N°5 / La démocratie à l’épreuve de l’« état d’exception »

État d’exception et État de droit dans l’expérience italienne : un mélange inextricable, intrication des éléments de l’un et de l’autre ?

Antonio Ruggeri

Résumé

Ce texte s’interroge sur la question de savoir si la situation actuelle peut être considérée comme une exception permanente et souligne les difficultés de donner une réponse à cette question inquiétante, surtout lorsqu’on considère le caractère très problématique de la distinction entre la fonction de garantie et la fonction d’orientation politique, dans une conjoncture bien différente de celle de l’époque de la théorisation de Carl Schmitt. Ensuite, nous décrivons les manifestations les plus saillantes de l’activisme croissant des organes suprêmes de garantie, dont certaines relèveraient du schéma de l’état d’exception de Schmitt. Dans un cadre d’ensemble où l’État de droit semble se mélanger avec l’état d’exception, nous concluons que se réapproprier l’éthique publique républicaine semble la solution la plus adaptée pour préserver les fondements de l’État de droit, malgré les expériences occasionnelles relevant de l’état d’« exception ».

Texte traduit de l’italien par Federica Cianficconi.

Mots-clés

Plan de l'article

Télécharger l'article

Une situation d’exception… permanente ?

Nombreux sont les signes qui laissent penser que la situation d’aujourd’hui, chez nous comme ailleurs, est une situation d’exception… permanente. Un oxymore, certes : cependant il s’agit d’établir si elle l’est vraiment ou juste en apparence.

Il n’est pas facile de donner une réponse certaine à une question si engageante et aussi inquiétante, à cause de l’opacité et de la complexité du cadre institutionnel, caractérisé par des rapports réguliers mais aussi continuellement changeants entre les organes au sommet de l’État.

La difficulté principale réside dans le fait d’établir si les organes suprêmes restent dans un cadre constitutionnel ou bien s’ils débordent de ce cadre, à savoir : s’ils sont dans une situation de normalité ou bien d’exception. La question concerne, à la fois, les organes d’orientation politique et les organes de garantie, en particulier les organes suprêmes, mais surtout ces derniers : l’observation de leurs actes constitue, en effet, un banc d’essai très instructif et décisif afin d’établir si tout le système, dans ses principales expériences, reste encore à l’intérieur ou bien déborde du cadre constitutionnel. Tant que les organes qui doivent le sauvegarder prouvent qu’ils sont en mesure de sanctionner des actes et des comportements contra Constitutionem, on pourra dire que la continuité de l’ordre constitutionnel est assurée. Cependant, la question est justement que les actes des organes de garantie relatifs aux décisions adoptées par des organes politiques, soulèvent beaucoup de doutes concernant leur respect de la Constitution et leur conformité avec elle.

Il est vrai que, dans le temps, la fonction même de garantie s’est transformée profondément, au point qu’il est problématique de la distinguer de la fonction d’orientation politique.

Une doctrine a même théorisé cet état de fait. En effet, le modèle constitutionnel lui-même, dans le laconisme d’expression qui le caractérise, autoriserait à conclure qu’il est impossible de distinguer, tout compte fait, entre une fonction et l’autre, ce qui ne permettrait pas une standardisation du rôle des organes titulaires.

Cette opinion, qui a été récemment représentée[1] de façon fine et argumentée (mais sans pour autant être persuasive), découle d’anciennes et solides théories que nous pouvons faire remonter aux études de G. U. Rescigno, et avant encore (surtout) de C. Esposito[2], mais qui trouvent leur fondement dans la puissante réflexion de C. Schmitt.

Je ne crois pas, toutefois, que l’on puisse proposer une lecture de la Constitution qui amène à admettre des « doublons » ou des superpositions de rôles ; plutôt, ces rôles sont normalisés et nettement distingués par la Constitution, tout difficile que cela puisse être par la suite de reconstruire point par point les traits de leur caractérisation réciproque.

Il faut d’ailleurs considérer, évidemment, que l’expérience peut s’écarter, même sensiblement, du corpus constitutionnel. Il s’agit alors d’établir – question très importante – si l’expérience a débordé le dessein réglementaire préconstitué pour elle ou si le corpus constitutionnel est encore à même de résister aux chocs causés par l’expérience et s’il arrive, non sans mal, à s’imposer.

