N°10 / Nouvelles recherches sur les déportations et les camps

L’élimination des inaptes au travail forcé : les trois convois de victimes de Dora en 1944

Paul Le Goupil

Résumé

Avec la multiplication des kommandos extérieurs de travail dépendant des principaux camps de concentration, la gestion des détenus malades, blessés et invalides pose rapidement d’importants problèmes à l’administration SS. Dans les camps, sans que l’on soit sûr de l’origine de ce mot, on appelle un détenu à bout de forces, incapable de réagir et proche de la mort, un « musulman ». Dans les mois qui suivaient la création d’un kommando, en attendant que soient créées des structures adéquates (Revier et crématoire notamment), ils étaient renvoyés au camp central. Toutefois, dans certains camps, face au nombre grandissant de personnes concernées, il est décidé de former des transports vers d’autres camps, en fait des mouroirs. Le détenu était devenu inutile, « rebut », il était sorti du système, « jeté » dans un endroit où sa mort ne poserait plus de problème. C’est ce qui arrive à plusieurs milliers de détenus de Dora, transférés en trois convois entre janvier et mars 1944. Ils sont le symbole de l’évolution d’un système concentrationnaire où, désormais, l’élimination n’est plus seulement le résultat d’un statut d’ennemi du Reich, mais d’une incapacité à travailler.

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Paul le Goupil est décédé le 10 septembre 2017.

Pendant l’Occupation, c’était un des responsables des groupes de jeunes communistes de Seine-Inférieure. Arrêté le 13 octobre 1943, il est déporté le 27 avril 1944 dans les camps d’Auschwitz puis de Buchenwald et au Kommando de Langenstein. Rentré en 1945, il devient instituteur et secrétaire de mairie à Valcanville, dans la Manche. Il publie un premier témoignage de sa déportation en 1962, La Route des crématoires, à L’amitié par le livre ; puis un second en 1991 Un Normand dans… Itinéraire d’une guerre, aux éditions Tirésias. Une version profondément remaniée de ce second livre est éditée en 2017, Résistance et marche de la mort[1]. Sa lecture assidue des récits d’anciens déportés l’amena rapidement à l’histoire et aux recherches dans les archives concentrationnaires.

Avec son ami ancien déporté, Henri Clogenson, il recense et éclaire le parcours depuis la France des non-juifs déportés à Auschwitz[2]. Ce premier travail de recherche en amène d’autres, dont une monographie précise du kommando de Gandersheim[3]. Il contribua beaucoup au Livre-Mémorial des déportés arrêtés par mesure de répression publié en 2004 par la Fondation pour la mémoire de la déportation et aida plusieurs des recherches qui le suivirent.

En 2008, il participait à une journée d’études sur le camp de Dora organisé par La Coupole, le centre d’histoire et de mémoire du Nord-Pas-de-Calais. Le texte présenté ici est sa communication. Il n’avait jamais été édité. C’est un nouvel exemple de la qualité des recherches de cet ancien déporté devenu historien de sa propre histoire. Paul le Goupil commence cet article par un « Je » évidemment extrêmement significatif de son statut, mais qui est aussi la marque d’un enquêteur qui, de témoin, se fit historien pour tenter de mieux raconter la déportation et « l’enfer » des camps. Son texte n’en est que plus intéressant, utilisant les mots justes pour décrire une situation méconnue, loin peut-être d’un discours collectif, et non pour conforter une connaissance commune faite d’approximations, mais pour écrire un récit précis qui ne manque pourtant pas d’empathie.

Paul le Goupil n’usait pas beaucoup de citations d’historiens pour ses textes, allant le plus souvent uniquement aux sources, de première main de préférence, en les comparant avec les témoignages de ses camarades. Mais en publiant son article inédit, celui donc d’un ancien déporté qui fit de l’histoire son outil premier pour décrire son expérience et la transmettre, rappelons la phrase de Marc Bloch : « Il n’y a donc qu’une science des hommes dans le temps et qui sans cesse a besoin d’unir l’étude des morts à celle des vivants[4]. »

