Contrairement aux royaumes du Buganda, du Rwanda ou du Burundi, la région du Kivu congolais actuel est très divisée dans les siècles précédant l’arrivée des colons. Elle est constituée de petits royaumes concurrents et relativement faibles. Le Rwanda et le Burundi jouent alors un rôle majeur, faisant et défaisant les alliances et les indépendances des royaumes qui bordent leurs frontières. Leur intérêt pour ces espaces s’explique par le fait qu’ils leur fournissent des débouchés en terres cultivables et un approvisionnement en ressources. Cette plasticité des royaumes permet ainsi dans les temps pré-coloniaux une grande mobilité spatiale des hommes et des marchandises dans l’ensemble de la région. Dans les années 1890 commence l’occupation coloniale. Les Britanniques colonisent les royaumes ougandais, le roi Leopold de Belgique le Congo, tandis que les Allemands s’emparent de l’espace situé entre le lac Victoria et le Tanganyika. À l’issue de la Première Guerre mondiale, en 1919, les Belges et les Anglais s’entendent pour que la partie ouest de l'ancienne Afrique occidentale allemande (appelée territoire du Ruanda-Urundi) revienne à la Belgique et la partie est (appelée Tanganyika) à la Grande-Bretagne. En Ouganda, les identifications ethniques sont renforcées par le régime colonial britannique, créant des revendications politiques centripètes allant jusqu’à des désirs de sécession. Le clivage entre ethnies d’origine bantoue et ethnies d’origine nilotique est en effet mis en exergue par les colons, qui veulent par là organiser le pays de manière décentralisée et donc moins dispendieuse. Au Ruanda-Urundi, les régimes allemand puis belge décident de jouer la carte de la domination d’une ethnie sur l’autre, en s’appuyant sur une élite minoritaire d’origine tutsi. Les Belges orchestrent également des transferts de population du Ruanda-Urundi vers le Congo belge afin de désengorger les collines très peuplées du Ruanda-Urundi tout en assurant la mise en valeur des terres congolaises, ce qui entraîne la mise en place de « filières migratoires qui pèsent toujours sur les mémoires et les événements »[1].
Au Rwanda, l’indépendance a lieu en 1962, après des élections démocratiques en 1959. En 1961, lorsque Grégoire Kayibanda arrive au pouvoir à l’issue de la « révolution sociale » hutu, il développe des politiques discriminantes et une rhétorique ethniste[2]. De larges migrations de Tutsi vers les pays voisins sont provoquées par les pogroms anti-Tutsi qui secouent sporadiquement le Rwanda. Entre 1959 et 1973, le nombre de réfugiés rwandais dans les pays frontaliers est évalué à 700 000[3]. Cela représente une importante population rwandophone en territoires ougandais et congolais et entraîne une crispation des autres populations, qui se revendiquent comme autochtones. En 1973, suite à une augmentation des tensions au Rwanda, le président Kayibanda est renversé par un coup d’État militaire fomenté par le général major Juvénal Habyarimana, lui aussi hutu.
Suite aux différentes migrations que nous venons d’évoquer, l’est du Congo est partiellement peuplé de populations rwandophones, appelées Banyarwanda et Banyamulenge. Une partie d’entre elles est établie au Congo depuis plusieurs générations[4], suite aux migrations organisées par les colons, tandis qu’une autre partie s’est récemment réfugiée en territoire congolais pour échapper aux lois discriminantes et aux pogroms anti-Tutsi au Rwanda. Or, Mobutu, arrivé au pouvoir au Congo-Zaïre en 1964, lance un grand mouvement de « zaïrianisation » au début des années 1970. Cela va renforcer le sentiment de rejet des « autochtones » congolais, c’est-à-dire les populations du Kivu qui ne sont pas issues des vagues d’immigration rwandaises, contre les « allochtones » rwandais. Le débat va se cristalliser autour de la question de la nationalité zaïroise de ces populations. Du fait des politiques congolaises, de la persistance des flux de réfugiés et de l’instrumentalisation du concept d’autochtonie, le Kivu devient donc une poudrière qui s’enflamme et se pacifie sporadiquement.