En d’autres termes : sommes-nous encore dans un « État de droit », bien que dans des formes inhabituelles et avec des nouveautés d’ensemble par rapport au passé, ou sommes-nous dans une conjoncture « exceptionnelle » et de toute manière non « constitutionnelle » ?

Comme nous venons de le dire plus haut, il est extrêmement difficile d’essayer de répondre à cette question, justement car la réalité constitutionnelle est très confuse et brouillée.

Aujourd’hui, tout semble assez incertain et problématique, surtout si l’on considère le rôle central de plus en plus important que les chefs d’État jouent dans les législations parlementaires, d’un côté, et les Cours constitutionnelles et les juges, de l’autre, aussi bien que (et peut-être plus encore) les Cours supranationales (et parmi elles, pour ce qui nous importe, la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de justice de l’Union européenne). Par Constitution, ces organes – chefs d’État et Cours –, qui connotent comme « démocratique » la structure et l’essence du système, ont laissé dans l’ombre les organes de décision politique et ont indiqué (et continuent de le faire) des défaillances assez graves et évidentes aussi bien en ce qui concerne le gouvernement de la société et la réglementation de ses dynamiques que pour ce qui est de la protection des droits fondamentaux.

La crise économique et son concours à la transformation des organes suprêmes de garantie

Il est évident que la crise économique en cours, qui ne s’annonce pas passagère, ou du moins pas de court terme, a contribué significativement à souligner de façon marquée le rôle des organes suprêmes de garantie et à mettre à nu, par ailleurs, le caractère inadéquat des organes d’orientation politique.

Si l’on se réfère en particulier à la situation italienne, certaines expressions d’activisme de plus en plus marqué des organes suprêmes de garantie sont un indice particulièrement digne de foi d’une torsion d’ensemble de la forme de gouvernement parlementaire (et peut-être de la forme même de l’État).

Il suffit de penser aux questions liées à la gestion des crises politiques. À cet égard, la chute du gouvernement Berlusconi, suivie par le gouvernement Monti en novembre 2011, est instructive.

Le premier gouvernement, en effet, avait la majorité au parlement pour gouverner. Cependant, il a dû donner sa démission car, bien que soutenu par la confiance d’une majorité en difficulté évidente, il était dépourvu de la « véritable » confiance : la confiance des marchés et des partenaires européens, aux yeux desquels le président du Conseil apparaissait comme discrédité, à cause surtout de ses mésaventures judiciaires et, plus généralement, de ses affaires personnelles.

Il est évident que le rôle décisif dans le changement de gouvernement a été joué par le président Napolitano qui, dans une situation très détériorée (à la limite du défaut de l’État), a essayé de rassurer les marchés en déclarant que le président du Conseil donnerait sa démission une fois les mesures de redressement des comptes publics approuvées. Le chef de l’État lui-même a offert, paraît-il, son généreux « conseil » pour les mesures extraordinaires adoptées par le gouvernement Monti afin de faire face à l’urgence de la crise économique[3], à tel point que dans bien des commentaires qui ont fait la une de la presse et de la télévision, le gouvernement a été souvent libellé comme le gouvernement « Monti-Napolitano » ou de toute manière comme un « gouvernement du Président ».

Les gouvernements suivants, comme le gouvernement Letta (appelé le gouvernement « des grandes ententes »), qui a duré d’avril 2013 à février 2014, ou bien celui qui a suivi, le gouvernement Renzi, tout en ayant, comme le gouvernement Monti, la confiance du parlement (ce qui ne constitue pas jusqu’ici une « exception », du moins en apparence) ainsi que l’« encouragement » constant du chef de l’État, ont toujours également agi en caractérisant dans un sens téléologique ou instrumental leur orientation politique, à savoir : ils en ont orienté les contenus afin de préserver la première « vraie » confiance, la plus importante, qui – comme on vient de le dire – est celle des partenaires européens et des marchés internationaux. Dans ce cadre, la vocation « réformiste » des gouvernements susmentionnés, qui a eu son expression la plus marquée dans le dernier de la série, puise sa raison d’être dans un dessein stratégique visant à garder cette confiance.

Il faut s’arrêter brièvement sur la réforme Renzi, qui, en ce moment (janvier 2015), est approuvée en première lecture au Sénat et est en cours d’examen à la Chambre des députés, puisque, selon de farouches opposants, elle dépasserait les limites du cadre constitutionnel, et serait donc justifiée uniquement par l’état d’« exception » dans lequel le pays se trouve, y compris par l’effet de la crise économique en cours.