Thomas Fontaine

* * *

Je vais commencer par une anecdote. À la suite d’une conférence à Cherbourg à l’occasion du 50e anniversaire de la libération des camps, je reçus un message téléphonique d’une vieille dame qui désirait savoir ce qu’était devenu son jeune frère parti en Allemagne en 1943, l’un de ceux portant la mention officielle « Disparu en Allemagne ». Il travaillait à l’arsenal de Cherbourg quand il a été arrêté parce que les Allemands trouvèrent dans sa musette quelques morceaux de bois, ce qui était strictement interdit. Il lui fut signifié qu’il partirait en Allemagne dans le prochain convoi de requis. Mais au cours du trajet, il y eut des manifestations, des cris, des chants, qui amenèrent une manifestation de soutien de la population en gare de Sotteville-lès-Rouen. En représailles, les Allemands prirent un otage par wagon pour l’envoyer à Buchenwald. C’est ainsi que le frère de cette dame, Raymond Lecavelier, prit la route de Buchenwald, de Dora puis de Majdanek, beaucoup plus à l’Est, où il décéda le 8 mars 1944.

La plupart des familles ignorèrent le sort de leurs parents décédés après avoir suivi le même parcours. Dans la plupart des cas, la mention « Disparu » ou « Disparu en Allemagne » est portée en marge de l’acte de naissance, avec souvent une date fantaisiste lorsqu’il y a un acte déclaratif de décès délivré par le tribunal d’instance à la demande des familles.

Raymond Lecavelier avait quitté Dora pour Majdanek dans le convoi du 6 février 1944. Il s’agissait d’un convoi de malades et de détenus devenus inaptes au travail à force d’avoir été exploités dans des conditions atroces. Au départ de Dora, on compte trois convois du même type : le 15 janvier et 6 février 1944 vers Majdanek, le 27 mars pour Bergen-Belsen[5]. En 1945, les survivants de ces transports sont rares. Étudions l’origine de ces convois et leurs spécificités dans le système concentrationnaire nazi.

Je me suis personnellement intéressé à ces convois que j’appelle « d’extermination » lorsque, avec Henri Clogenson, j’ai réalisé en 1995 un mémorial des Français non juifs immatriculés à Auschwitz. Je m’étais lié d’amitié au kommando de Langenstein et au retour, avec plusieurs camarades vosgiens immatriculés à Auschwitz dans les numéros 200000, notamment avec Henri Clogenson. Jusqu’ici seuls avaient été recensés et avaient fait l’objet d’ouvrages le convoi d’Auschwitz des 45000[6], celui des 31000[7] et le mien, celui des 185000 dit « Le convoi des tatoués », qui étaient les trois seuls convois de non-juifs partis directement de France pour Auschwitz. Nous avons ainsi pu répertorier sept autres convois partis de différents camps de concentration allemands, pour un total d’un peu plus de 4 600 français non juifs tatoués à Auschwitz. Dans cet ensemble il y avait deux convois arrivés de Majdanek en avril 1944, comprenant 68 survivants français des deux convois partis de Dora le 15 janvier et le 6 février 1944. Pour comprendre les choses, commençons par détailler leur origine et par suivre leur parcours.

La situation à Dora au cours de l’hiver 1943-1944

J’invite le lecteur à lire le travail d’André Sellier[8]. Il en ressort que les pertes en vies humaines au cours de l’hiver 1943-44 devinrent rapidement effroyables : 633 morts en décembre 1943 sur un effectif d’environ 10 750 détenus, 669 morts en janvier 1944 sur un total de près de 12700 détenus, 570 en février 1944 sur un effectif de 12100 détenus environ, 721 en mars 1944 sur un total de 12300 détenus. Soit une moyenne d’environ 5 à 6 % de morts par mois à Dora – ce qui est beaucoup comparé à d’autres situations dans d’autres camps –, et qui représentent entre 55 et 65 % de l’ensemble des morts de Buchenwald et de ses kommandos.

À ces chiffres des morts il faut ajouter un nombre croissant d’invalides blessés au travail, de malades qui ne sont plus capables de retourner au Tunnel sans des soins appropriés. Au cours de cette période les détenus ne sortaient pas du Tunnel et, dans ce milieu fermé la tuberculose faisait des ravages, alors que le manque d’eau potable provoquait une dysenterie endémique. Bien que nous n’ayons pas de chiffres précis, on peut estimer qu’à un mort correspondaient plusieurs invalides. Les deux blocks érigés en surface pour servir de Revier étaient saturés.