Les réfugiés rwandais sont également une donnée importante de la vie politique ougandaise à partir des années 1960. Les flux de réfugiés tutsi sont importants et récurrents dès l’indépendance du Rwanda et sont étroitement liés aux attaques et restrictions dont les Tutsi font l’objet dans leur pays. Pour autant, ces populations sont mal acceptées par les Ougandais, y compris par ceux qui sont considérés comme leur étant ethniquement proches, les Bahima. Cette marginalisation conduit certains membres du groupe à participer à la prise de pouvoir d’Amin afin de s’opposer à Obote, puis plus tard à soutenir Museveni dans sa lutte contre Amin puis Obote. La présence massive de réfugiés rwandais s’ajoute alors, comme au Congo, aux problématiques internes pour attiser les tensions.
La vie politique agitée des pays de la région après les indépendances a donc été caractérisée par un ensemble de flux migratoires croisés qui ont préparé les conditions de développement de revendications portées par des groupes en exil, de rébellions et de logiques politico-militaires régionales. Comme l’écrit André Guichaoua, « la particularité de l’Afrique centrale et orientale tient au fait que des effectifs importants et quasiment incompressibles de réfugiés subsistent depuis le début des indépendances notamment au Rwanda [...], au Congo (ex-belge), au Burundi, en Ouganda pour l’Afrique des Grands Lacs »[5]. Cet article tendra à expliquer pourquoi et comment les conflits qui ont éclaté entre 1986 et 2000 dans la région des Grands Lacs d’Afrique ont entre eux des liens tangibles, constituant ce que René Lemarchand appelle des « poupées russes » de conflits[6]. Ils forment en effet un ensemble cohérent de causalités, liées principalement à l’émergence, la multiplication et la persistance de communautés de réfugiés de part et d’autre des frontières, ainsi qu’au soutien et à l’instrumentalisation des différentes rébellions par les pays de la région. Nous commencerons par étudier la guerre menée par la rébellion ougandaise de Museveni, qui prit le pouvoir en Ouganda en 1986 avec le soutien des réfugiés tutsi d’origine rwandaise. Nous verrons ensuite quel fut le soutien ougandais à la rébellion du Front patriotique rwandais, qui accéda également au pouvoir en mettant fin au génocide des Tutsi. Nous étudierons enfin les deux guerres du Congo, menées conjointement par le Rwanda et l’Ouganda sous couvert de rébellions locales créées et soutenues en fonction des agendas politiques de ces États. Les flux de réfugiés et les rébellions constituent donc le lien entre tous ces affrontements et sont la clef de compréhension du « véritable système régional de guerre »[7] qui s’est mis en place dans les Grands Lacs à la fin du XXe siècle et dont les cendres rougeoient encore dans les Kivu (nord-Kivu et sud-Kivu).
La mise en place des lignes de fracture : 1986-1994
Après l’indépendance ougandaise, le président Milton Obote ne parvient pas à établir une autorité stable dans le pays. Il est renversé en 1971 par Idi Amin, qui va devenir dramatiquement célèbre pour le régime de terreur qu’il impose au pays pendant huit années. C’est l’armée tanzanienne, soutenue par une rébellion ougandaise, qui chasse Idi Amin et progresse jusqu’à la prise de Kampala [capitale de l'Ouganda, ndlr] le 10 avril 1979. La vie politique ougandaise est très agitée dans les années suivantes, jusqu’à conduire au retour au pouvoir d’Obote. Ce dernier gouverne de manière extrêmement autoritaire, sur le modèle d’Idi Amin, et son manque de légitimité politique dans un pays si divisé entraîne une perpétuation de la violence et des conflits. Des groupes de résistance armée se développent dans le pays, parmi lesquels le National Resistance Movement (NRM) et sa branche armée la National Resistance Army (NRA) de Yoweri Museveni, qui s’illustrent dès 1981 par une forte guérilla. Lorsque le second gouvernement d’Obote est fragilisé par un nouveau coup d’État militaire en juillet 1985, la NRA de Museveni est un des seuls mouvements rebelles à refuser de participer aux négociations pour le partage du pouvoir. Le 26 janvier 1986, la NRA prend Kampala et s'autoproclame à la tête du gouvernement du pays.