En réalité, le front des critiques est assez panaché : certains ont des réserves, parfois assez âpres, vis-à-vis de certains contenus la caractérisant, en soulignant son incohérence interne ou bien son inopportunité. De surcroît, ils font remarquer que les Chambres actuelles, après que la Cour constitutionnelle a déclaré illégitime d’un point de vue constitutionnel la loi électorale par laquelle elles ont été formées (jugement n°1 de 2014), seraient désormais « délégitimées » totalement et sans appel, et qu’il est inconcevable qu’elles puissent amorcer une modification de la Constitution.

Cette dernière critique, frappant le processus de réforme en cours à ses racines, est dirigée fatalement contre le chef de l’État qui, en revanche, a constamment et fortement sollicité les réformes, aussi bien que contre la Cour constitutionnelle elle-même qui, dans son jugement, a tenu à déclarer que l’effet de l’annulation de la loi électorale n’aurait pas privé les Chambres désormais en place de leurs propres pouvoirs.

De deux choses l’une. Soit on raisonne de façon formelle et abstraite, en considérant comme nul l’effet de l’annulation de la discipline électorale contre les Chambres actuelles, lesquelles bénéficieraient donc de tous leurs pouvoirs. Soit on raisonne dans une perspective axiologique et substantielle, en jugeant leur permanence dans leurs fonctions comme une blessure mortelle pour la démocratie qui se renouvelle au jour le jour, les Chambres n’ayant pas ab origine un droit valide d’être élues ni de rester en place aujourd’hui.

En réalité, il semble que le chef de l’État ait vu là une situation insolite et grave, créée à la suite du jugement de la Cour constitutionnelle, en arrivant cependant au résultat exactement opposé au résultat recherché. Le président Napolitano, en effet, non seulement n’a pas dissout les chambres, mais il les a encouragées ainsi que le gouvernement à continuer sans délai dans la voie des réformes. Évidemment, il a fait cela à la suite d’une opération d’équilibrage entre des valeurs constitutionnelles : malgré la « dé-légitimation » criante du parlement qui reste fermement en place, interest rei publicae prévaut, et ceci, une fois encore, pour la même raison que l’on a citée, c’est-à-dire parce que les partenaires européens et les marchés attendaient (et ils attendent toujours) de l’Italie une stabilité politique et des réformes structurelles. Dans ce contexte, la réécriture de la Constitution devient, apparemment, un passage obligé (le fait que ce soient ces modifications de la Charte et non d’autres modifications qui soient indispensables est, évidemment, un tout autre discours, mais qui concerne le quomodo et non pas l’an des réformes).

Bref, et pour conclure sur ce point, peut-être la démocratie en souffre-t-elle, du fait que les parlementaires élus en application d’une loi inconstitutionnelle restent en charge ; peut-être, aussi, faut-il considérer comme inacceptable, voire comme paradoxal, le fait que la Constitution soit réécrite par ces parlementaires. Cependant, selon le chef de l’État (et le gouvernement…), il n’y avait et il n’y a pas d’autre solution pour (essayer de) sortir du tunnel d’une crise qui chaque jour risque de nous mener au bord du précipice.

Donc, démocratie d’un côté, et survie de la législation ainsi que de la Constitution même de l’autre : un « équilibre » – comme l’on voit – amenant à un résultat obligé. Le chef de l’État qui raisonne en ces termes est-il le chef d’un État de droit ou bien celui d’un État d’« exception » ?

L’activisme croissant de la Cour constitutionnelle et le risque qu’elle se transforme en pouvoir constituant permanent

À l’activisme poussé du président de la République qu’on vient de signaler a fait pendant la tout aussi forte hardiesse de la Cour constitutionnelle qui, ces dernière années, s’est particulièrement manifestée et a trouvé un terrain fertile où planter ses racines, là où se forment les expériences concernant les droits fondamentaux.

La Cour constitutionnelle s’est depuis longtemps dotée d’outils de décision particulièrement incisifs. Tout compte fait, quoiqu’en dise la Cour elle-même, ces outils s’emparent, dans plusieurs cas, des questions matérielles qui relevaient traditionnellement du parlement et du gouvernement.