Habituellement, dans les mois qui suivaient la création d’un Kommando, les malades et invalides et même les morts étaient renvoyés au camp central en attendant que soient créées des structures adéquates. Ce ne fut le cas à Dora que pour les morts, pas pour les malades, sauf cas exceptionnels comme celui du professeur Alfred Balachowsky. Cela avait sûrement pour but de préserver le secret de la fabrication des V1 et V2. Mais, du même coup, se posait la question du devenir de ces inaptes au travail : la solution trouvée fut de former des transports vers des camps mouroirs. Le détenu était arrivé au bout du cycle concentrationnaire alimentant les projets militaro-économiques du Reich : il n’était plus utile. Rebut, il était sorti du système, « jeté ».

C’est ainsi qu’à trois semaines d’intervalle deux transports de malades et invalides en principe irrécupérables pour le travail furent formés les 15 janvier et 6 février 1944 pour officiellement un « camp de repos » : Majdanek.

Les deux convois de janvier et février 1944 vers Majdanek

Pour le deuxième convoi, nous avons la chance d’avoir deux témoignages écrits dès le retour, celui d’André Rogerie : Vivre, c’est Vaincre rédigé en 1945[9], et celui moins connu de Jules Fraipont, un Belge parti de France dans le convoi des 38000 : Deux ans à l’ombre des crématoires édité en Belgique en 1946[10]. Tous deux avaient été arrêtés en tentant de franchir la frontière espagnole. Pour illustrer notre propos nous puiserons dans ces textes qui se complètent d’ailleurs parfaitement.

Nous ne dissocierons pas ces deux convois qui ont eu une histoire commune, au départ de Dora et dès leur arrivée à Majdanek. Le premier comptait 994 déportés dont 217 partis de France et le deuxième 995 déportés dont 173 partis de France, soit un total de 390 déportés partis de France[11].

Lorsque, le 5 février, les partants pour le deuxième convoi furent appelés, Fraipont était au revier, à l’extérieur du tunnel, hospitalisé pour des coups reçus. Il indique que furent couchés sur les listes tous les malades non convalescents, sauf les prisonniers de guerre italiens[12]. Rogerie, lui, était retourné au tunnel après 13 jours de repos par manque de place au revier. Je le cite : « Tout ce qui n’est absolument pas apte au travail doit quitter les lieux dans la nuit : le revier, le schonung, les malades, tous doivent, demain dimanche, prendre le train pour une destination inconnue, pour un camp meilleur, paraît-il… »[13] De fait, le lendemain matin tous les partants sont habillés pour le transport avec la stricte tenue réglementaire : outre la chemise et l’uniforme rayé, le pull, le manteau, le calot et les sabots. Une trentaine d’agonisants sont allongés sur la place d’appel en attente des camions et, lors du départ du train, une vingtaine de morts restent en gare[14]. Le voyage qui s’effectue dans des conditions épouvantables de maltraitance et de froid[15] dure trois jours au cours desquels meurent de nombreux agonisants. Sur les 54 déportés du wagon de Fraipont, à l’arrivée à Lublin il y a 16 cadavres et 9 impotents ou agonisants[16]. Le pire arrivera durant le trajet de la gare au camp pendant lequel ceux qui ne peuvent suivre seront massacrés. Rogerie écrit que « les cadavres jonchent la route […], les SS tuent à coups de fusil, à coups de cravache, à coups de pied »[17]. Fraipont se rappelle que « des coups de crosse relèvent ceux qui tombent […]. S’ils sont inefficaces, une sèche détonation claque, un pied pousse le nouveau cadavre dans le fossé, un camion suit et le ramasse[18] ».

On peut avoir une idée de la dimension du massacre perpétré pendant le voyage et à l’arrivée au camp car nous avons retrouvé les deux listes de départ de Dora et la liste des déportés immatriculés à Majdanek dans les archives du Service historique de la Défense à Caen[19]. Sur les 390 déportés partis de France dans ces deux convois, nous n’avons retrouvé que 308 immatriculations à Lublin, 82 déportés partis de France sont donc morts pendant le voyage ou à l’arrivée soit 21 %. Si on étend ce pourcentage à l’ensemble des deux convois, on comptabilise 417 morts rien que pour les trois premiers jours !

