Le rôle de l’historien est réputé consister, pour partie essentielle, à établir les faits historiques, à élaborer des réseaux de causalité entre les événements, à démêler les parts de contingence et de nécessité, à construire des temps courts et des temps longs, oscillant entre les fameuses « ruptures » et les non moins notoires « continuités » de l’histoire. Pour des raisons de méthode ou de facilité, les questions essentielles liées à la périodisation des phénomènes étudiés se réduisent souvent à l’isolement de « séquences historiques », dont la construction est précisément l’un des enjeux les plus sensibles du métier contemporain d’historien. Le problème est que, quittant le champ de l’histoire empirique, construite par croisement analytique d’archives et autres traces du passé, pour celui d’une pensée conceptuelle en surplomb, à la fois plus globale et sélective, la mise en rapport des séquences ainsi isolées opère nécessairement une montée en généralité tendant à masquer la complexité des phénomènes étudiés. Donnant fréquemment l’illusion de « blocs », ces choix présidant aux séquençages et autres constructions causales de l’histoire sont singulièrement contestables du point de vue épistémologique. Du point de vue de la morale politique et des usages publics de l’histoire, ils véhiculent et alimentent également des représentations sociales, politiques, économiques, symboliques et culturelles, difficilement déchiffrables par les lecteurs, et qui s’inscrivent souvent dans des airs du temps, des effets de mode et des contextes idéologiques plus larges – y compris sur le plan historiographique –, dont l’historien ne peut se défaire complètement.
Ces opérations de séquençage paraissent cependant nécessaires pour pouvoir saisir, par « petits bouts », les rythmes du temps et les reliefs de l’espace historique : c’est bien là toute la difficulté de l’exercice du métier d’historien. Le problème est autrement plus sensible quand ces constructions deviennent des obstacles à l’exercice de la pensée critique et autocritique, quand elles privilégient certains faits immédiatement exploitables, en minorent d’autres récusés comme moins utiles à la démonstration, voire occultent ou disqualifient d’autorité les éléments allant à l’encontre de la thèse soutenue. Consciente ou pas, une telle démarche constitue alors un abus caractérisé de l’autorité dont se drape l’historien ; un abus d’autant plus ravageur pour la conscience historique que les espaces de débat, de confrontation critique, de conflits d’interprétation, semblent de moins en moins présents dans l’espace social et scientifique.
Il est ainsi des séquences historiques dont la fortune scientifique et publique, et la complexité des enjeux qu’elles engagent dans la construction d’un sens de l’histoire, dépassent de loin la simple corporation historienne et les débats pouvant parfois l’agiter. Tel est le cas de la séquence 1914-1945 qui, depuis des décennies, tend à occuper une place de choix dans la recherche historique contemporaine et les rayonnages de librairie[1], mais aussi dans les programmes scolaires et les musées, et plus largement dans l’espace social et politique. Les enjeux d’un tel cadrage sont loin d’être anodins. Quelles sont les conditions de possibilité et les logiques d’un tel recoupement chronologique, non seulement en termes scientifiques, mais aussi en termes d’effets de mode, de résonance médiatique, de projets pédagogiques, de coups éditoriaux et de logiques politico-mémorielles ? En raison de la concomitance, en 2014, de commémorations liées aux deux guerres mondiales, interprétations et comparaisons ne manqueront pas d’être à l’ordre du jour, aussi bien dans l’espace éditorial que médiatique et commémoratif : il y a là incontestablement une fenêtre d’opportunité à saisir pour s’interroger sur les questions matricielles.
Quels sont les moules de compréhension et d’interprétation aujourd’hui proposés aux publics de ces deux grands événements du « court XXe siècle », souvent considérés comme sur-signifiants ? La Grande Guerre : une guerre moderne et totale entre nations rivales, fruit de l’irruption de nationalismes agressifs et de patriotismes exacerbés ? Une guerre proclamée « juste » par chacune des parties belligérantes ? Une guerre « absurde » si l’on en juge aujourd’hui par son coup en vies humaines ? La Seconde Guerre mondiale : une guerre tout aussi totale, mais mettant aux prises cette fois des conceptions du monde et des idéologies irréductibles ? Une guerre d’anéantissement où se joua le sort même de la « civilisation » ? Selon une thèse très en vue, la Grande Guerre serait au fondement d’une lecture matricielle tout à la fois de la révolution bolchevique, de la montée des périls de l’entre-deux-guerres, de la Seconde Guerre mondiale, de la Guerre froide, voire même des guerres de libération nationale. Pour faire bref, Hitler serait déjà en germe dans le petit caporal de 14-18, et son régiment d’alors prêt à découdre avec la République de Weimar pour un Reich de mille ans. Si l’hypothèse peut paraître séduisante, elle n’en est pas moins problématique, entachée d’anachronisme et singulièrement réductrice des complexités historiques. Toute une série de notions et de catégories sont produites à l’appui de cette hypothèse : « culture de guerre », « brutalisation », « déshumanisation de l’adversaire », « criminalisation de l’ennemi », etc. –, des concepts dont on voit par ailleurs la portée actuelle. Or, si les concepts sont nécessaires à la recherche historique, ils ne sont utiles que dans la mesure où ils sont mis en discussion critique. Chacune des contributions présentées dans ce dossier apporte ainsi, à sa façon, des éclairages critiques sur ces notions qui ont déjà fait l’objet de discussions stimulantes[2].
