés collectives et démocratiques. Pendant la crise, la démocratie semble en fin de compte être davantage menacée que l’État de droit.
[1] Voir P. Foundethakis, « State of emergency in democracy: The case of Greece », Revue Hellénique de Droit International 57 (2004), p. 85.
[2] Outre les deux dispositions susmentionnées, il s’agit des dispositions suivantes : l’article 5 paragraphe 4, qui permet d’apporter des restrictions à la liberté de circulation « dans des cas d’urgence exceptionnelle » ; l’article 18 paragraphe 3, qui permet la réquisition de biens ; l’article 103 paragraphe 2, qui permet le recrutement de personnel « en vue de satisfaire à des besoins imprévus et urgents ».
[3] Voir K. L. Scheppele, « Small emergencies », Georgia Law Review 40 (2003), p. 835.
[4] Voir J. Ferejohn et P. Pasquino, « The law of the exception: A typology of emergency powers », International Journal of Constitutional Law 2 (2004), p. 210 (221-223).
[5] Sur la distinction voir K. L. Scheppele, « Legal and extra-legal emergencies », in The Oxford Handbook on Law and Politics (K. Whittington et al. eds), Oxford et New York, Oxford University Press, 2008, p. 165.
[6] L’état de siège a été prévu pour la première fois par l’article 91 de la Constitution grecque de 1911 et a été mis en œuvre à plusieurs reprises et pendant de longues périodes au cours des années qui ont suivi.
[7] Le Conseil d’État grec est la Cour administrative suprême. Il est organisé selon le modèle du Conseil d’État français. Ses membres sont des juges de carrière ayant toutes les garanties d’indépendance judiciaire. Normalement, ce tribunal est assis en sessions de cinq ou sept juges. Mais les litiges les plus importants, ou les cas pour lesquels se pose une question de constitutionnalité, sont renvoyés à l’assemblée plénière du Conseil (Grande Chambre), qui se compose d’au moins dix-neuf juges.
[8] CdE 2289/1987. Cette jurisprudence a été confirmée par des décisions ultérieures.
[9] Sur cette catégorie, voir B. Meyler, « Economic emergency and the rule of law », DePaul Law Review 56 (2007), p. 539. W. Scheuerman, « The economic state of emergency », Cardozo Law Review 21 (2000), p. 1869.
[10] J. Ferejohn et P. Pasquino, art. cit., pp. 210-211.
[11] Sur cette problématique voir S. Levinson, « Preserving constitutional norms in times of permanent emergencies », Constellations 13 (2006), p. 59.
[12] Représentés par la « Troïka », c’est-à-dire la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international.
[13] Pendant la même année (2012) ont été publiées soixante-sept lois, dont trente-deux étaient des lois de ratification. Pour la première fois pendant la Troisième République hellénique, le législateur ordinaire et le législateur d’urgence ont ainsi partagé de manière équivalente l’œuvre législative. À titre de comparaison, en 2008 ont été édictées 103 lois et seulement un acte à contenu législatif.
[14] Pour des exemples caractéristiques, voir les actes du 4 et du 31 décembre 2012, qui comportent respectivement vingt-et-un et vingt-trois articles au total.
[15] Pour un exemple très parlant, voir l’article 10 de l’acte du 4 décembre 2012, établissant le Musée philatélique et postal.
[16] CdE 693/2011 du 9 mars 2011 (considérant 7, opinion dissidente).
[17] Voir notamment l’arrêt de principe CdE 668/2012 du 9 mars 2012. Le Conseil a jugé que les réductions des salaires de l’année 2010 étaient « en principe » constitutionnellement acceptables (considérant 34).
[18] Décisions CdE 737-738/2012 du 24 décembre 2012 : « L’existence d’un cas exceptionnel d’une nécessité extrêmement urgente et imprévue n’est pas susceptible de vérification de la part du juge » (considérant 7). En revanche, selon l’opinion dissidente, la procédure législative exceptionnelle « constitue l’exception aux règles fondamentales » de la séparation des pouvoirs et, par conséquent, l’appréciation sur le concours d’un tel cas doit « être contrôlée par le juge pour erreur manifeste d’appréciation ».
[19] CdE 1901/2014 du 23 mai 2014 (considérants 13 et 14).
[20] CdE 1623/2012 du 4 mai 2012 (considérant 17). Une opinion dissidente a exprimé la position selon laquelle la Constitution « ne tolère pas indéfiniment une telle mesure », parce que cette dernière « cesserait alors d’être exceptionnelle et conduirait à une situation de travail forcé interdite par la Constitution » (considérant 6).
[21] CdE 1764-1765/2014 du 14 mai 2014 (considérant 15). Selon une opinion dissidente, la prise de cette mesure pour une durée indéterminée ne saurait être justifiée.
[22] CdE 1766/2014 du 14 mai 2014 (considérant 14). Selon une opinion dissidente, ne ressortaient pas clairement les raisons pour lesquelles les problèmes susceptibles d’être causés à la santé mentale des étudiants constituaient réellement un péril pour la santé publique.