Or, aujourd’hui les techniques décisionnelles se plient à un but qui était jadis méconnu, à savoir : celui d’assurer une véritable quadrature du cercle, c’est-à-dire d’arriver à équilibrer de façon satisfaisante, véritablement paritaire, les exigences qui relèvent des contraintes budgétaires (comme on le sait, en période de révision des dépenses, elles s’avèrent particulièrement contraignantes) et celles qui visent à protéger les droits fondamentaux et, en général, à garder le cadre constitutionnel.

Cet équilibre a pris des formes parfois inhabituelles, même inquiétantes. Je rappelle simplement ici deux événements.

Le premier, assez récent, concerne la jurisprudence constitutionnelle vis-à-vis de la condition de dégradation dans laquelle se trouvent les détenus à cause du surpeuplement des prisons. Sur ce point, la Cour italienne s’est alignée sur la position de la Cour de Strasbourg, en censurant sévèrement l’inertie du législateur qui n’a pas remédié à un état de fait devenu insupportable. Cependant, cette position conclut dans le sens de l’irrecevabilité de la question de la légitimité constitutionnelle, tout en avertissant qu’en prolongeant ultérieurement cette inertie, il pourrait changer d’avis en transformant le rejet d’aujourd’hui en recevabilité par la suite (jugement n° 279 de 2013).

Il faut dire les choses comme elles sont. La dignité de la personne humaine, qui est considérée par la plupart d’entre nous comme un droit « indisponible », « supraconstitutionnel »[4] où se trouvent des biens nécessitant un équilibrage (et les normes dont ils font l’objet) est, tout compte fait, mise de côté lorsqu’on considère qu’il est matériellement impossible, y compris à cause de la carence de ressources financières disponibles, de construire de nouvelles prisons à l’échelle humaine.

Cet événement en rappelle un autre qui a eu lieu dans les temps sombres où les piliers de l’État de droit étaient menacés par les Brigades rouges, dont les membres pensaient que le but de la construction d’une société (selon eux) plus juste justifiait le sacrifice d’êtres humains innocents, devenus cibles plus ou moins accidentelles d’actions terroristes. Même à cette époque, le juge des lois, saisi d’examiner le caractère constitutionnel d’une règlementation prolongeant de façon anormale la durée de la détention provisoire qui sacrifiait manifestement la dignité des personnes en attente d’un jugement (et qui auraient pu s’avérer innocentes), jugea devoir justifier, au nom de l’urgence, cette règlementation, simplement parce qu’il n’y avait pas de possibilité matérielle d’instruire rapidement un procès à leur encontre, en des délais raisonnables (jugement n° 15 de 1982).

D’autres cas encore, bien que moins dramatiques que ceux qui viennent d’être décrits succinctement, peuvent être rappelés dans le même ordre d’idées.

On peut penser, par exemple, à toutes les fois où la Cour constitutionnelle a jugé comme mutuellement « équilibrables » le principe du respect des normes constitutionnelles sur la normalisation et le principe de la protection (effective et non simplement nominale) des droits fondamentaux, et a fait reculer les normes face au besoin d’assurer la protection des droits fondamentaux.

En particulier, les expériences où on a eu la preuve de cette orientation de la jurisprudence sont : le rapport entre droit interne et droit d’origine extérieure, et le rapport entre État et Régions.

En ce qui concerne le premier domaine, il est question de l’application de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) dans le cadre national. Dans son jugement n° 317 de 2009 (et al.), la Cour a affirmé que le principe de l’art. 117, al. I, Const., qui oblige les lois de l’État et des Régions à respecter les obligations internationales, est sous-jacent à l’« équilibre » avec d’autres principes et règles de la Constitution. De cette façon, lorsqu’on démontre qu’une loi offre une garantie aux droits fondamentaux (et, en général, aux intérêts protégés par la Constitution) qui est encore plus élevée et satisfaisante que celle fournie par la CEDH, cette dernière devra être mise de côté (et avec elle, la loi constitutionnelle qui en donne une « couverture »). En réalité, comme nous avons essayé de le montrer en d’autres lieux de réflexion scientifique, dans une telle conjoncture, il n’apparaît pas correct de parler d’un « équilibrage » stricto sensu, puisque c’est la CEDH qui se donne un rôle « subsidiaire », en déclarant vouloir valoir non pas de façon inconditionnelle mais uniquement là où elle est considérée à même d’élever encore plus le niveau des garanties par rapport au niveau fixé par les normes nationales[5].