Rogerie ne consacre seulement que cinq pages à son passage à Majdanek[20], alors que Fraipont donne force détails en 45 pages[21], décrivant les cinq felds (ou parties) du camp, les blocks analogues à ceux d’Auschwitz et du petit camp de Buchenwald, relatant même des épisodes auxquels il n’a pas assisté comme le massacre des 18 000 juifs de novembre 1943.

Il est vrai que leur situation diffère considérablement : alors que Rogerie croupit dans son block écurie infecte au milieu de ce qui reste de la masse des déportés arrivés de Dora, Fraipont, avec l’appui du docteur français Guerreau[22], a pu se faire passer pour un étudiant en médecine et est considéré comme médecin avec tous les avantages attachés au titre. Il est d’abord affecté au feld IV, camp de quarantaine, puis au feld V, hôpital[23], pour revenir ensuite au feld IV. Au cours de ce séjour de moins de deux mois dans le camp, étant donné les conditions sanitaires et le froid, le nombre de décédés va s’amplifier.

La courte description de Rogerie n’en révèle pas moins l’horreur de la situation. Il écrit ainsi à propos de ses retrouvailles avec un camarade de Dora qui a eu les deux jambes brisées au tunnel : « On l’a transporté ainsi jusqu’à Lublin […]. Il m’explique qu’il veut aller aux cabinets mais qu’il lui est impossible de bouger. Il n’y a qu’un moyen, c’est d’évacuer au lit […]. Je découvre alors un vieux bout de chiffon et de mon mieux je recueille la saleté afin que le malheureux ne se salisse pas entièrement […], mais je n’ai pas à aider longtemps mon pauvre camarade car il meurt bientôt[24]. »

Quant à Fraipont, avec des pansements en papier, quelques pommades, son horizon est bouché, il écrit : « pansements, constats de décès, voilà toute mon activité. Cadavres décharnés […], matières fécales, chairs grillées ou en putréfaction, mon atmosphère[25]. » Le typhus se déclare, emportant le docteur Guerreau et nombre de survivants.

Lorsque l’armée soviétique libéra le camp de Majdanek, le 24 juillet 1944, quelques listes de morts furent retrouvées et les noms de 168 décédés français furent lus à la radio de Moscou le 17 août par Maurice Thorez et cette énumération fut suivie d’un discours patriotique qui se terminait par ces mots : « Debout pour venger les 168 et les milliers d’autres Français massacrés à Lublin ! Debout pour venger la France ! Mort aux envahisseurs allemands ! Mort aux traîtres ! » L’ensemble fut publié dans L’Humanité du 25 août 1944. Cette même liste fut communiquée à Londres dès le début d’août 1944 par Ilya Ehrenbourg et transmise à Paris le 9 septembre 1944 avec les dates de décès. J’en ai trouvé copie aux archives du Service historique de la Défense[26]. De cette liste nous avons pu extraire 70 noms du convoi du 15 janvier 1944 et 61 du convoi du 6 février, soit 131 noms.

Devenir des déportés des deux convois après l’évacuation de Majdanek

Que reste–t-il de ces deux convois lorsque arrive l’ordre d’évacuation vers Auschwitz, devant la poussée soviétique, le 15 avril 1944 ? : un peu plus de 800 déportés dont 167 partis de France, soit 44 % des partants de Dora quelques semaines plus tôt. Les conditions du transfert de Lublin à Auschwitz ne diffèrent pas avec ce que Rogerie et Fraipont ont connu depuis janvier-février. Citons Rogerie : « Il y a là un pauvre Français qui est mourant, il gémit d’une façon lamentable et son cri plaintif est si triste, si horripilant que l’un de nous, exaspéré, l’étouffe pour hâter sa mort. J’ai honte de la dire, personne ne bouge, personne ne se lève pour défendre ce moribond […]. Notre chef de wagon en a tué deux à coups de sabots pour leur apprendre à faire de la place[27]. »