Les relations entre la guérilla de Yoweri Museveni et les réfugiés tutsi d’origine rwandaise en Ouganda ont été précoces. En effet, on trouve parmi les 26 « originals » qui ont pris le maquis en 1981 aux côtés de Museveni deux membres de la communauté des réfugiés tutsi, Fred Rwigyema et Paul Kagamé, l’actuel président du Rwanda. Rapidement, les rangs de la NRA sont renforcés par d’autres jeunes Tutsi qui y voient un moyen de renverser un pouvoir ougandais qui les opprime et, qui sait, de pouvoir un jour poursuivre la lutte au Rwanda. De nombreux combattants d’origine rwandaise participent ainsi à la prise de pouvoir de Museveni en 1986 (20 à 25 % des effectifs de la NRA de Museveni sont tutsi[8]). Les Rwandais constituant l’élite de la rébellion, de par leurs qualités militaires et leur grande discipline, ils seront les piliers du nouveau régime. Fred Rwigyema est ainsi chef d’état-major adjoint de la nouvelle armée nationale de l’Ouganda, tandis que Paul Kagamé est directeur-adjoint des services de renseignement militaire, avant d’en assurer la présidence par intérim.
À la fin des années 1980, Museveni assure à son homologue rwandais Habyarimana qu’il n’a pas l’intention de soutenir les velléités de retour des Tutsi réfugiés en Ouganda. Il lui demande cependant de trouver une solution « rwandaise » à la situation des réfugiés, c’est-à-dire d’autoriser et d'organiser leur retour, ce qu’Habyarimana refuse en arguant de l’exiguïté du territoire rwandais et de la pauvreté du pays. Mais peu à peu, l’opinion publique ougandaise dénonce la présence d’« étrangers » à des postes jugés trop stratégiques. Yoweri Museveni évince alors Rwigyema de son poste, ce qui pousse les Rwandais à imaginer réellement un retour par la force au Rwanda. Museveni adopte une attitude de neutralité bienveillante envers leur projet, qui lui laisse les mains libres en Ouganda et éloigne toute critique d’influence étrangère sur sa gestion du pays. C’est donc sous ses auspices que naît le Front patriotique Rwandais (FPR), une rébellion tutsi qui ambitionne de reprendre le pouvoir perdu par les Tutsi au Rwanda depuis 1959. Au nom de sa « relation personnelle proche »[9] avec les cadres de la rébellion et du concours qu’ils ont apporté à son entreprise militaire, le président ougandais décide de renforcer logistiquement et humainement le Front. Le 1er octobre 1990, c’est à partir de bases ougandaises que le FPR lance ses premières attaques contre le gouvernement rwandais. Pendant les quatre années de guerre civile au Rwanda, l’Ouganda soutiendra, passivement ou activement, les rebelles. Ultimement, le soutien ougandais conduit à la prise de pouvoir par le FPR à Kigali [capitale du Rwanda, ndlr] après la lente conquête du territoire, entre avril et juillet 1994, qui mettra fin au génocide rwandais, sur le déroulement duquel il s’agit ici de s’attarder.
Le catalyseur : le génocide rwandais, 1994
Au Rwanda, le début des années 1990 est ainsi marqué par l’affrontement qui oppose le gouvernement hutu de Juvénal Habyarimana au FPR. La guérilla de 1990 se transforme en guerre civile en 1991 et ne cesse pas jusqu’en 1994. L’extrémisme ethnique monte en puissance dans la société rwandaise, relayé par des médias à la solde du pouvoir, comme le journal Kangura ou la Radio télévision libre des mille collines (RTLM)[10]. Habyarimana négocie néanmoins un cessez-le-feu en avril 1992, qui se transforme en compromis militaro-politique et aboutit aux accords d’Arusha en août 1993. Selon les termes de ces accords, un partage du pouvoir est prévu entre les différentes forces politiques en présence et le RPF doit notamment obtenir cinq des vingt-et-un cabinets ministériels[11].