En ce qui concerne le deuxième domaine, dans les jugements nos 10 et 121 de 2010, la Cour constitutionnelle a permis que l’autonomie régionale soit sacrifiée par des actes législatifs de l’État en vigueur malgré le fait qu’ils envahissent la sphère de compétence des Régions, justement car ils visent à satisfaire des droits qui ne seraient autrement protégés.

Cependant, sur ce point, la jurisprudence montre des apories de construction qui n’ont pas été résolues et elle se montre assez incertaine et fluctuante. Récemment, en effet, le juge constitutionnel, d’un côté, a confirmé les affirmations figurant dans les décisions indiquées ci-dessus (jugement n° 62 de 2013) et, de l’autre, par contre, a déclaré que les règles sur la normalisation ne peuvent de toute façon pas être soumises à « équilibrage » (jugements nos 148 et 151 de 2012, n° 39 de 2013, n° 99 de 2014).

D’autres exemples peuvent encore être donnés pour confirmer l’activisme marqué (parfois excessif) du juge constitutionnel : parmi eux, le plus significatif est le jugement récent, n° 1 de 2014, de la Cour constitutionnelle, qui a déclaré illégitime d’un point de vue constitutionnel la loi électorale, et ce faisant, la Cour a dépassé ce qui était par le passé considéré comme une véritable « zone franche » de la justice constitutionnelle.

Le témoignage le plus digne de foi concernant la torsion du rôle de la Cour semble être donné par les cas où la Cour donne suite, non pas à la « réécriture » substantielle des textes de loi qui sont soumis à son jugement, mais au paramètre constitutionnel[6], tout en cachant de façon attentive l’opération d’innovation constitutionnelle mise en place et en la présentant comme une simple traduction fidèle du paramètre lui-même, pour les exigences spécifiques des cas particuliers. De cette façon, la Cour démontre dans les faits qu’elle sait être, au besoin, un véritable pouvoir constituant permanent (j’ajoute : un pouvoir constituant monstrueux), en confirmant ainsi l’heureuse (mais inquiétante) intuition de Juvénal, quand dans ses pensées il s’interrogeait sur qui pouvait être le « gardien des gardiens » (quis custodiet ipsos custodes ?)[7].

Le « dialogue » entre la Cour constitutionnelle et les Cours européennes : une ressource précieuse afin d’éviter qu’une seule d’entre elles devienne, en solitude souveraine, le sommet du système (y compris sur le plan des rapports entre les ordres juridiques)

Dans ce contexte, qui est ici décrit sommairement, il s’agit de se demander quelles sont les mesures utiles, s’il y en a, pour endiguer une dérive autoritaire qui – par une étrange ironie du sort – pourrait justement avoir comme protagonistes les plus grands garants du système constitutionnel.

Un rôle primaire est d’ores et déjà joué (et il pourra l’être encore davantage dans un futur proche) par des organismes supranationaux. Le « dialogue » entre les Cours peut en effet servir à limiter les risques encourus à chaque fois qu’une seule d’entre elles soit ou se considère comme la Cour au sommet, agrémentée pour énoncer des « vérités » irréfutables de droit constitutionnel (et des droits constitutionnels).

À ce propos, si l’on regarde le modèle positif, on a confirmation du fait que les Chartes européennes des droits (particulièrement la CEDH et la Charte des droits de l’Union) se réservent un rôle purement « subsidiaire » ; cependant, dans les faits, le tableau semble plus articulé et complexe. En effet, les Chartes, en tant que droit vivant et telles qu’elles sont concrètement utilisées par les Cours qui en sont les garants d’un point de vue institutionnel, donnent parfois l’impression d’être superiorem non recognoscentes (« libres de toute subordination »).

Tout compte fait, même la Cour constitutionnelle, de son côté, ne laisse de place à l’application des Chartes que là où elle les considère convergentes et compatibles avec la Charte constitutionnelle, puisqu’elle n’a jamais admis jusqu’ici l’existence de lacunes constitutionnelles que l’on puisse combler en utilisant d’autres Chartes, ou bien dans des cas où ces dernières élèvent le niveau de la protection par rapport au niveau fixé par la Charte nationale. Ce qui est affirmé dans un ancien jugement, n° 388 de 1999 (qui est encore actuel), fait particulièrement preuve de cet animus méthodologique et de cette stratégie des procès. Dans ce jugement, d’un côté, la Cour semble faire preuve d’humilité et d’une grande ouverture d’esprit, en déclarant que la Constitution ainsi que les autres Chartes des droits « s’intègrent en se complétant mutuellement dans leur interprétation », mais, de l’autre, le « nationalisme » constitutionnel prend le dessus, puisque la Cour s’empresse de préciser qu’en tout cas « les droits de l’homme, garantis aussi par des conventions universelles ou régionales souscrites par l’Italie, trouvent leur expression, et une garantie tout aussi forte, dans la Constitution » (l’italique a été évidemment ajouté).