L’historiographie contemporaine a particulièrement insisté ces dernières années, tout particulièrement depuis la fin de la Guerre froide, sur la dimension idéologique de la Première Guerre mondiale, « croisade » du bien contre le mal (entrant notamment en résonance, dans les années 2000, avec les discours néoconservateurs américains), de la civilisation contre la barbarie, en un appel du pied tout à la fois aux champs de la Deuxième Guerre mondiale et de la Guerre froide. Depuis les années 1990 en effet, la (re)naissance de l’idée de Première Guerre mondiale comme matrice du XXe siècle – rappelant en creux celle de l’entre-deux-guerres, d’un conflit achevant le XIXe siècle du triomphe européen – est à replacer dans son contexte. C’est d’abord l’heure de la disparition des derniers grands contingents de témoins et celle où l’histoire, la mémoire et les questions de patrimoine prennent une importance nouvelle, éclairées par une lecture souvent traumatique des passés douloureux de l’humanité sur le mode paradigmatique des crimes et génocides nazis[3]. C’est aussi celle, en Europe occidentale et tout particulièrement en France, d’une soi-disant crise du national, sous les effets conjugués de la décentralisation et de l’« approfondissement » de la construction européenne. C’est enfin celle de la chute du mur de Berlin et de l’URSS, de la fin de la Guerre froide et de la « réunification » européenne consacrant en apparence la victoire du modèle de la démocratie libérale, et l’illusion d’une certaine « fin de l’histoire »[4] éclairée par une « paix démocratique » se voulant pérenne. Dans cette lecture très marquée par la Guerre froide, 1914-1918 annoncerait ainsi tout à la fois une première victoire des démocraties occidentales, en l’occurrence sur l’ancien régime, et la génération de ses nouveaux ennemis au travers de la révolution bolchevique et du nazisme déjà en germe dans l’expérience et la défaite allemande de 1914-1918. Ainsi la Première Guerre mondiale formerait-elle la situation initiale du roman de ce XXe siècle d’horreurs[5].
Personne ne conteste bien évidemment que la Grande Guerre ait généré de profondes mutations dans tous les secteurs : économie, rapports sociaux, structures politiques, droit, mentalités, rapports à la guerre et à la paix, etc. Toutefois, pour n’évoquer ici que quelques réductions notoires, la révolution russe, par exemple, ne peut être expliquée uniquement par son contexte immédiat, la Grande Guerre ; ce serait faire abstraction de toutes les épaisseurs historiques de la société russe dans le temps long, des spécificités de ses structures sociales et politiques, des nombreuses vagues insurrectionnelles l’ayant traversée au cours des siècles, sans parler des graves tensions que traverse le régime tsariste au tournant du siècle. De même, présenter les années 1920 comme « plombées » par la violence et la brutalité de la Grande Guerre ne peut être que foncièrement réducteur. C’est oublier que ces années sont aussi marquées par la chute des empires européens, par la libération de forces nouvelles, libérales et démocratiques, par un réel apaisement des tensions européennes, par l’amorce d’un droit international, ainsi que par une notable reprise de la croissance économique (avant qu’elle ne se brise sur les ondes de choc de la crise de 1929). L’on ne peut enfin étudier l’avènement du nazisme au seul prisme de la théorie du « coup de poignard dans le dos » et des sanctions très dures imposées à l’Allemagne par le traité de Versailles, etc. D’autres facteurs, infiniment plus complexes, qui trouvent leurs racines dans le long terme de l’histoire, allemande en particulier, doivent entrer en ligne de compte pour comprendre le fascisme et le nazisme comme phénomènes inédits.