Mais l’avion d’Habyarimana est abattu dans la nuit du 6 au 7 avril 1994, alors qu’il revient de Tanzanie. Cela va entraîner le début du génocide rwandais. La garde présidentielle, certaines factions de l’armée et surtout des milices populaires, les Interahamwe, commencent les massacres. Le génocide dure trois mois et n’est pas arrêté par une quelconque intervention internationale, la force de l’ONU présente sur place étant réduite à une poignée d’hommes dans les premières semaines du génocide. C’est le FPR, qui a repris la lutte armée dès le début des massacres, qui prend Kigali en juillet 1994. Le pouvoir échoit alors entre les mains de l’ancienne rébellion et en premier lieu celles du général Paul Kagamé.
À partir de ce moment, la grande porosité des frontières et la similarité des problématiques dans les pays de la région contribuent à provoquer une réaction en chaîne qui produit l’étoilement des conflits. En juillet 1994, le fait que le génocide soit arrêté par la rébellion armée tutsi du FPR jette sur les routes des centaines de milliers de civils hutu qui craignent des représailles massives et aveugles. Certains font partie des organisateurs du génocide, d’autres y ont participé, mais il y a également dans les immenses colonnes de réfugiés des civils qui n’ont pas pris part aux massacres, hommes, femmes et enfants. On parle de deux millions de réfugiés qui ont fui le Rwanda à l’été 1994 vers les pays voisins et essentiellement vers le Zaïre. Ces nouveaux flux ont pour effet majeur de déplacer le conflit vers l’ouest, en territoire congolais. Les camps de réfugiés sont rapidement encadrés par les ex-forces armées rwandaises et les Interahamwe, qui représentent environ 100 000 combattants au Zaïre[12]. Ils mènent des attaques récurrentes contre le territoire rwandais, entraînant les hommes en âge de l’être, empêchant les réfugiés de retourner au Rwanda et recevant des armes et du soutien logistique de Kinshasa[13] [capitale de la République démocratique du Congo, ndlr]. La situation devient rapidement explosive.
L’afflux massif de réfugiés induit par le génocide des Tutsi ne peut en effet que rompre l’équilibre précaire qui régit la cohabitation dans le Kivu congolais. Les centaines de milliers de réfugiés rwandais hutu qui affluent en juillet et août 1994 sont immédiatement rejetés par les populations autochtones. Ces réfugiés sont trop nombreux, trop pauvres et bien trop armés. Bien que les Banyarwanda et les Banyamulenge n’aient que peu à voir avec les réfugiés rwandais du génocide, les populations locales font un amalgame rapide[14]. Or, une nouvelle échelle de conflit va se surexposer à ces tensions entre autochtones et allochtones au Congo. Par-delà la vision holistique des populations congolaises, qui amalgament Hutu et Tutsi dans la grande catégorie des Banyarwanda, au sein même de ces populations d’origine rwandaise, une rupture a lieu en 1994. Les Hutu et les Tutsi qui résident au Congo se méfient et s’attaquent les uns les autres, gagnés par la fracture que le génocide a introduit entre leurs deux communautés au Rwanda. Dès la fin de l’année 1994, des Banyarwanda font ainsi alliance avec les réfugiés hutu rwandais et s’en prennent de façon croissante aux Banyamulenge, essentiellement tutsi. Cela produit de nouveaux déplacements de populations, cette fois des Tutsi du Congo vers le Rwanda. Ces réfugiés, pour la plupart des jeunes hommes banyamulenge, passent au Rwanda pour être pris en charge par l’armée rwandaise, qui leur fournit un entraînement militaire dans le but de pouvoir un jour les utiliser au Kivu contre les camps de réfugiés hutu[15].