La reconstruction de grandes lignes du modèle constitutionnel nous oblige à nous référer au principe fondamental de l’ouverture du droit interne au droit international et supranational, dont les articles 10 et 11, puisqu’il fait « système » avec les principes fondamentaux restants et, surtout, avec les principes des articles 2 et 3, où le couple axiologique fondamental de liberté et d’égalité est reconnu.

En effet, si l’on y pense, ce sont justement ces derniers principes qui donnent un sens à l’ouverture, à la fixation des conditions d’activation, aux effets, aux limites. En conséquence, là où ab extra des matériaux positifs ou jurisprudentiels sont plus adaptés que les matériaux de droit interne (et – pourquoi pas ? – plus adaptés même que les droits constitutionnels) et satisfont les droits fondamentaux et, en général, les intérêts protégés constitutionnellement, ce sont ces principes qui seront le point de repère pour les opérateurs nationaux (législateur, administrateurs, juges). Dans le cas contraire, c’est-à-dire là où la protection la plus importante des intérêts constitutionnels, lorsqu’ils forment un « système », est donnée par les lois nationales (en particulier, législatives et même constitutionnelles), ce sont ces dernières qui auront la priorité sur les autres.

Dans cette reconstruction, qui est ici juste ébauchée et qui nécessite une description plus ponctuelle et plus précise, il n’y a pas, et il ne peut y avoir, comme système, un seul organe – que ce soit national ou supranational – à avoir le titre de « souverain », suprême. Le sommet – si l’on veut continuer à l’appeler ainsi – est donné plutôt par un plan « horizontal » où se disposent, en principe en conditions d’égalité, toutes les Cours (nationales ou supranationales) pour la simple raison que toutes les Chartes des droits[8] sont paritaires.

Il y a donc, dans chaque cas individuel, un match ouvert entre les Cours au résultat imprévisible et gouverné par la Grundnorm (la norme fondamentale) de la protection la plus « intensive » des droits (et, en général, des intérêts protégés d’un point de vue constitutionnel), visant la protection de la dignité de la personne humaine – ce qui serait la vrai Grundwert (la valeur fondamentale) des rapports entre les ordres.

La réappropriation de l’éthique publique républicaine comme remède adéquat pour préserver les fondements de l’État de droit, malgré les expériences occasionnelles reconductibles d’état d’« exception »

C’est par ici que passe donc le contrôle de la ligne de frontière entre, d’une part, les situations d’exception et, de l’autre, le développement et le renouvellement normal de l’État de droit. Tant que les pratiques législatives et (surtout) jurisprudentielles sont orientées vers la recherche de la satisfaction optimale des principes-valeurs constitutionnels, c’est-à-dire vers la réalisation de la Constitution en tant que système au service de l’Homme et de sa dignité, nous pourrons dire que nous sommes encore dans un État de droit, malgré la crise économique et ses effets dévastateurs, y compris là où cela se fait au détriment du respect rigoureux de la légalité (même constitutionnelle !). Si l’on devait conclure que les pratiques exposées ci-dessus n’arrivent pas à se mettre (ne peuvent ou ne veulent pas se mettre) au service de l’Homme, nous devrons amèrement conclure que les fondements de l’État ont été démantelés et la Constitution, sa force, sa valeur, égarées.