Au final, les années 1918-1939 ne sont-elles qu’un entre-deux-guerres ? Se résument-elles à ce seul et anachronique métonyme ? La notion de Première Guerre mondiale « matrice » de la Seconde opère en effet une montée en généralité qui tend d’autant plus à obturer la complexité des situations historiques et à oblitérer les chances de leur compréhension que sa capacité d’attraction est forte (elle permet notamment de passer outre le problème du « jaillissement » et de la spécificité de la criminalité nazie), sa doxa institutionnellement bien relayée (à l’université, mais aussi dans le système éducatif, la presse, etc.) et son contexte global de production éminemment favorable à son plus large épanouissement (importance des paradigmes de la Shoah et du goulag, etc.).
Doit-on pour autant déplacer le curseur en amont, et chercher la matrice des déchaînements de violence de 1939-1945 dans les guerres coloniales, comme le suggèrent un certain nombre d’études[6] ? Ou bien dans la crise économique de 1929, aujourd’hui à nouveau convoquée, soit pour dénoncer les graves dérives d’un libéralisme non contenu, soit au contraire pour disqualifier les mesures keynésiennes prises dans les années 1930 pour juguler la crise et qui auraient accéléré – sinon provoqué – l’avènement des fascismes et du nazisme ? Ou bien encore dans la « répétition générale »[7] de la guerre d’Espagne ?
Isolées, ces questions ont peu de sens, aussi le présent dossier s’efforce-t-il de se pencher sur leurs conditions d’émergence et les grandes logiques et strates organisant leur production et leur diffusion. L’idée de Première Guerre mondiale matrice de la Seconde n’est en effet pas neuve : elle est déjà en germe dans certains milieux pacifistes de l’entre-deux-guerres appelant au « plus jamais ça » ; on la retrouve à nouveau après la Seconde Guerre mondiale, par exemple dans le discours du général de Gaulle, à Bar-le-Duc le 28 juillet 1946, pour lequel le séquençage 1914-1945 permet d’établir tangiblement la France dans les rangs des vainqueurs d’une guerre… de « trente ans »[8]. On la retrouve à nouveau depuis la fin des années 1980, revêtue d’autres sens, sous la plume de certains historiens qui, dans le contexte de la fin de la Guerre froide, de la diffusion du paradigme de la Shoah, etc., tendent à chercher dans 1914-1918 l’une des matrices – sinon la principale – non seulement de 1939-1945, mais aussi, paradoxalement, de la pax europeana post-1945 et -1989. En France notamment, les usages politiques de la Grande Guerre permettent en effet, dès l’immédiat après-guerre, l’élaboration d’une mémoire positive servant tout à la fois d’assise au pacte national français – la grande communauté nationale renouvelée dans le sacrifice des tranchées – et, depuis la chute du mur de Berlin, à la construction politique d’une Europe désormais élargie aux pays de l’ex-bloc soviétique. Dans les mémoires politiques françaises (et déjà dans le briandisme de l’entre-deux-guerres), l’Union européenne s’inscrit en effet comme la (seule) conséquence « positive » du « plus jamais ça », tout à la fois de la Première Guerre mondiale, du nazisme, des génocides perpétrés durant la Seconde Guerre mondiale et plus récemment du soviétisme. L’« avantage » de la Première Guerre mondiale est qu’elle offre une matrice politico-mémorielle de l’Union européenne nettement moins clivante que les deux grands conflits lui ayant succédé, 1939-1945 et la Guerre froide. « Délestée » de ses derniers témoins, désormais conçue comme absurde, fratricide et suicidaire, lue au prisme d’une histoire toujours plus sociale et culturelle (et de moins en moins politique et diplomatique), la Première Guerre mondiale semble désormais n’avoir d’autre responsable, d’autre cause, que la folie nationale européenne. En partie prise dans cet air du temps, l’historiographie actuelle semble avoir délaissé les questions des causes profondes de la guerre et les buts de guerre économiques des belligérants, pourtant labourées dès la fin du conflit et dans les années 1960-1970.
On le voit, l’idée de matrice peut conduire à gommer la complexité des situations historiques ; elle est aussi porteuse d’une multitude d’enjeux épistémologiques, sociopolitiques (criminalisation du soviétisme à parité avec le nazisme, constructions nationales et européenne, promotion d’un modèle socio-économique, etc.), voire économiques (édition, « tourisme de mémoire », etc.). C’est ainsi toute la question des usages publics, scolaires, politiques… des matrices du XXe siècle guerrier, de la Première Guerre mondiale à nos jours, voire en amont, en Europe et ailleurs, que nous souhaitions voir mise à l’étude dans ce numéro de la revue En Jeu, à travers une série d’éclairages proposés dans divers espaces, diverses temporalités, et au travers de diverses disciplines.
