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Ian Kershaw, L’Europe en enfer (1914-1949), éd. du Seuil, 2016, 640 p., 26 €.

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Ian Kershaw, dont les publications sur la Seconde Guerre mondiale et le nazisme font école, se livre avec cette nouvelle publication de LEurope en enfer 1914-1949 à un travail précis d’explication d’une période particulièrement complexe de l’histoire de l’Europe et du monde.

LEurope en enfer ne se limite pas aux seuls événements. Il explore tous les secteurs, idéologique, politique, économique, culturel, militaro-stratégique et humains qui ont marqué ce demi siècle, dans leur interaction, dont évidemment les deux conflits mondiaux, abordés dans leurs causes, leur déroulement, leurs conséquences et leurs prolongements, tels qu’ils ont façonné l’Europe et au-delà le monde contemporain.

Pour qui veut comprendre les lignes de forces qui ont régi les rapports entre les peuples et les États de la fin XIXe siècle à l’après Seconde Guerre mondiale, ce livre est un passage obligé.

La fresque, volontairement chronologique, est impressionnante par son ampleur, sa profondeur d’analyse et ses synthèses magistrales.

La psychologie des peuples, de leurs dirigeants, les doctrines politiques, les causes des grands massacres et déplacements de populations, le bouillonnement des ethno-nationalismes nés de la désagrégation des grands empires ou les ayant précédé ou précipité, les luttes de classes et l’effervescence révolutionnaire initiée par la Révolution russe de 1917 ou qui l’ont précédée, les crises économiques, sociétales et culturelles, les motivations des belligérants et les buts de guerre, rien n’échappe à cette vaste étude.

Après avoir montré que les fondements intellectuels des crises à venir et la violence déjà présente dans l’empire ottoman, en Russie et dans les Balkans, ou celle exportée par les impérialismes à travers le monde (Chine, Afrique), constituent les ferments du conflit à venir, Kershaw décrit le cheminement des puissances européennes vers la déflagration de 1914-1918, au cours de laquelle pas moins de quatre classes d’âge seront anéanties dans des combats d’une sauvagerie sans précédent, le plus souvent vains et terriblement meurtriers.

Il explique ensuite les difficultés de la construction, sur les ruines de la guerre, d’un monde nouveau bien fragile, issu de la dislocation des grands empires, et dont la complexité ethnico-religieuse échappe à ses architectes, qui ignorent, en outre, les frustrations nationalistes provoquées par les traités de Versailles et de Sèvres, si rapidement exploitées dans le camp des vaincus. La fragilité économique des nations, le désarroi des soldats psychiquement atteints, peu préparés à leur retour à la vie civile, souvent confrontés à une misère sociale incomprise autant qu’imméritée, proies faciles pour les mouvements nationalistes extrêmes, puis la révolution bolchevique séduisante pour les uns, redoutée par les autres, mais source de polarisation politique extrême, feront finalement de ce monde nouveau un mélange encore plus explosif que le précédent, en dépit des tentatives d’une Société des Nations pleine de bonnes intentions mais rapidement impuissante, voire moribonde.

L’étude de l’entre-deux-guerres  est introduite par une série de questionnements que nous croyons devoir transcrire in extenso: « Pourquoi cette guerre qui a détruit les systèmes politiques, ruiné les économies, divisé les sociétés et inspiré une vision utopique d’un avenir meilleur, débouche-t-elle sur une conflagration encore plus dévastatrice ? Pourquoi les espoirs de paix et d’avènement d’une société plus juste s’évaporent-ils si rapidement ? Pourquoi la triade idéologique de systèmes politiques incompatibles et rivaux, communisme, fascisme et démocratie libérale porte-t-elle en elle les germes d’une nouvelle guerre ? »  Il n’est pas dans notre intention de résumer les réponses apportées par l’auteur, mais seulement d’inciter à aller les chercher dans les chapitres intitulés « zone de danger » et « vers l’abîme », où sont abordés entre autres, la montée des fascismes, les conditions de leur arrivée au pouvoir, l’avènement du régime soviétique et de la dictature de Staline, la guerre civile d’Espagne, le pacte germano-soviétique, les frilosités des démocraties occidentales devant les coups de poker successifs de Hitler, de Munich à l’Anschluss et à l’invasion de la Pologne.

Le chapitre consacré à la guerre, intitulé « de l’enfer sur terre », explore chacun des belligérants, ses rapports aux autres pays, les régimes de collaboration, nés d’une défaite militaire (comme en France), la monstruosité de la croisade anti-juive génocidaire secondée par ces mêmes régimes de complaisance et par les alliés à l’Allemagne nazie, la barbarie de la guerre à l’Est et ses sommets d’inhumanité, la victoire finale la coalition des Alliés qui laisse une Europe exsangue et ruinée, déjà otage de la rivalité naissante entre les Etats-Unis et l’Union soviétique. Au total la Seconde Guerre mondiale aura fait quatre fois plus de victimes que la Première.

Le chapitre « transitions discrètes dans les décennies noires » traite des aspects économiques et culturels de la période de guerre et d’après-guerre, de l’organisation de l’Europe où commence à percer l’idée de fédération, de la fin des régimes de collaboration, de l’évolution des société à l’ère d’une culture de masse, de l’attitude contrastée des Églises chrétiennes vis à vis du fascisme et du nazisme, comme à l’égard de la persécution des Juifs et du génocide, dont celle, énigmatique et ambiguë du Vatican, de l’évolution du sentiment religieux dans les différents États de l’Ouest et de l’Est et du poids des Églises dans la sphère politique.

Le dernier volet, intitulé « L’Europe renaît de ses cendres » évoque la fin du conflit et les règlements de comptes auxquels il donne lieu un peu partout après l’effondrement des régimes nazi et fasciste. La création des Nations Unies et du Conseil de Sécurité, le partage de l’Allemagne en zones d’occupation, la dénazification et l’exercice de la justice contre les grands criminels, les déplacements de populations, et bientôt la chute du rideau de fer scellant la séparation du monde en deux blocs rivaux, dont l’Allemagne constitue le maillon central, conduira au rapprochement franco-allemand et la création du Marché Commun ; l’étonnant, constate Kershaw, étant la rapidité avec lequel se produit le redressement économique de cette Europe, et sa volonté d’organisation politique et de plus grande solidarité, destinée à préserver cette fois durablement la paix.

Ce livre mérite d’être lu et même travaillé. Sans forcément apporter de connaissances nouvelles, il les met en ordre et surtout fait ressortir les interactions entre les événements qui formateront ce siècle d’une particulière complexité, depuis la Première Guerre mondiale, en passant par bolchevisme, l’avènement du nazisme, le génocide des Juifs, l’avènement de l’ère nucléaire et la décolonisation. Il nous fait pénétrer en même temps au cœur des problèmes de sociétés et des évolutions à la fois culturelles (au sens large du terme), économiques, politiques et militaires qui ont marqué le siècle.

Les quelque six cents pages qu’il comporte se lisent facilement d’un trait, mais tout autant par parties selon les centres d’intérêt que l’on choisit de privilégier.

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