Les deux guerres du Congo, 1996-1999
C’est dans ce contexte de régionalisation des enjeux sécuritaires et de multiplication des flux de réfugiés que s’engage véritablement l’étoilement du conflit rwandais, qui va conduire à la première guerre du Congo en 1996. Le régime de Paul Kagamé a prévenu que le Rwanda ne tolérerait pas les attaques menées par les réfugiés hutu en territoire congolais sur ses frontières. Il va donc invoquer un « droit de poursuite » en 1996 et utiliser la menace que font peser les réfugiés sur le Rwanda pour justifier une intervention armée au Zaïre. Après s’être assuré du soutien ougandais, au nom de la proximité qui existe entre les deux régimes, le Rwanda fait engager l’affrontement par les Banyamulenge du Kivu préalablement formés. Des combattants de nationalité rwandaise sont également infiltrés et de petites attaques ont lieu dès la fin du mois d’août 1996 pour tester l’état des Forces armées zaïroises (FAZ). En réaction, les FAZ et des milices villageoises du Sud-Kivu s’en prennent aux Banyamulenge. Le Rwanda invoque alors un droit d’ingérence afin d’assurer leur protection. L’engagement dans les combats de l’armée rwandaise fin septembre 1996 marque le début de la véritable régionalisation du conflit. En décembre 1996, l’Ouganda engage ses troupes aux côtés du Rwanda. Les premiers moments de la campagne militaire sont consacrés non seulement à la prise des villes du Kivu, mais surtout au démantèlement des camps de réfugiés hutu, qui sont systématiquement vidés par des bombardements qui ne laissent qu’une voie de sortie vers la frontière rwandaise, marquant ce qu’Arnaud Royer appelle « la naissance d’un nouveau type de rapatriement : le rapatriement militarisé »[16]. Les réfugiés franchissent la frontière qui sépare les villes jumelles de Goma (Zaïre) et Gisenyi (Rwanda) par centaines de milliers, au rythme de 10 000 personnes par heure[17].
Une coalition de plusieurs forces d’opposition congolaises à Mobutu relativement disparates est ensuite créée, dans le but de rendre cette guerre foncièrement « congolaise » et de masquer son caractère de guerre d’agression. Cette coalition, qui prend le nom d’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo-Zaïre (AFDL), est officiellement créée le 18 octobre 1996 et dirigée par Laurent-Désiré Kabila. Les combats sont déjà engagés depuis le début du mois, mais l’AFDL doit donner aux affrontements le vernis de légitimité et de revendications démocratiques qui lui manque. Pour autant, l’essentiel des actions de l’AFDL continue de dépendre des armées rwandaise, ougandaise et plus tard angolaise[18]. La campagne qui va conduire Kabila à Kinshasa se solde par une entrée triomphale de l’AFDL dans la capitale le 17 mai 1997. À la lumière des détails de l’avancée des rebelles, on voit bien que l’accession au pouvoir de Kabila n’est pas le fruit d’une campagne militaire exemplaire menée par les rebelles. Elle est davantage conditionnée par la quasi absence d’État et d’armée au Zaïre, par l’exacerbation des tensions ethniques au Kivu entre 1994 et 1995 et, essentiellement, par l’implication des pays voisins. Le rôle des ressources dans cette guerre est également visible de manière très claire. Les rebelles ont en effet pris les zones minières de Kisangani, puis Mbuji-Mayi, puis le Katanga et finalement Kinshasa, au lieu de marcher directement vers la capitale. Cela montre bien que le contrôle des ressources était un préalable essentiel à la prise de pouvoir effective. Par la suite, lorsque le conflit s’enlise à partir de 1998, les principaux affrontements basculent du front officiel aux fronts non-officiels qui entourent les sites diamantifères et aurifères.