En France, une part importante des ambitions des équipes chargées d’organiser les commémorations du centenaire de 1914-1918 est ainsi de faire de cette guerre la source d’une mémoire « partagée »[9], positive et solidarisante, aussi bien à la micro-échelle départementale et communale qu’à la macro-échelle européenne. « À l’heure où des tensions pèsent sur l’Union européenne qui se cherche un nouveau projet politique commun », dit la mission interministérielle française du centenaire, « où la France se cherche un nouveau pacte social et politique face aux transformations du monde qui l’affecte, se souvenir de la Grande Guerre ne peut se déconnecter des préoccupations actuelles. Il s’agit de mettre l’accent sur la notion d’histoire dramatique partagée. » En 2014, on célébrera ainsi, dans la commémoration du grand brassage des tranchées, tout autant le sacrifice et la ténacité de la nation française solidaire, que l’acte de naissance de l’Europe sociale et politique du « plus jamais ça ». Le problème est que l’Europe portée par ce projet demeure essentiellement franco-allemande. Quid des mémoires de la guerre dans les Balkans, à feu et à sang dès avant 1914 et jusqu’à hier encore ? Quid des mémoires de la guerre dans les pays d’Europe de l’Est, nés de la guerre elle-même ? Les mémoires nationales tchèques ou polonaises de 14-18 sont bien moins liées à l’idée d’Europe qu’à celle d’un nationalisme finissant par triompher de l’impérialisme des puissances centrales, nationalisme à nouveau mis à mal par la Guerre froide. Quant à l’Allemagne elle-même, la mémoire de 1914-1918 y est largement recouverte par celle de 1939-1945 : les commémorations de 2014 auront certainement moins d’écho qu’en France[10]. Nul doute en revanche qu’en Angleterre et dans le Commonwealth, 2014 sera commémoré en grandes pompes et que cette commémoration constituera un enjeu touristique important pour la France qui attend nombre de visiteurs anglo-saxons ; mais l’une des questions qui se posent est de savoir si les Anglais s’associeront à cette célébration de la Première Guerre mondiale comme acte de naissance de l’Europe sociale et politique qu’ils refusent ou s’ils l’utiliseront pour souder l’unité nationale autour du valeureux sacrifice de leurs combattants. En définitive, avec qui partager cette mémoire européenne de la guerre ? Pour l’essentiel, tout laisse à penser que, comme le suggère l’entretien que nous ont accordé André Loez et Nicolas Mariot, ou la contribution d’Helena Trnkova pour le cas tchèque, cette célébration se fera dans l’entre-soi des communautés nationales.
En filigrane, c’est aussi la question de la circulation, d’un espace à l’autre, d’une guerre à l’autre, des catégories, termes de l’analyse et autres paradigmes interprétatifs – le « génocide », la « brutalisation », les « victimes »… –, ainsi que celle des affinités historiographiques et des rapprochements institutionnels d’un champ à l’autre que nous avons voulu soulever à l’aide de la série de contributions présentes dans ce dossier. Peut-on par exemple tisser des ponts intellectuels, institutionnels, etc., entre les débats historiographiques sur la Première Guerre mondiale – « école de la contrainte » versus « école du consentement » pour reprendre la fausse alternative souvent énoncée – et ceux qui agitent l’historiographie de la Seconde, entre fonctionnalistes et intentionnalistes ? L’effet « bloc » de la séquence historique 1914-1945 réside-t-il finalement d’abord dans une simple affinité d’approche entre spécialistes des deux champs ? Tire-t-il sa source de l’air du temps et des contextes d’énonciation[11] ? Faut-il avoir été brutalisé (Première Guerre mondiale) ou avoir brutalisé (guerres coloniales) pour infliger à nouveau la violence ? Autre question d’importance, au cœur des contributions dépaysant notre problématique vers d’autres terrains que la séquence européenne 1914-1945 : pourquoi est-il si difficile de faire valoir, face à une situation historique déterminée, une multiplicité de facteurs causaux ? Pourquoi les explications monocausales occupent-elles souvent le haut du pavé ? Bref, comment naissent ces séquençages et découpages causaux de l’histoire du XXe siècle guerrier ? Quelles en sont les logiques ? Les strates d’édification ?