A l’arrivée à Auschwitz, on compte encore des morts, comme le laisse penser la reconstitution des évènements qui se sont passés à Auschwitz[28]. A la date du 10 avril, est indiqué : « On prévoit 1 846 numéros pour les détenus qui ont été, la veille, envoyés du camp de concentration Lublin-Majdanek. […] On a réservé 130 numéros de trop. Ils seront attribués plus tard à des détenus »[29]. Au 16 avril : « Dans ces transports d’évacuation de Lublin, se trouvent beaucoup de malades, par conséquent on transforme au camp BII A à Birkenau – pour les hommes en quarantaine – quelques blocks en infirmerie provisoire. Les blocks 9 et 10 aux hommes souffrant de diarrhée, le block 11 est pour les convalescents et faibles, les blocks 12,13 et 14 pour les tuberculeux, le block 15 pour le service gastro-entérite et de chirurgie et le block 16 pour ceux qui souffrent de maladies contagieuses. »

Rogerie reçoit le matricule 183070 et Fraipont le 182973 ; ils sont arrivés dans le même convoi. Après de très longues recherches en collaboration avec le musée d’Auschwitz, je n’ai pu trouver que 48 matricules de Français correspondant aux deux listes des déportés de Dora partis pour Majdanek.

Après la quarantaine, Rogerie va passer quatre mois au revier au B 15, ce qui lui permettra de survivre, son poids passant de 43 à 60 kg[30]. Après divers mauvais kommandos il se retrouvera à la cuisine pour laver les tonneaux destinés à recevoir la soupe ; les kommandos liés à la cuisine étaient de « bons » kommandos.

Fraipont, lui, a perdu avec son mentor son brassard de docteur. Arrivé en très mauvais état il est hospitalisé après la quarantaine puis mis en convalescence au B 18. Il a pu correspondre avec sa famille et se faire envoyer des colis de cigares et de cigarettes, ce qui lui permettra de vivre « à l’aise », parce que si les détenus polonais reçoivent des envois riches en vivres, ils n’ont pas de tabac[31]. Mais son séjour à l’hôpital a une fin et il est ensuite obligé de travailler : d’abord dans un kommando de récupération de pièces sur les avions abattus ; puis il fait fonction de Vorarbeiter dans un Kommando de maçons juifs qui construisent le camp « Mexique » ; enfin il se met en cheville avec des détenus russes pour faire du marché noir, avant de devenir Stubendienst. Il échappera à l’évacuation du 18 janvier 1945 et sera libéré par l’armée russe.

D’après mes recherches, il ne revient que 10 déportés partis de France sur les 390 authentifiés, soit moins de 3 % : cinq du convoi du 15 janvier et cinq du convoi du 6 février. Six des 10 survivants ont été libérés à Auschwitz, un à Flossenburg et trois seulement ont dû subir l’évacuation d’Auschwitz : un vers Mauthausen et deux vers Dora, dont Rogerie qui y revient donc. Successivement transporté à Gross Rosen, Harzungen, la Boelcke Kaserne puis de nouveau Dora, il subit une dernière marche de la mort dont il s’évade près de Halberstadt[32].

Le troisième convoi dirigé vers Bergen-Belsen. Un nouveau camp « mouroir »

En février-mars 1944, la situation sanitaire ne s’était pas améliorée à Dora : on compte au moins 721 morts dont 215 Français en mars 1944 par exemple ; ce qui implique un nombre d’invalides encore plus important.

La direction du camp va donc procéder à une troisième évacuation de malades. Avec l’avancée de l’armée russe en territoire polonais, les camps de l’Est ne sont plus sûrs, aussi, cette fois, le convoi sera dirigé vers Bergen-Belsen qui est en la circonstance baptisé « Camp de repos ». Il va devenir le trop-plein, la nouvelle destination des inaptes au travail forcé des autres camps.

Cette fois encore nous avons la chance de disposer de deux excellents livres écrits dès le retour par deux témoins : « Français, n’oubliez pas » d’Aimé Blanc[33], édité au début de 1947 et « Pour délit d’espérance » de Michel Fliecx écrit dès le retour et non publié. Nos deux témoins étant restés à Bergen-Belsen jusqu’à la libération du camp par les troupes anglaises, leur témoignage se confond avec l’histoire de cette partie du camp puisqu’ils en ont été les premiers détenus politiques et immatriculés, avec leurs compagnons, à partir du n° 1.