Rapidement après son accession à la présidence congolaise, Laurent-Désiré Kabila prend ses distances avec Kigali et Kampala, trop encombrants vis-à-vis de l’opinion congolaise. La rupture intervient réellement le 27 juillet 1998, lorsqu’il exige le retrait des troupes rwandaises et ougandaises encore stationnées sur le territoire congolais, pour satisfaire une population qui réclame la fin des ingérences étrangères[19]. Le revirement d’alliance qui s’opère en 1998 et qui marginalise l’influence rwando-ougandaise au Congo ne peut être du goût de ceux qui l’ont placé au pouvoir. La richesse en minerai de l’est de la République démocratique du Congo (RDC) aiguise en effet les appétits de nombreux acteurs, étatiques ou non. Aussi le Rwanda et l’Ouganda vont-ils ourdir et lancer une nouvelle offensive contre Kinshasa, qui sera nommée deuxième guerre du Congo et que de nombreux commentateurs appelleront « première guerre mondiale africaine »[20] du fait de l’intervention directe de nombreux États africains et de l’implication d’un grand nombre d’acteurs internationaux (organisations internationales, gouvernements occidentaux, entreprises privées, mercenaires, etc.). Après le revirement de Laurent-Désiré Kabila, Paul Kagamé parvient rapidement à convaincre Yoweri Museveni de la nécessité d’une nouvelle campagne en terre congolaise pour renverser leur ancien poulain. Les deux pays invoquent alors des raisons sécuritaires pour justifier cette nouvelle guerre, en prenant pour prétexte déclencheur la rébellion banyamulenge du 2 août 1998, qui ouvre la brèche dans laquelle s’engouffrent le Rwanda et l’Ouganda, avant que l’ensemble de la région ne s’engage dans l’affrontement. Les troupes rwando-ougandaises renforcent leur présence en RDC, puis une « blitzkrieg » est lancée le 2 août 1998. Deux jours à peine après le début des combats, un second front est ouvert à l’ouest de la RDC, après une opération aéroportée de Goma vers Kitona (à environ 2 000 kilomètres), ce qui montre que cette guerre a été préparée en amont. Des militaires des Forces armées congolaises (FAC) présents à Kitona se rallient à la rébellion, qui progresse rapidement dans le bas-Congo. Il faut attendre une dizaine de jours pour que la rébellion se dote d’un volet politique, baptisé Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD) et comprenant d’anciens mobutistes, des anciens de l’AFDL et des personnalités diverses. Le RCD joue alors un rôle de masque des intérêts étrangers, comme l’AFDL l’avait fait en son temps.
Mais l’avancée de la rébellion est arrêtée par une contre-offensive angolaise qui repousse les troupes coalisées, ce qui freine l’opération et en fait un échec cuisant. L’engagement dans le conflit aux côtés de la RDC du Zimbabwe, de la Namibie et finalement de l’Angola, est déterminant pour le président Kabila, qui leur devra finalement la victoire[21]. Ces pays, comme ceux qui attaquent la RDC, ne sont pas exempts d’appétits économiques. Eux aussi voient avec envie les immenses ressources du pays et espèrent être récompensés de leur soutien au président Kabila par des concessions minières et pétrolières. Le conflit s’enlise ensuite sur le front de l’est entre le RCD et les forces gouvernementales. Un deuxième mouvement rebelle soutenu par l’Ouganda émerge en novembre 1998 dans la province de l’Équateur, le Mouvement de libération du Congo (MLC), qui ouvre un second front, plus au nord que celui du RCD. Il prend rapidement le contrôle de plusieurs villes de l’Équateur et ce nouveau front s’enlise également, dans une guerre de position larvée. L’Ouganda, échaudé par l’échec du plan rwandais d’un règlement global par une opération commando et en réaction aux nombreuses rodomontades diplomatico-militaires du Rwanda, qui défie la communauté internationale en rejetant toutes les accusations qui pèsent sur son implication à l’est du Congo, mise alors pour sa part sur des opérations régionales ciblées entre Beni et Bunia dans l’est du Congo, pour s’assurer le contrôle de la région. Cela est réalisé sans le concours des Rwandais et l’UPDF (l’armée ougandaise) progresse rapidement jusqu’à Kisangani, seule. Mais au-delà de cela, les visées rwandaises et ougandaises en RDC divergent à l’époque. L’Ouganda rêve d’une ouverture du marché congolais mais ne s’oppose pas à l’émergence d’un État fiable et allié. Le Rwanda, à l’inverse, se trouve pressé par ses densités démographiques très fortes et entend « satelliser » les Rwandophones congolais, utilisant les interactions ethniques dans une logique impérialiste. Les longues relations qu’ont entretenues les deux pays et leurs dirigeants n’apaisent en rien les tensions, qui atteignent leur paroxysme lorsque l’Ouganda tente de prendre l’ascendant sur le Rwanda dans le contrôle du RCD. À Kisangani, une bataille qui oppose les soldats de l’armée rwandaise à ceux de l’armée ougandaise en août 1999 marque l’éparpillement des luttes à l’est du Congo[22].