Ainsi, si la focale de ce volume – commémorations de 2014 obligent – est centrée sur la séquence 1914-1945, certaines contributions offrent un éclairage différent, proposant une réflexion sur les enjeux du séquençage chronologique de la guerre de Corée, sur les constructions causales des conflits à l’œuvre dans la région des Grands Lacs, en Afrique, de 1986 à 2000, sur les aspects téléologiques au cœur de la question de l’expulsion des Allemands, après 1945, en République tchèque. Nous voulions en effet inciter les contributeurs à prendre en considération les temps longs de l’histoire et de l’historiographie, mais aussi des mémoires sociales et politiques, et ainsi favoriser l’émergence d’une sociohistoire de ces questions, véritable chantier pour l’avenir de ces passés douloureux.
Une première partie de ce numéro est ainsi consacrée à la séquence européenne 1914-1945. Donnant un cadre à l’étude de la mise en histoire et en mémoire du « premier XXe siècle » guerrier européen, l’entretien croisé accordé à la revue par André Loez et Nicolas Mariot revient sur le mouvement social et politique, particulièrement sensible dans le contexte actuel du centenaire, de retour sur les expériences de guerre en 1914-1918 ; un mouvement qui est aussi historiographique, en atteste notamment l’accroissement sensible des publications ayant recours aux témoignages – et les débats suscités par la question dans la « communauté historienne » – dans l’écriture de l’histoire des deux guerres mondiales. En creux, la concentration du champ 14-18 contemporain sur une histoire essentiellement sociale ou culturelle de la guerre invite à poser la question du déficit historiographique actuel sur les causes de la Première Guerre mondiale, et celle de la polarisation de ses conséquences autour d’une lecture du conflit en termes matriciels. C’est ainsi tout un ensemble de questions sur les liens des histoires et mémoires de la Grande Guerre avec les téléologies politiques européennes, leurs rapports avec la nation, mais aussi avec l’Union européenne, sur lesquelles André Loez et Nicolas Mariot proposent quelques éclairages ; réflexions tout particulièrement focalisées sur les multiples problèmes épistémologiques et enjeux sociopolitiques que posent les grandes clés d’interprétation du conflit aujourd’hui proposées aux sociétés européennes pour comprendre la Grande Guerre.
Donner à comprendre le passé, tel est bien l’un des objectifs principaux assignés à l’histoire-discipline, dont Frédéric Rousseau montre ici que, s’agissant de la Première Guerre mondiale, elle semble aujourd’hui devenue le vecteur d’une sorte de « vulgate du troisième millénaire » particulièrement problématique. Proposant une approche sociohistorique de la configuration des champs 14-18 et 39-45 et de leurs liens, l’auteur insiste sur l’importance du contexte, celui notamment de la fin de la Guerre froide et de la construction européenne : l’historiographie contemporaine de la Grande Guerre est en effet loin d’être atemporelle et désidéologisée. Elle est également lourde de sens ; Frédéric Rousseau montre ainsi comment cette lecture matricielle de la Grande Guerre tend téléologiquement à réduire l’espace des possibles de l’entre-deux-guerres au seul avènement des idéologies et régimes « totalitaires » ; ce faisant, il montre combien l’insistance sur la violence exercée sur et par les peuples, pendant la Grande Guerre, concourt de fait à masquer, sur le temps long, les processus de politisation des sociétés, dont on ne parle ainsi après-guerre qu’à leurs marges les plus extrêmes (soviétisme, fascismes, nazisme). Dans un mouvement identique à celui aujourd’hui repérable dans l’histoire de la Résistance, ce prisme contribue ainsi à confisquer, à disqualifier, voire à criminaliser l’action politique dans tout l’entre-deux-guerres, voire à nier même l’existence d’un entre-deux-guerres. Plus encore, la chaîne de raisonnement causal sur laquelle repose la notion de Première Guerre mondiale matrice de la Seconde est sans pitié pour les combattants : leur « consentement » à la guerre de 14-18 les rend en effet partiellement responsables de la Première Guerre mondiale ; leur « brutalisation » contribue par la suite à les rendre en partie coupables des horreurs de la Deuxième. Au total, l’on mesure à quel point cette vulgate nous conduit à nous méprendre sur les passés donnés à comprendre, et à s’éprendre d’un présent élitiste et libéral, déserté par la pensée sociale.