Selon la liste originale, on compte dans ce convoi formé de 1 000 détenus parti le 27 mars 1944, 325 déportés partis de France (dont 301 de nationalité française). Le processus de recrutement du convoi avait été le même que celui des 15 janvier et 6 février. Après avoir été habillés de l’uniforme rayé et enfermés dans les lavabos de Dora, ils sont, raconte Fliecx, « un millier là-dedans, un millier de concurrents pour une nouvelle épreuve dont je suis un des plus handicapés. Là sont amenés les malades du shonung, ceux du revier qu’on descend en brancard et d’autres qui viennent du tunnel[34]. » Fliecx comme Blanc indiquent qu’ils étaient 50 par wagon et ne signalent pas d’incidents notoires pendant ce trajet de 24 heures. À l’arrivée, ils sont répartis dans quatre blocks du camp des hommes, soit dans deux baraques. Blanc reçoit le matricule 75. Les autres blocks sont occupés par des juifs et de l’autre côté des barbelés se trouve un camp de prisonniers de guerre russes qui, en janvier 1945, seront remplacés par des femmes venant de Ravensbrück[35]. Les rations de nourriture sont très faibles et de plus pillée par les stubendienst : la boule de pain pour dix le matin et soir, et une soupe claire le midi[36]. Le 8 avril, par erreur, ils sont mitraillés par un avion américain ; ce qui entraîne une quarantaine de morts et de blessés. Le pire attend les survivants avec l’arrivée de Karl, un V.B. allemand[37] qui réorganise le camp selon l’état de santé de chacun : les « normaux » vont au BI, les tuberculeux au B2, les grands malades et blessés au 4, le 3 est réservé à l’infirmerie.

Or, si la période connue sous le nom « d’Enfer de Dora », celle du Tunnel, s’est globalement terminée fin mars 1944, les chantiers souterrains font alors de très nombreuses victimes dans d’autres camps. Ainsi, des premiers transports de malades arrivent de Laura en mai 1944, d’Oranienburg en juillet, de Neuengamme le 3 août. Pour faire de la place, Karl « commence un matin à piquer les malades qui ont un coin spécial dans le block et qui ne vont pas à l’appel, ce sont tous des tuberculeux au dernier degré […]. Nous voyons par la fenêtre Karl aller et venir avec sa seringue, tranquille comme s’il s’agissait de piqûres salvatrices […]. Il en tue 75 en trois nuits[38]. » La mort continue ses ravages : « Au 5 se trouvent beaucoup de tuberculeux et lorsqu’ils commencent à approcher de la mort, ils sont envoyés au B6 qui est le block réservé aux tuberculeux mourants. À la fin de chaque mois il est presque vide et il y règne une odeur atroce […] ; ici c’est le royaume des nécrophages, c’est-à-dire ceux qui se nourrissent des portions des mourants. Pour salaire des quelques services qu’ils leur rendent (vider leur crachoir, les accompagner aux W.-C.), les nécrophages absorbent ce que les tuberculeux, généralement sans appétit, laissent dans leur gamelle et quand l’un est mort ils s’occupent d’un autre[39]. » Je pourrais continuer ainsi, citer d’autres pages des livres de Blanc et de Fliecx qui décrivent l’agonie des détenus du convoi, minés par la tuberculose puis le typhus. Fliecx survivra en devenant secrétaire du block 5 et Aimé Blanc secrétaire infirmier au revier.

Sur les 325 déportés partis de France de ce convoi Dora/Bergen-Belsen, 11 repartiront à Buchenwald dans un petit convoi le 29 juillet 1944 et 7 survivront après un nouveau passage à Dora ; 15 seront dirigés vers Neuengamme en septembre et novembre 1944 et 5 reverront la France. Mais sur les 299 restés à Bergen-Belsen, 17 seulement reviendront, soit 5 %. D’après Eberhard Kolb qui a fait une étude remarquable sur Bergen-Belsen, il n’y a eu que 57 rescapés de la totalité des 1 000 du convoi, toutes nationalités confondues. Il dénombre 820 morts dans cette seule partie du camp, ce seul « camp de prisonniers », entre avril et juillet 1944, soit très rapidement, dont 200 par piqûre au cœur par l’infirmier-chef Karl.