Je voudrais cependant conclure cette réflexion succincte par une note d’espoir, disons d’optimisme prudent. Malgré les perplexités que soulèvent les expériences décrites plus haut par rapport à leur conformité avec la Constitution, j’espère que cette dernière pourra encore aujourd’hui trouver en son sein les ressources éthiques plutôt que matérielles ou d’autre nature, pour se faire valoir, même dans des formes bien différentes que par le passé. Il s’agit donc d’établir si l’on arrivera à extraire ces ressources et à les faire fructifier. La condition sine qua non pour que cela arrive, c’est – à mon avis – la réalisation d’un projet dans lequel tout le monde se reconnaisse, ce qu’on peut encore aujourd’hui faire démarrer : la moralisation des comportements, au niveau de l’appareil de l’État ainsi qu’au niveau de la communauté organisée, c’est-à-dire leur forte orientation vers cette éthique publique républicaine qui a donné un sens à l’événement constituant et qui veut continuer à en donner également aux événements du temps présent. Des expériences d’État d’« exception » pourraient aussi s’avérer – il faut le reconnaître sans feindre ou sans ménager ses mots – comme le prix à payer pour atteindre cet objectif très difficile mais absolument nécessaire.

L’espoir, c’est que justement ces expériences ne deviennent pas par la suite un alibi confortable pour ceux qui visent non pas le rétablissement de la normalité constitutionnelle, mais son abattement définitif, bien que masqué à dessein.

 


[1] O. Chessa, Il Presidente della Repubblica parlamentare. Un’interpretazione della forma di governo, Naples, Jovene, 2010.

[2] Voir du premier, parmi ses nombreux textes, Le convenzioni costituzionali, Padoue, Cedam, 1972 et, du deuxième, particulièrement, le Saggio sulla controfirma ministeriale, Milan, Giuffrè, 1962 et Controfirma ministeriale, pour l’Enciclopedia del diritto, X (1962), p. 285 sq.

[3] On peut trouver une description précise des mesures législatives adoptées par le gouvernement Monti chez G. Savini, L’attività legislativa tra Parlamento e Governo: continuità e innovazioni nell’esperienza del Governo Monti, Padoue, Cedam, 2014.

[4] La thèse de la dignité comme valeur « supraconstitutionnelle », et donc non susceptible d’équilibrage, se trouve déjà chez A. Ruggeri et A. Spadaro, Dignità dell’uomo e giurisprudenza costituzionale (prime notazioni), dans Politica del diritto, 1991, p. 343 sq.

[5] L’arrêté n° 223 de 2014 de la Cour constitutionnelle semble maintenant suivre cet ordre d’idées.

[6] J’ai eu l’occasion de m’arrêter sur ce point plusieurs fois à partir de La Costituzione allo specchio: linguaggio e « materia » costituzionale nella prospettiva della riforma, Turin, Giappichelli, 1999, spec. p. 155 sq.

[7] Locution que l’on peut traduire par : « Mais qui gardera ces gardiens ? ». Juvénal est un illustre poète satyrique latin du IIe siècle de notre ère (ndlr).

[8] Cette affirmation est en réalité contredite par la jurisprudence (en particulier la jurisprudence constitutionnelle) qui continue péniblement à considérer les Chartes des droits comme différentes par rapport à la Constitution et de toute manière soumises au respect de cette dernière : dans chaque partie, pour la CEDH (et les autres Chartes internationales) ; seulement dans ses principes fondamentaux, pour la Charte de l’Union européenne, agréée (comme toute autre source de l’Union) à déroger à la Constitution, à l’exception de ses principes fondamentaux (les soi-disant “contre-limites”).

Sous réserve des conditions théoriques exposées, selon lesquelles les rapports entre les ordres (et leurs Chartes) sont gouvernés par le critère de la protection la plus « intensive », aucun ordre hiérarchique ne peut subsister a priori entre les sources, mais il faut à chaque fois rechercher des normes, indépendamment de la forme ou de la provenance, qui soient capables de servir au mieux le couple axiologique fondamental de liberté et d’égalité.

 

Continuer la lecture avec l'article suivant du numéro

L’état d’exception dans la pratique et la jurisprudence constitutionnelle grecque

Akritas Kaïdatzis

Selon le Conseil d’État grec, la crise financière ne constitue pas une situation de nécessité qui justifierait des dérogations aux règles constitutionnelles. Les mesures d'austérité n’échappent pas au contrôle juridictionnel, même si est reconnu un large pouvoir discrétionnaire du législateur en la matière. Cependant, certaines catégories de décisions étatiques échappent au contrôle juridictionnel. Tout d’abord, le Conseil d’État se refuse de vérifier l’existence des « cas exceptionnels d’une nécessité extrêmement urgente et imprévue » qui justifieraient l’édiction de la législation...

Lire la suite

Du même auteur

Tous les articles

Aucune autre publication à afficher.