Pour élargir cette première partie du numéro consacrée aux mises en séquence de la Première Guerre mondiale, Helena Trnkova nous propose d’examiner la question à l’aune d’un terrain souvent négligé par l’historiographie occidentale de la Grande Guerre : l’est de l’Europe, en l’occurrence la République tchèque. Sont ainsi bouleversées nos chronologies « classiques » de la Grande Guerre, que cette dernière soit reliée à la guerre de 1870 ou à celle de 1939-1945 ; en République tchèque en effet, les mémoires et l’historiographie de la Première Guerre mondiale rattachent cette dernière, en amont, à l’histoire beaucoup plus longue de la construction de l’État-nation tchèque. En France aussi la Grande Guerre achève la construction de l’État-nation républicain ; mais ce que l’on en retient pour l’avenir est foncièrement différent. En Europe occidentale, la Grande Guerre est aujourd’hui bien souvent perçue, négativement, comme une sorte de suicide collectif, celui de l’Europe des nationalismes, absurde et fratricide – avec l’anachronisme consistant à voir dans cette Europe à feu et à sang la préfiguration d’une Union européenne du plus jamais ça – ; à l’est et au centre de l’Europe au contraire, la Grande Guerre correspond au glorieux acte de naissance d’États-nations jusque-là étouffés par les empires centraux, et bientôt à nouveau bâillonnés par l’URSS. Autrement dit, à l’ouest, la Grande Guerre correspondrait au moment où l’Europe des nations puissantes et industrielles perd prise sur son destin ; à l’est, au moment où elle prendrait, sur le mode national, son destin collectif en mains. Ce qui est également intéressant, dans l’analyse proposée par Helena Trnkova au regard des autres éléments du dossier, c’est que la jeune démocratie tchèque a tenu durant tout l’entre-deux-guerres, alors que l’interprétation historiographique dominante en Occident prétend au contraire que la démocratie ne se serait maintenue que dans les États où elle était solidement installée depuis des décennies. Une invitation là encore à prendre en compte le temps long : la société tchèque aurait-elle développé, en amont, des caractéristiques propres à adopter un « régime démocratique », et surtout à en pérenniser l’existence ?
Pour finir cette première partie, à l’heure où le débat entre « histoire » et « littérature », entre « vérité historique » et « vérité romanesque », bat à nouveau son plein – et où l’on trouve le meilleur et le pire –, la contribution d’Aurore Peyroles vient déplacer le centre de gravité de notre dossier de l’historiographie vers la littérature, opérant ainsi une intéressante ouverture disciplinaire. Au-delà de l’analyse approfondie des œuvres d’Aragon et de Döblin qu’elle nous propose – et qui nous donne envie de lire ou de relire ces œuvres mémorables –, l’auteure nous donne aussi à saisir la portée substantielle du roman engagé, et singulièrement du roman historique engagé, portée non seulement sur le plan politique (la politique face à la guerre) et éthique (l’éthique face à la guerre), mais aussi sur le plan proprement historiographique : sorte de sentinelle pour les historiens, les invitant à œuvrer pour une historiographie résolument critique. Aux armes, historiens, tel est le titre de l’ouvrage que le regretté Eric J. Hobsbawm[12] consacra au démontage ravageur des dérives interprétatives de deux siècles d’histoire de la Révolution française – notamment sous la plume de François Furet. Pour Aurore Peyroles, les romans historiques engagés, comme ceux d’Aragon et de Döblin, peuvent précisément jouer ce rôle « d’appel ».
Avec la contribution de Laurent Quisefit, nous ouvrons l’espace géopolitique des périodisations « canoniques » (1914-1918/1940-1945) du « XXe siècle guerrier » par une analyse séquentielle serrée de la guerre de Corée. L’auteur montre comment la périodisation conventionnelle du conflit sous le seul prisme de son internationalisation, à savoir une guerre censée commencer en 1950 pour se clore en 1953, occulte en fait, et de façon radicale, les enjeux fondamentaux sur le plan domestique : ceux précisément d’une guerre civile et interétatique, dont les racines se situent en amont et les conséquences bien au-delà des dates « officielles » imposées par l’internationalisation du conflit. Par là même se trouve élargie et affinée notre compréhension de la guerre de Corée, ce « conflit chaud » de la « guerre froide ».
Cet élargissement de l’ère géopolitique et chronologique des périodisations conventionnelles du « XXe siècle guerrier », nous le poursuivons, bien qu’à une tout autre échelle, avec la contribution d’Agathe Plauchut, qui nous propose une analyse des conflits des Grands Lacs qui ont secoué le continent africain de 1986 à 2000. Souvent traités séparément, ces conflits sont rarement abordés dans leur ensemble afin d’en saisir leurs logiques internes, leurs liens et leurs réseaux inextricables de causalités. Agathe Plauchut nous en propose ici une approche holistique éclairante, à partir du séquençage, de l’empilement et de l’étoilement d’une longue conflictualité qui a fini par revêtir, de nos jours, les traits d’un « véritable système régional de guerre »[13].