Conclusion et comparaisons

C’est la direction III du WVHA (Office central de la gestion économique de la SS) qui était en charge de ces transferts de malades et d’inaptes au travail forcé, en tant que responsable des questions sanitaires dans les camps. Elle n’avait nullement l’intention de remettre ces malades sur pied étant donné les conditions de transport, de séjour dans des baraques la plupart du temps sans meubles, sans feux, sans couvertures et sans nourriture appropriée.

La comparaison avec d’autres camps et d’autres situations est éclairante sur ce sort des malades et des invalides.

Il faudrait d’abord développer longuement les sélections dans les trois camps d’Auschwitz : je n’y reviens pas, la bibliographie est riche.

À Langenstein, kommando de Buchenwald de 7 000 détenus, les malades retournèrent d’abord à Buchenwald (275 dont 44 Français). Puis tous furent admis dans les 4 reviers du kommando. Il n’y eut aucun convoi d’extermination, bien qu’à l’arrivée des Américains il y eût 1 638 malades au shonung, soit 32 % de l’effectif[40].

Pour le camp central de Buchenwald, je n’ai trouvé aucun transport important d’évacuation de malades, sauf 93 en juillet 1941 et 235 autres, la plupart juifs, en novembre et décembre 1942 gazés à Bernburg dans le cadre de l’opération 14f13 qui prévoyait précisément l’exécution des inaptes au travail. Les mourants, entassés au petit camp, dans les blocks 60 à 63, étaient traités sur place, principalement à partir de janvier 1945, par une piqûre de phénol au cœur. Par contre 154 invalides arrivèrent à Bergen-Belsen de son kommando de Laura en mai 1944, 400 autres de celui de Brabag et plusieurs milliers des kommandos S III (Ohrdruf) et Wille (Tröglitz) en janvier 1945.

Pour Ravensbrück, Bernhard Srebel cite un convoi de 800 malades dont 30enfants arrivés à Majdanek le 3 février 1944, dont il ne revint que 12 personnes après un passage à Birkenau. D’autres transports partirent pour Auschwitz et Bergen-Belsen[41]. Germaine Tillion et Anise Postel-Vinay ont décrit les « transports noirs » et les exterminations des inaptes au travail gazés au début de 1945[42].

Pour Mauthausen et Gusen, d’après le livre très documenté de Serge Choumoff[43], environ 11 000 détenus, la plupart invalides, passèrent à la chambre à gaz de Hartheim.

Moi-même, au cours de mes recherches, j’ai trouvé pour Dachau trois convois vers Majdanek arrivés les 3, 10, et 28 janvier, soit en tout 1 664 détenus dont 24 Français : aucun n’est revenu après un passage à Birkenau.

 

Mais l’exemple des malades du camp de Dora est sans doute le plus effrayant et malheureusement le plus éclairant sur la barbarie nazie et les choix opérés pour se débarrasser des malades et des inaptes au travail forcé. En aucun camp de concentration ou kommando, sauf à Auschwitz-Birkenau avec les sélections, on a l’exemple de 3 000 détenus rayés du contrôle en moins de trois mois pour être transférés dans des mouroirs. Au-delà des chiffres et des statistiques, les quelques passages cités des livres des rares témoins ne sont qu’un pâle reflet de ces dramatiques odyssées, prélude des évacuations de masse et des massacres des marches de la mort.

Mon dernier mot sera le titre du livre de Blanc : « Français, n’oubliez pas. »

 

[1] Paul Le Goupil, Résistance et marche de la mort. Un Normand dans la tourmente. Auschwitz, Buchenwald et Langenstein, Condé-sur-Noireau, éd. Charles Corlet, 2017.

[2] Henri Clogenson, Paul Le Goupil, Mémorial des Français non-juifs déportés à Auschwitz, Birkenau et Monowitz. Ces 4500 tatoués oubliés de l’Histoire, édité par les auteurs, s.d. (1983).

[3] Paul Le Goupil, Gigi et Pierre Texier, Bad Gandersheim, autopsie d’un Kommando de Buchenwald, autoédition, 2003.

[4] Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien in Cahiers des Annales, Paris, Armand Colin, 1949, rééd. 1993, p. 65.

[5] Un quatrième convoi quitte Nordhausen le 6 mars 1945 : il est étudié par Laurent Thiery dans un article publié dans ce numéro (voir p. 79).