L’accord de Lusaka, censé mettre fin au volet international de la guerre, est négocié à partir d’octobre 1998 et la diplomatie occidentale met de longs mois à emporter un cessez-le-feu. L’accord est finalement signé le 10 juillet 1999. La difficulté principale de l’accord de Lusaka réside dans son calendrier, beaucoup trop ambitieux dans ses délais et irréaliste dans ses principes. Celui-ci prévoit en effet que le retrait des troupes étrangères du territoire congolais ne doit intervenir qu’après le lancement d’un dialogue intercongolais et après le déploiement d’une force de maintien de la paix de l’ONU. L’accord est donc, dès le début, contraire au droit international qui établit l’intangibilité des frontières et l’obligation de respecter la souveraineté des États, en l’occurrence la RDC. Pendant ce temps, les troupes étrangères se trouvent donc toujours en territoire congolais. À l’époque, la situation est telle que la RDC voit son territoire morcelé et administré par différentes entités. Cette absence de gouvernance réelle se traduit par une chute dramatique de la croissance économique du pays. Celle-ci est de + 0,7 % en 1998, de - 10,3 % en 1999 et de - 11,4 % en 2000[23].
Conclusion : À l’Est, rien de nouveau
Les mouvements rebelles ne se démobilisent donc pas suite à la signature de l’accord de Lusaka en 1999. Les pays voisins impliqués dans la guerre se retirent progressivement, mais les affrontements perdurent. Au début des années 2000, l’est du Congo est donc fractionné, dans un état de partition de facto dans les territoires tenus par les mouvements rebelles. Dans les années qui suivent, les mêmes logiques centripètes produiront de nouvelles rébellions, toujours soutenues par Kigali et Kampala. Le CNDP est ainsi créé en 2006, suite à une mutinerie des ex-RCD au sein de l’armée congolaise, puis ses éléments sont réintégrés à l’armée en mars 2009. Mais en 2012, de nouvelles tensions entre les anciens rebelles et les autorités congolaises conduisent à la création d’un nouveau mouvement, le M23. Après des mois de violence armée, il cesse ses activités militaires en novembre 2013 mais, en l’absence d’un accord solide, son avenir et celui de ses troupes restent flous et laissent la porte ouverte à l’émergence de nouvelles revendications.
La situation dans les Grands Lacs d’Afrique reste donc très confuse, du fait de la persistance de rébellions rwandaises, ougandaises, burundaises et congolaises en territoire étranger et de l’implication des différents États dans le soutien militaire et financier qui assure leur survie. En effet, « l’effondrement de l’État est contagieux. Bien que les origines de l’échec soient inséparables d’une mauvaise gouvernance, les risques de désintégration sont significativement plus hauts lorsqu’un État en déliquescence menace de contaminer son voisinage »[24]. Lorsque les liens, notamment ethniques, entre les populations de part et d’autre de la frontière sont aussi étroits et lorsque les masses de réfugiés sont aussi importantes, le risque de contagion des tensions est encore plus élevé, ce qui explique pour partie l’enchaînement des conflits que nous venons de présenter.