Revenant en Europe et au cas tchèque, Françoise Mayer montre combien le transfert des Allemands, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, est encore une question sensible dans l’historiographie et les mémoires nationales, ô combien liée à l’identité démocratique même des Tchèques. Désenclavant la séquence 1945-1948, reliant la guerre, la troisième République et la période communiste, cette expérience remet en effet en cause les cadres nationaux et temporels dans lesquels est traditionnellement pensée l’histoire tchèque après-guerre. Elle déstabilise l’image de la victoire et des vainqueurs, brouille les frontières entre bourreaux et victimes ; bref, elle perturbe le roman national tchèque lui-même. Pour autant, des historiens tchèques ont relevé le défi de cette mise en histoire, dont l’auteure nous propose ici une véritable archéologie des contextes, des pratiques et des enjeux.
Comme lors de notre précédent dossier sur les « Erreurs historiographiques », la revue En Jeu témoigne enfin de son souci d’aborder avec rigueur les questions pédagogiques et didactiques que soulèvent l’histoire et la mémoire des grands conflits contemporains, notamment la question des conditions de transformation des savoirs scientifiques en des savoirs à enseigner[14]. Dans cette deuxième livraison de leur « Chronique des enjeux d'histoire scolaire », Laurence de Cock et Charles Heimberg s’attachent à analyser la confusion des deux guerres mondiales comme obstacle à l’intelligibilité de XXe siècle. Ils démontrent comment, faisant fi de la fécondité des débats historiographiques sur les causes et conséquences des grands conflits du XXe siècle, certains courants interprétatifs (ceux de l’histoire culturelle qui érige la Grande Guerre en matrice du XXe siècle, ceux aussi de la vulgate « totalitaire ») parviennent non seulement à dominer l’espace public et médiatique, mais à s’installer durablement comme des évidences dans l’enseignement et les outils pédagogiques. Caractéristique est à cet égard l’absence de tout débat au sein des commissions d’experts chargées de l’établissement des programmes scolaires.
[1] Quelques exemples les plus significatifs : Ernst Nolte, La Guerre civile européenne 1917-1945 : national-socialisme et bolchevisme, Paris, éd. des Syrthes, 2000 (1987) ; George L. Mosse, Fallen Soldiers. Reshaping the Memory of the World Wars, New-York, Oxford University Press, 1990 (traduit en français sous le titre : De la Grande Guerre au totalitarisme : la brutalisation des sociétés européennes, 1999) ; Eric J. Hobsbawm, L’âge des extrêmes. Histoire du court XXe siècle, Bruxelles, Complexe/Le Monde diplomatique, 1999 ; Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, 14-18, retrouver la Guerre, Paris, Gallimard, 2000 ; Christophe Charle, La Crise des sociétés impériales : Allemagne, France, Grande-Bretagne, 1900-1940. Essai d’histoire sociale comparée, Paris, Seuil, 2001 ; Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, Christian Ingrao et Henry Rousso (dir.), La Violence de guerre, 1914-1945, Paris/Bruxelles, IHTP-CNRS/Complexe, « Histoire du temps présent », 2002 ; Bruno Thoß et Hans-Erich Volkmann (éds), Erster Weltkrieg – Zweiter Weltkrieg: Ein Vergleich. Krieg, Kriegserlebnis, Kriegserfahrung in Deutschland, Paderborn, Schöningh, 2002 ; Anne Duménil, Nicolas Beaupré et Christian Ingrao, 1914-1945 : l’ère de la guerre, t. 1. 1914-1918, Violence, mobilisations, deuils, t. 2. 1939-1945, Nazisme, occupations, pratiques génocides, Paris, Agnès Viénot, 2004 ; Enzo Traverso, À feu et à sang. De la guerre civile européenne 1914-1945, Paris, Stock, 2007 ; Nicolas Beaupré, Les Grandes Guerres (1914-1945), Paris, Belin, « Histoire de France », 2012.