[6] Mille otages pour Auschwitz. Le convoi du 6 juillet 1942 dit des « 45000 », Paris, Fondation pour la mémoire de la déportation-Graphein, 1997, 2000 et Triangles rouges à Auschwitz. Le convoi politique du 6 juillet 1942, Paris, Autrement, 2005.

[7] Charlotte Delbo, Le Convoi du 24 janvier, Paris, éd. de Minuit, 1965.

[8] André Sellier, Histoire du camp de Dora, Paris, La Découverte, 1998.

[9] André Rogerie, Vivre, c’est vaincre, Hérault-éditions, 1946, rééd. 1992.

[10] Jules Fraipont, Deux ans à l’ombre des crématoires, éd. Marc Foncoux, Huy, 1946.

[11] Dont 371 Français, 5 Belges, 9 Hollandais, 3 Polonais, 1 Russe et un de nationalité non connue.

[12] Jules Fraipont, op. cit., p. 122.

[13] André Rogerie, op. cit., p. 56.

[14] Jules Fraipont, op. cit., pp. 122 et123.

[15] André Rogerie, op. cit., p. 58.

[16] Jules Fraipont, op. cit., p. 127.

[17] André Rogerie, op. cit., p. 58.

[18] Jules Fraipont, op. cit., p. 128.

[19] SHD, DAVCC, documentation Majdanek.

[20] André Rogerie, op. cit., pp. 58 à 62.

[21] Jules Fraipont, op. cit., pp. 130 à 174.

[22] Décédé à Majdanek.

[23] Le Feld I est un camp de femmes, le Feld II un hôpital pour prisonniers de guerre russes, le Feld III un camp de travailleurs. Chaque Feld comprend 22 blocks.

[24] André Rogerie, op. cit., pp. 59-60.

[25] Jules Fraipont, op. cit., p. 162.

[26] SHD, DAVCC, documentation Majdanek.

[27] André Rogerie, op. cit., pp. 62-63.

[28] Danuta Czech, Auschwitz chronicle, 1939-1945, New-York, 1990, consultation de l’édition allemande.

[29] Cela pourrait correspondre aux détenus assassinés pendant le transport ou envoyés à la chambre à gaz.

[30] André Rogerie, op. cit., p. 79.

[31] Jules Fraipont, op. cit., p. 199.

[32] André Rogerie, op. cit., pp. 90 à 102.

[33] Réédité en 2004 par le conseil général de Haute-Savoie, édition que nous utiliserons.

[34] Michel Fliecx, manuscrit p. 118.

[35] Aimé Blanc, op. cit., pp. 71 et 72.

[36] Michel Fliecx p. 126 ; Aimé Blanc, op. cit., p. 72.

[37] Porteur du triangle vert, un « droit commun ».

[38] Michel Fliecx, pp. 143 à 148.

[39] Ibid., p. 161.

[40] Paul le Goupil et Roger Leroyer, Mémorial de Langenstein, édité à compte d’auteur, 1994. 1 100 furent hospitalisés par les Américains.

[41] Bernhard Strebel, Ravensbrück, un complexe concentrationnaire, Paris, Fayard, 2005, p. 321.

[42] Germaine Tillion, Ravensbrück, Paris, Gallimard, 1988 ; avec un texte en annexe d’Anise Postel-Vinay.

[43] Pierre-Serge Choumoff, Les Assassinats nationaux-socialistes par gaz en territoire autrichien, 1940-1945, Vienne, Bundesministerium für Inneres, 2000.

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Le quatrième et ultime convoi d’inaptes au travail parti de Mittelbau-Dora le 6 mars 1945 : la norme et le chaos concentrationnaires

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Le 6 mars 1945, un convoi de 2 252 déportés jugés « inaptes au travail » par les SS quitte Nordhausen pour atteindre Bergen-Belsen le lendemain. La quasi-totalité des hommes de ce transport qui compte près de 500 Français disparaît ensuite. Tous étaient issus des kommandos particulièrement meurtriers de Dora, d’Ellrich et d’Harzungen qui forment, depuis novembre 1944, le cœur du complexe concentrationnaire de Mittelbau ; dernier né des camps nazis, selon une finalité principalement économique et stratégique. Dès la...

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