C’est dans ce contexte que les différentes crises qui ont secoué les Grands Lacs depuis 1986 ont mutuellement produit leurs propres conditions d’existence. Un règlement des différents niveaux de conflits qui agitent l’est du Congo ne pourra donc passer que par une prise en compte de l’ensemble des tensions politiques nationales et transfrontalières de la région, puisque la situation actuelle est le produit d’un ensemble de facteurs qui dépassent chronologiquement et géographiquement le seul cadre du Kivu.
[1] André Guichaoua, « Chronologie thématique », in André Guichaoua (dir.), Exilés, réfugiés, déplacés en Afrique centrale et orientale, Paris, Karthala, 2004, p. 66.
[2] Claudine Vidal, Sociologie des passions (Côte d’Ivoire, Rwanda), Paris, Karthala, 1991, p. 37.
[3] Cette estimation est à retrouver dans Gérard Prunier, The Rwanda Crisis, New York, Columbia University Press, 1998, p. 63. Ce livre fournit de plus amples informations sur ces flux de réfugiés et leurs conséquences pour les pays d’accueil.
[4] Jean-Claude Willame, « Banyarwanda et Banyamulenge, Violences ethniques et gestion de l’identitaire au Kivu », Cahiers africains, n° 25, 1997, p. 78.
[5] André Guichaoua, op. cit., p. 23.
[6] René Lemarchand, « Reflections on the Crisis in Eastern Congo », in Stefaan Marysse, Filip Reyntjens (dir.), L’Afrique des Grands Lacs. Annuaire 2008-2009, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 105.
[7] Roland Pourtier, « L’Afrique centrale dans la tourmente. Les enjeux de la guerre et de la paix au Congo et alentour », Hérodote, no 111, 2003/4, p. 13.
[8] Bernard Leloup, « Rwanda-Ouganda : Chronique d’une guerre annoncée ? », in Stefaan Marysse, Filip Reyntjens (dir.), L’Afrique des Grands Lacs, op. cit.
[9] Thomas P. Ofcansky, Uganda, Tarnished Pearl of Africa, Boulder, WestviewPress, 1996, p. 149.
[10] Pour plus d’informations sur les questions relatives aux médias dans le génocide, voir Jean-Pierre Chrétien, Rwanda : les médias du génocide, Paris, Karthala, 1995 et Alison Desforges, Leave None to Tell the Story, Human Rights Watch, 1999, section « The Media ».
[11] René Lemarchand, The Dynamics of Violence in Central Africa, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2009, p. 84.
[12] Ibid., p. 223.
[13] Gérard Prunier, Africa’s World War, Oxford, Oxford University Press, 2009, pp. 53-54.
[14] René Lemarchand, The Dynamics of Violence in Central Africa, op. cit., p. 208.
[15] Colette Braeckman, « La campagne victorieuse de l’AFDL » in Colette Braeckman, Marie-France Cros et al., Kabila prend le pouvoir, Bruxelles, GRIP/Complexe, 1998, p. 68.
[16] Arnaud Royer, « L’instrumentalisation politique des réfugiés du Kivu entre 1994 et 1996 » in André Guichaoua (dir.), op. cit., p. 519.
[17] Ces chiffres sont rapportés par Colette Braeckman dans C. Braeckman, M.-F. Cros et al., op. cit., p. 72.
[18] Jean-Claude Willame, art. cit., p. 42.
[19] Gérard Prunier, Africa’s World War, op. cit., p. 178.
[20] Gérard Prunier, Africa’s World War, op. cit. L’auteur reprend cette formulation et étudie en détail les deux guerres du Congo.
[21] Bob Kabamba et Olivier Lanotte, « Guerres au Congo-Zaïre (1996-1999) : Acteurs et scénarios », in Paul Mathieu et Jean-Claude Willame (dir.), Conflits et guerres au Kivu et dans la région des Grands Lacs, Entre tensions locales et escalade régionale, Cahiers africains, nos 37-38, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 116.
[22] René Lemarchand, The Dynamics of Violence in Central Africa, op. cit., p. 234.
[23] Chiffres avancés par Gérard Prunier, Africa’s World War, op. cit., p. 237.
[24] René Lemarchand, The Dynamics of Violence in Central Africa, op. cit., p. 221.