[2] Pour une approche globale, voir notamment Antoine Prost et Jay Winter, Penser la Grande Guerre. Un essai d’historiographie, Paris, Seuil, « Points histoire », 2004. Quelques exemples, côté français : Rémy Cazals, Les Mots de 14-18, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2003 ; André Loez (avec la collaboration de Nicolas Offenstadt), Petit répertoire critique des concepts de la Grande Guerre, CRID 14-18, [En ligne], URL : crid1418.org/espace_scientifique/textes/conceptsgg_01.ht, mis en ligne en décembre 2005 ; Christophe Prochasson, 1914-1918, Retours d’expériences, Paris, Tallandier, « Texto », 2008, pp. 123-159 ; CRID 14-18, « Les Français dans la Grande Guerre : nouvelles approches, nouvelles questions », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 91, juillet-septembre 2008 ; François Buton, André Loez, Nicolas Mariot et Philippe Olivera, « 14-18 : retrouver la controverse », La Vie des idées, [En ligne], URL : http://www.laviedesidees.fr/1914-1918-retrouver-la-controverse.html ; etc. Côté allemand : Richard Bessel, Violence and the Rise of Nazism, The Storm Troopers in Eastern Germany, 1925-1934, New Haven et Londres, Yale University Press, 1984 ; Andreas Wirsching, Vom Weltkrieg zum Bürgerkrieg? Politischer Extremismus in Deutschland und Frankreich, 1918-1933/39, Munich, Oldenbourg, 1999 ; Dirk Schumann, Politische Gewalt in der Weimarer Republik, 1918-1933, Kampf um die Strasse und Furcht vor dem Bürgerkrieg, Essen, Klartext, 2001 ; Andreas Wirsching et Dirk Schumann (éds), Violence and Society after the First World War, Journal of Modern European History, vol. 1, 2003/1 ; Arndt Weinrich, Der Weltkrieg als Erzieher. Jugend zwischen Weimarer Republik und Nationalsocialismus, Essen, Klartext, 2012 ; etc.
[3] Voir Didier Fassin et Richard Rechtman, L’Empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Paris, Flammarion, « Champs essais », 2011 [2007].
[4] Pour reprendre les termes du célèbre ouvrage de Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.
[5] Une position parfois disputée par certains spécialistes du champ colonial voyant dans les idéologies colonialistes et les guerres de conquête et de pacification coloniales d’autres matrices du racisme contemporain, jusqu’à son expression la plus radicale dans le nazisme.
[6] Pour un exemple radical, voir l’ouvrage d’Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser, exterminer : sur la guerre et l’État colonial, Paris, Fayard, 2005, et les débats autour de sa réception.
[7] Voir par exemple le témoignage de Léo Palacio, 1936, La Maldonne espagnole, ou la guerre d’Espagne comme répétition générale du deuxième conflit mondial, Paris, Privat, 1986, etc. Pour une vision critique, voir François Godicheau, « "Guerre civile", "révolution", "répétition générale" : les aspects de la guerre d’Espagne », in Roger Bourderon (dir.), La Guerre d’Espagne : l’histoire, les lendemains, la mémoire, Paris, Tallandier, 2007, pp. 89-105 ; Maud Joly, « L’Espagne franquiste et ses voisins européens : des représentations entre héritages de la guerre d’Espagne et enjeux de la construction nationale, 1939-1957 », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 2010/1-2, nos 97-98, pp. 11-16.
[8] Extrait du discours du général de Gaulle, à Bar-le-Duc, le 28 juillet 1946 : « Le drame de la guerre de trente ans, que nous venons de gagner, a comporté maintes péripéties et vu entrer et sortir maints acteurs. Nous autres, Français, sommes de ceux qui restèrent toujours sur la scène et ne changèrent jamais de camp. »
[9] Charte de la Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale 1914-2014.
[10] « Le paradoxe de l’attention légitime [envers le IIIe Reich et ses crimes] a abouti à ce que les citoyens de cette république soient séparés de leurs précédentes périodes historiques, les bonnes comme les mauvaises. » C’est par cet argument que le journaliste Thomas Schmid, dans le journal Die Welt, répondait récemment à la question : « Pourquoi l’Allemagne a oublié la Première Guerre mondiale », Thomas Schmid, « Warum Deutschland den Ersten Weltkrieg vergass », Die Welt, 8 janvier 2013.
[11] Ainsi, dans les années 1920, la Première Guerre mondiale était-elle naturellement rattachée à la guerre de 1870, couronnant la fin du XIXe siècle « national ».
[12] Eric J. Hobsbawm, Aux armes, historiens. Deux siècles d’histoire de la Révolution française, Paris, La Découverte, 2007.
[13] Roland Pourtier, « L'Afrique centrale dans la tourmente. Les enjeux de la guerre et de la paix au Congo et alentour », Hérodote, n° 111, 2003/4, p. 13.
[14] Laurence de Cock et Charles Heimberg, « Chronique des enjeux d’histoire scolaire : à propos des erreurs historiographiques », in Thomas Fontaine, Bertrand Hamelin et Yannis Thanassekos (dir.), « Des erreurs historiographiques », En Jeu. Histoire et mémoires vivantes, n° 2, décembre 2013, pp. 116-123.